« Attention, vous pénétrez sur le territoire de l’amour-fou-addictif.
Vous allez devenir bête, laide. Vous direz agir par amour. Alors qu’en fait, il ne s’agira que de
vous et de vos besoins. Tout ce que vous voudrez, c’est posséder. N’allez surtout pas par là. Si vous
le faites, collez-vous une baffe. Ou venez me voir : je vous en collerai une. »
Love x Style x Life, Garance Doré
Si le comportement de Thomas ne m’a pas plu, le mien l’a également refroidi. Je m’attendais à un déluge d’appels et de messages de sa part, mais rien, sinon le silence le plus plat. Pas de bouquet, pas de sac, pas de coup de soleil ni de coup de je t’aime.
Il est déjà clair dans ma tête que je vais passer à autre chose très rapidement. Je n’ai aucune envie d’ajouter un nouveau problème à ma liste car je risquerais fort de ne plus avoir d’encre, mais je dois tout de même avouer que son mutisme m’agace un peu. Après tout, c’est lui qui s’est montré particulièrement grossier ! S’il y a bien un sujet que les hommes doivent aborder avec des pincettes avec nous, les femmes, c’est celui du poids. La société nous bombarde suffisamment de stéréotypes pour que l’on ne se sente jamais dans la bonne case. Et quand ton mec te dit que tu ne ressembles pas à Kate Moss – contrairement à son ex qui, elle, lui ressemblait –, autant se faire tout de suite une indigestion de glace aux cookies ! Plus que sa référence à ma taille de vêtements, c’est le fait de m’avoir comparée à son ancienne amie qui m’a déplu. Il a commis là une deuxième erreur : ne jamais comparer quiconque à une ex. Cela tombe pourtant sous le sens, non ? Ce garçon n’est décidément pas très au fait de la psychologie féminine. À moins qu’il n’en fasse une abstraction totale ?
C’est donc à l’issue d’une journée plutôt tranquille que je m’en vais récupérer mon petit Tom assez tôt chez ma mère. Il m’assaille illico de questions :
« Maman, il n’est pas rentré, Papa ?
– Non, chéri, il n’est pas rentré et il ne va pas rentrer tout de suite.
– Mais pourquoi, M’man ?
– Il faudra que je t’explique quelque chose, chéri, on en parlera au bain, d’accord ?
– Il est pas mort, Papa, M’man ?
– Mais non, évidemment que non. Pourquoi tu dis ça ?
– Parce que tu fais cette tête toute triste ! »
Arrivée à la maison, j’ouvre les différents courriers qui m’attendent sous la porte : loyer, déclaration d’impôts, facture de cantine, facture EDF, que du bonheur.
Mais pas de lettre de lui, ni de message.
Je jette un coup d’œil à mon portable, pas plus de nouvelles de Thomas. Je décide de ne pas lui en donner non plus. Il aura dépensé beaucoup d’argent pour rien !
Il ne me reste plus qu’à faire couler l’eau dans la baignoire, sans lésiner sur le bain moussant. Il faudra au moins ça pour noyer le chagrin de Tom que j’appréhende déjà. Je vais jusqu’à sortir son bateau de pirates ainsi que ses Playmobil préférés, habituellement interdits au bain. Il faut bien prendre des mesures exceptionnelles pour ce que je m’apprête à lui annoncer.
« Le bain est prêt, Tom !
– J’arriiiiiive, Maman ! Tu viens avec moi ? »
Je n’avais pas prévu de partager ce bain avec lui, mais je devine que je vais être incapable de lui refuser quoi que ce soit dans les jours qui viennent. La culpabilité qui m’envahit me coupe presque la respiration. Il me faut retenir mon cœur pour l’empêcher de sortir de mon thorax.
Tom entre le premier dans la baignoire et y plonge intégralement son petit corps pour se transformer en bonhomme de mousse.
Par réflexe, je referme la porte de la salle de bains à clé avant de me déshabiller à mon tour devant le grand miroir. Je laisse tomber mon pantalon sur mes chevilles et me retrouve intégralement nue. Je me retourne et pose mes mains sur mes fesses et mes hanches, comme pour mieux me saisir de leur proéminence.
Plus je me regarde, moins j’apprécie l’image qui m’est renvoyée. Je me surprends même à penser que je serais certainement mieux si je perdais un peu de poids.
Si j’ai toujours manqué de confiance en moi, je n’en ai cependant jamais rien laissé paraître. Je sais que je plais aux hommes, malgré la piètre opinion que je peux avoir de moi-même.
Tom surprend la moue que j’adresse au miroir.
« Tu ne te trouves pas belle, Maman ?
– Je crois que je pourrais être encore plus belle si j’arrangeais deux ou trois petites choses !
– Moi je te trouve très belle. Et toutes les filles de mon école, elles me disent tout le temps que t’es trop jolie. Et aussi qu’elles adorent tes vêtements, t’es toujours à la mode.
– C’est gentil, ça, mon chéri.
– Alors, M’man, Papa, il rentre quand ? »
Je choisis cet instant pour le rejoindre dans son bain et lui prendre les mains.
« Tom, tu es un petit garçon très intelligent et je pense que tu vas comprendre ce que je vais t’expliquer. »
J’inspire un grand coup. Tom, le visage plein de mousse, relève la tête pour m’écouter attentivement.
« Papa et Maman ne sont plus amoureux. Nous nous sommes aimés très longtemps mais ce n’est plus le cas aujourd’hui.
