« La puissance d’attraction est une fort belle chose. Mais la confondre avec l’amour est à
la fois stupide et dangereux. Ce que l’amour demande en plus de l’émotion immédiate, c’est du
temps, des expériences et des sentiments partagés, et un lien durable et solide entre deux êtres. »
Love and Addiction, Stanton Peele
À mon retour, je retrouve un Tom nerveux et capricieux. Il ne semble pas heureux de me revoir et accorde toute son attention à ma mère, avec qui il va rester les deux journées suivantes tandis que je serai à Berlin. Je devine l’intention de mon petit garçon : il veut me punir et je ne peux le condamner pour cela.
J’apprends un peu plus tard que son papa n’a pas tari d’éloges à mon sujet au cours du week-end, ce qui a permis à Tom d’enrichir son vocabulaire. Celui-ci connaît désormais les termes « pute », « salope » et « grosse connasse » puisque ce sont ceux que son père a utilisés pour parler de moi.
Pas juste « connasse », non, « grosse connasse ».
Décidément, tout le monde en veut à ma taille 38…
Ma mère a expliqué à Tom que son papa était très en colère et que cette colère lui faisait prononcer des mots qu’il ne pensait pas, mais que le temps finira par apaiser tout ça.
« Et ma colère à moi, abuela, elle s’en ira ? », a demandé Tom.
Thomas m’a déjà appelée à trois reprises depuis que je suis arrivée chez ma mère, qui à chaque fois a regardé mon téléphone d’un œil méfiant et réprobateur, mais je n’ai pas décroché. Je finis même par le mettre en mode silencieux.
« C’est qui, ce Thomas qui te dérange un dimanche ? me demande-t-elle. Il ne sait pas que tu as une vie de famille, un enfant ? Il ne te respecte pas ?
– C’est un copain.
– C’est avec lui que tu es partie en week-end ?
– …
– Oui, je vois. Tu ne manques pas de culot. Fais les choses dans l’ordre, ma fille. Divorce d’abord. Stabilise ta situation et tu auras tout le temps de t’amuser ensuite. Tu as déjà fait assez de conneries comme ça, tu ne crois pas ? Tu ne grandiras donc jamais, Choulieta.
– Abuela, t’as dit un grand mot, lance Tom en souriant à sa grand-mère. Un euro dans la boîte ! »
Je donne les dernières instructions à ma mère avant de repasser chez moi récupérer la valise que j’ai préparée pour Berlin. Au dernier moment, Tom me gratifie tout de même d’une grande accolade en me faisant promettre de lui ramener un cadeau de la Lemagne.
« Tu me téléphones, Maman ?
– Bien sûr, le matin et le soir.
– Que le soir, Maman. Sinon je vais être en retard à l’école, le matin. »
Je commande un taxi sur le chemin de mon appartement. Un instant plus tard, alors que je compose le code de la porte d’entrée de mon immeuble, plusieurs coups de klaxon m’obligent à me retourner. Immédiatement, mes jambes se mettent à trembler.
Je découvre avec soulagement, mais non sans surprise, que ce n’est pas lui. C’est Thomas. Je ne peux cacher mon étonnement :
« Mais enfin, qu’est-ce que tu fais là ?
– Je t’ai appelée, bébé.
– J’étais avec Tom chez mes parents.
– Tu as écouté mes messages ?
– Non, pas eu le temps. Qu’est-ce qui se passe ?
– Je te disais que je t’emmenais à l’aéroport. C’est stupide de payer un taxi alors que je n’ai rien à faire.
– Mais je viens d’en commander un. Et je fais une note de frais.
– Décommande ! Tu n’as qu’à me payer, moi !
– On doit toujours faire comme tu veux, hein ?
– J’obtiens souvent ce que je veux, en effet. C’est la mentalité des vainqueurs.
– Bon, je n’ai pas le temps. Tiens, prends mon téléphone… Dans le dernier texto, il y a le numéro de réservation. Rends-toi utile, appelle et annule ! Je vais chercher ma valise. »
Alors que je pars en courant, je l’entends crier :
« C’est quoi, ton code ?
