« Nous acceptons l’amour que nous pensons mériter. »
Extrait du film Le Monde de Charlie, de Stephen Chbosky
À mon réveil le lendemain, un œil à moitié fermé, l’autre sur mon portable, je devine une enveloppe qui semble avoir été glissée sous la porte. Mais je lis tout d’abord les vingt-trois SMS de Thomas reçus dans la nuit.
Des « J’ai envie de toi » et des « Je sais que c’est toi » en veux-tu en voilà.
Son dernier message, envoyé à 6h02, est un peu moins romantique : « Qu’est-ce que tu fous ? Pourquoi tu ne me réponds pas ? Tu ne peux pas me laisser comme ça sans nouvelles de toi ! »
Je me dis qu’il doit être sacrément mordu pour passer sa nuit à m’écrire et à penser à moi. Je lui réponds de manière simple, avec une moue de princesse : « Parce que la nuit, je dors, moi. » Dans les secondes qui suivent, mon portable se remet à vibrer. C’est encore Thomas… Je décide de ne pas lui répondre car je ne vais pas tarder à réveiller Tom et je mets un point d’honneur à m’occuper de lui avant tout. Thomas rappelle cependant une, deux, trois, dix fois. Je finis par décrocher en pensant qu’il se passe quelque chose de grave.
« Mais enfin ! grogne-t-il sans même me dire bonjour. Qu’est-ce que tu fous ?
– Je te l’ai déjà dit, je dormais !
– Oui mais là, je t’ai appelée dix fois. Tu étais déjà en ligne ? Il est là ?
– Non mais arrête. Non, il n’est pas là. Non, je n’étais pas en ligne. Je viens de me lever et je m’apprêtais à réveiller Tom. Les minutes sont comptées le matin, tu sais.
– D’accord, je comprends, mais quand je t’envoie des messages, j’aimerais que tu me répondes de suite. Je me fais du souci.
– Que veux-tu qu’il m’arrive ?
– Bah je ne sais pas moi, que l’autre revienne sans prévenir, te frappe, ou pire encore.
– Mais non…
– Et j’ai beaucoup pensé à toi. J’ai envie de te voir, de te toucher. Je pense à tes courbes, j’ai envie de m’y frotter. »
Les joyeux cris de Tom me ramènent sur Terre.
« Maman ! Je suis réveillé ! Est-ce qu’on est le lendemain ? »
Les enfants ont toujours le chic pour s’inviter au bon moment. Je raccroche avec Thomas, non sans qu’il m’ait fait promettre de le rappeler après avoir déposé Tom à l’école, puis m’empresse de rejoindre mon fils en faisant semblant de le chercher partout alors qu’il se cache sous sa couette.
Ses deux petits pieds dépassent et j’entends sa respiration rauque, mais je fais mine de ne pas le trouver.
« Tom ! Tu es où ? Je ne te vois pas ? Petit Tom ! Maman est inquiète de ne pas trouver son petit garçon… Tom ? »
Je cherche dans le placard, dans le panier à linge sale, dans le bac à jouets et jusque dans son cartable, ce qui déclenche un éclat de rire.
« Mais Maman, si je ne peux plus rentrer dans ton ventre, je ne peux pas tenir non plus dans mon cartable ! Je suis là ! »
Et avant que j’aie eu le temps de me retourner, il saute de son lit pour s’accrocher à ma taille, qu’il entoure de ses deux bras.
« T’es trop grande, Maman, je n’arrive pas à faire le tour de ton corps. Vivement que mes bras, ils poussent aussi. Je vais manger de la glace à la pistache !
– Viens par ici, champion ! Tu vas d’abord manger tes céréales. »
Je le serre fort contre moi et sens son cœur battre. Je ne sais toujours pas quel moment choisir pour lui dire, pour lui expliquer. Comment faire ? Quels mots ai-je le droit d’utiliser ? Je m’interdis de lui affirmer que ça ne changera rien pour lui car ce serait faux, cruellement faux. Il ne verra plus son papa tous les jours, puisque celui-ci n’ira plus le chercher chez ma mère après l’école. Sans compter que je ne joue pas à la bagarre aussi bien que lui et que mes tirs au but manquent légèrement de force.
