Chapitre 12

Camille

« I feel good
I walk alone
But then I trip over myself and I fall, I
I stand up
And then I’m OK
But then you print some shit that makes me want to scream… »
Do what U Want,
Lady Gaga

22h07

Je suis au restaurant pour un premier rancart avec David, et cela fait exactement deux heures et sept minutes que j’écoute le bonhomme prononcer des phrases dans une langue que je ne comprends pas. Il me parle guildes, leet speak, mana pool, libram, spell power et vomit une logorrhée de mots qui me font craindre une hémorragie du tympan. Il va jusqu’à décrocher son téléphone toutes les six minutes, ce qui me laisse alors le temps de me ruer sur le mien afin de lancer des appels au secours.

Je les poste sur mon mur Facebook.

« Venez me chercher, par pitié. Je suis au 7 rue de Lappe. J’ai été kidnappée par le frère de Dark Vador. Je vais mourir vierge. Adieu. »

Je noie mon désarroi comme je peux dans les mojitos que je ne compte plus. Lui, évidemment, il carbure au Coca. Il m’avait pourtant fait bonne impression quand je l’avais rencontré à un cours de cuisine. À aucun moment je n’avais décelé en lui des traces de serial geeker ! Mais comment fait-il pour être aussi beau tout en étant incapable de tenir une conversation d’adulte avec la fille qu’il a invitée à dîner ? Je m’attends presque à ce qu’il me demande dans les cinq prochaines minutes de visionner avec lui un épisode des Chevaliers du Zodiaque. Honnêtement, je crois que je n’obtiendrai rien de plus de sa part. Il ne devinera jamais que je porte un ensemble de féline sous ma petite tenue rose bonbon et que je suis prête à bondir. Je crois qu’il n’a même pas remarqué mes porte-jarretelles malgré la taille de ma micro-robe – ce qui n’est pas le cas de mon voisin de table, au grand désespoir de la femme qui l’accompagne.

Peut-être devrais-je changer de table pour avoir plus de chances de conclure ? Deux regards plus tard, en direction de mon voisin, me convainquent que non. Le type en question est un sosie de Donald Trump, en plus jeune et en plus orange…

Je ne comprends vraiment pas ce qui cloche chez moi. Je suis pourtant plutôt avenante sans être timide pour autant. On me dit même plutôt mignonne et je ne repars jamais d’une soirée sans avoir obtenu un 06. Mon entourage est cependant persuadé que ce statut d’éternelle célibataire et de croqueuse d’hommes me convient. On va jusqu’à m’envier mon corps très mince alors que je rêve pour ma part d’avoir plus de formes. Parfois, quand je passe à la maison familiale le week-end, j’emprunte les soutiens-gorge de ma cousine Babette et j’y glisse de grosses oranges, celles que tante Élisabeth ramène du marché de Dives-sur-Mer. Je me pavane ensuite devant le miroir du siècle dernier de ma grand-mère et me trouve sexy.

Mais sinon, tout va bien, merci.

En réalité, si je suis célibataire, c’est que je suis incapable de garder un homme plus de trois jours. Celui qui est resté le plus longtemps, Clément, c’est moi qui l’ai envoyé valser. Et pourtant, tout fonctionnait bien ! Nous étions même sur le point de vivre ensemble !

Pour lui, j’aurais été prête à refermer le tube du dentifrice, à manger des légumes et à faire l’impasse sur ma grasse matinée une fois par mois pour l’accompagner à ses représentations de capoeira. J’aurais été si fière de le voir torse nu, de regarder son corps musclé chalouper sur ces rythmes brésiliens. Il était à moi et je l’aurais fait comprendre à toute l’assistance.

Clément, c’était un concentré d’énergie, une pile électrique, ma dose quotidienne de bonheur. C’était mon moteur et je ne m’ennuyais jamais en sa compagnie. Mais le jour où il m’a demandé de venir habiter chez lui, je n’ai pu m’empêcher de lui demander « Pourquoi ? ».

Il m’a simplement répondu que c’était ainsi que cela se passait dans les couples « normaux », qu’il avait envie de se réveiller tous les jours à côté de moi, qu’il avait des projets pour l’avenir et qu’il avait envie d’un bébé. Toute fille normalement câblée aurait apprécié ces paroles rassurantes, ce passeport pour un futur à deux. J’aurais alors dû me lever, le prendre par la main et l’emmener chez le bijoutier le plus proche.

Mais non.

Moi, j’ai pris peur.

Assaillie par les doutes et la crainte que notre couple ne fonctionne pas, j’ai mis fin à notre histoire chez Quick entre deux cornets de potatoes et un soupçon de ketchup.

« Je ne suis pas prête à m’engager, Clément.

– Mais qu’est-ce qui te fait peur ?

– Je ne sais pas. J’ai peur, c’est tout.

– Je serai patient, attendons un peu.

– Non, je ne sais pas si j’en serai capable un jour. Je ne veux pas que tu perdes ton temps avec moi.

– Mais je t’aime.

– Moi aussi, mais je tiens trop à ma liberté. Je ne peux pas dépendre de quelqu’un. Je ne peux pas rester à attendre qu’un jour tu me quittes.

– Tu ne dépendras pas de moi et je ne te quitterai pas ! Je ne vais pas te mettre en prison. Camille, tu délires.

– Je suis désolée, je ne peux pas continuer.

– Mais Camille… Arrête…

– Et je ne veux pas d’enfant.

– …

– Et je ne veux pas me marier.

– Camille, on parle juste d’habiter ensemble !!

– Non, c’est fini. Je suis désolée. »

Je m’étais levée calmement, comme une mauvaise actrice de série B. Je l’avais embrassé pour la dernière fois et j’étais partie comme je l’aurais fait pour aller mettre une lettre à la poste.

