Chapitre 3

Joyeux anniversaire

« Soudain je sentis qu’un de ses genoux cherchait à me frapper au ventre
et elle y parvint en effet avec une telle violence que j’eus le souffle coupé.
Ce coup me fut aussi douloureux que la phrase “Je ne t’aime plus”, car c’était le coup d’un
ennemi qui cherche à faire le plus de mal possible à son adversaire. »
Le Mépris,
Alberto Moravia

Plus lourde qu’auparavant malgré le poids dont je me suis délestée la veille, je manque de me faire renverser par une voiture au feu rouge, devant l’école de Tom.

« Fais attention, connasse ! me lance le conducteur en freinant à quelques millimètres de la pointe de mes escarpins rouges. Retourne te coucher au lieu de te jeter sous une voiture et de faire chier le monde. Ou alors fais comme les autres, essaie sous le RER ! J’te jure, ces bonnes femmes ! »

Il redémarre en trombe, sans me laisser le temps de lui répondre. Je lui adresse tout de même un grand doigt d’honneur en espérant qu’il me verra dans son rétroviseur : c’est le minimum du savoir-vivre parisien.

Je viens de déposer Tom à l’école, à 8h25, comme d’habitude, alors que son copain Tristan l’attendait déjà devant la grande porte bleue.

En se réveillant ce matin, Tom avait été surpris de me trouver dans son lit.

« Mais Maman, tu as dormi avec moi ? C’est pourtant pas toi qui m’as chanté la chanson hier soir.

– Non, en effet, chéri. Je suis venue te faire un bisou de bonne nuit, puis je me suis allongée un peu contre toi et je me suis endormie.

– Ah bon. Je pensais que tu avais encore crié fort avec Papa. »

Il était déjà parti de la maison quand je m’étais levée à mon tour, et je ne l’avais même pas entendu. Je pensais pourtant ne pas avoir dormi de la nuit. Je m’étais réfugiée dans le lit de Tom après ma violente annonce de la soirée, à laquelle il ne s’attendait visiblement pas. Froide et impassible, j’avais répété « Je veux divorcer », « Je veux te quitter » jusqu’à ce que cela lui devienne insupportable. La force de ma détermination m’avait surprise moi-même. J’avais fait mal et je ne m’étais plus arrêtée.

Guidée par cette soif de liberté nouvelle, j’avais continué à appuyer.

Fort, encore plus fort.

Peut-être avais-je eu envie qu’il passe de l’amour à la haine en quelques minutes ? De telle sorte que ce soit lui qui prenne la décision ? Il est tellement plus facile de choisir la lâcheté pour se délester de tout sentiment de culpabilité.

Ç’aurait été le chemin le plus facile, enfin, surtout pour ma conscience.

Touché en plein cœur par le flot de paroles cruelles qui s’était déversé de ma bouche, il était tombé à mes pieds en me suppliant de ne pas le quitter. Je ne m’étais pas laissé attendrir.

« Je suis désolée, je ne t’aime plus. Je ne veux plus marcher à tes côtés dans la rue, ni ailleurs. Je ne veux plus faire de projets avec toi. Nous ne regardons plus dans la même direction. Je veux grandir et m’épanouir autrement. Et je ne le pourrai pas à tes côtés. Nous sommes devenus trop différents, nous n’avons plus rien à faire ensemble. Tom restera avec moi, bien entendu, mais tu pourras le voir aussi souvent que tu le voudras. »

Tels avaient été les mots que j’avais aboyés pour lui donner le coup de grâce, pour provoquer en lui la rébellion, la colère, la fureur, mais surtout la volonté de croire que oui, j’avais raison, que nous n’avions véritablement plus rien à faire ensemble. Mais j’avais obtenu tout le contraire, un petit chat recroquevillé qui s’était agrippé à ma jambe et qui avait tenté de conjurer le destin qu’il n’avait à aucun moment imaginé ainsi.