Et c’est moi qui l’aurai voulu ; je me sens seule coupable et unique responsable. Son papa aurait peut-être pu continuer des années ainsi. Sans passion, sans frémissements, sans folie, sans magie. Uniquement des cris.
« Maman ! Tu rêves encore ! Papa revient aujourd’hui ?
– Je ne sais pas, chéri. Je vais l’appeler tout à l’heure pour savoir s’il a terminé, ne puis-je m’empêcher de répondre, en mentant honteusement.
– Et toi, tu as beaucoup de travail aujourd’hui, Maman ?
– Un peu, oui, pourquoi ?
– Si vous travaillez tous les deux beaucoup, qui va s’occuper de moi ?
– Ne t’inquiète pas, mon chéri d’amour, il y aura toujours quelqu’un. Maman, Papa, l’abuelo ou l’abuela.
– Et un jour, j’aurai un petit frère, Maman ? Tristan, il a deux frères. Même que son grand frère, il remplace son papa quand il n’est pas là. Parce qu’avec une maman en moins, la vie elle est pas facile. Alors, il faut que tout le monde se serre les genoux.
– Tu veux dire les coudes, Tom ?
– Oui, voilà. On s’aide, quoi. »
Nous sommes en retard sur notre timing et je m’empresse d’accélérer le rythme, chose que je déteste. Je prends néanmoins le temps de choisir une jolie tenue et de soigner mon maquillage. En sortant de l’appartement, je ramasse l’enveloppe que j’avais déjà oubliée et la glisse dans mon sac avant de descendre avec Tom et prendre la direction de l’école.
« Bonne journée mon amour, à ce soir !
– Au revoir, M’man.
– Eh ! Tom ?
– Oui, Maman ?
– Je t’aime !
– Oui, je sais, Maman ! »
Il part en courant vers Tristan, qui comme d’habitude l’attend sagement devant la porte de l’établissement. Tous deux se connaissent depuis la crèche. Il m’arrivait d’apercevoir la maman de Tristan, Sophie, le soir quand j’allais récupérer Tom. Elle ne parlait jamais beaucoup. Elle était déjà visiblement malade, le teint blafard, le corps d’une extrême maigreur. Son visage s’illuminait pourtant dès qu’elle soulevait son petit garçon dans ses bras décharnés, mais elle paraissait si faible que je me demandais souvent si elle n’allait pas le laisser tomber. Au fil du temps, la grand-mère s’était mise à remplacer occasionnellement la mère à la sortie de l’école. Puis elle l’avait remplacée pour toujours.
J’avais appris par le père de Tristan, Clément, un géant aux airs de petit garçon, que Sophie était partie dans son sommeil. Hospitalisée depuis des semaines en soins palliatifs, elle avait cependant choisi de passer ses derniers jours parmi les siens. Curieusement, de retour chez elle, elle avait moins souffert. Pour sa dernière soirée, elle avait souhaité une bonne nuit à ses enfants en leur demandant de bien la chercher parmi les étoiles le jour où elle ne serait pas là. Plus là.
Dès le lendemain, les deux grands frères avaient scruté le ciel, le petit dernier dans leurs bras, à la recherche de cette lumière qui s’était éteinte pendant la nuit. Clément m’avait raconté cela avec émotion et avec un sourire empreint de résilience. Il se devait de rester debout, pour ses trois guerriers, comme il aimait à les appeler.
Mon cœur se serre désormais à chaque fois que je pose les yeux sur Tristan. Il n’a guère eu le temps de connaître sa maman et semble porter tout un monde de tristesse sur ses épaules. L’amitié qui le lie à Tom est extrêmement touchante et la bienveillance de mon fils à son égard l’est encore plus.
La sonnerie de mon téléphone m’arrache une nouvelle fois à mes pensées.
« Tu ne m’as pas appelé ?
– Bonjour, toi. Je viens de déposer Tom.