– C’est à cause de moi ? s’inquiète aussitôt Tom.
– Bien sûr que non, tu es notre petit garçon chéri et tu n’es absolument pas responsable.
– Qu’est-ce qui va se passer ?
– Eh bien, nous allons habiter chacun dans une maison différente.
– Mais pourquoi ? demande-t-il presque sans surprise.
– Parce que quand deux personnes se disputent tout le temps, il leur devient impossible de vivre sous le même toit.
– Et moi, je vais où ?
– Toi, tu habiteras avec Maman et tu verras Papa le week-end et pendant les vacances. Mais il pourra toujours venir te voir quand il en aura envie.
– C’est comme Cécilia. Ses parents ils ont bivorcé.
– Divorcé, chéri. Oui, c’est ça. Et tu sais comment ça se passe ?
– Ben… Elle est des fois chez sa mère et des fois chez son père. Elle a deux maisons, quoi.
– Voilà. Nous allons faire en sorte que ça se passe au mieux pour toi, mon petit chat.
– Mais pourquoi vous ne vous aimez plus ? Quand on se marie, c’est pas pour la vie ?
– Nous aimerions tous que ça se passe comme ça, Tom. Mais tu sais, on ne choisit pas. Parfois, on n’est plus d’accord sur plein de choses et cela rend la vie très compliquée. Et la vie, ce n’est pas fait pour être compliqué.
– Tu sais Maman, je t’ai entendue crier avec Papa. Je me suis bouché les oreilles jusqu’à ce que Papa parte en claquant la porte.
– Je suis désolée, chéri, vraiment désolée.
– C’est la faute à qui alors, Maman ?
– Ce n’est la faute de personne, ni la mienne, ni la sienne, et surtout pas la tienne, surtout, surtout pas.
– Les bivorces, c’est nul. Si c’est pour bivorcer, on n’a pas le droit d’avoir des enfants ! »
Tom prend ses Playmobil et commence à jouer bruyamment avec. Il s’agite, plonge ses jouets dans l’eau et provoque d’énormes vagues comme s’il avait décidé d’interrompre la conversation en m’ignorant totalement. La salle de bains se retrouve rapidement transformée en piscine.
« Tom ! Regarde ce que tu fais ! »
Il ne me répond pas et continue de plus belle.
« S’il te plaît, Tom, arrête de bouger dans tous les sens ! Il n’y aura bientôt plus d’eau dans la baignoire et nous allons inonder les voisins. »
Il fait mine de ne pas m’entendre, m’obligeant à poser mes mains sur ses bras pour l’empêcher de bouger. Il se débat et me décoche un coup de pied dans le ventre.
« Tom ! Arrête ça tout de suite ! »
Mais il se jette subitement en arrière jusqu’à se cogner la tête contre le rebord de la baignoire, et commence à crier et à pleurer violemment tout en martelant ma poitrine de ses petits poings. Ses grands yeux noirs se remplissent de larmes.
« Je te déteste ! Je vous déteste ! me hurle-t-il au visage. J’aurais préféré ne pas être dans ce monde ! »
Ses sanglots me déchirent le cœur. Je m’attendais à une forte réaction de sa part, mais certainement pas à de telles paroles, à des mots aussi durs. Je le laisse sangloter contre moi durant de longues minutes, sans que nos corps puissent répondre par un seul mouvement, sans pouvoir le consoler, sans pouvoir soulager la peine infinie que j’ai provoquée en lui.
Seule responsable de ce déluge de larmes, je reste là sans bouger, frigorifiée par l’eau désormais froide, mais surtout par le chagrin dans lequel nous baignons tous les deux. Son petit corps tremblant, désormais assailli de hoquets, semble lui aussi gelé. Je refais couler de l’eau chaude.
« Je veux sortir du bain, Maman », me lâche-t-il alors en détournant le regard.
Je lui fais enfiler son peignoir en silence. Une fois emmitouflé dedans, il arrête de trembler et part chercher son pyjama dans son lit. Il revient et me le tend pour que je l’aide à le mettre.
« Maman, est-ce que je pourrai avoir le même lit, dans la maison de Papa ? »
Je réponds par l’affirmative, prête à tout pour panser son petit cœur.
« Oui, bien sûr. Je vais en parler à Papa.
– Il habite où, Papa, là ?
– Il est chez un ami, en attendant. Tu le connais, c’est Stéphane. Il va bientôt chercher une nouvelle maison.
– Et je le revois quand ?
– Tu vas passer le week-end avec lui. Tu veux lui parler au téléphone ?
– Non. Je n’ai rien à dire. Plus rien. »
Pendant que je prépare le dîner, je laisse Tom regarder un épisode de son dessin animé préféré. Il en est le premier surpris, mais il accepte bien entendu avec joie. L’espace de quelques instants, je redeviens sa maman préférée. Il ne me pose plus aucune question pendant le reste de la soirée, me laissant m’interroger sur la nécessité d’appeler son père pour lui dire que j’ai finalement tout raconté à Tom. Mais il a clairement exprimé dans sa lettre qu’il ne souhaitait plus me parler, pour l’instant. À vrai dire, je n’ai pas très envie de lui parler non plus. Il faudrait pourtant que nous communiquions, ne serait-ce que pour Tom… Celui-ci m’arrache à mes pensées en me tendant un livre.
« Tu me racontes cette histoire, M’man ?
– Oui, bien sûr, mon chéri. Allons-y. Grimpe dans ton lit ! »
Sous les étoiles artificielles de son plafond, je prends ma voix la plus douce et lui lis les aventures de Jack et le haricot magique.
