CHAPITRE 13
Livre dont le titre est le signe d’appartenance
§ 169 Chaque sonnet est semblable à une sphère
Chaque sonnet est semblable à une sphère, à une sphère mathématique. Chaque sonnet est clos. Sa fin boucle sur son début. Sa surface s’incurve, enfermant le sens en son cœur. Sphère, sphéroïde, donc. La mathématique m’avait appris que sous le masque d’une perfection parménidienne, lisse en apparence, la sphère mathématique recèle un véritable grouillement de structures hétérogènes, troubles, antagonistes, étranges, au premier regard inaperçues.
Elle a bien des ressources : de quoi intriguer, satisfaire, séduire, désespérer l’arithméticien comme l’algébriste, le topologue comme le géomètre (qu’il soit géomètre de la variété dite algébrique ou géomètre différentiel (et le probabiliste même, qui aime à effectuer des mouvements browniens sur sa coquille de noix !)).
Si on insiste sur une de ses propriétés plutôt que sur les autres, elle révèle des parentés insoupçonnées avec d’autres objets de la mathématique, qu’on n’aurait pas pensé, sans attention axiomatisante, lui reconnaître comme cousins.
Qui plus est, en poursuivant une investigation de ce type, on voit surgir des objets nouveaux, sphéroïdes en un sens très spécial, qui deviennent à leur tour source de passion, de joies et de désespoirs (la conjecture indémontrée est comme la lettre d’amour qui reste sans réponse).
Peut-être ces objets ne sont-ils nouveaux que parce que nous (je veux dire les mathématiciens) ne les avions pas encore aperçus dans nos lunettes astronomiques, peut-être avaient-ils toujours été là, dans le Grand Ciel Empyrée (beau titre de Claude de Kaerlec pour un recueil de sonnets de 1588, absent des bibliothèques publiques, et disparu aux yeux du monde depuis la vente Rahir de 1930) ;
peut-être n’étaient-ils au firmament des ‘idéalités’ qu’en puissance, attendant qu’un petit-fils ou arrière-petit-fils de David Hilbert, notre patriarche en théories axiomatiques (et à ce titre figure tutélaire aussi de l’Oulipo), les fasse être ‘actuellement’ ;
peut-être au contraire sont-ils créés de toutes pièces par notre pensée raisonnante, faits de langage, de signes logiques, bâtis à la chaux et au sable des schémas de déduction, et glués comme des particules de la microphysique par la cohérence d’une ‘bonne’ théorie ; certains disent ça, comme certains disent ce qui précède ; moi,
je n’en sais rien et ça m’est plutôt égal, au moins à l’instant où je vous parle (par l’intermédiaire d’un livre encore ‘potentiel’). Moi, comme aime à répéter Pierre Lusson, ‘je ne dis ni ci ni ça’.
Dans le registre chronologique de mes sonnets, le carnet bleu, je trouve, consignée à la date du 4 décembre 1963, la trace d’une telle découverte d’objet nouveau, parent de l’objet premier, le sonnet-sphère traditionnel, découverte suivie dès le lendemain 5 décembre d’une ‘invention’ axiomatique (modeste, car ce n’est qu’une traduction formelle).
sonnet 47
Couleurs I. Pentes du Rhône
Les caveaux de vert pur buvaient nervures
Brises aussi dans le temps aux framboises
Le temps de l’argile du cygne jaune
Les glycines débordaient de l’armure
Ô tonnelles des bleus, noir, sous la toise,
Mousses du daim violet, et, vois, d’un Rhône
Troupeaux d’écume, tout un bruit de bruns
De gris chancelants, fondus, aigres gris
Qui surgissaient dans la rosée d’iris
Aux jardins de la rougeur, aux crocs d’un
Lion blanc des prairies
La source formelle de ce ‘sonnet’ se révèle dans une parenthèse qui suit son numéro d’ordre
(curtal-sonnet n° 1)
Et le modèle, l’objet dit sonnet dans la tradition que j’emprunte est lisible dans mon autre carnet, le carnet jaune de mes copies pour la mémoire, exactement un an auparavant : de Gerard Manley Hopkins,
Pied Beauty
Glory be to God for dappled things –
For skies of couple-colour as a brinded cow ;
For rose-moles all in stipple upon trout that swims ;
Fresh-firecoal chestnut-falls ; finches’ wings ;
Landscape plotted and pieced – fold, fallow, and plough ;
And all trades, their gear and tackle and trim.
All things counter, original, spare, strange ;
Whatever is fickle, freckled (who knows how ?)
With swift, slow ; sweet, sour, adazzle, dim ;
He fathers forth whose beauty ist past change :
Praise him.
(Trad. Pierre Leyris : Beauté Piolée – Gloire à Dieu pour les choses bariolées,/ Pour les cieux de tons jumelés comme les vaches tavelées,/ Pour les roses grains de beauté mouchetant la truite qui nage ;/ Les ailes des pinsons, les frais charbons ardents des marrons chus ; les paysages/ Morcelés – marquetés – friches, labours, pavages ;/ Et les métiers : leur attirail, leur appareil, leur fourniment.// Toute chose insolite, hybride, rare, étrange,/ Ou moirée, madrurée (mais qui dira comment ?)/ De lent-rapide, d’ombreux-clair, de doux-amer,/ Tout jaillit de Celui dont la beauté ne change :/ Louange au Père !///) (J’ai quelque réticence à l’égard de cette traduction, que je trouve pompeuse, mais je ne me sens pas capable de faire mieux.)
§ 170 L’inspiration qui m’a inspiré est on ne peut plus évidente
L’inspiration qui m’a inspiré est on ne peut plus évidente. (Je ne fais ici qu’une mise en rapport de constructions, je ne compare pas l’aspirant poète au maître Hopkins : mais un chien peut regarder un évêque (ce qui se traduit par : a cat can look at a king). (Dans cette manière de passer de langue à langue, fort intéressante, je vous l’ai déjà signalé et je vous le rappelle, cat se traduit par ‘chien’ et king par ‘évêque’ ; on peut généraliser.)
La désignation parenthétique signe l’emprunt. Dans la préface à son Livre de poèmes (livre potentiel, puisqu’il resta à l’état de manuscrit, en la possession de Robert Bridges) Hopkins écrivait : « N° 13 and 22 are Curtal-Sonnets, that is they are constructed in proportions resembling those of the sonnet proper, namely, 6 + 4 instead of 8 + 6, with however a halfline tailpiece (so that the equation is rather 12/2 + 9/2 = 21/2 = 10 1/2). »
J’avais été frappé et séduit par cette brusque et sobre présentation d’une invention (ou découverte) d’une variété nouvelle de sonnet, aussi surprenante (mutatis mutandis) qu’en topologie le fameux ‘retournement de la sphère’.
La présentation que fait Hopkins est non seulement sobre mais trompeuse. Car si le curtal-sonnet doit avoir les mêmes proportions relatives entre ses deux parties principales que le véritable, conventionnel ‘sonnet proper’, cela ne nous explique pas pourquoi il doit être, globalement, réduit dans la même proportion. Pourquoi ne pas le réduire de moitié ? au tiers ? J’ai répondu pour moi-même à cette question et ai associé à la réponse une image. Je m’en suis fait une vision. Je me figure le passage de l’espèce ancienne à la nouvelle comme obtenue par un double mouvement (qu’il faut penser géométriquement) :
D’abord, c’est le plus clair, une homothétie de rapport 3/4 (6 sur 8) dont le centre se situerait dans l’entre-deux-yeux mental contemplant la page où s’inscrit un sonnet, page verticale, située face à nous, et un rayon de lecture tombant perpendiculairement au centre de la ligne qui sépare les deux grandes parties du poème. Vous me suivez, j’espère.
On crée de cette manière un nouvel espace, un nouveau plan mental vertical où on place une nouvelle feuille, tout aussi mentale, pour y déposer le poème nouveau. L’espace du huitain est alors resserré, il n’a plus huit lignes mais six, qu’il faut emplir, et on le remplit de six vers. Celui du sizain, traité de la même manière ne permet plus un nombre entier de vers ; on en met quatre et demi.
(Le demi-vers additionnel, dans le poème où naît la forme (plus court d’ailleurs qu’un demi-vers ordinaire, mais valant cependant un demi-vers à cause de l’extrême densité des mots qui le lestent), est, bien entendu, à la gloire de Dieu ; Praise him n’a qu’en apparence deux syllabes ; elles en valent bien quatre, ou même six (un demi-pentamètre iambique a deux ‘isotopes’ ; il peut prendre l’une de ces deux valeurs syllabiques).)
Cependant la simple homothétie n’est pas suffisante ; il y a en fait une deuxième transformation, nécessaire mais non explicitée par Hopkins et qui peut demeurer invisible si on n’y prête pas suffisamment d’attention.
