Chapitre 16

Nouvelle maison

« Nous avançons dans la vie comme des funambules, persuadés que le temps nous aidera à
mieux maîtriser notre équilibre sur la corde tremblante de l’existence. »

Seulement si tu en as envie, Bruno Combes

Le samedi arrive beaucoup trop vite et c’est avec une certaine angoisse que je retrouve Thomas devant l’Aquaboulevard à midi précis. J’ai préféré l’y rejoindre directement avec Tom et Tristan, excités comme deux adolescents en pleine puberté que l’on s’apprêterait à lâcher dans une salle bourrée de jeunes filles.

Mais à six ans, leur centre d’intérêt est tout autre !

La veille, j’ai passé mon heure de déjeuner à faire les boutiques afin de m’acheter un maillot de bain susceptible de recouvrir chaque partie de mon corps. Je n’ai évidemment rien trouvé de tel. J’ai donc opté pour un bikini style années cinquante, avec une culotte haute censée recouvrir mes zébrures et mes hanches de Maman. J’ai complété ma tenue par un paréo de la même couleur, dont j’espère sincèrement qu’il deviendra mon allié.

Sur place, je présente Thomas comme un ami. Tom, qui connaît déjà plusieurs de mes collègues de travail, ne semble pas étonné. Un bon courant s’établit au restaurant voisin dans lequel nous avons décidé de déjeuner au préalable. Les deux amis sont subjugués par ce monsieur qui débite mille bêtises à la minute dans le seul but de les faire rire. Comble du bonheur, il autorise même le Coca-Cola à table et leur propose de prendre un deuxième dessert. Après une petite virée dans la salle de jeux attenante à l’Aquaboulevard, les deux enfants sont définitivement conquis…

Quelques minutes plus tard, c’est accoutrée de mon paréo que je pose le pied gauche dans le pédiluve et tente de me soustraire à la douche obligatoire. Raté ! Un maître-nageur, armé de son sifflet, m’ordonne immédiatement de me doucher. « En maillot de bain ! », précise-t-il plus fort que nécessaire.

Heureusement, Thomas est déjà dans la piscine, un enfant pendu à chacun de ses bras. Ils rient tous aux éclats.

Nous passons finalement très peu de temps ensemble, tous les quatre. Thomas, qui est en pleine opération conquête, passera presque tout l’après-midi à amuser les garçons. Le soir même, Tom me confirme que l’opération a été une réussite.

« Il est trop sympa et trop rigolo, ton copain, Maman ! On le revoit quand ? »

C’est un nouveau grand pas dans notre histoire qui s’écrit à grande vitesse. L’étape suivante ne se fait pas attendre.

Ne pouvant demeurer dans mon ancien appartement, et Thomas ayant insisté pour que nous nous installions ensemble, je finis par céder… Il se met aussitôt à écumer les annonces immobilières à la recherche de l’appartement idéal. Comme pour tout ce qu’il entreprend, il y met toute son énergie. Il passe d’innombrables coups de fil, parle très fort et pose beaucoup de questions. Il sait exactement ce qu’il veut et aspire à s’installer dans un quartier de Paris où il pourra côtoyer ses semblables : ceux qui ont (théoriquement) réussi dans la vie, comme s’il était essentiel que son voisin de palier ait lui aussi une grosse cylindrée au garage. Une forme de ghettoïsation du riche, en quelque sorte. Issu d’un quartier ouvrier d’une ville de province, il lui tient à cœur d’afficher ce symbole de réussite.

De mon côté, je n’ai qu’une seule exigence : habiter à proximité de l’école de Tom. Il est primordial pour moi de ne pas lui imposer un nouveau changement dans sa vie déjà grandement chamboulée. Sans compter que j’adore mon quartier du XVIIe arrondissement. Je m’y sens en sécurité et je suis à l’aise avec les gens qui y habitent. J’aime ses nombreux petits commerces et ses boutiques disséminés de part et d’autre de l’avenue des Ternes, mon quartier général depuis l’enfance.