Il avait crié, imploré et pleuré. Puis le silence, avant que les larmes ne reviennent et qu’il ne quémande quelques miettes d’amour par-ci, par-là, se disant prêt à tout pour me reconquérir. Je lui avais répété que sa quête était vaine, que ma décision avait été mûrie et qu’aucune action de sa part n’y changerait plus rien.

Il m’avait successivement menacée, embrassé les pieds, redemandée en mariage, traitée de putain, promis une belle vie, demandé pardon, affirmé que j’étais belle, puis que j’étais la personne la plus ignoble qu’il eût jamais rencontrée, et qu’il ne me laisserait jamais partir.

Cet assaut brutal, ce soulèvement de sentiments si opposés, cette virulente passion, cette féroce attaque avait pris fin au bout de deux heures qui m’avaient semblé avoir duré toute une semaine. Il s’était relevé lentement en s’accrochant à mes jambes et en essuyant ses dernières larmes de résignation sur la manche de son pull.

Il avait passé une main dans mes cheveux en me regardant droit dans les yeux. Je n’avais alors pas su déchiffrer le sentiment qui l’animait car je n’avais jamais vu ce regard chez lui. Puis il m’avait saisie par le bras et m’avait retournée contre la porte en prenant soin de la fermer à clé. Il avait alors baissé mon pantalon de jogging et commencé à m’embrasser dans le cou.

Des spasmes de dégoût avaient gagné tout mon corps, que le désir n’habitait plus depuis longtemps. Mais j’avais senti le sien grandir dans mon dos tandis que chaque parcelle de ma chair criait sa répulsion. C’est ensuite sur mon visage que des larmes s’étaient mises à couler.

Il m’avait prise violemment, me secouant comme une poupée que l’on aurait eu envie de chiffonner, de déchiqueter. Je n’avais rien dit, estimant que je lui devais bien ça après ce que je lui avais annoncé.

J’avais été soumission pour quelques instants, sans qu’il prononce un seul mot. J’avais juste entendu ses gémissements houleux au creux de mon oreille avant de décider de fermer les yeux en attendant qu’il termine. Ma dernière attention à son égard.

À son tour, je l’avais senti secoué de spasmes. J’avais compris qu’il avait fini. Sans un mot, sans un regard, me sentant sale et honteuse, j’avais ouvert la porte de la chambre. Comme un peu plus tôt dans la soirée, je m’étais réfugiée dans la salle de bains. Toute nue, à même le sol, j’avais pleuré mon ignominie pendant de longues minutes.

C’était bien la fin.

Finies, les pleurnicheries et les minauderies.

Je m’étais regardée dans le miroir, découvrant mes traits rougis, souillés par le mascara qui avait coulé le long de mes joues. J’avais détesté cette image de moi-même.

J’allais bientôt avoir trente ans, il était temps que ma vie commence enfin.

J’étais restée de longues minutes sous le jet brûlant de la douche pour laver mon abjection, mais aussi cette peine que je ne pensais pas ressentir aussi tôt. Puis je m’étais couchée à côté de Tom en prenant soin de le couvrir et de lui chuchoter : « Tu resteras avec Maman. »

Jamais la nuit ne m’avait paru aussi noire et silencieuse, au point que les cris d’Alexandre et d’Alexia m’avaient presque manqué. Cette nuit-là, il n’était pas venu vérifier si je dormais. À mon réveil, déterminée à avancer, j’avais essuyé toute trace de coups et de blessures sur mon corps comme sur mon âme.

Plus tard, quand j’avais pris Tom dans mes bras pour lui donner un dernier baiser avant de le déposer à l’école, il m’avait murmuré à l’oreille :

« Maman, tu sais pourquoi j’aimerais bien être Franklin ?

– Oui, parce qu’il a beaucoup d’amis trop sympathiques et drôles ! avais-je répondu.

– Non, non. C’est pas ça !

– Dis-moi vite alors, mon chéri. Tu vas être en retard.

– C’est parce qu’il a une carapace.