Les six vers génériques qui, dans le curtal-sonnet, viennent remplacer les huit vers habituels sont évidemment rimés. Et leur disposition de rimes est cde cde (ils sont bien agencés en deux fois trois, la position dans les lignes des débuts de vers redouble la figure rimique (voir plus haut))
(je note leur formule avec les lettres c, d et e à dessein), c’est-à-dire la formule pour le style ‘élevé’ dans le sonnet italien (Hopkins, étant jésuite, n’emploie que des formules italiennes, marque métrique de sa ‘romanité’ théologique (j’espère qu’on m’accordera que je fais un effort pour mettre en rapport l’homme et l’œuvre)). Ce qui veut dire qu’au mouvement de l’homothétie s’est ajouté en fait un renversement, un retournement qui échange (mouvement prouvé par les rimes) les positions respectives des ‘quatrains’ et ‘tercets’ de départ.
L’ensemble constitue une transformation fort complexe. (Mentalement elle ne coûte pas trop d’effort ; notre espace mental, multidimensionnel, est souple.) Il faut ajouter encore que la formule des ‘nouveaux tercets’, qui valent neuf demi-vers, est, dans la notation que j’ai choisie adbab, c’est-à-dire celle d’un demi-huitain ordinaire de type (abab)2, où est insérée une rime supplémentaire, l’accrochant aux tercets anciens, la rime d de ‘how ?’ (comment, en effet ?).
Après un an de circulation intérieure dans la sphère de ma mémoire (j’avais bien entendu appris ce sonnet, et pouvait l’évoquer à volonté pour contemplation), l’idée de curtal-sonnet s’est présentée à moi comme quelque chose que je pourrais à mon tour essayer, dans mon idiome propre, comme un terrain d’application additionnel du principe de variation et distorsion. (→ cap.12) Ce faisant, je commençais à élargir considérablement le champ des modifications que je m’autorisais. Dans les variations métriques j’avais raisonné sur le nombre, sur le simple décompte des syllabes du vers.
Dans les variations de l’ordre de présentation des rimes j’avais puisé dans les trois grands dialectes familiaux du sonnet, anglais, français et italien. En mettant en cause le nombre des vers du sonnet, qui semble indissolublement lié à l’idée même de la forme, je commençais à éprouver plus consciemment son élasticité axiomatique. La transformation, telle que je la vois et ai tenté de la décrire, est en fait plus qu’une simple réduction proportionnelle, contrairement à la présentation qu’en donne Hopkins ; c’est une véritable (et au moins double) distorsion.
En m’interrogeant aujourd’hui sur le choix a priori étrange du rapport de proportion qu’il choisit, j’ai saisi la différence entre ce qu’il fait et ce qui, sporadiquement, a été essayé ailleurs au seizième siècle (notamment par Jean de Boyssières en France) : le double ou le demi-sonnet. Il y a à la fois au moins homothétie, renversement et mise en évidence d’une troisième dimension des poèmes, hors la page, dans le champ mental où travaille la mémoire de poésie. (Mais ces opérations ne sont pas seulement reconnaissables dans l’invention de la forme ; elles ont un sens, elles devraient avoir un sens pour le lecteur, à partir du moment où on entend la désignation de la forme comme faisant partie intégrante de la forme. Parce qu’il s’agit d’un curtal-sonnet, le ‘sonnet propre’ est présent, en arrière. En outre, par la lecture des autres sonnets de Hopkins, on peut savoir qu’il ne s’agit pas d’une transformation du sonnet shakespearien.)
§ 171 sous le nom de sonnet court
Le lendemain 5 décembre 1963 je fis un pas de plus. M’étant approprié le curtal-sonnet, je le passai en langue française sous le nom de sonnet court.
sonnet 48 (sonnet court 2)
Couleurs II. En contre-couleur
Je vais m’arrêter dans le noir, dans le noir
Je n’ai plus d’œil, je n’ai plus de cœur chaud
J’ai perdu le droit d’être un cœur et de battre
Sur une porte d’aurore ah cher renard
Et tu voulais des roses dans ton cachot
Couche couche-toi sous les ténèbres plates
Ne parle pas, oublie, pas le plus petit point
De paix jaune, tais l’or, frotte-toi d’obscur
Arrache de ton champ le chiendent d’azur
Va et la nuit bientôt te pèsera moins
Que tes jours reçurent
(Le premier de ces sonnets courts est en décasyllabes de diverses allégeances (césures), plus ou moins inspiré du pentamètre iambique ; le second est en hendécasyllabes, le troisième en vers de neuf
(l’un et l’autre avec de légères entorses numériques, que je m’autorise au prétexte que la variété est nouvelle et n’a donc pas de tradition ; plus encore : parce que le poème a, plus ou moins, dix vers, un plus ou moins nombre entier de vers doit avoir un plus ou moins égal nombre de syllabes par vers, etc. (je ne donne pas ici une justification ad hoc de l’inégalité du décompte des syllabes, d’erreurs que j’aurais commises dans mes dénombrements : depuis l’âge de sept ans j’ai su compter juste les ‘pieds’ des vers, et selon plusieurs modes de décompte ; j’ai presque su les nombres des vers en même temps que les nombres ordinaires.
Il n’y a là rien de très surprenant. Un phénomène analogue est on ne peut plus courant dans le cas de la musique. Autrement dit, l’idée de nombre est pour moi, quasi depuis toujours associée à l’idée de nombre dans les vers. Elle a une influence très intense sur la manière de ‘sentir’ les autres incarnations du nombre. Un musicien aura aisément appris à compter selon les sons et cette circonstance influera sur la façon dont il se comportera vis-à-vis du nombre ordinaire.
Pour cette raison je ne suis pas véritablement surpris du fait que mon ami Pierre Lusson qui n’a aucun mal à ‘compter’ Jean-Sébastien Bach a pu me présenter l’autre jour, alors que nous travaillons ensemble sur ces questions depuis trente ans (on ne peut donc dire qu’il n’a pas l’habitude de dénombrer les positions dans un vers français, ou qu’il a oublié), un bel alexandrin qu’il venait, dit-il (et il me téléphonait exprès pour me le dire, sachant que je collectionne les ‘alexandrins trouvés’ d’une part ; d’autre part que je ne lis pas la presse française, qui m’ennuie), d’apercevoir dans son journal ; il était très beau en effet, mais il avait bel et bien treize pieds, on ne peut plus nettement, sans la moindre complexité))).
Les ‘sonnets courts’ de Hopkins (et partant les miens) étaient profondément différents, à première vue, de sonnets de Pétrarque, Ronsard, Góngora ou Shakespeare.
En donnant une représentation géométrique (en partie métaphorique) de la transformation qui les engendrait à partir des sonnets ordinaires, j’ai voulu marquer que la distorsion qu’ils imposent n’est pas perceptible directement, ni rythmiquement, à l’oreille, ni visuellement, sur la page.
Elle est d’ordre conceptuel. Je ne cessai pourtant pas de voir ces poèmes comme des sonnets. J’admis implicitement que Hopkins était parfaitement justifié à conserver le nom de sonnets à ses deux oraisons bizarres.
J’obéissais à deux forces de nature très différente. La première était l’autorité poétique. Je reconnaissais, librement, l’autorité de Hopkins, parce que le poète Hopkins était pour moi l’un des plus grands inventeurs du sonnet (dans ses autres exemples). Si Hopkins disait que cela était sonnet, cela serait pour moi sonnet. Je suivrais une tradition dont je reconnaissais la valeur.
Mais je suivais aussi l’autre autorité qui me guidait dans ma tentative, celle de la méthode axiomatique. La parenté entre sonnet et curtal-sonnet (si comme je l’ai remarqué on voit qu’il ne faut pas la lire selon la seule variation en proportions) était suffisamment nette, clairement descriptible, conservant suffisamment de traits significatifs du mode de composition pour justifier, de ce point de vue également, l’extension de la définition.
La seule manière de maîtriser une forme est la composition d’exemples. J’ai composé au moins 77 sonnets courts.
§ 172 Moins d’une semaine plus tard, j’ai inauguré une nouvelle variété, extension de l’idée de ‘faire plus court’
Moins d’une semaine plus tard, j’ai inauguré une nouvelle variété, extension de l’idée de ‘faire plus court’ (l’aspect le plus élémentaire du curtal-sonnet). Le n° 56 de ma liste, daté du 11 décembre, intitulé Dans les années pauvres (l’influence de Jouve est perceptible, en intention) et commençant par « Ozone intime à tant d’oiseaux amerrissant » n’a que onze vers, des alexandrins. Il est fabriqué de deux quatrains, d’un tercet en cde, puis s’arrête.
Je dis « s’arrête » et non se termine parce que le contre-titre de la désignation indique qu’il est fini tout en ne l’étant pas, parce qu’il a cessé d’être composé avant d’avoir cessé d’être ce qu’il devait être pour être achevé (une autre hypothèse serait que l’arrêt est un artefact de la notation ; que le sonnet était terminé ; mais que sa fin a été supprimée, effacée, pour quelque raison ; je laisse cette hypothèse de côté). C’est le sonnet interrompu 1.
La démarche est fortement opposée à la précédente. Le poème n’est pas une image en réduction et distorsion d’un sonnet plein, mais une suspension. Il ne va pas au bout de ce qui était en voie de se dire.