Malgré la proximité des grandes artères de la capitale, il règne dans ce coin de Paris une ambiance familiale. Toute petite déjà, j’accompagnais ma mère au marché de la rue Poncelet où elle avait ses habitudes. Tout le monde me connaissait : aussi bien Brahim, le marchand de primeurs, que Bernard, le boucher ou Brigitte, la fromagère. Comme un petit écureuil, je repartais de chez eux les joues remplies de gourmandises qu’ils m’avaient fourrées dans la bouche. Je faisais peut-être croire à ma mère que faire les courses était pour moi une véritable corvée, mais j’attendais en réalité ce moment du week-end où nous nous retrouverions toutes les deux, en espérant secrètement qu’elle me verrait alors comme une fille idéale puisque j’acceptais de l’accompagner.

Au bout de deux semaines de recherches, les visites d’appartements commencent à s’organiser. Mais si les biens sélectionnés semblent convenir en tous points sur le papier, les premiers rendez-vous se révèlent vite décevants. Je découvre alors un Thomas très exigeant et trop attentif à certains détails qui laisseraient indifférent le commun des mortels. Il est clair que ma décision aurait été prise bien plus rapidement si j’avais été seule à choisir, mais Thomas trouve toujours quelque chose à redire : l’étage n’est pas assez élevé, la vue pas assez dégagée, la configuration pas idéale, le hall d’entrée a un côté HLM… Il fait preuve d’impatience et va jusqu’à se montrer irrité avec les agents immobiliers. Il m’énerve mais, aveuglée comme je le suis, je justifie son comportement par son amour de l’excellence. Je me dis qu’il veut le meilleur pour moi, pour nous.

Un matin, alors que je viens d’arriver au bureau, Thomas m’appelle, enthousiaste. Il vient d’obtenir un rendez-vous avec un confrère qui quitte Paris et libère son appartement. Comme nous le souhaitons tous les deux, l’appartement en question dispose de deux grandes chambres et d’un grand double séjour. Et, comme le souhaite Thomas, il se situe à un étage élevé et, surtout, dans un quartier très bourgeois.

Je lui demande des précisions.

« Bourgeois ? C’est-à-dire ?

– Ne t’inquiète pas, bébé, la localisation est top. Tu pourras aller au boulot à pied. Et je pourrai emmener Tom à l’école en voiture tous les matins !

– Thomas, je vais déjà au boulot à pied. Il est où, cet appartement, je peux savoir ?

– Il se trouve Porte Dauphine. Trop cool, non ?

– C’est trop loin de l’école de Tom… Je ne veux pas qu’il en change. On en a déjà parlé…

– On l’emmènera en voiture… En plus, c’est à proximité du bois de Boulogne.

– Et alors ? Tu veux aller aux putes ? Et puis il n’y a même pas de boutiques dans ce quartier ! On ferait les courses où ?

– Quelle agressivité ! Bébé, visitons-le, ça n’engage à rien. Si ça se trouve, il ne me plaira même pas.

– Tu veux dire qu’il ne nous plaira même pas.

– Cela va de soi ! Allez, je demande à Christophe quand nous pourrons le visiter, OK, bébé ? Je passe te prendre à quelle heure ce soir ?

– Ce soir, je vois une copine.

– Ah oui, qui ?

– Floriane. Je t’en ai déjà parlé.

– Ah, et vous sortez ?

– Non, elle passe à la maison pour un petit repas entre filles.

– D’accord… Je resterai seul…

– Thomas…

– Non non, c’est normal que tu voies tes copines. Bon allez, je te laisse… J’essaie de caler la visite de notre petit nid d’amour. À plus, bébé.

– À plus ! »

Moins de cinq minutes plus tard, je reçois un message m’annonçant la visite de l’appartement pour le soir même… Je réponds instantanément en lui rappelant que c’est impossible puisque j’ai prévu de rentrer tôt pour dîner avec mon amie ! Il me demande en retour de faire un effort et me suggère même de venir à la visite accompagnée de Floriane et de Tom.

