Chapitre 8

La bascule

« Parfois, il fabrique de petites surprises minables, m’offre une orchidée sauvage
ou soigne une tourterelle pour me plaire. Mon pauvre Antoine improvise des emplâtres,
mais je lui échappe et ne lui accorde aucune sûreté. Cet homme domestiqué n’est plus à
séduire, je n’ai plus rien sur quoi exercer mon pouvoir facétieux. »
Les Nouveaux Amants,
Alexandre Jardin

Dans les jours qui suivent l’épisode de la gifle, la peur me submerge à chaque fois que je franchis la porte d’entrée de notre immeuble. Stéphanie m’a conseillé de déposer une main courante au commissariat, mais j’ai estimé qu’il ne méritait pas cela. Et, depuis ce jour, je n’ai plus reçu aucun message ou appel de sa part ; il n’a pas pris non plus de nouvelles de Tom.

Moi-même, je n’ai pas pris de nouvelles de sa peine.

Son silence est pour moi plus inquiétant que sa présence.

Hier, son meilleur ami, Stéphane, avec lequel je m’entends très bien, est passé me voir au bureau en prétextant un rendez-vous dans le quartier. Il m’a en réalité appris qu’il l’avait recueilli dans son appartement, avec ses valises remplies de tristesse et de colère.

« Il souffre beaucoup, tu sais. Il regrette sincèrement son geste, car il a compris que c’est ce qui a tout fait basculer. »

S’il avait conservé un semblant de chance auparavant, aussi mince fût-elle, il devait désormais savoir que ce n’était plus le cas, car j’ai toujours détesté la violence. J’ai donc confirmé à Stéphane que ce geste avait effectivement verrouillé tout espoir à triple tour, mais je lui ai également rappelé que la porte était déjà fermée bien avant.

« Alors il n’y a vraiment, vraiment plus d’espoir à avoir. C’est fini, vraiment fini ?

– Oui, Stéphane, c’est fini. Nous nous sommes beaucoup aimés, mais nous avons évolué trop différemment.

– Je trouve que tu as beaucoup changé, Juliette. Tu es devenue hautaine, tu pètes plus haut que ton cul. Tu le regretteras un jour, tu sais. Il t’a toujours laissé passer trop de choses. Des nanas mignonnes comme toi, ça court les rues !

– Pardon ?

– Oui, tu as bien entendu. Tu es devenue une belle salope, va. Tu as pensé à votre gamin ?

– Je n’ai aucun conseil à recevoir de ta part. Maintenant, tu sors de mon bureau et sans faire de bruit s’il te plaît. Tu pourras lui expliquer que s’il avait quelque chose à me dire, il aurait pu m’appeler. S’il a besoin d’affaires, qu’il passe dans la journée.

– Parce que tu crois qu’il a besoin de ton autorisation ? Il est toujours chez lui, je te signale, et c’est lui qui paye le loyer ! Toutes les mêmes, bande de putes !

– Dégage !

– Oui, c’est ça. Tu ne veux pas que tout le monde ici sache que tu es une salope ?

– Ferme ta gueule et sors, maintenant. »

Soudain, comme par magie, Michel a fait son apparition dans le bureau. Je n’avais jamais été aussi contente de le voir.

« Il y a un problème, Juliette ?

– Salut, Michel. Oui, disons que ce monsieur ne se résout pas à quitter mon bureau. Nous avons pourtant vu tout ce que nous avions à voir ensemble.

– Vous avez entendu la demoiselle ? Sortez, je vous raccompagne.

– Inutile, je connais le chemin », maugrée Stéphane dans sa barbe.

Il part en claquant la porte tellement fort derrière lui que les cloisons en tremblent et que la photo posée en équilibre sur la tour de mon ordinateur valdingue sur la moquette. Je la ramasse, la regarde et la jette dans la poubelle. C’était une photo de nous.

« Tout va bien, Juliette ?

– Oui, je te remercie, Michel. Il avait du mal à comprendre.

– Tu n’as pas de problèmes, au moins ?

– Tout va bien, merci. »

À ma grande surprise, Michel ne pose pas d’autre question et fait preuve d’un très grand tact. Parfois, les gens nous surprennent.