Je n’ai pas marqué l’inachèvement par l’enseigne traditionnelle de la typographie, les ‘trois petits points’ (qui ne me sont pas sympathiques, d’ailleurs. Je les trouve légèrement ridicules (comme s’ils disaient : « ainsi font font les petit’s marionnettes, ainsi font font font trois p’tits tours et puis s’en vont »). Je ne vois pas tous les signes de ponctuation avec la même faveur (sans avoir, comme Gertrude Stein, la phobie de la virgule)). Tout simplement parce que leur présence serait là redondante. Même sans la précision du titre, la lecture des rimes montrerait qu’il devrait y avoir un deuxième tercet. Dans le contre-titre s’annonce aussi l’intention de continuer, (puisque j’indique qu’il s’agit du sonnet interrompu 1), donc de mettre en route une variété nouvelle.
On pourrait penser interrompre le sonnet par l’autre bout, i.e., commencer par le second quatrain (ou n’importe où). Cela ne me vint pas à l’idée.
Je conçus cependant celle de le creuser de l’intérieur, soit en retranchant une tranche en son milieu, soit en le traitant comme un gruyère, laissant des trous métriques de vers en vers, tel un fromage habité par un rat des villes (variante : tel un vieux pullover mangé de mites dans un placard).
Suivant la première hypothèse (essayée deux fois) j’excisai un morceau du sizain final, laissant leur place aux syllabes et vers manquants (il s’agit d’un sonnet excisé plutôt que d’un sonnet tronqué, en fait)
sonnet 210 (sonnet tronqué)
Avenir
« les coquelicots noirs… »
Nous saurons lyophiliser les rossignols
nous aurons pour mains des antennes sensibles
des yeux collectifs (verts, roses pour l’air), cribles
du flux solaire, anxieux, des yeux tournesols
Nous dormirons dans les vides dans les sols
jusqu’aux planètes rampantes inaudibles
l’arc l’ours l’orchidée l’amibe le
mouvant l’obscur nous saurons et temps (l’alcool)
Nous sera donné par siècles et possibles
au jour naturel (sans pierre mot ni fiole
philosophale
ou bien
la terre vitrifiée les villes vapeurs rien
Selon la seconde, les trous (blancs) marqués avaient une ‘valeur’ de syllabes (des syllabes blanches, du silence) et leur addition devait redonner la mesure exacte du vers, 17 dans son unique représentant inconfortable (une mesure longue permettant d’avoir assez de place pour des trous). Un début suffira.
sonnet 214 (sonnet et vides)
Modèles de phrases de printemps disponibles à la mémoire
Ce sont les séquences de muguet qui se présentent les premières
Les langues d’alcool de fenêtres l’accent sur les lacis d’écorce
(L’imaginaire fouillant le des images le silex
Habille de sens plausible sa manière noire
(Il ‘manque’ deux syllabes dans le premier vers troué, sans ambiguïté, quatre (ou cinq, selon que la séquence ‘mangée’ après ‘plausible’ commençait par une consonne ou une voyelle (il importe pour que l’expérience ait un sens perceptible que la règle classique de dénombrement soit supposée vérifiée strictement)).)
(Je ne vois pas, aujourd’hui, quels étaient les mots supposés omis. Je me demande s’il y en avait, ou s’ils devaient seulement être supposés avoir existé avant de succomber au rongeur ou à l’insecte formel. (Dans une version infiniment plus ‘radicale’ et de loin plus conceptuelle de la ‘troncature’ par évidement, le sonnet ainsi la toute la du président-fondateur de l’Oulipo, François Le Lionnais, où il n’y a ni verbe, ni substantif, ni adjectif, ni adverbe, peut se lire de deux manières :
– ou bien les représentants des catégories majeures ont été massacrés, et il y avait à l’origine un texte ‘en clair’ (qui ne pouvait être un sonnet (ou alors un sonnet fait de vers très longs, ce qui me paraît douteux, étant donné le classicisme bien connu du fraisident-pondateur)) (certains vieux oulipiens prétendent même savoir qu’il s’agissait d’un poème d’amour très émouvant, déchirant même),
– ou bien le lecteur doit imaginer soit
a) de donner aux articles des substantifs, aux substantifs des adjectifs, aux prépositions des phrases nominales, aux squelettes de phrases des verbes etc., soit
b) d’investir les catégories grammaticales restantes après l’ablation de toutes les fonctions manquantes : faire des articles des substantifs, des prépositions des verbes… La bataille fait rage au sein de l’Oulipo entre les interprétations antagonistes.)
§ 173 Il existe au moins un exemple ancien de la troncature du sonnet,
Il existe au moins un exemple ancien de la troncature du sonnet, présentée comme telle, dans les ESSAYS DE MÉDITATIONS POÉTIQUES Sur la Passion Mort et Resurection de Nostre Seigneur JESUS CHRIST (A Paris, chez Francois Muguet rue de la Harpe) du quasi-anonyme F.Z.D.V.R (suite énigmatique de lettres qu’on propose, sans trop de conviction, d’interpréter en Frère Zacharie de Vitré, Récollet), livre de sonnets paru en 1659, et l’une des rares magnifiques floraisons ultimes de la première manière du sonnet en langue française.
Je ne saurais mieux faire pour vous en donner idée que de vous présenter le deuxième sonnet du livre premier de l’œuvre (un sonnet entier, où ne manque aucune des cent soixante huit syllabes comptées du sonnet français traditionnel en alexandrins). Il a un titre latin, traduit en marge, comme suit : (approximativement : c’est le ‘format’ de chaque poème))
Dignus es Domine ? accipere librum, & aperire signacula eius ; quia occisus es, & redemisti nos in sanguine tuo.
Apoc.5.v.9.
Seigneur ? vous estes digne de ce livre, & d’en faire l’ouuerture : Parce que vous aué esté mis à mort, & vous nous avés racheté par vôtre sang.
Jesus ? puis qu’en toy seul mon dessein se termine,
Je Consacre ce Liure a tes derniers abois :
Tes tourmens Sacrés-Saincts font que ie te le dois,
Comme un humble present dont ils sont l’origine.
Le papier precieux de cette chair diuine,
L’ancre de ton beau Sang, la presse de la Croix,
T’ont fait l’Original dont par un digne choix
J’entreprens la coppie, & descris la doctrine.
Vray liure des esleus ? dont les sainctes Leçons
Fournissent de matiere a mes foibles Chansons,
Enseigne moy le sens de ces sanglans mysteres
Et m’eschauffant le sein de ton esprit vainqueur
Marque moy, Dieu d’amour ? de tes saincts caracteres,
Et de ma propre main trace les dans mon Cœur.
Les poèmes de F. Z.D.V.R. sont précédés d’une dédicace (« A monseigneur l’illustrissime & Reverendissime Camille de Neufville, Archevesque & Comte de Lyon, Primat des Gaules, & Lieutenant General pour le Roy en sa ville de Lyon, Païs de Lyonnois, Forests, & Beaujolois ») et d’un AVERTISSEMENT AU LECTEUR :
Il est bien juste, mon cher Lecteur,
puisque vous prenés la peine de
lire cet Ouurage, que je vous rende
raison de son titre, de l’occasion
qui me l’a fait composer, de la fin que je me
suis proposée en le laissant imprimer, & de
quelques autres choses qui me touchent.
J’appelle cet Ouurage des Essays, & je n’au-
ray pas de peine à vous persuader que je luy
ay choisi ce nom conuenablement : le peu de
proportion qu’il a auec ceux de ces grands
Genies, qui paroissent aujourd’hui par la
France auec tant d’éclat & d’admiration, ju-
stifie assez qu’il n’est qu’un Essay que j’ay
voulu faire de mes petites forces, afin d’en
connaistre la portée. Ie nomme Poëtiques
ces Meditations ; quoy que ny l’elocution de
ma versification, ny la fiction qui est propre au
Poëte ne luy deussent pas faire donner ce nom,
d’autant que mon stile est languissant & peu
naturel en beaucoup d’endroits, ainsi que je
le reconnois & l’avoüe franchement, & par
consequent peu poëtique.
(Comme ces protestations auraient eu mieux leur place au commencement de mon propre ouvrage, si peu accompli en comparaison de celui de Zacharie ! Je sais bien qu’il s’agit d’une captatio benevolentiae, développement recommandé par tous les bons traités de rhétorique sinon depuis des temps immémoriaux, au moins depuis le Moyen Age, mais les paroles pleines d’humilité (je ne saurais me permettre de la croire feinte) de Zacharie (j’ose le nommer ainsi, familièrement), si je les oppose à la splendeur de sa poésie, me font d’autant plus honte de prétendre, ne serait-ce que sur un point de technique, me comparer à lui.)