« Comme ça, on pourra avoir l’avis de tout le monde ! »

Je ne sais trop qu’en penser, mais je confirme néanmoins que je serai présente et lui demande de m’envoyer l’adresse. Quelques heures plus tard, après avoir laissé Tom chez mes parents, je me rends à l’adresse indiquée en compagnie de Floriane, qui n’a encore jamais rencontré Thomas.

Le quartier est très calme, la rue n’est guère passante et l’immeuble dégage une impression surannée. Thomas m’ayant indiqué que l’appartement se situait au dernier étage, je relève la tête quelques instants et l’aperçois justement qui m’adresse de grands signes depuis une terrasse.

J’entre dans l’immeuble et traverse un hall qui n’a rien de précieux et semble même tout à fait banal. Il n’y a que deux appartements par palier et la porte de l’un d’eux est ouverte quand Floriane et moi arrivons au sixième étage. Je comprends aussitôt le coup de cœur de Thomas : les pièces sont grandes, lumineuses et ouvertes sur une terrasse en enfilade qui longe tout l’appartement. L’immeuble étant exposé plein sud, on y goûte encore la douce chaleur de la journée.

Si le loyer me semble élevé, Thomas affirme cependant devant son ami Christophe que ce n’est pas un problème. Je trouve ce Christophe pédant, et mon amie Floriane me glisse discrètement de son côté qu’elle trouve Thomas mignon, mais petit.

« C’est marrant. Je ne t’aurais jamais imaginée avec un mec pareil. Elle est parfois bizarre, la vie ! », me confie-t-elle avant d’éclater de rire.

Deux semaines plus tard, Thomas signe un bail pour que nous puissions emménager rapidement.

*

L’appartement que va quitter Thomas est situé dans une petite résidence familiale des nouveaux quartiers de Boulogne-Billancourt. Je sais qu’il y a vécu pendant plusieurs années avec son ex-femme. Alors que nous nous trouvons au milieu de son salon pour trier ses affaires et décider de leur répartition dans des cartons, il me raconte fièrement que c’est grâce à elle qu’ils ont obtenu ce logement. Des dizaines de couples avaient déjà déposé leur dossier de candidature auprès du propriétaire, mais la beauté de Carla avait fait toute la différence. Tout le monde était subjugué par sa plastique parfaite et, bien sûr, le propriétaire n’avait pas fait exception.

Note à moi-même : la beauté est-elle une garantie de loyer payé ?

« Mon père l’adorait aussi, il la trouvait vraiment trrrrrès trrrrrès jolie », ajoute-t-il avec ce que je devine être un soupçon de vanité.

Est-ce que son paternel a continué à la trouver jolie quand elle a jeté son fils comme un vieux doudou usé ?

Thomas ayant insisté sur le mot « très », en le prononçant lentement et en faisant rouler le « r » dans sa bouche, j’en viens à me demander s’il parlera un jour de moi en ces termes. J’imagine que non, puisque je ne suis ni en plastique, ni parfaite.

Que fait-il avec moi ? Pourquoi m’avoir choisie, moi ?

Tandis que nous continuons à préparer les cartons, Thomas retire ce qui semble être un vieux drap pour faire apparaître une pile de boîtes remplies de chemises cartonnées et de dossiers. Il les soulève toutes jusqu’à dégager la boîte grise constituant la base de cette pyramide. Elle est légèrement aplatie et menace de se disloquer. Thomas en sort ce qui ressemble à des albums photos.

Chouette… Des photos de famille. Je vais voir à quoi il ressemblait quand il était petit !

Il me tend un album rouge dont la couverture plastifiée est décorée de fleurs grossières.

« Tiens. Tu veux voir à quoi elle ressemble ? », me demande-t-il.

Je suis loin d’imaginer ce qu’il souhaite me montrer.

« Comment ça ? Qui ça ?

– Carla. Ce sont les photos de notre mariage.