– Oui, mais les tortues c’est lent et toi tu adores courir vite ! À quoi te servirait donc une carapace ?

– À rentrer à l’intérieur, Maman. Comme je ne peux plus rentrer dans ton ventre, eh bien, quand il se passe quelque chose qui ne me plaît pas, je pourrais rentrer dans ma carapace.

– Dépêchez-vous, les enfants, je vais fermer la porte ! », avait alors crié Mme Tissier, la directrice de l’école, en nous regardant.

Mais quand Tom était parti rejoindre son copain Tristan, je m’étais retrouvée assommée par ses paroles d’enfant, et je m’étais surtout demandé ce qui pouvait ne pas lui plaire dans sa vie de petit garçon de cinq ans et trois quarts.

*

Je reprends mes esprits en marchant vers le bureau, qui se trouve à vingt minutes de l’école. Quoi qu’il arrive maintenant, la machine est lancée. Pas programmée, mais lancée. Impossible de savoir comment les choses vont se dérouler. Je n’ai pas écrit le scénario, même si j’en ai déjà envisagé mille, tous plus différents les uns que les autres au cours de ces nuits sous le ciel étoilé de la chambre de Tom, toutes ces nuits où j’ai feint de dormir.

Bien qu’il ne fasse pas très chaud, le temps est assez clément pour rendre le trajet agréable. J’en profite pour consulter mes mails, dont celui de Thomas Narcise, que je me rappelle avoir reçu hier soir. Je l’ouvre, intriguée par l’objet du message : « Vous ne pouvez pas refuser ».

« Chère Juliette,

Si j’avais su que vous étiez cette femme fatalement attirante, je n’aurais pas fait que vous appeler.

En plus de votre voix, votre sourire et votre charme ont hanté ma nuit.

Je vous propose un dîner pour célébrer deux choses : mon anniversaire et le vôtre !

Eh oui, ne me demandez pas comment je l’ai découvert, mais nous sommes nés le même jour !

Est-ce que ce n’est pas un signe, ça ?

J’ai découvert également d’où vous venaient cette chevelure brune et ce teint hâlé. Je me suis juste trompé de continent.

J’adore l’Espagne et je recherche actuellement un professeur d’espagnol.

Un autre signe du destin !

Je vous propose donc de nous retrouver le 31 mai, à 19 heures, au bar du Four Seasons.

Je vous emmènerai ensuite dîner dans mon restaurant préféré, qui va certainement devenir le vôtre.

Vous ne pouvez pas me refuser ça pour mon anniversaire, n’est-ce pas ?

Ce sera mon plus beau cadeau… et peut-être en aurez-vous un autre en retour.

À très, très vite,

Thomas

P. S. Le caractère des femmes espagnoles me rend fou. »

Eh bien. Il ne manque pas de culot celui-là. Et surtout, il n’a pas perdu de temps ! Moi qui le croyais gay… Il y a des gens comme ça qui, dès qu’ils voient une chose qui leur plaît, foncent tête baissée, sans se poser de questions. Cela a parfois du bon, j’en suis persuadée. Nous passons trop souvent à côté de personnes ou de projets qui nous séduisent sans avoir nous-même le courage d’oser. Par peur de l’échec, nous choisissons plutôt la frustration et demeurons dans notre zone de confort, dont nous avons tant de mal à sortir. En tout cas, c’est certain, ce n’est pas le cas de Thomas.

Un nouveau message SMS s’affiche sur mon écran :

Alexandre : Hello Juju. Toujours OK pour boire un verre ce soir ?

Juliette : Hello Alex. Oui bien sûr. Par contre après avoir couché Tom. C’est tendu avec son père. Je t’expliquerai. 21 heures ?

Alexandre : OK, oui bien sûr. Tu me dis quand t’es prête. De toute façon je ne fais rien de mes soirées à part entasser les pots de glace devant ma télé. J’ai compris que c’était tendu. Tu ne l’as pas appelé par son prénom, tu as écrit « son père ». À ce soir. Bisous.