– Tu es en retard, alors ?
– Oui, en effet, nous avons perdu du temps ce matin.
– On déjeune ensemble ?
– Oh… Encore ?
– Oui, pourquoi, tu as autre chose de prévu ?
– Non, mais…
– Alors je serai là à 12h30. Pour te faire plaisir, je t’attendrai devant la banque. Tu es habillée comment ?
– Euh… Je porte un pantalon beige et un chemisier blanc.
– Et en lingerie ?
– Qu’est-ce que ça peut te faire, tu ne vas pas la voir !
– Qu’est-ce que tu en sais ?
– Hmmm…. À moins que tu n’aies des pouvoirs…
– 12h30 ! répète-t-il. Ne sois pas en retard. À tout à l’heure, bébé. »
Quinze ans. J’ai de nouveau quinze ans. Je me sens fébrile, aérienne, futile. En vie. Oui, je me sens vivante.
Pénélope m’accueille ce matin-là avec un sourire qui me permet de constater qu’elle a encore toutes ses dents.
« Bonjour, Juliette !
– Bonjour, Pénélope ! Tu vas bien ?
– Très bien ! Et toi ? me demande-t-elle, les yeux emplis de curiosité.
– Eh bien… Oui, ça va… Besoin de vacances, vivement l’été !
– Tu dois être très sage en ce moment, dis-moi ?
– Oui, comme toujours, dis-je sur un ton ironique. Pourquoi ?
– Tu as encore reçu une livraison ce matin.
– Non !
– Si ! s’écrie-t-elle, excitée.
– Eh bien je vais voir ça, alors. Bonne journée, Pénélope !
– Bonne journée, Juliette ! »
Dans l’ascenseur, je souris niaisement au miroir et me demande comment je vais pouvoir justifier ce nouveau bouquet de fleurs et, surtout, où je vais le mettre. Camille me guette derrière la porte de la cafétéria.
« Juliette, Juliette ! Viens par ici. Élisa est là.
– Ah oui, et alors ?
– Elle est dans son bureau. Avec lui.
– Qui ça, lui ?
– Thomas Narcise, putain !
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il fait là ? Il ne m’a rien dit.
– Apparemment, ils ont reprogrammé le rendez-vous, tu te rappelles ?
– Mais il est là depuis quand ? Je viens de l’avoir au téléphone.
– Dix minutes. Et il y a un énorme sac dans ton bureau qui est arrivé par coursier ce matin. Avec un gros nœud.
– Hein ? Pas des fleurs ?
– Ah non ! Viens, on va voir ! »
Je pars accrocher mon trench au porte-manteau situé devant le bureau d’Élisa tout en vérifiant à travers la cloison de verre qu’il s’agit bien de Thomas. Au même moment, Élisa relève les yeux et me fait signe de les rejoindre. Je frappe avant d’entrer, lui fais la bise et tends la main droite à Thomas.
Élisa ne manque pas de savourer la situation, parfaitement consciente qu’elle me met dans l’embarras.
« Vous vous connaissez déjà, je crois ? dit-elle à l’attention de Thomas.
– Oui, en effet ! répond Thomas, lui aussi amusé par cette rencontre.
– Juliette, tu verras avec Thomas ses disponibilités pour qu’il puisse assister à un match à Wimbledon. Tu n’as pas affecté toutes les invitations, si ?
– Il me reste deux places pour les demis et la finale. J’attendais tes instructions.
– Eh bien c’est parfait. Thomas, je vous laisserai voir avec Juliette. »
Je ressors du bureau écarlate et me faxe littéralement dans le mien. Pourquoi ne m’a-t-il pas prévenu qu’il passait au bureau ce matin ? Alors que je me débarrasse de mon sac à main, mon regard est attiré par l’enveloppe blanche qui en dépasse. Je ne prends pas la peine de m’asseoir et l’ouvre pour y découvrir une longue lettre manuscrite, rédigée d’une écriture que je devine tremblante.