« Jack, il n’a pas de papa ? Il n’en parle jamais », susurre Tom dont les paupières se ferment doucement. Et avant que j’aie eu le temps de lui lire la fin du récit, il s’endort d’un sommeil qui me paraît incroyablement paisible. Le calme après la tempête.
Sa respiration se fait plus tranquille et je regarde ses petits poumons se gonfler d’air sous son pyjama bientôt trop petit. J’éteins la lune qui illumine sa chambre et m’allonge près de lui pour repenser à ces deux dernières semaines un peu folles. Je ne me reconnais pas dans mon comportement. Mes choix et mon attitude me feraient presque peur. J’éprouve le besoin de me confier à ma sœur, Salomé, mais il est évident que je crains son jugement. Je me sens tout à coup très seule et d’humeur saturnienne.
Je somnole, les images du dîner avec Thomas se promenant dans les rêveries qui ont pris les commandes de mon cerveau. Je me revois, hésitante, avenue George-V, sur le trottoir d’en face, me demandant ce que je vais faire dans ce genre d’endroit que je ne fréquente jamais.
Ce soir-là, j’avais été très impressionnée par le cadre. J’avais longuement observé le ballet incessant des voitures de luxe d’où sortaient de jeunes gens fortunés qui lançaient leur clé au voiturier sans pour autant lui accorder le moindre regard.
Je n’étais pas habituée à ça. Ce n’était pas mon milieu, ma place n’était pas là.
J’avais hésité, le portable dans la main. J’aurais pu lui expliquer que j’avais un empêchement, que je n’avais trouvé personne pour garder mon fils, mais j’avais plutôt regardé mon reflet dans la vitrine d’un célèbre créateur de montres de luxe. J’avais trente ans, un anniversaire que l’on célèbre en général plus que dignement, et j’avais enfilé une petite robe fourreau noire, simple mais élégante, que je n’avais guère eu l’occasion de porter auparavant. Quand j’étais partie en laissant Tom chez ma mère, celui-ci m’avait dit : « Ouah, Maman, tu ressembles à la femme du président ! »
Pour l’occasion, j’avais également ressorti ma petite pochette qui portait la vingt-quatrième lettre de l’alphabet apposée sur sa fermeture. C’était le cadeau d’un cousin ayant fait fortune aux États-Unis. Il y dirigeait sa propre chaîne de restaurants de viandes grillées ainsi que quelques bars à l’activité douteuse, et nous ne le voyions que très rarement. Ses cadeaux étaient d’autant plus généreux que ses absences étaient longues.
J’avais également chaussé une paire d’escarpins bon marché, mais qui faisaient parfaitement illusion. En inspectant ainsi mon reflet de la tête aux pieds, je m’étais trouvée quelconque et j’avais détourné le regard. C’est alors que je l’avais vu.
Thomas venait de garer sa voiture de sport. Il en était sorti vêtu d’un costume gris clair, en semblant moins petit que dans mes souvenirs, et il avait lancé ses clés au voiturier avant de s’en approcher d’une façon familière pour échanger quelques mots avec lui, puis son regard avait traversé l’avenue. Il m’avait repérée et s’était aussitôt engagé sur le passage piéton pour me rejoindre.
J’avais discrètement rangé dans ma pochette mon téléphone portable, sur lequel j’avais commencé à taper un message : « Je suis désolée, je ne vais pas pouvoir venir… »
« Bonsoir, Juliette.
– Bonsoir, Thomas, avais-je répondu tandis que mes joues se coloraient de toutes les nuances de rouge.
– On se fait la bise ?
– Allez, soyons fous. »
Pour la première fois, nos visages s’étaient effleurés. Il sentait bon ; j’avais bien sûr deviné qu’il venait de se parfumer tant les effluves étaient présents.
« Vous êtes très en beauté, ce soir, m’avait-il complimentée. Je suis très heureux que vous ayez accepté mon invitation, vous m’avez fait douter jusqu’à la dernière minute. Mais j’aime ça. »
Il m’avait pris la main pour m’inviter à traverser, m’obligeant à laisser mes doutes et mes interrogations derrière moi, devant la vitrine du magasin de montres. Nous avions pénétré ensemble dans le lobby de ce palace parisien et je m’étais sentie comme une petite fille découvrant Disneyland. Sous un lustre d’une taille impressionnante, des dizaines de vases débordaient de somptueuses orchidées blanches, histoire d’en mettre plein la vue aux visiteurs dès leurs premiers pas. Le budget fleurs de cet établissement était nettement supérieur à celui de Thomas !
Les marbres, les miroirs, les dorures, tout m’avait laissé croire que j’entrais dans un palais et que j’allais me transformer en princesse durant quelques heures. Les yeux surlignés de mascara et emplis d’étoiles, j’avais contemplé ce magnifique lobby dans les moindres détails. Thomas avait sans doute lu dans mes pensées :
« Bienvenue dans votre palais, princesse. »
J’avais eu envie de lui confier que je me sentais comme Julia Roberts dans Pretty Woman, mais je m’étais retenue. Je n’étais pas la jolie prostituée, ni lui Richard Gere.
Il m’avait proposé d’aller boire une coupe de champagne au bar de l’hôtel avant de rejoindre l’un des restaurants étoilés, où il avait réservé une table.
« On se tutoie ? m’avait-il proposé pendant que l’on nous installait dans de confortables fauteuils.