J’en viens au passage décisif, qui annonce, sous les dehors les plus innocents, une singularité formelle à laquelle je ne connais pas d’antécédent. Elle est résultée, selon lui, le plus naturellement du monde, de la difficulté qu’il rencontra à faire vérifier ses poèmes et à les corriger de leurs défauts ; et elle apparaît brusquement, en une incise (que je souligne, si modestement enchâssée qu’elle est dans une longue phrase qu’on pourrait fort bien ne pas l’apercevoir) :
« j’ay différé plus de deux ans auant que d’en former le dernier dessein ayant composé la plus grande partie de l’Ouvrage en un païs ou je ne pus trouuer aucun qui sceut ou voulut me reprendre de mes defauts, quoy que j’en eusse prié quelques-uns, & ne voulant pas l’exposer aux yeux de tous sans cela, enfin j’ay rencontré ailleurs une personne de marque qui a eu la bonté & la patience de le reuoir tout, & qui en a corrigé les plus lourdes fautes. En sorte que s’il y a quelque chose de bien, cela luy doit plûtost estre attribué qu’à moy ; & sa correction est la cause que cette Poësie qui n’estoit que des Sonnets, a changé de forme en plusieurs endroits ; d’autant qu’en détruisant ceux qui n’estoient pas soûtenables, du débris de ceux ou il y auoit quelque chose de raisonnable, il s’en est basti d’autres pieces plus petites, si la modestie de celuy a qui j’ay ceste obligation ne me le deffendoit je le nommerois de bon cœur, et luy donnerois des eloges qu’il mérite, tant pour sa Pieté que pour la connoissance qu’il a des belles Lettres ; son nom qui est assez connû par la France authoriseroit cet Ouurage, & luy serviroit de passeport pour luy donner entrée en beaucoup d’endrois, & pour l’y faire accuillir favorablement. »
Ainsi, du nom de F.Z.D.V.R., bien qu’il ne soit pas encore ‘assez connû par la France’, je m’autorise (a posteriori) les différentes formes du sonnet tronqué, émondé, démantelé, ou ruiné.
Je n’en citerai qu’un exemple, où la disposition des rimes est celle d’une strophe de stance, mais on reconnaît donc un sonnet amputé de ses deux quatrains :
A Iudas baisant nostre Seigneur
Ton infame Apostat, ta Sainte Penitente,
Te baisent bien, Seigneur ? de façon differente,
Elle embrasse tes pieds d’un amoureux transport
Il outrage ton front de sa bouche felonne ;
Le baiser du meschant va commencer sa mort,
Et l’autre rend la vie à celle qui le donne.
(La disparition des originaux des sonnets recomposés ne permet pas toujours d’imaginer la nature de l’opération de démolition et de reconstruction ; dans quelle mesure les vers eux-mêmes ont été atteints et réécrits ; deux ou plusieurs poèmes, parfois, n’ont-ils pas été fondus en un seul ? faudrait voir.)
§ 174 Le sonnet court étant en un certain sens moins lourd à manier que son frère standard
Le sonnet court étant en un certain sens moins lourd à manier que son frère standard (il est plus court, mais surtout il n’a pas sept siècles d’histoire derrière lui, du moins pas directement), j’ai essayé, à partir de lui, encore une nouvelle extension.
On était en mars (de 1964), mois propice aux métaphores végétales. L’exemple parlera de lui-même :
sonnet 98 (sonnet court et lierre 1)
Les acacias tendent le bec par exemple
Rousses cosses pareilles à
Un étui de pierres minimes
Gemmes jaunes et d’un œil sec
Roc glaciaire que de lézard
par exemple Le bonnet de tilleuls opine
Le soir au peigne végétal
(les trembles Ruissellent, la peur naturelle)
Le soir sépia, chaulé, comtal
Bâche les feuilles sous l’aisselle
L’eau de métal chancelle
Il y eut encore :
– un sonnet désemparé
Sans doute il souriait/ les chiens friables
parmi ((cobalt) les buildings, (spores) les
citrons des pâturages grinçants, blouses
de marmousets vermillon aux couse-
ettes) heurtaient de voix nobles virelais
d’un vent citadin assidu aux câbles/
Sans doute il jetait sur les grands toits mornes
Ses rosaires de surface, ses dés
Quand le jour Subit Siffla la mort/ n’en
pouvant plus de rouges (le bleu perdait,
se défit, au Nord)/
– et un faux sonnet court (il semble un peu présomptueux de sous-entendre qu’on peut définir la notion de vrai sonnet court, pour une variété si récente, après une trentaine d’essais au plus ; je n’ai pas insisté (le genre du faux sonnet court tourna court)).
(Le ‘sonnet désemparé’ était assez désemparé dans l’exécution, mais l’idée pourrait être reprise.)
Mais pourquoi pas un allongement, pensai-je ? Les grands ancêtres y ont pensé avant moi. Ils ont essayé bien des solutions. En Italie l’une d’entre elles a eu une faveur immense, s’est maintenue jusqu’en plein dix-neuvième siècle : le sonnet caudato. Dans sa version la plus simple, on a (de Giambattista Marino, vers 1620, contre son ennemi Murtola, en sa Murtoleide fort injurieuse (à laquelle Murtola répondit par une Marineide guère plus tendre)), ceci :
La pecora bellando fà be bu,
il Cavallo nitrendo fà hi hi
il Grillo grisolando fà gri, gri,
e il Porco grugnando fà grù, grù,
il Cucco veggiando fà cù, cù,
cantando il Gallo fà chi chirichi,
pigolando il Pulcino fà pi, pi ;
e avvaiando il Cane fà bù, bù,
la Papera stridendo fà pà, pà,
la Chiocha cocciolando fà co, co,
e il Gatto maolando fà mia, mia,
il Corvo crocitando fà cro, cro,
la Cornacchia gracchiando fà crà, crà,
et l’Asino raggiando fà hi, ho,
e tu cantor di Pindo,
che’ l Poema n’hai pien per tua fè
quel è quel verso, che convien a te ?
Les quatorze premiers vers, seuls, feraient un sonnet fort honnêtement rimé. Toutes les rimes sont oxytoniques, selon la mélodie u i i u/ u i i u/ a o a/ o a o/ et la formule très orthodoxe abba/ abba// cdc/ cdc. Soit.
En bout de poème, en appendice, se trouvent trois vers additionnels rimés en o, é, é (formule : eff) (l’ajout permet de faire sonner la voyelle ‘é’, absente du début). Le premier vers du tercet de supplément, la ‘queue’, s’agrippe, s’accroche au corps du sonnet par la reprise de la dernière rime (e = c ; une liaison capcauda, dans la terminologie ancestrale du trobar) et marque son caractère adventice en étant plus court (un heptasyllabe selon le décompte à l’italienne (on voit qu’ici la nouvelle rime en ‘o’ est inaccentuée, à la différence des trois autres ; c’est un peu bizarre)). Il y a alors sonnet, mais sonnet de dix-sept vers.
Mais on peut très bien recommencer l’opération de greffe, ajouter un nouvel ‘anneau’ du même type (vers court, vers long, vers long ; dernière rime du premier anneau, puis nouvelle rime, répétée) ; puis un autre, un autre. Cela s’est fait. Beaucoup, longtemps.
Il y a même de cette manière des sonnets qui atteignent cinquante, cent vers, qui ont dix, vingt, trente anneaux (le record (autour de 200 vers !) doit se trouver chez le poète milanais Carlo Porta, au début du dix-neuvième siècle, ou bien être un ‘pasquin’, un de ces dazibaos du premier seizième siècle qui étaient collés sur une statue du centre de Rome, vrais feux d’artifice d’injures, à l’occasion généralement des conclaves (chaque cardinal de la faction ennemie avait droit à son ‘triplet’ d’insultes énormes) (l’Arétin fut un des plus prolifiques et virulents auteurs de pasquins)).
§ 175 Les sonnets ‘caudato’ ont eu tendance, avec les siècles, à devenir de plus en plus lourds
Les sonnets de l’espèce ‘caudata’ ont eu tendance, avec les siècles, à devenir de plus en plus lourds. On a l’impression que la forme s’allonge à la façon des vers de terre (ou des vers solitaires), anneau après anneau, irrésistiblement, le quatorzain initial finissant par n’être plus qu’une toute petite tête traînant un corps interminable.
Une telle effervescence m’intimidait. (De plus, dès le deuxième anneau, le texte n’aurait pas tenu dans la demi-page du carnet que j’avais allouée à chacun ; or c’était une contrainte (de nature pragmatique) que je m’étais donnée en l’ouvrant et je voulais le remplir sans en changer.) J’ai tenté, sous le nom de sonnet et coda, un allongement minimal :
J’ai des œillets de l’âcre rose disait-elle
Voilà le vent menace l’horrible boucher
Trouvera cette cible blanche recherchée
La désirade la laineuse nue agnelle
Voilà je suis un bois un essaim disait-elle
Mon amour viens sur moi quand mes geôliers m’oublient
Traverse l’aube où le frelon velu m’épie
J’ai de l’ombre j’ai bouche chaude sombre aisselle
Rieuse me semblait en chevelure longue
Celle qui me hélait sur son ventre je vis
Le premier soleil se retourner une bague
Bougeante sa main brune couvrait (bouclé, lit)
Le mont touffu pré renversé je l’embrassai
Je fis s’enfuir ces loups crier qui la blessaient
En pensée, en pensée
La stratégie du caudato est duale, symétrique de celle du sonnet interrompu ou tronqué.