Juliette : Perspicace ! OK pour t’éviter de te transformer en égérie Michelin. Bisous.

Alexandre : Ahaha. Si je fais Michelin, tu seras la nouvelle muse de Nikki de Saint Phalle.

Juliette : Au moins je serai la muse de quelqu’un. Alors que toi, Michelin, à part les camionneurs, je ne sais pas qui tu peux faire rêver… à moins que tu n’aies décidé de virer de bord. J’arrive au bureau. Bizzzz.

Alexandre : Merci de m’avoir fait rire. Bizzz.

P. S. Fais gaffe, je reste très hétéro sous mes apparences de chaton perdu.

Je ne sais pas comment je lui présenterai la chose ce soir, mais il est certain que la cohabitation va devenir clairement invivable. Il est maintenant impossible pour moi de passer du temps avec lui dans la même pièce, à respirer le même air, à fabriquer de l’électricité avec nos reproches et nos rancœurs. Si je souhaite avancer rapidement, de peur de revenir sur ma décision, surtout pour Tom, j’ai cependant conscience que je ne peux pas lui faire signer les papiers du divorce dès ce soir.

Je me suis comportée en vraie salope hier soir, je le sais. Il me paraît juste de lui accorder un répit de quelques jours.

Comme d’habitude, en arrivant sur l’avenue des Champs-Élysées, je manque de me coincer un talon en traversant. C’est décidé, je vais adopter la méthode des working girls. Baskets aux pieds pour me rendre au bureau, escarpins dans le sac.

Arrivée dans le hall de l’immeuble, je dis bonjour à Pénélope, l’hôtesse d’accueil, une fille extrêmement bavarde, qui comprend à mon pas pressé que je n’ai pas le temps de m’arrêter pour papoter.

« Bonjour, Juliette. Tu as eu une livraison très tôt ce matin, m’annonce-t-elle.

– Ah merci, Pénélope. Je file ! Bonne journée. »

Je me recoiffe dans l’ascenseur qui me conduit au septième étage. Pour quelqu’un qui n’a pratiquement pas dormi, je m’en sors plutôt pas mal. Merci aux blogueuses beauté pour leurs techniques de contouring que j’ai appliquées à la lettre !

En entrant dans nos bureaux, je constate que je ne suis pas la première. J’entrevois de la lumière et entends du bruit en provenance de la cafétéria. Camille et Éric passent la tête par la porte pour m’offrir un généreux sourire.

« Saaaaaluuuuut, Juju ! Comment ça va, aujourd’huiiiiiiii ? s’écrient-ils en chœur.

– Salut ! Ça va, et vous ? C’est quoi, ces airs débiles sur vos visages ?

– Tu as quelque chose à nous raconter, viens par ici !

– J’arrive, je pose mes affaires. »

Je me dirige vers mon bureau et reste bouche bée. Le plus grand bouquet de roses que j’ai eu l’occasion de voir de toute ma vie se trouve pris en otage entre ma pile de dossiers à traiter, mes tisanes minceur et mon ordinateur. Des roses couleur lavande. Je n’en ai jamais vu de telles, au point que je ne peux m’empêcher de hurler à l’attention de Camille :

« Mais, c’est quoi, ça ?

– À toi de nous le dire, Madame ! Ton anniversaire, c’est dans quinze jours. Qui est en décalage horaire ? Il y a une carte, ajoute-t-elle en pointant du doigt une grande enveloppe noire avant de s’esclaffer sans vergogne : Je n’ai pas réussi à lire au travers ! »

Je m’empare nerveusement de la carte. Elle ne peut pas être de lui. Au cours de toutes nos années de vie commune, il ne m’a jamais offert de fleurs. Non pas qu’il n’ait jamais eu d’attentions à mon égard, mais les fleurs, ce n’était pas son truc. J’espère secrètement qu’il s’agit d’une erreur.