– Cela rendra peut-être la conversation plus fluide, avais-je répondu d’une petite voix.
– Tu bois de l’alcool ?
– Je ne suis pas une très grande amatrice de vins, mais je bois du champagne et quelques cocktails.
– Encore un point commun. Je ne bois pas d’alcool, sauf occasions exceptionnelles. Et aujourd’hui, c’est une occasion plus qu’exceptionnelle », m’avait-il confié en posant ses yeux à la naissance de mes seins.
De nouveau, j’avais rougi.
Un serveur discret nous avait apporté deux coupes de champagne et quelques amuse-bouches qu’il avait déposés sur notre table d’une manière très solennelle. Thomas avait levé son verre et m’avait invitée à faire de même. J’avais cette fois-ci songé à Julia Roberts dans la scène des escargots lors du dîner avec les investisseurs, et j’avais éclaté de rire…
Soudain, la sonnerie de mon portable, que j’ai laissé sur ma table de chevet, vient interrompre mes songes de Belle au Bois dormant. Je quitte le lit de Tom en pensant aussitôt qu’il s’agit d’un appel de Thomas. Quelques instants plus tard, c’est pourtant le nom d’Alexandre qui s’affiche à l’écran. Je suis déçue et il le perçoit dans ma voix quand je réponds sans empressement.
« Oh, je te dérange ? s’inquiète-t-il.
– Non, non. Je m’étais endormie avec Tom. Ça va ?
– Oui, et toi ? Tu es seule ?
– Oui.
– Je peux monter un peu ?
– Je ne sais pas… Je suis fatiguée… Je ne suis pas de très bonne humeur…
– Juste quinze minutes, promis. J’ai un petit cadeau pour toi. Tu n’étais pas là le jour de ton anniversaire et je n’ai pas pu te le donner.
– OK, donne-moi cinq minutes. »
Je mets un peu d’ordre dans le salon et décide de revêtir une tenue décontractée. Je jette mon dévolu sur un legging et un sweat à capuche rose. J’enfile de grosses chaussettes à pompons et attache mes cheveux en queue de cheval négligée. Il ne me manque plus qu’un pot de glace et un CD de Mariah Carey pour me transformer en la digne héritière de Bridget Jones.
Trois petits coups frappés à la porte m’annoncent l’arrivée d’Alexandre. Avant de lui ouvrir, je jette un nouveau coup d’œil à mon portable, mais l’écran indique toujours zéro SMS, aucun appel manqué. Il ne me reste plus qu’à accueillir chaleureusement Alexandre. Parler me fera du bien, à moi aussi.
Il me serre dans ses bras et me tend un petit paquet carré, emballé dans du papier doré.
« Joyeux anniversaire, Juju !
– Oh merci, Alex. Mais ce n’est plus mon anniversaire !
– Et alors ? C’est pas meilleur quand ça dure longtemps ?
– Ahaha. Tu ne peux pas t’en empêcher, hein ?
– Non ! Tu es ravissante dans ta petite tenue d’étudiante. Tu postules à un poste de pom-pom girl ?
– Très drôle. Plutôt Bridget Jones. Ils parlent de faire le troisième volet. Je peux ouvrir ?
– Ben non, garde-le jusqu’à l’année prochaine si tu estimes que la date est périmée. »
Je déballe alors ce qui semble être une boîte et l’agite près de mon oreille pour essayer d’en deviner le contenu. Je finis par découvrir à l’intérieur un coffret week-end de trois jours pour une escapade à deux en Europe. Un petit carton y est scotché, sur lequel je peux lire :
« Pour la grande rêveuse que tu es. Je suis sûr que tu trouveras un endroit qui te plaira parmi toutes ces destinations. Happy You, Juju. Alexandre. »
Je me sens gênée et lui chuchote un merci à peine audible.
« Ben quoi, ça ne te plaît pas ?
– Si, sauf que… C’est pour quoi ? Ou plutôt pour qui ?
– Pour toi, nunuche ! Ne t’emballe pas ! Ce n’est pas pour y aller avec moi, hein ! C’est ma toute dernière création. »
Soulagée, je ris nerveusement. Alexandre travaille pour un célèbre concepteur de coffrets cadeaux spécialisé dans les séjours haut de gamme. Après quatre années à la tête de l’antenne suisse, il a intégré il y a maintenant deux ans l’équipe française et travaille désormais sur un nouveau projet de développement à l’international.
« On a tous besoin de prendre l’air ! ajoute-t-il. Je suis heureux de t’offrir notre tout nouveau concept, auquel j’ai consacré des centaines de nuits blanches.
– Oui, sauf celles où tu déménageais les meubles avec Alexia. Oups. Pardon.
– Ça va, ça va. Je pense moins à elle, maintenant.
– Le temps fait son œuvre. Viens, on s’assoit ? Tu veux boire quelque chose ?
– Ouah ! s’exclame Alexandre en s’emparant du livre posé sur le canapé. Belle du Seigneur ! Où est-ce que tu as trouvé ça ?
– Tu veux dire ce magnifique exemplaire unique, en peau havane, orné de filets d’or ?
– Euh… Oui…
– Tu te rappelles Thomas ? Le type dont je t’ai parlé, celui qui m’envoie des fleurs…
– Oui, je m’en souviens vaguement. C’est lui ?
– Oui, c’était son cadeau d’anniversaire. Qu’est-ce que je t’apporte à boire, alors ?
– Je veux bien une tisane, si tu as ça en stock.
– Tu es malade ?