Mais on peut aussi, et la tradition ne l’a pas ignoré, rechercher une autre dualité, une transformation plus ou moins analogue à celle du curtal-sonnet (ou du demi-sonnet des Français) (en fait, c’est plutôt cette version-là qui se présente d’abord).
On imaginera des doubles ou des triples sonnets, des sonnets et demi.
J’aurais dû penser (je suis impardonnable) à une homothétie de rapport 7/4 (14/8) ou bien de rapport 4/3 (8/6) (22 vers et un demi dans le premier cas, répartis en 14 1/2 + 8 (avec renversement, comme pour le curtal-sonnet, le huitain venant en position finale (il faudrait examiner l’agencement des rimes de la première partie, ce que je n’ai pas le temps de faire) (curieuse excuse, puisque j’ai exactement le temps que je décide de prendre)) ; 18 vers et deux tiers dans le second cas, d’un principe différent, avec la friandise d’un ‘deux tiers de vers’, particulièrement intéressant à concevoir pour des décasyllabes : cela ferait 6,666666… syllabes ; on peut penser à des approximations graphiques, et même sonores, d’un ‘deux tiers de syllabe’).
Très tôt, pendant le duecento, à la suite de son maître Guittone d’Arezzo, Monte Andrea a obstinément cultivé un sonnet de seize vers, construit par gonflement des quatrains en cinquains.
Mon unique sonnet long (dans la version directe, à partir du type standard) m’a si peu inspiré que je n’ose pas vous en présenter même un vers (je me limite, par prudence, à une description).
Il est bâti en vingt-quatre vers.
Ces pauvres vers se répartissent en trois gros morceaux (au lieu de deux).
Les deux premiers (qui transforment le huitain) sont chacun de sept unités, rimant sur trois rimes (au lieu de deux (l’homothétie des strophes et des rimes est la même, la plus proche possible de celle du nombre des vers entre les parties 1 + 2 et la partie 3, soit 14/10)), de schéma abc-b-abc (une rime b servant de pivot entre deux groupements abc).
Le sizain devient un dizain, de deux cinquains écrits d’un seul tenant, et de rimes (assez brouillées) probablement dedfe/ gegdf (le principe m’échappe ; comme j’ai oublié !). (Le rapport global d’homothétie choisi n’est pas beaucoup plus clair.)
§ 176 J’étendais donc, mais avec une certaine prudence, le champ de la forme-sonnet
J’étendais donc, mais avec une certaine prudence, le champ de la forme-sonnet. Une prudence intentionnelle.
Dès qu’on a admis dans le champ poétique des objets aussi exorbitants que le sonnet court hopkinsien, on peut estimer qu’il n’y a aucune raison d’être pusillanime. Après tout, pense-t-on, dans le climat de l’art du vingtième siècle, tout est possible, anything goes… (Telle est, dans sa version anglo-saxonne, la formule qui résume le mieux la ‘vulgate’ de l’opinion concernant l’art ‘moderne’.)
J’étais violemment en désaccord avec cette conception. Et je le suis encore. Je voulais pousser ensemble continuité et discontinuité, tradition et nouveauté, ordre et aventure. (« combattre à leurs frontières », selon le mot d’ordre d’Apollinaire).
En utilisant le vocabulaire politique, je dirai que je n’étais ni réformiste (je ne voulais pas faire de petits pas) ni révolutionnaire (je ne voulais pas rompre absolument).
Je n’avais aucune affinité avec le programme de l’illusionniste qui affirme : « Le monde à bas je le bâtis plus beau. » (Bien des désastres, pas seulement esthétiques, accompagnent ce genre de déclarations.)
Aux contre-choses je préfère les autres-choses.
Il est vrai qu’il y a un moment de parodie, de dérision nécessaire, face à toute manière vieillie de paresser dans une forme, et de s’y accrocher ; face aux producteurs de « sonnets qui partent tout seuls comme des tabatières à musique », des « sonnets dénaturés » ainsi que des « sonnets élastiques » sont indispensables. Je n’en doute pas.
Mais je dirai que ce n’est jamais la forme poétique elle-même qui est réellement vieillie ; et si momentanément, jamais définitivement ; de plus la critique par la dérision ou l’interdit n’atteint généralement que les plus pauvres, les plus mécaniques façons de s’y mouvoir. Les mainteneurs et les destructeurs font sinon la même chose, du moins s’épaulent les uns les autres ; et le ‘nouveau’ apparaît malgré eux.
C’est pourquoi les traitements d’apparence définitifs et désinvoltes de formes ou de mètres sont pris dans une contradiction.
Si le poème qui ridiculise le mètre, ou la forme, veut marquer clairement son intention, il doit se faire caricatural, simplificateur à l’extrême.
Je dis ‘il doit’ parce que s’il ne se présente pas ainsi, s’il respecte la complexité réelle, inhérente à toute forme qui a eu une certaine durée, son pouvoir destructeur en est diminué d’autant.
Une anthologie de sonnets allemands Deutsche Sonette, parue en 1979, présente plus de quatre cents exemples, étalés sur quatre siècles. L’avant-dernier poème du recueil, dû à Gerard Rühm exhibe bien l’ambiguïté dont je parle.
sonett
erste Strophe erste Zeile
erste Strophe zweite Zeile
erste Strophe dritte Zeile
erste Strophe vierte Zeile
zweite Strophe erste Zeile
zweite Strophe zweite Zeile
zweite Strophe dritte Zeile
zweite Strophe vierte Zeile
dritte Strophe erste Zeile
dritte Strophe zweite Zeile
dritte Strophe dritte Zeile
vierte Strophe erste Zeile
vierte Strophe zweite Zeile
vierte Strophe dritte Zeile
Pour moi, si c’est un antisonnet, il échoue, par trivialité formelle. Si c’est un sonnet (ce que semblent penser les auteurs de l’anthologie), c’est un excellent sonnet. Il s’inscrit très naturellement dans la tradition et on peut décrire précisément sa filiation. C’est un sonnet énergumène. Il y en a eu d’autres, dès les origines.
§ 177 En ouvrant le livre de la version française des Sonnets de Shakespeare par Pierre Jean Jouve une nouvelle fois au début de 1964
En ouvrant le livre de la version française des Sonnets de Shakespeare par Pierre Jean Jouve une nouvelle fois au début de 1964 (je lisais beaucoup Jouve depuis quelques années, dans le cadre de mon opération de désintoxication de la drogue surréaliste) (je n’oublie pas sa prose, guère moins utile. La belle introduction aux sonnets de Shakespeare (que je possédais (et n’ai pas perdue) dans la modeste édition du Sagittaire) me fit en outre connaître Charles Du Bos, ce qui n’est pas rien), une évidence me frappa.
Ces poèmes français que je lisais (heureusement non accompagnés du texte anglais, ce qui en aurait troublé la perception) étaient bien des poèmes de Pierre Jean Jouve. (Ils valent ce qu’ils valent en tant que traduction (fort discutée), mais on ne peut leur refuser la qualité d’être poèmes dans leur langue, le français.)
J’avais compris cela depuis longtemps. Mais il y avait plus : je voyais maintenant que c’étaient des sonnets ; des sonnets de Jouve. Des sonnets ? mais ils étaient en prose, une prose strophique certes, et assez balancée parfois à l’extrême bord du vers, parfois enroulée autour d’alexandrins de prose, mais prose tout de même !
La conclusion s’imposait : c’étaient des sonnets d’une espèce non encore reconnue, non identifiée comme telle. C’étaient des sonnets en prose.
LII
Ainsi je suis le riche, dont la bienheureuse clé peut le faire venir au doux trésor fermé, lequel il ne regardera pas à toute heure en sorte d’émousser la fine pointe du plaire.
Ce qui rend solennelles surprenantes les fêtes, est que venant rarement dans la longue chaîne de l’an, comme des pierres de valeur elles sont placées avarement, ou les joyaux capitaines de la parure.
Ainsi le temps qui vous conserve en ma cassette, ou comme garde-robe qui dérobe la robe, pour rendre quelque instant spécial spécialement précieux par nouveau déploiement d’une gloire secrète.
Bénédiction sur vous, dont les vertus sont si puissantes, qu’étant présent c’est le triomphe, étant absent l’espérance.
Je reproduis ci-après le texte élisabéthain du ‘Quarto’, sans contredire mon affirmation précédente, pour évaluation non de la traduction mais de la forme du sonnet en prose,
et de la manière dont le texte original en arrière-plan sert de mesure, de basse, d’horizon rythmique au poème français.
So am I as the rich whose blessed key,
Can bring him to his sweet up-locked treasure,
The which he will not eu’ry hower survey,
For blunting the fine point of seldome pleasure.
Therefore are feasts so sollemne and so rare,
Since sildom comming in the long yeare set,
Like stones of worth they thinly placed are,
Or captaine Iewells in the carconet.