Je n’ai aucune envie d’être à nouveau méchante ce soir en lui disant qu’il pourrait tout aussi bien m’offrir la Lune ou un voyage à Tahiti, ma décision est prise. Mille roses ne peuvent rien changer quand plus rien ne peut fleurir sur un cœur asséché.

C’est bien mon prénom qui est écrit au stylo doré sur l’enveloppe. Je l’ouvre pour en sortir un carton couleur lavande, lui aussi, sur lequel je découvre ce message :

« J’ai attrapé un coup de soleil

Un coup d’amour

Un coup d’je t’aime J’sais pas comment

Faut qu’j’me rappelle Si c’est un rêve t’es super belle

J’dors plus la nuit

J’fais des voyages

Sur des bateaux qui font naufrage

J’te vois toute nue

Sur du satin

J’en dors plus

Viens m’voir le 31.

Ces mots ne sont pas les miens, je les ai empruntés à Richard Cocciante. Il a dû vivre la même chose que moi car il décrit si bien ce que je ressens. Pardonnez-moi le tutoiement. J’espère que ces quelques roses pourront parfumer votre journée comme vous parfumez désormais les miennes.

Votre dévoué, Thomas. »

Camille m’arrache le carton des mains.

« Vas-y, laisse-moi lire, je suis sûre que c’est Chouchou de la place de Clichy qui t’a envoyé ces fleurs. »

Je la vois qui écarquille les yeux. Eric, plus discret, se tient un peu en retrait mais semble attendre d’en savoir plus.

« Mais ce mec est un grand malade ! s’écrie Camille. Il te voit une fois et te sort le grand jeu, en mode poetic lover, la petite chanson, une tonne de fleurs. Je n’en reviens pas ! Je pensais qu’il était gay ! »

Je ne trouve rien de mieux à dire que « Moi aussi ».

Éric demande alors :

« Qui c’est, qui c’est ? Ton mari ?

– Quel mari ? lance Camille, ironique. C’est Chouchou ! T’as pas vu le type qui est venu hier au bureau pendant que Sarko descendait les Champs dans sa voiture Playmobil ?

– Ah, je n’ai pas fait attention, j’étais en conférence téléphonique. C’est qui ?

– C’est Chouchou, alias Thomas Narcise, l’adepte des UV et des salons d’esthétique.

– Oui mais il est venu faire quoi, au bureau, Chouchou ? demande Éric d’un ton impatient.

– Il avait rendez-vous avec Élisa. Il est responsable des investissements chez Étoile Développement, dis-je, agacée.

– Et il a envie de goûter à notre Juju ! Ah mais bien sûr ! Muy bonita la señorita Julieta ! »

Camille éclate de rire et me pousse vers la cafétéria. Elle me fait asseoir sur une chaise, près de la fenêtre, avec vue sur l’Arc de Triomphe, vue que je n’admire même plus tant elle me semble routinière. C’est un peu comme dans un couple… Je ne prononce pas un seul mot, ne sachant comment réagir.

Devrais-je me sentir flattée ou honteuse ? Quelque chose dans mon attitude d’hier lui aurait-il montré une ouverture de ma part ?

Non. Impossible. Je ne l’ai même pas trouvé séduisant. Du moins, il n’est pas du tout mon genre. Camille allume la bouilloire et sort deux tasses du placard.

« Fruits rouges ou noir, poulette ?

– Noir avec un nuage de lait, s’il te plaît. Tu es bien mignonne. Ça t’amuse tout ça, hein ?

– C’est plutôt drôle, à vrai dire, avoue ! Il n’y a que toi que ça n’a pas l’air d’enchanter. Détends-toi, Juju. Ce ne sont que des fleurs. Tu le remets gentiment à sa place et c’est fini. Je parie que le mec fait ça à chaque fois qu’il voit un petit bout de chatte qu’il a envie de renifler. Il s’en remettra, t’inquiète ! »

Camille décroche mon premier vrai sourire de la journée. Comme d’habitude, elle est très pragmatique, toute en finesse et subtilité ! Elle vient s’asseoir à côté de moi et pose une mignonnette de chocolat devant ma tasse.