– Pas du tout, j’ai juste enchaîné les déjeuners avec des clients ces derniers jours, j’ai l’impression d’avoir pris une tonne. Je suis à deux doigts de m’acheter le dernier Elle, “Perdre 4 kilos avant le maillot”. Disons que je suis en détox.
– Ah, désolée, pas de jus de tomate. Mais oui, je dois avoir une tisane de mamie. »
Alexandre me rejoint dans la cuisine pendant que je mets de l’eau à bouillir. Il prend un air de petit garçon qui a fait une bêtise et se lance pour me poser la question qui lui occupe l’esprit :
« Sinon, Camille, comment va-t-elle ?
– Bas les pattes, Alexandre ! Camille n’est pas pour toi.
– Pourquoi ça ? Elle est lesbienne ?
– Absolument pas.
– Alors, pourquoi ne serait-elle pas pour moi ?
– Pour de multiples raisons. C’est mon amie et je ne veux pas que tu lui brises le cœur.
– Pourquoi lui briserais-je le cœur ? T’es vache ! Je te signale que c’est moi qui viens de me faire larguer.
– Justement.
– Quoi, justement ?
– Tu viens juste de te faire larguer, comme tu dis. Tu n’es en aucun cas prêt à t’engager dans une relation sérieuse. C’est trop tôt, et je ne veux pas qu’elle te serve de pansement.
– De pansement ?
– Tu vois très bien ce que je veux dire. Il y a une période de deuil à faire après une relation. La personne qui passe après paie toujours les pots cassés. Je ne veux pas que ce soit Camille. Elle cherche le grand amour.
– Je suis un grand garçon, tu sais. Je sais si je suis prêt à passer à autre chose ou pas. Elle m’a tapé dans l’œil, en tout cas. Et j’ai eu l’impression que moi aussi. Elle ne t’a pas parlé de moi ?
– Bah… Non.
– Arrête… Dis-moi la vérité.
– Elle m’a juste dit qu’elle te trouvait pas mal. Viens, on va sur le canapé.
– Juste pas mal ? Bon, ça mérite quand même un 06… Tu lui donneras le mien, de ma part ?
– JAMAIS !
– S’il te plaît, Juju… Bon et toi, alors, tu racontes ? »
Je ne sais pas par où commencer et, surtout, je ne sais pas si je dois vraiment TOUT lui raconter. Je suis pourtant consciente qu’Alexandre ne me jugera pas même s’il se rend compte – comme je viens moi-même de le faire – que je suis loin d’avoir suivi les conseils que je lui ai donnés puisque je suis à peine sortie d’une relation pour en entamer une autre. Laquelle n’a abouti à rien, de toute façon. Dans quelques jours, je parlerai sans doute de Thomas Narcise comme d’un coup d’un soir. Et peut-être bien que je garderai les cadeaux qu’il m’a offerts. Prime de risque !
Je commence d’abord par raconter à Alexandre que j’ai annoncé notre séparation à Tom, puis lui décris mot à mot sa réaction en évoquant mon immense sentiment de culpabilité et ma peur qu’il ne me pardonne jamais.
« Tu es sa maman, Juliette. Il t’aimera toujours. Les enfants de couples divorcés sont complètement entrés dans les mœurs. Ils ont tous des copains qui ont des parents divorcés. Aujourd’hui, aucun enfant n’est différent parce que ses parents ont divorcé.
– Je sais. Ça ne facilite pas les choses pour autant.
– Quand est-ce qu’il revoit son père ?
– Ce week-end, normalement.
– Tu crois que c’est une bonne idée de lui laisser Tom pour le weekend ? »
Je ne me suis pas posé la question, estimant normal que son papa puisse le voir, d’autant plus que Tom en a très envie, lui aussi.
« Je pense que oui. Ils en ont besoin tous les deux. Après, je ne sais pas dans quel état d’esprit il va être. Je ne voudrais pas non plus qu’il en revienne encore plus perturbé. »
Mon téléphone choisit ce moment pour se manifester. Je me jette littéralement dessus pour y découvrir un message de Thomas : « Je pense que je me suis mal exprimé aujourd’hui. Ta réaction était quand même un peu exagérée. Je vais mettre ça sur le compte de ton tempérament latin. On se voit demain ? Je ne te manque pas un peu ? Bonne nuit bébé. »
J’affiche un sourire, presque malgré moi. Alexandre devine qu’il s’agit de Thomas et esquisse une étrange grimace en buvant une gorgée de mon infusion de plantes au goût de réglisse. Il ignore qu’il s’agit d’une tisane censée agir en cas de troubles du transit – je n’avais rien d’autre.
« Qu’est-ce qu’il dit, Don Juan DeMarco ? », m’interroge-t-il d’un air faussement désinvolte.
Je lui raconte alors ce qui s’est passé à midi, jusqu’aux petites remarques désobligeantes de Thomas sur mon poids et ma façon de m’habiller. Alexandre semble consterné par ce que je lui raconte.
« Excuse-moi, Juliette, mais j’ai du mal à croire que tu aies le moindre doute. Ce type est tout simplement un connard ! Il manque carrément de tact, en tout cas. Est-ce qu’il ressemble à Brad Pitt, au moins ?
– Même pas. Mais tu sais bien que Brad n’est pas mon genre.
– Oui, mais fais attention à toi. Je ne le sens pas du tout.