– Tu te fous de moi ?

– Non, pourquoi ? Tu n’es pas curieuse ? Moi, à ta place, je le serais.

– Curieuse de quoi ? De voir comment elle est belle ou de voir comment était votre mariage ?

– Les deux. Vous, les filles, vous êtes toujours friandes de ça… Ne prétends pas le contraire !

– Je me demande parfois ce qui ne va pas chez toi ! Nous nous apprêtons à emménager ensemble et toi, tout ce que tu trouves à faire, c’est me montrer les photos de ton ex et de ton mariage ? Mais je m’en fous ! Dégage-moi ça.

– Très bien, très bien. Oublie. »

Il repose les albums sur le dessus de la pile de boîtes, manifestement gêné et regrettant presque son attitude. Orgueilleuse, je ne souhaite surtout pas lui montrer que j’ai été blessée et que mes tripes se consument dans mon for intérieur. Toute une flopée d’insultes mûrit dans mes pensées, mais je serre fort les lèvres afin qu’elles ne se frayent pas un chemin jusqu’à ma bouche pour venir se déverser sur Thomas.

Armée de tout le self-control que je suis parvenue à rassembler, je me mets alors à déambuler dans la petite pièce, à soupeser divers objets et à pousser un peu les meubles – histoire de faire semblant d’être occupée. Un air pincé peut néanmoins se lire sur mon visage.

« Je suis désolé, murmure Thomas en me prenant dans ses bras. Vraiment, je n’aurais pas dû. C’était stupide de ma part. »

Je déglutis lentement, comme s’il me fallait avaler une grosse couleuvre, et reste muette. Je me sens coincée quelque part entre la colère et le désarroi, taraudée par une envie de me réveiller et de fuir.

Un téléphone sonne dans la cuisine. Après m’avoir lancé un regard inquiet, Thomas part décrocher. C’est son père, avec lequel il convient d’aller chercher le mobilier que nous avons choisi pour notre future cuisine. En revenant dans le salon, il me demande si je veux les accompagner. Je lui réponds par la négative, en secouant la tête.

« Tu es sûre de ne pas vouloir venir ? Je n’ai pas envie que tu restes ici à broyer du noir. Je sens bien que tu n’es pas dans ton assiette.

– Ça va aller, je t’assure. De toute façon, il faut bien préparer les cartons. Répartissons-nous les tâches. Dis-moi juste ce que tu veux jeter.

– Tu es vraiment sûre ?

– Oui, oui, oui. Tu n’as que ça comme scotch ?

– Non, regarde dans la cuisine, j’en ai ramené plein hier.

– Ces verres horribles, là, on les garde ?

– Ils ne te plaisent pas ? Jette-les, alors ! On ira en acheter d’autres, ensemble.

– Ce canapé ?

– On le garde ! Il coûte une fortune. Je l’ai fait venir d’Italie.

– Dans la chambre, on prend tout ?

– Pas le bureau. Je ne l’aime pas. De toute façon, ce n’est pas moi qui l’avais choisi. Pour le déjeuner, si tu veux te faire livrer, tu trouveras le numéro d’un japonais accroché au frigidaire. Tiens, voilà de l’argent.

– Je peux me payer à manger.

– Arrête, bébé. Je suis désolé, vraiment. Je vais prendre soin de toi. Je file, mon père m’attend déjà là-bas.

– Tu seras de retour vers quelle heure ?

– En fin d’après-midi, si tout va bien. Ça dépendra aussi du monde sur l’A86. On commence une nouvelle vie, bébé. Tout va bien se passer, je te le promets ! »

Je referme la porte derrière lui et me laisse glisser sur le carrelage frais. Une montée de larmes gronde en moi… Mais, au lieu de réfléchir trop longtemps, j’opte pour le chemin de la tergiversation et décide de continuer à m’occuper. Je me relève, trop vite, combats le vertige qui me saisit durant quelques secondes, puis, lentement mais avec détermination, je m’empare de quelques cartons vides, d’un gros marqueur noir et d’un rouleau de scotch. Je choisis de commencer par vider le meuble hi-fi des centaines de CD et de DVD qui y sont soigneusement classés par ordre alphabétique.