So is the time that keepes you as my chest,
Or as the ward-robe which the robe doth hide,
To make some speciall instant speciall blest,
By new unfoulding his imprison’d pride.
Blessed are you whose worthinesse giues skope,
Being had to tryumph, being lackt to hope.
J’ai eu l’idée du sonnet en prose, de son existence, de sa nomination contradictoire. Je l’ai eue devant ce texte-là précisément et précisément je m’en souviens.
En dépit de l’échec de mes premières tentatives, proches de l’idée et donc prématurées
(il me fallait revisiter les sonnets de Shakespeare, et les traductions de Jouve, les revoir à la lumière de la mémoire, ruminant la pensée du sonnet en prose, et ce qu’elle doit conserver visiblement et moins visiblement de son point de départ rimé-compté) (les premiers sont parmi les rares textes retravaillés pour être mis dans le carnet, à partir de brouillons antérieurs), je savais que je tenais là ce qui serait la distorsion maximale par laquelle s’achèverait cette partie-là de mon Projet de Poésie, l’exploration en acte de la forme-sonnet.
sonnet 248 (sonnet en prose 2)
Dans la Loire
Dans la Loire il jeta la bière de bronze. Dans la Loire noire, il jeta le ciel et son verre fumé, bombé comme une énorme lentille. Il jeta la bière vers des saules et des sables, vers la langue lourde de l’eau
vers le gué et les souches mortes des rives. La Loire semblait-il s’était souvenue, d’une campagne fruitière et neigeuse et craintive couleur de bière de lièvres couleur de cette bière de bronze. La Loire chevelue écumait
Il soufflait du vent d’Anjou et de joncs, de Chinon ou d’Amboise, de Blois ; du vent et toutes les cloches de bronze
Il se coucha sur le parapet, sur la pierre grise mordue de bulles intérieures. Il avait soif encore mais la Loire, mais la Loire avait tout bu
3/3/64 modifié 16/6/65
Je passai immédiatement aussi au sonnet court en prose. (A partir du moment où on a l’idée de faire jouer les variations axiomatiques, de nouvelles possibilités se présentent d’elles-mêmes ; elles ont même tendance à proliférer, et on n’a guère le temps de l’effort nécessaire à leur acclimatation poétique ;
problème que connaît bien l’Oulipo, où la proposition de contraintes excède de beaucoup la production d’exemples, et encore plus d’exemples littérairement significatifs.)
§ 178 indication de la méthode.
Après deux ans de concentration butée, absorbée par les poèmes travaillés l’un après l’autre, je voulais grimper d’un étage dans l’échelle de la structure-sonnet (j’emprunte la métaphore à la terminologie bourbakiste). Tous mes sonnets, de modèle pseudo orthodoxe ou distordu (ils n’étaient pas tous encore apparus), étaient des rez-de-chaussée. Je rêvais, sinon d’un gratte-ciel, d’au moins une villa. La tentative n’aurait littéralement pas de sens sans cela.
Une fois décidées les conditions de l’élévation du bâtiment-livre, la composition des sonnets suivants serait soumise aux nécessités de l’architecture d’ensemble.
La difficulté de la tâche poétique en serait redoublée, puisqu’il ne me serait plus possible de me concentrer uniquement sur un seul texte ; j’aurais à le maintenir dans une proximité substantielle avec d’autres, déjà insérés dans la construction.
Je devais décider des principes de construction ; réexaminer tout le travail horizontal, à ras de terre, déjà accompli (les 161 premiers textes du carnet bleu), pour les évaluer (sévèrement !) en tant que poèmes, et les interroger sur leur capacité à entrer dans la nouvelle dimension.
Les circonstances s’y prêtaient. D’une part, j’étais, depuis l’été de 64, en panne de composition. Il y a un trou de cinq mois entre le n° 161 et le n° 162 (daté du 26 janvier 1965) (je compte cinq parce que demi-somme de quatre et de six, et parce que le n° 161 est daté 5/8-11/9 64, ce qui marque assez nettement l’hésitation, le ralentissement, l’incertitude (en plus, aucun des quinze sonnets de cette séquence (nos 147 à 161) n’a finalement trouvé place dans le bâtiment final)).
J’étais en panne parce que ma machine à sonnets avait pris une telle force que si je ne changeais pas de ‘régime’ je risquais d’entrer définitivement dans la sonettomania. (La x-mania est le danger de toutes les contraintes puissantes, fascinantes, résistantes (l’anagramme, la sextine, le lipogramme, …).)
J’étais arrêté aussi pour une raison externe à la poésie : j’avais commencé (plus exactement recommencé, après une tentative en forme d’impasse provisoire) à entrer dans la mathématique en train de se faire, avec le séminaire Chevalley sur catégories et descente de 1964-65 (→ branche 3, deuxième partie).
Une autre machine m’avait happé, une contrainte puissante, fascinante, résistante qui avait pris, momentanément, la première place dans mes préoccupations.
Procédons par ordre (Jacques Roubaud à Jacques Roubaud, le 5 décembre 1964, un vendredi, face au Théâtre-Français, ou dans les jardins du Palais-Royal (ou ailleurs, mais je préfère dire que c’est là), dans l’après-midi. (Retour du criminel sur les lieux du crime.) Je dis ‘procédons’ et pas ‘procède’ non parce qu’il s’agit d’un pluriel de majesté, non parce que je me parle à moi-même noblement, mais parce que celui qui travaille en poésie est toujours accompagné de son double passé, qui lui répond (ou ne lui répond pas, c’est selon)). Procédons par ordre rigoureux.
Les poèmes déjà consignés sont des éléments, des points, des unités de fabrication, des embryons, des plants, des etc. (cela dépend de la métaphore invoquée) ; ils ont une valeur et une fonction purement locales.
Ce sont des singuliers, des événements élémentaires (je ne connais à ce moment-là aucune de ces deux notions, l’une empruntée à Occam, l’autre à Pierre Lusson, cet occamiste moderne, mais ça ne fait rien). Considérés seuls ils sont fermés (prenons la métaphore topologique) ; considérés dans l’espace à venir, ils seront des ouverts.
Pour les mettre ensemble, il faut des principes, une méthode. Les visées de la méthode : qu’en chaque point se marque son appartenance à l’ouvert dont il fera partie (ou aux ouverts : l’intersection, l’ensemble des points communs à deux ouverts est un ouvert) ; cet ouvert ne sera pas tout le livre ; car le livre ne sera encore lui-même que ‘local’. Il faudra le considérer lui-même à nouveau comme un point, pour une globalisation plus élevée.
Si tout va bien, les poèmes prendront un visage au moins double, un peu multiple, selon l’ouvert auxquels ils seront désignés comme appartenant (et selon leur existence propre, autonome, isolée). L’idée d’appartenance, comme relation signifiante (en plusieurs sens) est centrale dans la méthode. Je pense à deux titres : Éléments – Appartenance.
Cela étant, il (nous) faut trouver les modalités sévères et spécifiques d’application de ces décisions excellentes.
§ 179 sonnets de sonnets
J’ai immédiatement en main le premier principe d’intégration : la constitution de sonnets de sonnets.
C’est une extension toute naturelle du principe de variation et distorsion, adaptée à l’idée d’extension en de nouvelles dimensions.
L’idée est tellement naturelle et séduisante que je décide de l’appliquer immédiatement et universellement.
Tous les sonnets antérieurs doivent être revus pour vérifier leur immersion possible dans un grand sonnet dont les ‘vers’ seront des sonnets.
Je pense être l’inventeur du sonnet de sonnets. Ô présomption, ô immodestie.
(Une maladie bien connue des chercheurs isolés est la croyance en l’impossibilité (et en même temps la crainte de la possibilité) de la découverte par d’autres de leurs propres résultats. D’où l’angoisse d’avoir été ‘prévenu’, donc ruiné ; et la terreur du vol, du plagiat, la fièvre obsidionale qui saisit par exemple les scientifiques.
Il en résulte de burlesques querelles de priorité, telle la fameuse controverse entre newtoniens et leibniziens sur la priorité de l’invention du calcul différentiel et intégral. Le furet de la falsification guette dans l’ombre des cœurs biologistes, chimistes ou physiciens. La littérature n’y échappe pas toujours. Citons Tzara : « Il y a des gens qui ont antidaté leurs manifestes pour faire croire qu’il avaient eu plutôt que d’autres l’idée de leur propre grandeur. ») (Notons aussi l’indignation de celui qui ‘n’est pas cité’ comme source d’un résultat, comme initiateur d’une théorie, comme inventeur d’une notion.)
Je ne suis pas l’inventeur du sonnet de sonnets. Il y a l’ipersonetto de Zanzotto (après moi cependant). Il y a Christina Rossetti (qui ne baptise pas ses séquences hypersonnettiques). Au moins.