– Je comprends. Je n’ai pas dressé le meilleur portrait de lui. À côté de ça, c’est quand même un mec hyper-attentionné qui m’offre une édition unique de mon livre préféré. »
Comme pour excuser l’attitude de Thomas, je détaille à Alexandre les fleurs qu’il m’offre, ses cadeaux, ses attentions au quotidien, et même le dîner au palace.
« Et ça justifierait le fait qu’il te traite de grosse et de plouc ou de Belle des Champs, comme tu m’as dit ?
– Il ne m’a pas traitée de plouc ni de grosse. Il a juste dit que je serais plus belle avec quelques kilos en moins et que d’autres vêtements me mettraient plus en valeur.
– Fais gaffe à toi. Tu n’as pas besoin de ça maintenant. Ça ne te ressemble pas, Juliette, de faire l’autruche. En plus, tu es très bien comme tu es. Ce type a de la merde dans les yeux. »
Alexandre se lève pour s’en aller en faisant semblant de me mettre un coup de pied aux fesses.
« Je vais te laisser dormir. Ne fais pas de conneries. Si tu as besoin de conseils pour choisir la destination de ton week-end escapade, n’hésite pas, je connais absolument tous les hôtels. Et ne t’avise pas d’y aller avec lui. Tu es censée passer un bon moment. »
Il me tend une carte de visite où est inscrit :
« Excellent conseiller en choix de culottes, pour vous servir ».
« C’est pour Camille, dit-il.
– Tu plaisantes ?
– C’est de l’humour, je vous ai entendues l’autre jour !
– C’est ça, tu ferais mieux d’aller dormir. Bonne nuit, Alex ! Et merci pour le cadeau. »
Je referme la porte pour m’écrouler sur le canapé, les pieds en l’air, la tête dans le vide. Je demeure ainsi pendant quelques minutes, jusqu’à en avoir le tournis. Toutes sortes de pensées se bousculent dans ma tête.
Thomas, un connard ? Il est culotté quand même de dire ça, Alexandre ! Mais Thomas, il n’a encore rien vu de mon caractère latin. Il est quand même revenu vers moi, non ? Mais pourquoi a-t-il attendu aussi longtemps pour revenir vers moi ? Un mot d’excuse, c’était trop demander ? C’est vrai que je n’aurais pas dû le planter en plein milieu du magasin. Mais je ne vais pas me laisser faire pour autant. Et si je maigrissais un peu ? Je m’en fous. De toute manière, je l’emmerde. On verra demain. Est-ce qu’il y a de la glace dans le congélateur ?
« Maman ! J’ai fait pipi dans mon lit ! »
Je me retourne immédiatement en effectuant une roulade arrière aussi maladroite qu’improvisée, qui vient me rappeler que j’ai bien eu trente ans, et je me retrouve face à Tom. Il ne porte plus que le haut de son pyjama qui ne semble pourtant pas avoir été épargné par le petit accident.
« Tu faisais ta gym ? me demande-t-il en se frottant les yeux.
– Oui, c’est ça, je faisais ma gym. Ce n’est pas grave, chéri, viens, on va mettre un pyjama tout propre et je vais changer les draps.
– Je ne peux pas aller dans ton lit, plutôt ?
– C’est une excellente idée. Va dans ma chambre, j’arrive. »
Je pars chercher une serviette et un gant humide sur lequel je dépose quelques gouttes de gel nettoyant pour bébé. Du haut de ses presque-six-ans, Tom n’est plus un bébé depuis longtemps, mais cette odeur de Mustela me rassure, moi. Elle m’empêche d’avoir le sentiment de vieillir en tant que maman. Au passage, je saisis un pyjama propre sur l’étendoir et rejoins Tom, qui m’attend tout nu, du côté du lit où dormait habituellement son père. Il me paraît tout à coup si fragile, si menu malgré ses petites cuisses potelées. J’ai envie de le prendre dans mes bras.
« Je suis désolé, M’man ! dit-il en baissant les yeux.
– Ce n’est pas du tout grave, mon chéri. Tu sais, Maman, elle a fait pipi au lit jusqu’à douze ans. Et tata Salomé jusqu’à dix. Tu as de la marge !
– Je ne suis pas désolé pour ça. Je suis désolé de t’avoir dit que je te déteste. J’ai menti. C’est parce que j’étais en colère. Je voudrais rester toujours avec toi. »
Pour la deuxième fois dans la soirée, mon cœur manque de se faire la malle. Tout mon amour de mère vient de se refaire une beauté et déteint maintenant sur mon petit Tom, qui m’a comblée avec la plus belle des déclarations d’amour.
Il met son pouce dans sa bouche, ce qu’il n’avait pas fait depuis longtemps, et s’endort, son front collé contre le mien.
« Je t’aime, Tom.
– Je sais, Maman. Moi aussi. »
En cet instant, plus rien ne compte…
*
Le lendemain matin, Tom a du mal à émerger. Je ne le presse pas.
« Je peux aller prendre une douche, Maman ?
– Oui, une petite douche rapide pour te réveiller !
– Et pour laver mon pipi. Et mes larmes d’hier soir, qui sont restées collées sur ma joue. »
Les mots de Tom me laissent parfois sans voix. Il demande à choisir lui-même ses vêtements et s’habille tout seul. Je le vois partir se peigner dans la salle de bains et essayer d’attraper le gel de son père en haut de l’étagère.
« C’est ça que tu veux ? dis-je en lui tendant le pot.
– Oui. Merci Maman. Je vais essayer une nouvelle coiffure.
– C’est pour plaire à Héloïse ?
– Non, Maman ! Il faut que je me coiffe comme un grand. Je ne suis plus un bébé.