« J’ai attrapé un coup de soleil, un coup d’amour, un coup d’je t’aime, lalalala lalalala lalalalaaa !

– La ferme ! »

Je lui pose une main sur la bouche et fait mine de l’étouffer. Nous rions de bon cœur pendant quelques instants, à la manière d’intérimaires insouciantes. J’aime la fraîcheur et le naturel de cette fille. Avec elle, il n’y a pas tromperie sur la marchandise. D’une franchise inégalable, elle ne triche pas, ce qui lui vaut parfois quelques déconvenues avec les personnes qui ont un sens moins développé de la spontanéité.

Je souffle sur mon thé, encore bouillant, croque dans le carré de chocolat et commence à lui raconter ce qu’il s’est passé hier soir. Du moins, dans les grandes lignes. Je ne fais pas mention de ma cruauté ou de mon manque d’empathie, de peur qu’elle ne me juge. J’omets aussi, délibérément, l’épisode de la poupée chiffonnée prise contre la porte avec son bas de jogging descendu sur les chevilles.

Elle ne pourrait pas comprendre.

Elle ne pourrait pas comprendre que dans cette soumission, ce consentement, cette violation de ma liberté et de mon corps, il y avait une sorte de demande de pardon. Un pardon fourbe, sale et malhonnête.

Camille n’a pas le temps de me poser de questions, comme à son habitude, qu’elle bondit tout à coup de sa chaise.

« Merde, j’ai un entretien dans cinq minutes. Il faut que je ressorte le CV de la fille. Je ne sais même plus comment je l’ai trouvée.

– Vas-y, je m’en occupe si elle arrive entre-temps ! », dis-je en lui adressant un clin d’œil.

La matinée passe à toute allure, sans que je puisse véritablement décrocher les yeux de mon écran. J’ai posé l’énorme vase de roses au sol. Trop encombrant et, surtout, trop voyant. Tant que je ne les vois pas, je n’y pense pas. Et, bien évidemment, je n’ai pas répondu au mail de Thomas.

La fenêtre de ma messagerie instantanée s’ouvre à nouveau :

Camille : Sport ou pizza ?

Juliette : Sport. J’ai besoin de me défouler. Et toi ?

Camille : J’hésite. Vu que j’ai déjà un petit cul, je ne vois pas ce que je pourrais faire de mieux.

Juliette : Connasse.

Camille : OK, je viens avec toi. Je vais essayer de développer mon 70A.

Juliette : Je descends la première, je t’attends devant Cartier.

Nous allons descendre à quelques minutes d’intervalle de façon à ne pas montrer à tout le monde que nous sommes extrêmement proches et que nous faisons beaucoup de choses ensemble en dehors du bureau. Notre directrice, Élisa, est complètement paranoïaque et semble vouloir éloigner tous ses collaborateurs des fonctions dites sensibles. Camille, en tant que responsable des ressources humaines, a évidemment accès à de nombreuses données confidentielles, en ce qui concerne notamment les montants des primes et des bonus, qui peuvent atteindre des montants faramineux pour certains d’entre eux. Si ce sujet semble être une source de préoccupation essentielle pour de nombreuses personnes, Camille et moi sommes à des années lumière de ces considérations financières qui nous passent au-dessus de la tête.

Ce n’est pas tant Camille qui souhaite que nous ne soyons pas vues ensemble, que moi qui désire lui éviter les crises de psychose qu’Élisa lui inflige chaque fois qu’elle s’est levée du mauvais pied. Alors que j’attrape le sac de sport qui cohabite avec les nombreuses paires de chaussures de mon armoire de bureau, une invitation s’affiche sur le calendrier de mon portable.

Expéditeur : Thomas Narcise

Objet : Joyeux anniversaire

Emplacement : secret

Heure de début : 19 : 00

Heure de fin : 00 : 00

Ce type est fou !