Cependant j’y ai assez réfléchi. Je pense alors faire des sonnets de sonnets ; et passer aussi à la dimension trois, en les prenant à leur tour comme éléments. Cette idée-là est parfaitement chimérique, si on la suit à la lettre. (Il faudrait composer 14 au cube textes (en conservant le nombre conservateur de 14) ; il faudrait tomber (par d’autres chemins) dans la sonettomania (on verra, quelque part dans les pages à venir (je ne sais si, je ne sais quand, je ne sais où), que je ne me suis jamais réellement délivré de la tentation).)
Je pense surtout (et je le fais) à ce que la dimension 2 ne soit pas seulement ‘sonnettistique’ par le nombre 14. Un sonnet de sonnets doit avoir son organisation en strophes (4 + 4 + 3 + 3, par exemple) ; c’est simple.
Mais il devrait avoir des caractéristiques qui font qu’un sonnet de base puisse être dit un vers. Je n’ai pas trouvé de solution à ce problème (alors ; je saurais le faire maintenant ! ; et de plusieurs manières !). Les ‘pseudo-vers’, les vers de dimension 2 devraient rimer entre eux. Je me suis limité à des rimes dites ‘sémantiques’ i.e. métaphoriques, ce qui n’est pas très brillant. Je ne m’approche en fait que d’un sonnet en prose de sonnets. (Je me lance aussi dans le sonnet court de sonnets courts, avec les mêmes restrictions sur la pertinence formelle du résultat.)
Mais pour cette raison l’extension a réussi un peu mieux dans un cas : celui du sonnet (‘en prose’) de sonnets en prose et celui du sonnet court de sonnets courts en prose, où la démarche élémentaire et la démarche globale sont suffisamment homologues. (Les éléments ont une structure peu contrainte ; la mise-ensemble peut aussi s’en contenter.)
Enfin, bien que que je n’aie pas effectivement pu fournir la troisième dimension effective dans un sonnet de sonnets de sonnets, je m’en suis approché par un stratagème qui a influé énormément sur l’état final (livre, mais livre publié) du Projet de Poésie. (Le projet, en fait, déborde hors du livre.)
Au lieu de prendre comme deuxième dimension le sonnet de sonnets (qui est très lourd) il était envisageable de choisir comme éléments d’une troisième dimension en germe les groupements (éventuellement plus réduits) de textes constituant les ‘ouverts’, les sous-ensembles de poèmes formant un tout organique dont j’ai parlé plus haut dans l’exposé de la méthode. De tels ensembles seraient alors assemblés eux-mêmes en ‘quatrains’ et ‘tercets’, pour la constitution d’un sonnet de tels poèmes en sonnets. En outre ce sonnet de dimension 3 serait un sonnet tronqué ou à trous (tronqué assez vite, ou à larges trous, sinon le gigantisme inhérent au passage à trois dimensions ne serait qu’à peine diminué). Du coup j’arrive même en fait, en certains endroits, à quatre dimensions (on s’en rendra compte aisément en examinant la notation des séquences individuelles dans le livre publié).
§ 180 Toute la démarche est, en dernière analyse, d’inspiration bourbakiste
Toute la démarche est, en dernière analyse, d’inspiration distinctement bourbakiste. Je fais une transposition, bien sûr ; irresponsable, bien sûr. J’y suis tout naturellement poussé, et assez consciemment, par le fait que je suis littéralement imbibé de Bourbaki, et que la rigueur mathématique est ma voie de salut poétique, pour fuir les marécages du vers-librisme ou de la ‘poésie nationale’, de la poésie mal ‘engagée’.
Mais je peux me le permettre, en somme, parce que je suis en train de quitter Bourbaki (→ branche 3, pour plus de détails).
Je lui rends hommage. Et en même temps je me moque, puisque je l’imite dans un domaine terriblement peu sérieux aux yeux du mathématicien.
Il en résulte une certaine allégresse. Ma machine à sonnets se remet en marche à la fin de janvier 1965 avec une vigueur redoublée. La nécessité d’écrire pour occuper des places prévues dans un groupement à contraintes, est extrêmement stimulante. Composer, un court moment, devient une jubilation.
Une première mouture de l’ensemble exprime explicitement la dépendance. Il en reste des traces nettes dans la version finale. Je ne présente pas, même comme tronquée ou à trous, de manière affichée, la structure de sonnet de sonnets de (sonnets ou groupements contraints de poèmes).
Je parle de paragraphes ; je leur assigne des signes mathématiques (de la théorie des ensembles (« chaque paragraphe a pour titre un signe mathématique pris dans un sens non mathématique dérivé »)
(autocitation : l’affirmation est en partie fallacieuse car il y a un signe qui n’est dans aucune mathématique directement et en tout cas pas dans Bourbaki (c’est un hommage indirect à J.-P. Benzécri, à sa théorie des ‘peignes’)).
J’utilise un trait caractéristique du Traité : l’emploi d’une numérotation très particulière, en hiérarchie décroissante (on pourrait la représenter de manière branchue, en arbre suspendu par la racine). Chaque texte est caractérisé (seul ou comme faisant partie d’un groupement) par un pseudo-nombre (ce qu’on appelle un vecteur en fait) à trois chiffres décimaux. Ainsi le
sonnet 253
Bris sonore, fragments mésange
Que du nord pourpoint œillet d’iode
Nous viennent ces violons candi
de puis l’humide qu’un visa ge
Soupçonnant le sel taise un autre
le mil les menthes dans la bouche
(toit de la terre et que c’est dou ce
demeure de cris) que de l’eau
remue contre le limon cil
au pouls de la pente que tourne
la respirante lande mûr e
rien n’est et nous perdrons sous l’inc l
émence du temps étranger
l’espoir des arbres retourn er
est placé, finalement dans le § 2.1.2 (le § 2 a pour signe ce qui, en théorie des ensembles, s’appelle le signe du couple – il contient plusieurs sections ; on est ici dans la première ; et le deuxième alinéa de cette section a un titre : Refuges. Le poème n’est pas le seul dans cet ‘alinéa’. Il fait partie d’un groupement de 10 1/2 poèmes (constituant en particulier (mais pas seulement, et cet aspect-là n’est pas noté) un sonnet court de sonnets). Dans le déploiement séquentiel il faudrait donc un quatrième nombre, apparemment le nombre 6 (une quatrième composante de vecteur quadridimensionnel) pour le situer.
Or ce sonnet, dont la composition est datée dans mon carnet du 7 juillet 1965, est intrinsèquement lié à un sonnet d’une espèce tout à fait particulière (qui vaut pour un demi-sonnet) que voici :
n
o
*
*
t
h
*
*
i
n
*
*
g
*
ce qui implique qu’en fait il est le dernier du sonnet court de sonnets et devrait avoir pour quatrième composante 10).
La liaison (capfinida → cap.2) entre les deux textes tient à une particularité des rimes du premier et de sa représentation graphique. Entre les mots-rimes des vers 1 et 4, mésanges et visage, il manque, pour qu’il y ait rime, un n. Sa place est laissée vacante dans le sonnet et devient l’unique lettre du vers 1 du second (dont la métrique est donc assez spéciale). Il en est de même pour les autres couples de vers rimant.
De plus la composition de ce sonnet précisément et l’émergence du ‘demi-sonnet’ additionnel sont des conséquences à la fois ‘sémantiques’ (le sens général du paragraphe 2, le sens général du sous-sous paragraphe 2.1.2 où il se situe), et ‘syntaxiques’ (quand ce groupement est envisagé, il n’est pas complet s’il doit avoir 10 1/2 sonnets).
§ 181 Pour effectuer toutes ces opérations de construction et de groupements,
Pour effectuer toutes ces opérations de construction et de groupements, il était temps non d’abandonner la notation séquentielle dans le carnet (je l’ai poursuivie jusqu’à ce qu’il soit rempli) mais de lui adjoindre un mode de présentation des poèmes individuels plus souple (de plus, à mesure que je m’approchais du moment de la coagulation en livre de l’entreprise, je me mis à avoir peur de perdre le fruit de mon travail en égarant, par exemple, mon carnet (idée qui ne m’avait pas effleuré jusque-là et me causait de la frayeur rétrospective)).
Je décidai de recopier soigneusement les sonnets sur des morceaux de papier. Et je choisis de les mettre chacun non sur une feuille de taille ordinaire de papier ordinaire pour machine à écrire banale mais sur un quart de telles feuilles. (On avait alors chez nous le format 21 × 27, dit ‘à la française’ ; ce n’est que plus tard que s’effectua le passage au standard américain, le A4, qui est devenu la règle aujourd’hui : un rectangle nettement plus allongé, que dans les premiers temps (le découvrant à Baltimore) je trouvai infiniment disgracieux.)
Chaque sonnet y était seul, compact, serré, événement de poésie singulier, indépendant, électron libre, séparé de ses congénères chronologiques, prêt à être mis en pile, battu comme carte dans un jeu de cartes, prêt à devenir élément dans une structure.