– Ah, oui ! Jour et mois de naissance ! Tu connais, non ? »
Je me déchausse pour grimper les escaliers quatre à quatre, rentre chez moi et, aussi rapidement que possible, opère un léger ravalement de façade. Je me parfume, j’échange mes bottines à talons contre des baskets – plus confortables pour voyager – et je m’attache les cheveux. Ma transformation ne passe pas inaperçue quand je rejoins Thomas dans la voiture.
« Mais où est la Juliette que j’ai laissée tout à l’heure ? s’exclame-t-il.
– Pardon ?
– Tu as changé de look !
– J’ai juste changé de chaussures et je me suis attaché les cheveux !
– Ça me va, je préfère que tu partes comme ça. Les mecs te dragueront moins.
– T’es con ! »
Je ne sais pas s’il doute de moi ou de l’intention des autres mâles à mon égard, mais la première option me semble peu crédible : comment pourrait-il croire, alors qu’il déborde d’une si grande confiance en lui, qu’une femme pourrait s’intéresser à un autre homme ?
Il démarre en trombe, s’insère rapidement sur le périphérique en direction de Roissy, puis me demande comment va mon fils et si j’ai vu son père. Alors que je lui rapporte la manière dont la quasi-indifférence de Tom a heurté mon cœur de mère, son téléphone se met à sonner.
Il décroche avec un joyeux « Salut, Maman ! ».
Le téléphone étant connecté par un kit mains libres à la voiture, je ne peux m’empêcher d’entendre la conversation. Embarrassée, je détourne le regard vers la vitre pour feindre de ne pas écouter, mais je sens une atmosphère particulière et indéfinissable s’installer tandis que Thomas discute avec sa mère. J’en éprouve une sorte de malaise, une gêne malsaine.
« Mon petit chat, tu ne m’as pas rappelée. Ça va ? interroge la mère de Thomas.
– Maman, je t’ai eue hier après-midi !
– Oui, mais il aurait pu se passer quelque chose sur la route. Tu es bien rentré ?
– Oui Maman, je suis bien rentré. Ça va, toi ?
– Ça va, ça va. Ne t’inquiète pas pour moi. Tu dînes avec nous ce soir ?
– Maman, ça fait quand même deux heures de route aller-retour pour aller chez toi. Je passerai dans la semaine, OK ?
– Ah, je te dérange ?
– Non, j’emmène une copine à l’aéroport. Enfin, c’est ma copine. J’ai une surprise pour toi, Maman.
– Super. Je te rappelle demain. Bonne soirée, mon petit chat. Gros bisous. Je t’aime. »
Je rebondis sur la fin de leur conversation pour taquiner Thomas et dissiper le malaise que j’ai ressenti.
« Mon petit chat ! C’est mignon… Miaou, miaou.
– Moque-toi et je me transforme en tigre.
– Vous êtes vraiment proches, hein ?
– Oui, je te l’ai déjà dit. Elle a été très présente pour moi lors de ma séparation. Nous sommes devenus assez fusionnels. Avant, je détestais aller chez mes parents, c’était une corvée. J’ai été super-heureux de quitter ce trou perdu de Beauvais pour aller faire mes études à Paris.
– Dis-moi, c’est une sacrée trotte pour aller manger chez ta mère. Ça revient cher le dîner !
– Je préfère ça plutôt que perdre mon temps à écumer les bars, tu devrais être contente, non ?
– Je n’ai rien à dire sur le sujet, mon sergent.
– Au fait… C’est qui, Alexandre ? reprend-il.
– Alexandre ?
– Oui, celui qui te bombarde de textos.
– Mais, comment… Comment sais-tu ?
– Je te signale que tu m’as donné ton portable tout à l’heure.
– Tu n’étais pas obligé de fouiller !
– Le texto s’est affiché quand je l’avais entre les mains. C’est humain. Tu aurais fait pareil, arrête !
– Euh, je ne sais pas, mais bon… Alexandre m’a envoyé un texto ?