« Juliette,
Quand tu es apparue dans ma vie, il y a maintenant neuf ans, je ne savais pas que l’on pouvait vivre quelque chose d’aussi fou. Pour toi, je me suis éloigné de ma famille, de ma ville natale, je t’ai suivie partout où tu avais décidé de nous emmener car je t’aimais et tu étais tout pour moi.
Tom a fini par sceller cet amour. Mais par le détruire, aussi. Depuis la naissance de notre fils, tu n’as plus jamais été la même. Ton regard à mon égard a changé, j’ai été relégué au second plan.
Alors oui, je n’ai peut-être pas réagi de la meilleure façon en passant des soirées à me bourrer la gueule avec mes potes, à sortir, à vouloir fuir ce que nous étions devenus. À ne pas chercher à savoir ce qui avait vraiment changé. Je n’ai jamais été un grand communicant, je le sais. Et si je t’écris aujourd’hui, c’est parce que je sais que je n’aurai jamais le courage de te dire ces choses en face.
J’étais persuadé que tu reviendrais vers moi quand Tom aurait grandi. C’est tout le contraire qui s’est produit. Visiblement, tu étais malheureuse aussi.
Je ne sais pas ce que j’aurais dû faire, s’il y avait vraiment quelque chose à faire. Je comprends maintenant qu’il est trop tard. Je sais que je serai incapable de refaire ma vie avec une autre femme, comme tu le dis. Je ne pense pas que l’on puisse trouver deux fois sa moitié, dans une vie. Ma moitié, c’était toi.
En quinze jours, tu as décidé de foutre en l’air neuf ans. Moi, je me voyais vieillir avec toi, grandir avec toi, mourir avec toi. Je t’ai aimée avec tes kilos en trop, ton extrême maigreur, tes migraines et tes règles douloureuses.
J’en conclus que cela devait faire un bon moment que tu voulais en finir. Depuis que tu m’as annoncé, l’autre jour, que tu voulais divorcer, je n’ai plus fermé l’œil. Respirer me fait mal, penser à toi me fait mal, t’imaginer loin de moi me fait mal. Tu ne me laisses pas le choix, aucune chance, pas d’explication possible.
Je ne veux plus te voir, te respirer, ni entendre ta voix. Laisse-moi un peu de temps avant de poursuivre les démarches officielles, tu me dois bien ça.
J’ai mal à en mourir et ne me sens pas capable d’affronter cette épreuve dans la foulée.
Reste dans l’appartement pour l’instant, je suis chez Stéphane. Je récupérerai Tom pour le week-end chez ta mère, s’il te plaît. Prépare-lui des affaires pour deux jours. Cela ne sert à rien de lui mentir.
Je te déteste de me faire ça, de nous faire ça.
Mais je ne t’oublierai jamais. »
Je n’ai pas eu le temps de ravaler mes larmes que Thomas passe la tête dans mon bureau.
« Au revoir, Juliette, je vous appellerai pour les places de Wimbledon ! »
Il fronce les sourcils en voyant mes traits décomposés mais déjà Élisa lui emboîte le pas. Je ne peux que lui répondre « Au revoir, Thomas » tout en essayant d’afficher un air le plus naturel possible.
Aussitôt après avoir raccompagné Thomas, Élisa revient dans mon bureau. Elle a enfilé son masque de confidente, celui qu’elle aime tant.
« Qu’est-ce qui ne va pas, Juliette ? Tu as besoin de rentrer chez toi ? Tu n’as vraiment pas l’air dans ton assiette.
– Non, ça va aller, merci. J’ai quelques soucis, mais ça va aller. »
Je me laisse retomber sur mon fauteuil et manque de m’asseoir sur le grand sac mystère orné d’un nœud, que je m’empresse de poser par terre. Élisa prend place à son tour dans la chaise visiteur qui se trouve en face de moi.
« Tu ne l’ouvres pas ? »
Nous savons tous qu’Élisa est friande de détails sur la vie privée de ses collaborateurs. Si vous êtes en bons termes avec elle, elle peut se montrer d’un grand soutien jusqu’à vous faire croire qu’elle est une amie véritable. À l’inverse, si pour une raison ou pour une autre vous n’êtes plus dans son champ de prédilection, elle peut se servir de chacun des détails que vous lui avez confiés dans un moment de faiblesse pour vous anéantir.