*

Chaque jour, je continue à recevoir un message de Thomas Narcise. Parfois des poèmes, à d’autres occasions des chansons. Tous se terminent de la même façon : Rendez-vous le 31.

Le message qui accompagne la corbeille de fruits qu’il m’a fait livrer aujourd’hui me laisse stupéfaite : « ô elle dont je dis le nom sacré dans mes marches solitaires et mes rondes autour de la maison où elle dort, et je veille sur son sommeil, et elle ne le sait pas, et je dis son nom aux arbres confidents, et je leur dis, fou des longs cils recourbés, que j’aime et j’aime celle que j’aime, et qui m’aimera, car je l’aime comme nul autre ne saura, et pourquoi ne m’aimerait-elle pas, celle qui d’amour peut aimer un crapaud, et elle m’aimera, m’aimera, m’aimera, la non-pareille m’aimera, et chaque soir j’attendrai […]. Rendez-vous le 31. »

Je ne connais que trop bien ce passage.

Émue aux larmes, je sens les battements de mon cœur s’accélérer. Thomas Narcise a donc lui aussi lu Belle du Seigneur d’Albert Cohen. Je lui accorde subitement une attention nouvelle.

Les jours suivants s’écoulent dans une routine apaisante. Je récupère désormais Tom chez ma mère tous les jours. Elle et moi avons nos habitudes, bien plus rassurantes que celles qui peuvent s’installer au sein d’un couple.

Un jour, je constate qu’une partie de l’armoire de notre chambre a été vidée. Il s’agit de la partie gauche, la sienne. J’y retrouve des dizaines de Post-it verts fluo sur lesquels sont inscrits des « Je suis désolé » ou « Je t’aimerai toujours ». Je referme aussitôt la porte pour endiguer cette tristesse qui m’envahit.

Le 30 mai, tout le monde m’appelle pour me demander ce que je compte faire pour mon anniversaire.

« Rien, je n’ai envie de rien.

– Trente ans, ça se fête, tu déconnes !

– On s’en fout. J’ai d’autres choses à régler pour le moment. On fera la fête le moment venu. »

Mes parents et ma sœur me proposent de garder Tom le 31 et j’en suis étonnée, la tradition familiale voulant que nous passions les anniversaires en famille. Je les remercie et leur réponds que je n’en sais trop rien, que je n’ai pas vraiment envie de sortir ce soir-là. À quoi bon ?

Pourtant, le 31 au matin, au milieu de l’avalanche de SMS et de mails que je reçois, une invitation bien particulière se glisse dans ma boîte mail :

Expéditeur : Thomas Narcise

Objet : soirée anniversaire

Lieu : Four Seasons Hôtel George V, 31 avenue George-V, 75008

Heure : de 19 : 00 à 00 : 00

Chère Juliette,

Le grand jour est arrivé ! Joyeux anniversaire à nous ! Je vous propose de nous retrouver au bar de l’hôtel Four Seasons à 19h. J’ai réservé une table à 20h dans leur restaurant qui est une merveilleuse expérience, comme vous allez le voir. Il ne vous reste plus qu’à vous faire belle, mettre des talons et laisser la magie opérer. Dites-moi à quelle adresse je peux vous récupérer.

D’étranges frissons me parcourent le corps tandis que ma messagerie Outlook me propose trois options :

– Accepter

– Refuser

– Proposer un nouvel horaire

Il semblerait cependant que Thomas Narcise n’ait à aucun moment douté que je puisse refuser son invitation. Cette éventualité n’a pas l’air de figurer dans ses plans.

La souris prête à cliquer sur « Refuser », j’hésite et réfléchis de longues minutes. Qu’ai-je à perdre ? Au pire, je passerai une mauvaise soirée dans un superbe restaurant. Il est clair que j’ai besoin de m’aérer l’esprit et de penser à autre chose. Et puis merde ! aujourd’hui, j’ai trente ans.

Avant d’avoir à le regretter, j’accepte l’invitation en l’accompagnant du message suivant :

Je serai au bar de l’hôtel à 19h30. Je m’y rendrai par mes propres moyens.

Bon anniversaire ! À tout à l’heure, Juliette.

À peine ai-je cliqué que déjà les remords m’assaillent.