– Ah oui ? Depuis quand tu es un grand ? Pour moi, tu seras toujours mon bébé.
– M’man. Je ne suis plus un bébé. Quand j’étais un bébé, tu aimais encore Papa.
– Mais je t’aime et je t’aimerai toujours, toi.
– Je sais. »
Après avoir déposé Tom à l’école, alors que je suis sur le chemin du bureau, ma mère m’appelle. Elle semble de meilleure humeur que d’habitude, à en juger par ses mots dénués de reproche. En revanche, mon père ne m’adresse pratiquement plus la parole depuis quelques jours. Quand je passe récupérer Tom chez eux et qu’il est présent, il me dit à peine bonjour et m’observe en silence. Il m’arrive alors de pleinement ressentir ce que peut signifier « être la honte de la famille ».
Maman m’apprend au téléphone qu’il l’a appelée pour lui demander à quelle heure il pourra récupérer Tom chez eux le lendemain, et si elle peut se charger de l’organisation sans qu’il ait affaire à moi. Je lui rapporte à mon tour ma conversation de la veille avec Tom et lui demande d’être attentive aux éventuelles questions que notre fils lui posera peut-être ce soir.
Tom partage une grande complicité avec son abuela, laquelle lui voue en retour un amour inconditionnel. Je conclus notre conversation en lui disant que nous discuterons des détails en fin d’après-midi et en la remerciant de s’occuper de Tom.
Les derniers préparatifs du salon à Berlin m’accaparent tout le reste de la journée, sans que je puisse même trouver le temps de déjeuner. Les imprévus et les déboires de dernière minute s’accumulent et il est impératif que je résolve tous ces problèmes avant le lendemain. J’ai à peine le temps d’apercevoir Camille qui, de son côté, a participé à un forum d’étudiants pendant une grande partie de la journée. Elle trouve cependant le temps de me faire part de sa énième déception amoureuse avec son dernier-rendez-vous. L’homme en question, un certain David, s’est révélé être un geek compulsif qui passe ses nuits à jouer en réseau. Il a passé tout le dîner avec Camille à répondre à des messages envoyés par différents membres de sa guilde.
« Au moins, ma culotte est restée intacte. De toute façon, je pense que même avec Google Maps, il n’aurait pas trouvé le chemin. C’est sûr, je ne trouverai jamais de mec en France ! Il va falloir que je parte vivre à l’étranger. »
Son humour masque mal son désenchantement. Je songe quelques instants à Alexandre et à la carte de visite qu’il m’a donnée à son attention, mais je m’abstiens de la lui transmettre.
En fin de journée, alors que je suis littéralement couchée sur mon siège de bureau, les pieds sur ma pile de dossiers, mon téléphone fixe sonne. C’est Élisa, qui veut savoir si tout est prêt pour Berlin. Elle aimerait que je lui apporte les cartes de visite qu’elle a oubliées, ainsi qu’un nouveau chargeur pour son ordinateur.
« Je sais que je voulais te demander autre chose, mais impossible de m’en souvenir ! Je te rappellerai demain matin si ça me revient. À plus, la belle. »
À peine ai-je raccroché que le téléphone sonne de nouveau. J’imagine qu’Élisa vient de retrouver la mémoire.
« Tu t’es souvenue de ce que tu voulais me dire ? dis-je en décrochant le combiné.
– Oui, je voulais te dire que tu me manques et que je veux te voir.
– Allô ?
– Oui, allô ? Juliette ?
– Thomas ??
– Ben oui, qui veux-tu que ce soit ? Tu décroches souvent le téléphone comme ça, toi ?
– Je pensais que c’était quelqu’un d’autre. Pourquoi tu m’appelles sur mon fixe ?
– Ah. Je pensais que tu ne décrocherais pas ton portable.
– On s’en fout. Qu’est-ce que tu veux ?
– Eh ! Du calme, bébé. Je t’appelle en paix. Ça va ?
– Ça va bien.
– C’est tout ?
– Quoi ? Tu veux savoir si j’ai commencé mon régime !?
– Oh, tout de suite… Tu es plutôt piment piquant que piment doux, toi, hein ? Je suis désolé, voilà. Je n’ai pas été très fin, je le reconnais. Mais je ne sais pas faire semblant, je suis sans filtre. Au moins, avec moi, tu sauras toujours ce que je pense.
– Ah ça, pour savoir, je sais. Et, donc ?
– Allez, on arrête. Je te sens sur les nerfs.
– Oui, j’ai eu une journée infernale et je m’apprêtais à partir.
– Bien. On ne se voit pas aujourd’hui, alors ?
– Je ne crois pas, non.
– Demain c’est le week-end.
– Grande nouvelle. Merci.
– Oh là là. Je vois. Ma proposition de partir en week-end respirer l’air de la mer et manger des bons fruits de mer tient toujours.
– C’est un peu court, deux jours…
– La Normandie est à deux heures à peine, c’est faisable.
– Je ne suis pas sûre que ça me fasse rêver… La pluie, une doudoune, le tout-Paris qui se retrouve en Normandie au bord de la Manche alors que je suis plutôt 30 degrés, flamenco et Méditerranée… Ça doit encore être mon côté piment fort.
– Tu es dure ! Mais je te promets que ce sera un week-end où tu te feras chouchouter dans un endroit sublime. Ton fils va bien ?
– Oui, pourquoi ?
– Tu m’avais dit que tu allais lui annoncer. Tu l’as fait ?
– Oui…
– Et ?