Je me trouve précisément dans un de ces moments de faiblesse. Je sais qu’elle ne me laissera pas tranquille tant que je ne lui aurai pas donné quelque chose de concret.
« Je vais divorcer, Élisa. Voilà. Ce n’est pas aussi facile que je le croyais. C’est tout. »
Je devine presque un semblant de sourire mais, désormais investie de son rôle de confidente, elle prend un air grave pour me répondre.
« J’en suis désolée. Est-ce ta décision ?
– Plus ou moins…
– Bref, peu importe… Tu as besoin de prendre des jours ?
– Non, merci. Je ne sais pas combien de temps ça va durer. Si besoin, je t’en parlerai. »
À mon grand soulagement, Camille vient écourter ma confession. Toujours le bon flair, ma Camille.
« Élisa, est-ce qu’on peut se voir ? J’ai repéré deux profils intéressants qui pourraient convenir pour le remplacement d’Olivier. Mais il faut aller vite, très vite. »
Olivier est notre plus jeune recrue, mais surtout notre responsable du développement. Originaire de Provence, promis à un brillant avenir, il ne s’est jamais plu à Paris, où il a décroché son premier job. Il a toujours dit que cette ville ne serait qu’une étape dans sa vie et il nous a en effet informés il y a trois semaines qu’il avait décidé de passer à la suivante. Dans quatre mois, il entamera un tour du monde qu’il prépare et planifie minutieusement depuis deux ans. Il nous a annoncé cela un matin, au café, comme s’il s’agissait de partir en week-end à Deauville.
Il a réussi à réunir assez d’argent pour pouvoir parcourir les quatorze pays qui ponctueront son parcours sur quatre continents. Nous avons tous été très surpris car, Olivier étant très discret sur sa vie privée et ses ambitions personnelles, nous n’avions jamais imaginé qu’un tel projet puisse mûrir dans sa tête.
On ne connaît jamais vraiment les gens avec lesquels on travaille. Ou peut-être que l’on ne s’intéresse pas assez à eux, tout simplement.
Olivier a soif de découvrir d’autres modes de vie, d’autres traditions, d’autres histoires et d’autres personnes. À travers ses considérations, il nous a fait prendre une nouvelle fois conscience de l’absurdité de nos vies. Le fameux métro-boulot-dodo.
L’absence d’ouverture envers d’autres cultures ou d’autres religions.
Notre course permanente contre le temps.
La peur de l’inconnu et des autres, qui nous rend égoïstes et nombrilistes.
Olivier ne s’identifie pas à ce modèle de mouton sur lequel nous semblons tous nous calquer une fois entrés dans la vie active. Ce jour-là, Camille l’a regardé d’un air rêveur en battant des cils à la manière de Betty Boop.
« J’aimerais tant aller en Australie et en Argentine…
– Ah oui, ces pays te font rêver ? a demandé Olivier, ravi d’avoir suscité son attention.
– Oh oui… Les deux types d’hommes que j’adore ! L’Argentin, brun, ténébreux, barbe de trois jours, qui me fait chavirer en dansant le tango… Et le surfeur australien, bronzé, au corps de rêve… »
Avant de quitter le bureau, Élisa me demande une dernière fois si je vais bien. Je lui réponds par l’affirmative devant Camille qui m’interroge du regard, puis les laisse repartir avant de m’attaquer nerveusement au nœud du paquet mystère, sans savoir à quoi m’attendre. Personnellement, cela fait déjà longtemps que j’ai épuisé la liste des surprises envisageables.
Je ne peux cependant m’empêcher de pousser un petit cri quand je vois le nom de l’enseigne inscrit sur la boîte. Il s’agit d’une boutique de luxe, celle devant laquelle je me suis arrêtée quelques microsecondes quand Thomas et moi avons remonté l’avenue l’autre jour. Dans la boîte, à la manière de poupées russes, un grand sac monogrammé en contient un autre plus petit d’une autre couleur, avec à l’intérieur de celui-ci un élégant porte-monnaie. Et, à l’intérieur du porte-monnaie, une minuscule clé accompagnée d’un message.