– Regarde toi-même ! »
Alexandre : Salut beauté. J’espère que tu portes ta robe de Belle des Champs. Sans rire, quand est-ce qu’on va choisir des culottes avec Camille ? Gros bisous.
J’éclate de rire.
« Alors, c’est qui Alexandre ? me demande-t-il à nouveau.
– C’est… C’est un copain… Mon voisin du dessous.
– Un copain ou un voisin ?
– Les deux ! Un voisin qui est devenu un copain.
– Il te drague ?
– N’IM-PORTE-QUOI !
– Son texto est ambigu, quand même… »
Je lui raconte alors la rencontre avec Camille, l’histoire des culottes, et l’intérêt d’Alexandre pour ma copine.
« Mouais. Fais gaffe, c’est peut-être toi qu’il cherche à atteindre. Les mecs sont malins. Ne sois pas trop naïve, bébé. Tu le trouves beau mec ?
– Bah pas mal, oui. Mais pas mon style.
– C’est vrai qu’il est quand même pas mal, non ?
– Comment tu le sais ?
– J’ai regardé sur Google. J’ai tapé Alexandre Delaville !
– T’es grave !
– Je te protège, mon ange, je veux prendre soin de toi.
– Alexandre n’est pas un danger. C’est un chic type. Par contre, la musique que tu nous fais écouter est un attentat sonore ! Change-moi ça tout de suite ! »
Il met le volume au maximum et pousse la chansonnette d’une voix aiguë qui retentit dans tout l’habitacle.
« Donne-moi ton cœur, baby
Ton corps baby, hey
Donne-moi ton bon vieux funk
Ton rock, baby
Ta soul baby, hey
Chante avec moi, je veux une femme like you
Pour m’emmener au bout du monde, une femme like you
Hey. »
Horreur ! Je ris malgré moi, amusée par sa prestation aussi pitoyable que déconcertante. Thomas est vraiment très, très surprenant. Je suis séduite par sa joie de vivre et sa bonne humeur, qui me changent de la morosité ambiante qui régnait à la maison ces derniers mois. Je profite de la fin du trajet pour envoyer un message au papa de Tom afin de l’informer que ce dernier n’est pas rentré très enjoué de son week-end avec lui, et pour lui demander si tout s’est bien passé. La réponse est quasi immédiate. « Tom était triste de me quitter. Il t’en veut de m’avoir fait ça. Tu as détruit ton petit garçon. J’espère que tu vas bien le regretter. Tu es vraiment une grosse connasse. »
Décidément… Une grosse connasse.
« Connard toi-même ! je hurle à mon téléphone.
– C’est qui ?
– Alexandre… Non, je déconne, c’est le père de Tom.
– Et ?
– Rien, il a été dire à Tom tout le bien qu’il pensait de moi et il me souhaite le meilleur.
– Je vais m’occuper de son cas. Demain j’appelle l’avocat, bébé.
– Tu n’appelles rien du tout. Je gère. Compris ?
– Oui, oui. »
Arrivés à destination, je vois que Thomas se dirige vers un parking. Je lui avais indiqué le dépose-minute, mais il tient visiblement à me conduire à bon port. De toute manière, j’ai suffisamment d’avance pour pouvoir embarquer sereinement, et même pour engloutir un hamburger que j’imagine déjà énorme. Voire quelques frites.
Arrivé devant les portiques de sécurité qu’il ne peut franchir avec moi, Thomas me prend par la taille et reproduit le baiser que Ryan Gosling dépose sur les lèvres de Rachel McAdams dans l’un de mes films préférés, N’oublie jamais.