Clément vit aujourd’hui au Brésil, pays dont il a toujours rêvé et où il projetait de m’emmener. Depuis, je n’ai jamais retrouvé ce sentiment de paix et de bien-être avec un homme.

Avec lui, tout était facile.

Sans lui, tout est devenu compliqué.

Juliette me dit souvent qu’il faut que j’arrête de me vendre comme un morceau de viande. À juste titre, probablement, elle souligne aussi ma peur de l’engagement, mais elle ne connaît pas ma peur de l’abandon, celle qui hante mes nuits et que je repousse à coups de somnifères. Je ne laisse personne entrevoir cette facette de ma personnalité. Je ne veux pas que l’on ait pitié de moi ou que l’on me ménage.

Chaque nuit, je m’efforce de ne pas oublier le visage de ma mère disparue, dont les vieilles photos égayent le papier peint défraîchi de ma minuscule chambre ainsi que mes souvenirs. Maman me manque, chaque nouveau matin, chaque nouveau printemps, chaque Noël et chaque jour. Je n’avais que sept ans quand ce foutu cancer l’a emportée. Elle s’en est allée avec ma foi et mon innocence et, depuis, je joue ce rôle de fille légère et frivole à l’optimisme inébranlable. De mon père, je ne retiens que l’absence et j’ignore même s’il est au courant de mon existence. Je tente souvent d’imaginer ses traits en me demandant si je lui ressemble, en espérant que le destin pourra un jour nous réunir. Mais je tais ma souffrance par la résilience.

Mon portable vibre, je me demande si Batman va venir me sauver de mon geek.

C’est un message de Juliette : « Oh putain, je dîne avenue George-V dans un restaurant étoilé ! J’ai l’impression d’être une princesse. »

Je ne la comprends pas. Juliette est une fille réfléchie, posée, la tête plutôt bien faite. Je sais que son couple n’en est plus un depuis déjà deux ans et qu’elle reste avec son mari pour son petit garçon, mais aussi pour ne pas s’opposer à sa famille, qui l’a toujours considérée comme le vilain petit canard. Elle ne veut surtout pas les décevoir.

Mais comme tout cela est illusoire ! Arrivée à un point de non-retour, elle a enfin réussi à annoncer à son mari qu’elle voulait le quitter.

Je sais que malgré tout, ça lui fait mal. Ma Juliette est une grande sensible et s’il y a bien une chose qu’elle ne supporte pas, c’est de faire du mal aux gens. Alors, pourquoi aller maintenant se fourrer dans une histoire avec un type qu’elle vient à peine de rencontrer ?

Cela ne lui ressemble pas. Ce type ne lui correspond tout simplement pas, vraiment pas. Il représente tout ce qu’elle déteste habituellement et qu’elle condamne vivement : un m’as-tu-vu, dragueur de bal, beau parleur, trop charmeur. En plus, il fait 1,50 m ! Et franchement, il n’est même pas beau.

Pourtant, je dois admettre qu’il a mis le paquet. C’est le genre d’homme qui doit obtenir tout ce qu’il désire. Il se donne les moyens d’atteindre ses objectifs et ne lâche rien. Je pense que c’est ce qui a poussé Juliette à céder à ses avances, surtout dans son état de fragilité actuel.

J’aurais aimé être courtisée comme ça, au moins une fois, mais je n’envie pas Juliette pour autant. Il y a quelque chose qui me dérange chez ce type, je ne saurais exactement dire quoi. Je lui réponds par un message d’encouragement et de méfiance.

Camille : Veinarde ! FAIS GAFFE A TOI.

Juliette : T’inquiète. En fait, il est charmant. Bisous xoxoxo

Quelle drôle d’idée, tout de même, de fêter ses trente ans avec un mec que l’on connaît à peine ! J’en viens à me rappeler la première fois où j’ai rencontré Juliette. Je revois encore l’arrivée au bureau de cette grande brune au sourire ravageur et à l’empathie contagieuse. Mon instinct de femme m’a incitée à m’en méfier. Elle avait peut-être réussi à se mettre tous les collègues masculins dans la poche en une demi-journée, mais elle ne m’aurait pas comme ça, moi. J’étais restée insensible à son charme, qui ne produisait aucun effet sur moi. Cependant, au bout de deux petites journées, j’avais fini par succomber à mon tour à son humour, à sa simplicité et à sa bienveillance. Le troisième jour, j’étais prête à lui rouler une pelle. Juliette, c’est cette copine que l’on a tous envie d’avoir : toujours de bonne humeur, jamais à court d’idées, dynamique, à l’écoute et super-maman. Un concentré de bonnes ondes.

J’avais été surprise de rencontrer son mari lors d’un barbecue chez ses parents. Le regard éteint, sans grande conversation, il semblait ne s’intéresser à rien et les cinq minutes que j’avais passées avec lui m’avaient paru durer mille ans.

Si Juliette a connu la même sensation pendant ses neuf années de mariage, je peux comprendre son désarroi et son appel au secours. Elle devait suffoquer dans cette bulle artificielle du couple idéal qui la gardait emprisonnée.

J’avais trouvé son mari triste et sans âme, ce qui offrait un contraste assez saisissant entre elle et lui. Je l’avais aussi trouvé très beau mec, mais sa beauté vide ne lui servait à rien tant il irradiait du noir. Juliette me disait souvent qu’ils s’étaient rencontrés trop jeunes et qu’ils étaient devenus trop différents.

Ces derniers temps, je la sens si fragile que je n’ose pas lui dire qu’elle se berce d’illusions et emprunte une fausse route avec Thomas. J’en suis convaincue. Je tente parfois de le lui faire comprendre, à demi-mot, mais je crains que ce ne soit pas toujours suffisant.

Elle a déjà plongé, la tête la première.