Je reconnais au passage les goûts très éclectiques de Thomas et cherche en même temps, sur chacune des jaquettes, une marque ou un indice de son passé.

Ont-ils écouté cette chanson ensemble ?

Se sont-ils blottis dans les bras l’un de l’autre en regardant Titanic ?

Je trouve cependant mes pensées malsaines et les chasse en allumant la télévision. Je passe de chaîne en chaîne, mais faute de trouver une quelconque émission à mon goût, je choisis de mettre un DVD. Julia Roberts et Richard Gere tiendront compagnie à ma solitude et à mes doutes ! Pretty Woman est le premier DVD que je me suis acheté et j’en connais les répliques par cœur.

Quand le meuble hi-fi est vidé, je m’attaque au vaisselier et emballe soigneusement les flûtes à champagne ainsi que les assiettes en porcelaine. Comme convenu, je dépose les verres affreux dans le carton destiné à la poubelle.

Curieusement, je ne trouve aucun livre chez Thomas, même pas Belle du Seigneur. En revanche, les revues se comptent par centaines, avec quantité de magazines consacrés à l’automobile, à la psychologie ou aux people. Certains étant très anciens, je me demande si c’est elle qui les avait achetés à l’époque, puis balaye rapidement cette pensée impure qui picote mon cerveau.

Je m’emploie alors à pousser l’imposante table du salon contre un mur afin de faire de la place pour entasser les cartons, mais je fais en même temps dégringoler la pile de boîtes recouverte d’un drap blanc. Un tourbillon de papiers valse sur le sol.

Et merde.

Je décide de m’en occuper plus tard et pars chercher les vêtements de Thomas dans sa chambre pour les ramener sur la table du salon. Je pourrai les ranger dans des cartons tout en continuant à regarder mon film ! Je découvre alors des tenues que je n’ai jamais vu Thomas porter auparavant et dans lesquelles j’ai bien du mal à l’imaginer : des pantalons en lin blanc ou beige, des T-shirts très moulants avec parfois dix exemplaires du même modèle en blanc ou en noir… Il n’y a pas autant de costumes que je me l’étais imaginé, mais des dizaines de chemises bleues ou blanches, certaines tachées par des auréoles de transpiration, sont méthodiquement disposées sur des cintres en bois. Je laisse mes doigts courir sur tous ces vêtements suspendus pour entendre le cliquetis des cintres fraternisant en vue de leur prochaine liberté, et décide finalement de ne pas y toucher pour aller ranger la cuisine. Les placards y sont quasiment vides. Ils contiennent plus de produits ménagers que de nourriture, laquelle se résume essentiellement à des paquets de pâtes et des boîtes de thon. Quant au frigidaire, il n’héberge que deux bouteilles de jus de pamplemousse et une autre de jus d’orange, que je m’empresse de boire. Une fois les placards vidés de leur maigre contenu, je n’ai que deux cartons supplémentaires à ajouter à la pile qui se forme dans le salon.

Vers 15 heures, alors que je n’ai toujours pas faim en raison de mon estomac noué, je décide de sortir prendre l’air sur la petite terrasse de l’appartement, qui donne sur un jardin arboré. J’allume une cigarette, consulte mon portable et découvre les quatre messages que Thomas m’a déjà envoyés pour savoir si tout allait bien.

Je réponds par un simple « Oui ».

Comme chaque week-end où Tom demeure avec son père, je ne me sens pas sereine. Il me donne peu de nouvelles, se contentant de me communiquer l’heure à laquelle il le ramènera le dimanche soir. Il n’y a pas de règles car tout dépend à chaque fois de son humeur. La seule pensée qui parvient à m’arracher un sourire est de savoir que Tom est excité à l’idée de vivre dans un nouvel appartement où il disposera d’une très grande chambre.