Je nage en plein romantisme. Pathétique… Il ne manque plus que l’orage éclate et qu’il se mette à pleuvoir des cordes pour que notre scène devienne mythique. Non, en fait, à l’aéroport, cela donnerait plutôt un petit air de Love Actually. Me voilà devenue star pendant quelques secondes malgré le rouge à lèvres qui a bavé tout autour de ma bouche…
Il faut avouer que je me suis nourrie de films et de livres à l’eau de rose pendant mes dernières années de sécheresse amoureuse. Tous mes amis m’appelaient Jane Austen. Bien plus jeune, mes professeurs de français m’avaient même indiqué avoir décelé à travers mes écrits une future romancière de l’amour et ils m’avaient encouragée à poursuivre dans cette direction. Je me souviens que je virais au rouge écarlate à chaque fois que mes rédactions étaient lues devant toute la classe. Peu importait le sujet à développer, j’empruntais toujours un chemin menant à la romance. Ainsi, dès mon plus jeune âge, j’étais déjà une amoureuse de l’amour. Je rêvais des mots de Charlotte Brontë, de Stendhal, d’Albert Cohen ou de Madame de La Fayette. Bien sûr, mes parents ne me comprenaient pas et me jugeaient trop légère, trop frivole. « On ne vit pas d’amour et d’eau fraîche, ma fille. Arrête de rêver. La vraie vie est bien moins rose. Cela te jouera des tours », aimaient-ils à répéter. Un manque de confiance personnelle m’avait donc dissuadée d’aller de l’avant et, durant toutes ces années, j’avais laissé cette passion de l’amour sommeiller quelque part entre mon cœur, mes devoirs de maman et mes aspirations.
Tandis que la file avance lentement en direction du contrôle de sécurité, j’entends une voix familière crier mon prénom. Je me retourne et vois Michel, celui dont les yeux transpirent la concupiscence, arborer un grand sourire vainqueur. Il me demande de l’attendre. Comme Élisa prend l’avion à Londres et que les collaborateurs des autres bureaux européens n’arriveront à Berlin que tôt le lendemain matin, Michel et moi prenons tous les deux le même vol. Je laisse donc quelques personnes passer devant moi, jusqu’à ce que Michel parvienne à ma hauteur. Je sens le regard lointain de Thomas, resté de l’autre côté des portiques de sécurité, s’appesantir longuement sur moi, mais je ne me retourne pas.
Après avoir enfin passé les contrôles et vu ma valise fouillée de fond en comble par le personnel de l’aéroport, je pars avec Michel manger un morceau avant de prendre l’avion.
« Qu’est-ce que tu cachais dans ta valise, coquine ?
– Un godemichet, évidemment. Comme s’ils n’en avaient jamais vu avant !
– Tu plaisantes ?
– Bah non… Évidemment que oui !! J’ai ce qu’il me faut, merci.
– Tu n’es pas mariée ?
– Euh… Quel est le rapport ?
– Aucun… Euh, ça ne me regarde pas, je sais… mais… je t’ai vu avec Narcise…
– Oh… Oui, c’est compliqué. Je suis en train de divorcer. Mais je n’ai pas très envie d’en parler. Je te remercierai d’être discret, Michel. Vraiment.
– Pas de problèmes de mon côté. Mais tu sais que d’autres personnes sont au courant, au bureau.
– Non ! Qui ?
– Apparemment Éric vous a vus sur les Champs, un midi.
– Oh non ! Il l’a dit à quelqu’un d’autre ?
– À moi, en tout cas. Je ne sais rien d’autre.
– Les gens ne peuvent pas s’empêcher de parler, c’est incroyable !
– C’est humain, Juliette. Il était juste surpris, il pensait comme moi que tu étais mariée. En plus, nous connaissons tous ce type, alors, ça semblait un peu bizarre.
– Mouais…
– Fais gaffe à toi, tu sais dans quoi tu t’embarques avec Thomas Narcise ?
– Tu ne vas pas me faire la morale, toi aussi !
– Je n’ai rien dit, Madame. Oublie. Qu’est-ce qu’on mange ?
– Un hamburger bien baveux avec des frites bien grasses !
– Toi, tu sais me parler. »
Je marque un temps d’arrêt pendant quelques secondes quand nous entrons dans le fast-food, et je reviens sur mes pas. La chanson Une femme like you sort de grosses enceintes situées à l’entrée. Je me surprends à sourire béatement.
J’ai quinze ans.