En outre, l’encombrement syllabique moyen étant proche de 11 unités métriques, et le nombre moyen des vers (ou unités équivalentes) proche de 14, les dimensions relatives des grand et petit côtés du quart de feuille fournissaient assez agréablement un rapport, 9/7, proche de 14/11 (1,286 contre 1,273, d’après l’approximation de ma calculette, à l’écran), réconfortant pour l’œil mental (ce n’est pas le cas de la feuille ‘américaine’, tellement plus déséquilibrée (aujourd’hui cependant, sortant les vieux morceaux de papier couverts d’un sonnet de leur refuge de trente ans, ce sont eux que je trouve de forme étrange, trop serrée, comme rabotée)).
(Cette décision, purement matérielle, a eu une influence considérable sur la forme finale du projet de poésie (→ cap.14 et dernier).
En jouant avec ces espèces de pions je me mis à construire des séquences, y ajoutant à mesure les textes déjà écrits qui venaient s’y insérer naturellement, ou ceux que la nécessité de la complétion m’avait conduit à composer dans ce but spécialement.
Or, pour combler des ‘manques’ apparus, apparut l’idée de parfois ne pas les réparer par de nouveaux sonnets, mais d’adjoindre aux variétés de la forme quelque chose de fort différent dans son principe, des non-sonnets.
La catégorie du non-sonnet, a priori, est vaste. En la restreignant à des objets de langue, vaste encore. Je la réduisis fortement en leur assignant une dimension superficielle invariable, celle d’un de ces quarts de feuille qui accueillaient les sonnets. Pour cette raison, aussi éloignés de la forme-sonnet qu’ils fussent dans leur constitution, ils acquéraient néanmoins une caractéristique minimale de la sonnetticité, la capacité à être disposés dans le même format que les autres. (Leur ‘sens formel’ appartient donc à un espace situé en dehors de celui où le ‘produit’ ultime, le livre, se situe ; il ne peut être déchiffré qu’à partir de la ‘biographie’ du projet de poésie, que je présente ici (partiellement, étant autobiographe).)
Les non-sonnets furent d’une certaine diversité :
– un carré jaune, par exemple. (Il ne s’agit pas d’un carré réel de couleur jaune, mais bien des mots ‘un carré jaune’, placés au cœur du quart de feuille, où la couleur devrait être imaginée se trouvant (le cœur de la feuille étant obtenu en déterminant son centre de gravité, puis en la retournant (une telle ‘subtilité’ disparaît dans la version imprimée) ; la même remarque vaut pour les ‘illustrations’ de source picturale (photographie d’un jeu d’échecs ; tableaux de plate peinture ; images de livres pour enfants) – une citation de la Somme logique de Guillaume d’Occam – un extrait d’une notice de l’Encyclopaedia Brittanica – (autres exemples).
Sonnets et non-sonnets mélangés sur mon bureau, ‘exécutés’ à l’écriture manuelle avec le plus grand soin possible, en quatre couleurs d’encre, je m’attachais à des apparentements. Je faisais des liasses, des piles de poèmes ; je les étalais ; modifiais leur ordre ; j’ajoutais, je retranchais ; je déchirais ; recopiais de nouveau. Je jouais ; c’était comme un jeu de cartes, comme un tarot ; j’y lisais mon avenir poétique.
De temps en temps, ponctuation frivole de mes labeurs, j’allais passer la soirée, dans le vague paysage banlieusard drancéen, chez mon ami Alain (→ cap. 10, § 139) ; et nous jouions au poker. Alain buvait du whisky et fumait des cigares ; des KING EDWARD IMPERIAL, entre autres ; cigares qu’il sortait de parallélépipèdes cartonnés, de couleur jaunâtre principalement. Sur chaque face, le même motif se répétait : des ‘cartouches’ portant
KING EDWARD
THE SEVENTH
en rouge, séparés par de petites vignettes sur fond bleu où deux lions (britanniques, impériaux et impérieux) tiennent entre leur pattes une sorte de bouée surmontée d’une couronne et appuyée sur trois arcs de cercle où on lit, en très petites lettres :
DIEU ET MON DROIT
(le bord supérieur de la ‘bouée’ laisse apparaître :
HONNI SOIT QUI MAL Y PENSE).
(Les lions pourraient être (je les regarde) des hippocampes ; est-ce vraisemblable ?) Sur le dessous des boîtes on lit :
CLASS C
The ordinary retail price of the cigars therein contained is intended by the manufacturer to be more than 4 cents each and not more than 6 cents each.
Jno. H Swisher § Son, Inc. GA
50 Cigars
Alain me fit généreusement cadeau, à ma demande, de quelques-unes de ces boîtes, vides ; où j’enfermai les poèmes (par beaucoup plus de cinquante à la fois). Ils y sont encore (dans leur état final). L’odeur du tabac a fini par les déserter, remplacée par celle du vieux papier, mêlée d’un parfum tenace de savon à l’huile d’olive (l’huile verte de Bize) acquis par longue coexistence avec une savonnette dans le tiroir de la commode de ma chambre à la tuilerie de Saint-Félix, dans l’Aude, où ils dormirent longtemps, longtemps, sans être dérangés ; je les ai rapportés il y a peu (→ branche 1).
§ 182 J’ai failli m’en tenir là
J’ai failli m’en tenir là ; penser que cela suffisait.
Le changement de perspective apporté par l’examen des poèmes non plus seuls, unités quasi solipsistes de méditation et concentration, mais en relation les uns avec les autres dans des dispositions d’une réelle ampleur, avait provoqué une accélération allègre qui changeait la manière même d’écrire chacun d’eux.
Cependant, assez vite, tout en poursuivant la progression d’une composition motivée maintenant par d’autres ambitions, plus étendues, que celle de l’impulsion initiale, je fus saisi d’un sentiment d’insatisfaction ; il ne me fallut que peu de temps pour en trouver la raison.
J’avais déjà, dans ma manière de voir la mathématique, abandonné le fanatisme bourbakiste de mes débuts. Je m’étais converti à la vision nouvelle, la vision ‘catégorique’ (terme technique) ; et ceci, dans cette année 1965 dont je parle, d’autant plus nettement que j’étais maintenant à Rennes le collègue de Jean Bénabou, catégoricien s’il en fut, et beaucoup plus avancé que moi dans cette direction (à tous les points de vue : de la compréhension comme de l’invention).
J’étais donc devenu particulièrement sensible à l’immobilité, à la rigidité des notions d’ensemble, de structure, offertes par le bourbakisme (comme d’ailleurs aux mêmes caractéristiques dans le mode d’exposition du Traité qui présentait les structures comme quasiment hiératiques, sacrées).
Pourtant, comme je n’avais pas une maîtrise suffisante de la théorie des catégories, et comme je leur réservais déjà de toute façon une place spéciale dans la deuxième ‘phase’ de mise en œuvre de mon Projet (en tant que Projet de Mathématique, il serait, en tout état de cause, je l’avais décidé, catégorique (→ branche 3, deuxième partie), j’avais conçu bourbakistement mon livre.
Je n’en étais pas mécontent, et la démarche axiomatique autant que les modèles de construction en séquence que j’y avais puisés avaient leur charme et une efficacité, pensais-je, certaine.
Mais ce que je ressentis comme une absence de mouvement général finit pourtant par me frapper. Plus exactement, c’est l’unicité du mouvement d’ensemble qui me donnait cette impression. Je bâtissais des séquences, qui avaient leur règle propre de progression. Ces séquences elles-mêmes étaient, certes, insérées comme unités en d’autres séquences, séquences de séquences donc. Mais, une fois décidé de la mise en ordre finale du tout, il n’y avait plus moyen de rien bouger. Le tout prendrait l’allure inexorable d’une déduction, où il est difficile de déplacer les chaînons démonstratifs, en général. Sans doute, ce serait en un sens une qualité ; il y aurait une sorte de rigueur, imitant (singeant, si on veut être moins aimable) la rigueur déductive. Mais je voulais autre chose pour mon Projet de Poésie. Je le voulais plus mobile, plus variable, plus multiple. La poésie, j’en étais sûr, n’est pas de la mathématique.
Peut-être avais-je, tout simplement, peur d’en finir. J’étais enfermé dans un labyrinthe par moi-même construit (c’est là un trait bien connu de la composition sous contrainte). J’avais peur d’avoir, soudain, à en sortir. Peur d’avoir à affronter un jugement autre que le mien. Il le fallait ; il le faudrait ; mais je ne pouvais m’empêcher de souhaiter renvoyer ce moment à plus tard.
Peut-être sentais-je que j’étais loin d’avoir fourni tout l’effort nécessaire pour la maîtrise de la forme-sonnet, pour en faire mon idiome poétique.
Peut-être avais-je besoin d’autre chose encore que l’invention axiomatique et la grimpée dans l’échelle d’ensembles de la structure-sonnet pour faire un pas de plus dans la manière des poèmes eux-mêmes.
Le sentiment d’un manque, auquel je donnai pour origine l’immobilité structurelle, devint impossible à ignorer.
Que faire ? La question se posait, de plus en plus impérieuse.
Alors la mathématique, encore une fois, vint à mon secours. Mais ce fut d’une manière entièrement imprévue, oblique, indirecte, contingente.