De retour dans le salon après ma petite pause cigarette, je manque de glisser sur les papiers qui tapissent toujours le sol. Ne souhaitant pas lire ce qu’ils révèlent, je les fourre à leur tour dans quelques cartons. Il ne me reste plus désormais qu’à ranger ces foutus albums photos chargés du poids des souvenirs.

La phrase de Thomas me revient à l’esprit.

« Elle était vraiment trrrrrès trrrrrès jolie. »

J’ouvre l’album, puis le referme aussitôt.

Je ne peux pas.

Je ne dois pas.

Il ne faut pas.

Pourtant je ne peux m’empêcher de soulever puis de rabattre à maintes reprises la couverture plastifiée, comme dans une sorte de torture psychologique. Ce petit manège dure plusieurs minutes, jusqu’à ce que je me rende subitement compte que le film est terminé et que la neige a recouvert l’écran du téléviseur.

Et puis merde.

Comme lancée dans une course folle, je tourne les pages sans vraiment vouloir m’arrêter sur une photo en particulier. Des visages et une silhouette qui reviennent sans cesse défilent devant mes yeux, mais ces images de bonheur ne font que me transpercer. À la dernière page de l’album, je découvre une photo qui n’a jamais été collée. Il s’agit d’elle, de son portrait, je le sais. Je reconnais le visage de cette femme qui, sur tous les autres clichés, portait une robe bustier blanche. J’accole ainsi un visage au prénom de Carla, celle qui a réduit le cœur de Thomas en miettes. À moins d’être d’une extraordinaire mauvaise foi, je ne peux que confirmer la magnificence de cette fille.

Grande, très mince, elle semble perchée sur des jambes interminables. Ses ravissants yeux bleus taillés en amande donnent un air angélique à sa tête de poupée. Oui, cette fille est une poupée. Je ne peux qu’admirer la chevelure, très blonde et très lisse, qui vient mourir sur ses épaules dénudées.

J’apprendrai plus tard que sa couleur de cheveux naturelle était le brun, jusqu’à ce que Thomas lui suggère fermement de se décolorer. Cela lui allait plutôt bien.

Mais en découvrant ainsi celle qui a goûté avant moi aux caresses de Thomas, je me sens devenir fébrile. Je décide de lui chercher des défauts. Il faudrait qu’elle en ait au moins un ! Après quelques instants de réflexion, je finis par juger qu’elle a de grandes dents, de trrrrrès grandes dents, même. Des dents de cheval.

Je me réjouis de lui avoir trouvé une imperfection mais, curieusement, j’estime que cela ne fait que souligner son charme et je comprends pourquoi Thomas est aussi fier d’elle. Poursuivant sur ma lancée, j’examine attentivement les autres photos de l’album. J’y observe les attitudes de chacun, les regards ou, parfois, les absences de sourire. Je continue sur le même terrain glissant en épluchant ensuite les autres albums, mais sans jamais découvrir une seule photo de famille, une seule photo d’enfance ou de ses sœurs. Il n’y a qu’elle ; il n’y a qu’eux deux.

Je me plais à rebaptiser chacune des séries de clichés de Carla à la manière des livres de la collection Martine.

Carla au Mexique avec Thomas, Carla à Saint-Tropez avec Thomas, Carla sous toutes les coutures, Carla en lingerie coquine, Carla n’a pas froid aux yeux, Carla à la recherche du string perdu

Carla la magnifique ! Je la regarde en m’interrogeant devant son image figée sur papier glacé.

Pourquoi es-tu partie ?

Puis je remets tout bien en place, de peur de voir surgir Thomas. Toujours troublée, je commence à marcher en rond dans la pièce en traçant des petits cercles sur le tapis, mais surtout en tentant vainement de ravaler ma fierté. En effet, bien que ce soit un combat perdu d’avance, mon cerveau n’a pas daigné me demander l’autorisation pour me comparer à elle. Le miroir du salon se mêle à ce jeu sordide en me toisant. Je soutiens mon propre regard, le fixe plus en détail, mais me retrouve enfermée dans cette image de moi-même que je déteste de plus en plus.