– Je n’ai pas envie d’en parler maintenant.
– Très bien, je comprends. Sache que si tu as besoin, je suis là. D’ailleurs, si tu veux l’emmener avec nous, il n’y a aucun problème. Préviens-moi demain pour que je fasse le nécessaire, OK, bébé ?
– OK.
– Tu m’appelles demain ?
– Oui.
– Bonne soirée, bébé, tu me manques. Je vais au sport pour me faire beau pour toi et… »
Mais j’ai déjà raccroché.
Bon, s’il me rappelle, c’est qu’il regrette ce qu’il a dit. Il a vraiment envie de me voir. Il est même prêt à emmener Tom en week-end. Il est fou. Dommage que la Normandie ne soit pas trop mon truc. C’est joli, mais il fait tout le temps moche. Moi, je rêve de ciel bleu et de mer turquoise. Emmener Tom ? Impensable. Qu’est-ce que je lui raconterais ? De toute façon, il va passer le week-end avec son père. Je vais être toute seule pendant deux jours, alors. Qu’est-ce que je vais faire ? J’ai faim. Je n’ai pas de vêtements pour partir en week-end. Ni de sac. Quelles chaussures pourrais-je bien emmener ? Non, vraiment, je ferais mieux d’utiliser le coffret que m’a offert Alexandre. Pour partir avec Camille ? Elle aussi, ça lui ferait du bien.
Le lendemain, après un au-revoir plus douloureux pour moi que pour Tom, heureux de revoir son papa, je me retrouve finalement sur l’autoroute de Normandie, confortablement installée dans un siège en cuir. Pendant les premières minutes du voyage, je me contente de regarder les paysages urbains défiler silencieusement derrière la vitre. De temps à autre, je perçois le regard de Thomas qui vient se poser sur moi, mais sans insistance. Soudain, la musique familière qui retentit dans la sono dernier cri de la voiture me fait retomber en enfance. J’ai du mal à y croire, mais il s’agit bien de Besoin de rien, envie de toi, avec les voix de Peter et Sloane. Je me revois, le 45-tours entre les mains et ma mère chantant à tue-tête !
Je pouffe de rire quand j’entends Thomas entonner le refrain et ne tarde pas à joindre mes vocalises aux siennes. L’atmosphère se détend.
« C’est ton style musical ? Je suis très surprise, lui dis-je d’un air moqueur.
– C’est ma compilation spéciale bonne humeur. Ça marche, non ?
– Oui, j’avoue, c’est pas mal. »
Le reste du trajet se déroule en effet dans la bonne humeur, les kilomètres avalés finissant par effacer doucement mon chagrin de maman. Je pénètre dans un tunnel d’illusions.
C’est sans surprise que je vois apparaître le panneau « Deauville ».
« Timing parfait, se réjouit Thomas. Nous déposerons nos affaires à l’hôtel et filerons au meilleur restaurant de la ville. J’ai réservé pour le deuxième service. Ça te va ?
– Oui, bien sûr », je réponds timidement.
Thomas se gare devant une imposante bâtisse aux airs de manoir. Les façades sont couvertes de colombages vert pastel et de damiers de pierre.
« Voilà, bébé. C’est le plus beau palace de la région. C’est pour toi. » Un voiturier vient ouvrir ma portière alors que je n’ai même pas eu le temps de remettre mes chaussures. Il me sourit en me souhaitant la bienvenue, puis fait le tour de la voiture pour aller ouvrir à Thomas.
« Bonsoir, M. Narcise. »
Ouah. Il connaît son nom.
« Bonsoir. Alors, quelle est la météo pour le week-end ?
– Mitigée, M. Narcise. Mais ici, cela change très vite, vous le savez bien. Vous avez des bagages ?
– Oui, deux petites valises dans le coffre, mais nous nous en occuperons. Merci.
– À votre service. »
Thomas prend les deux valises et me donne la main pour m’accompagner dans ce nouveau palace qui m’impressionne cependant moins que celui de l’avenue George-V, même si tout y transpire également le luxe et les mondanités.
À la réception, Thomas est une fois de plus salué par son nom de famille. Il semble en éprouver une certaine fierté et ne manque pas de me regarder d’un air satisfait.
« M. et Mme Narcise, vous êtes donc dans la Suite royale.
– Vous avez fait monter ce que je vous ai demandé ?
– Tout à fait, M. Narcise. »
Suite royale. M. et Mme Narcise. Thomas est donc un habitué. Avec qui est-il déjà venu ici ?
Nous traversons le lobby main dans la main, au milieu d’une foule de gens qui n’appartiennent pas à mon univers – à moins que ce ne soit moi qui n’appartienne pas au leur. Nous partageons l’ascenseur avec un couple de sexagénaires vêtus de peignoirs. Ils nous sourient.
« Tu as pris ton maillot de bain ? me demande alors Thomas.
– Euh… Non.
– Ce n’est pas grave, on ira t’en acheter un demain. »
Oh non, pas de maillot de bain…
Arrivés à notre étage, dont les couloirs sont recouverts de toile de Jouy, Thomas s’arrête devant la porte signalée par un joli cadre « Suite royale ». Il y insère la carte fournie par la réception et me demande d’entrer la première.
Je plonge alors dans un appartement orné de boiseries et de marbre, deux fois plus grand que le mien. Une incroyable terrasse fleurie privative vient souligner le caractère indécent de la suite.
Je me sens mal à l’aise.
« Bienvenue dans ta suite royale, bébé. »