« Je me disais qu’il manquait une petite touche glamour à la femme élégante que tu es. Ces petits présents ne feront que te rendre encore follement plus classe. La clé, c’est celle de mon cœur. Prends-en bien soin. »
Je ne sais trop qu’en penser. Tout me semble exagéré, comme s’il y avait erreur sur la fille. Tout va trop vite, je n’ai pas le temps de réfléchir un seul instant. Que voit-il en moi ? Sur le papier, nous sommes déjà si différents.
Quand je le retrouve plus tard pour déjeuner, Thomas est attentionné. Il m’abreuve de belles paroles que je bois goulûment, prête à tout entendre pour fuir la réalité. Je suis comme hypnotisée, mais je trouve néanmoins la force de lui dire que je ne peux accepter ses cadeaux. Des fleurs, cela reste de l’ordre du raisonnable, pour autant qu’elles ne se comptent pas par milliers, mais des cadeaux trop coûteux me mettent mal à l’aise. Il me répond simplement que l’argent est fait pour être dépensé en faisant plaisir à ceux qu’on aime.
Il ne me reparle ni du projet de week-end en Normandie, ni de mon divorce, ce qui me fait le plus grand bien. Pour la première fois depuis plusieurs jours, je ne me sens pas sous pression.
Il se livre même à quelques aveux très personnels en me dévoilant la peur qu’il a d’être quitté en raison du traumatisme que lui a infligé son ex-femme. Celle-ci a choisi de disparaître du jour au lendemain après cinq années de relation. Il n’a eu droit à aucune explication, aucun SMS, aucun appel ou mail. Elle a scellé unilatéralement leur rupture par un simple Post-it qu’il a retrouvé sur le frigo un soir en rentrant.
« Je suis partie. Ne me cherche pas. Ce n’était plus possible. »
Je tente une blague en lui disant qu’elle s’est sans doute inspirée du personnage de Jack Berger dans un épisode de la série Sex and the City, celui où justement il annonce à Carrie Bradshaw la fin de leur relation par l’intermédiaire d’un Post-it.
Ça ne le fait pas trop rire. Moi si, intérieurement.
De retour vers mon bureau, nous nous arrêtons devant la boutique où j’ai acheté la robe Belle des Champs. J’éprouve le besoin de m’acheter un nouveau jean. Ou plutôt l’envie. Il décide de m’accompagner à l’intérieur, ce qui me ravit car les mecs détestent généralement faire les boutiques.
Je choisis deux ou trois modèles afin de les essayer tandis qu’il flâne dans les différents rayons du magasin. Il trouve un jean très clair, légèrement déchiré au niveau des cuisses, qu’il me montre de loin. J’acquiesce d’un signe de tête, ce qui l’amène à me demander ma taille afin de pouvoir me l’apporter.
Je lui réponds : « 38 ! »
Il repose le jean, fait valser les cintres entre ses doigts, mais revient finalement vers moi les bras vides.
« Tu fais du 38 ?
– Ben oui, quoi ? Parfois même du 40, dans certaines coupes.
– Mes ex n’ont jamais fait plus que du 36 ! Ma dernière copine faisait même du 34 ; elle était extrêmement mince. Elle mangeait ce qu’elle voulait, même plus que moi, c’est ça qui était dingue.
– Et… ?
– Bah rien. J’ai toujours pensé que la taille idéale était le 36. Mais bon, le 38 me convient apparemment très bien aussi ! ajoute-t-il en m’embrassant dans le cou. Mais pas 40, bébé ! 40, c’est trop. Il faut que tu prennes soin de toi. »
Que je prenne soin de moi ??? !!! Furieuse, je lui balance tous les vêtements que j’avais dans les bras et le laisse planté au beau milieu du magasin, entouré de touristes japonaises hystériques.
Elles, elles font certainement du 36.