Je ne suis pas « magnifique », je ne suis pas « trrrrrrès trrrrrrès jolie ».

Mes jambes flanchent, amenant mes genoux à heurter le sol dans un élan de désespoir. Que suis-je en train de faire de ma vie ? Carla et moi n’avons tellement rien à voir l’une avec l’autre qu’une question ne cesse de tambouriner sur les parois de mon esprit.

Pourquoi Thomas me choisit-il, moi, après avoir vécu avec une telle beauté ?

Je ne me sens vraiment pas à la hauteur. Jamais il ne pourra faire des photos pareilles avec moi. Jamais ! Tous mes complexes d’adolescente refont surface et plusieurs voix se mettent à murmurer dans ma tête.

Celle de ma mère, qui me comparait sans cesse à mes cousines ou aux autres filles de ses amies qui étaient toutes plus belles, plus minces, plus intelligentes…

Celle de ce petit con de Ludovic Fritz, en cours d’allemand, qui me disait que j’avais des grosses fesses et que ma meilleure amie, Eva, était bien plus mignonne que moi.

Celle de cet abruti de Paul, qui m’avait dépucelée et qui avait parlé de mon énorme poitrine devant tous ses copains.

Saisie d’une véritable crise d’angoisse, je voudrais partir, tout arrêter, retrouver Tom et m’enfermer chez moi, mais je ne m’en sens pas capable. Mes pensées me ramènent à nouveau vers Carla, vers ce que diraient les gens qui me verraient au bras de Thomas après l’avoir connu en couple avec Carla. Je les entends déjà murmurer dans mon dos.

Il fait dans le social, Thomas ? Il a vraiment perdu au change. Il était de toute façon très difficile d’arriver à la cheville de Carla. Elle, elle était vraiment trrrrrrès jolie.

Alors qu’un tas d’idées incohérentes se bousculent dans ma tête, Thomas apparaît tout à coup devant moi, l’air inquiet. Je ne l’ai même pas entendu rentrer… Je regarde ma montre, stupéfaite qu’il soit aussi tard, mais il n’est que 17 heures. Nous ne prononçons pas un mot, mais il me prend dans ses bras, me laissant déverser tout ce que j’ai retenu en moi durant l’après-midi. Mes angoisses, mes doutes, ma colère, ma tristesse et mon sentiment d’insécurité se transforment en chaudes larmes qui se substituent aux mots. Le visage de Carla, toujours présent en filigrane dans mes pensées, se décompose petit à petit dans ce torrent que nourrissent mes perles de chagrin.

Thomas, qui n’a pas l’air surpris de me trouver dans cet état, me tend un mouchoir.

« Tu sais que tu es drôlement sexy quand tu pleures ? »

Le nez saturé de mucosités, je ne peux que lui répondre par un grognement de cochon, ce qui nous fait tous deux éclater de rire. Je ne saurais dire si cet éclat de rire est nerveux, mais il est en tout cas salvateur. Il referme pour quelque temps la porte de mon inquiétude.

Thomas me prend par la main et m’entraîne sur le canapé.

« Tu as bien avancé, merci, chérie. »

Chérie remplace le traditionnel bébé auquel j’ai habituellement droit.

« Pourquoi es-tu rentré si tôt ? Je ne t’attendais pas…

– J’ai senti que quelque chose n’allait pas et j’ai eu peur que tu ne sois plus là. J’ai déjà vécu ça une fois, je ne veux plus le revivre, jamais.

– J’ai vu tes… vos photos.

– Je m’en doutais.

– C’est très bizarre. Pourtant c’est ta vie, c’est ton passé, je sais que ça fait partie de toi. Mais découvrir tout cela figé sur du papier glacé… Ça ne m’a pas fait du bien.

– Tu vois, on aurait dû les regarder ensemble. Si tu avais eu des questions, j’aurais pu te répondre. Ça aurait évité que tu te fasses des nœuds au cerveau, espèce de pleurnicheuse. Tu dois me faire confiance ! Si j’ai envie de faire ma vie avec toi, c’est que tout le reste est derrière moi.

– J’ai vu à quoi ressemblait Carla.

– Ne te compare pas à elle, vous êtes différentes. Oui, elle était très jolie, mais toi aussi tu l’es ! Elle, c’était une beauté froide, qui ne dégageait rien d’autre. Toi, tu es un tout. Tu as du charme, tu es sensuelle, tu es drôle, tu pétilles. Et c’est toi que j’ai choisie. Je t’aime. »

Il me prend alors par la main pour me conduire dans sa chambre.

Thomas vient de pénétrer la faille. Ma faille.

Il me jette sur un matelas jauni qui n’a plus de draps et m’arrache mon jean dans un mouvement brusque qui me fait haleter.

« Non, je suis toute transpirante !

– Tais-toi. »

Je le supplie sans trop de conviction de me laisser prendre une douche.

« Obéis. Retourne-toi ! », me répond-il.

Je me retourne sur le ventre. Il me redresse aussitôt les jambes pour que je sois à quatre pattes, puis relève mon buste afin que je prenne appui sur mes bras. Enfin, il m’ordonne d’ôter mon débardeur.

« Tu ne portes pas de soutien-gorge, petite salope ! Je l’avais remarqué… Tu ne crois pas que tu mérites une punition ?

– Si, si », je lui réponds d’une voix rauque.

Il enveloppe mes seins de ses deux mains et commence sa danse sensuelle entre mes cuisses que le désir me fait écarter. Thomas attend toujours que je jouisse avant de se laisser glisser à son tour sur l’arc-en-ciel de la volupté. C’est alors seulement qu’il laisse retomber son corps sur mon dos. Je sens son souffle dans mes cheveux et respire l’odeur de sexe qui embaume la chambre. La fenêtre étant restée ouverte, elle ne devrait pas tarder à se dissiper.

Il me retourne sur le dos et pose sa tête sur ma poitrine, un air de satisfaction sur le visage.

« Tu vois que je t’aime ? Tu l’as senti ?

– …

– Oui ?

– Oui.

– Maintenant, viens, on va faire un truc.

– Quoi ?

– Enfile ton jean et un haut. »

Je le regarde faire de même et se diriger vers le petit couloir qui mène au salon. Il prend un grand sac bleu Ikea et y fourre, l’un après l’autre, chacun des albums photos. Il attrape ensuite un jeu de clés posé sur la table et me demande de l’accompagner.

« Enfile des chaussures, on descend au sous-sol. »

Je m’exécute et le suis dans l’ascenseur qui nous conduit au niveau du parking, là où se trouve également le local à poubelles dont il ouvre la porte.

« Regarde bien », dit-il.

D’un geste très solennel, il déverse les albums dans un grand conteneur. Des années et des années de souvenirs rejoignent ainsi les ordures ménagères.

« Tu n’as pas besoin de faire ça…

– Si. C’est nécessaire pour que tu comprennes que mon avenir est avec toi. Et le reste, je m’en fous. Tu entends bien ? Je m’en fous !

– Merci… Thomas.

– De rien, mais j’espère que tu comprends l’importance de mon geste. »

Sans transition, il me demande ce que je veux manger. Je réalise alors que je meurs de faim, mon appétit étant revenu sitôt mes angoisses envolées. Thomas a su me comprendre, et surtout m’entendre sans que je prononce un seul mot. Son attitude m’a surprise, mais je pense désormais ne pas m’être trompée. Thomas m’a vraiment choisie, moi, et il faut que je mesure la chance que j’ai.

*

Le lendemain matin, ses parents, sa sœur Louise et un ami sont présents dès 8 heures du matin pour nous aider à déménager. Alors que Thomas est parti chercher une camionnette et que sa sœur va s’affaler sur le canapé pour finir sa nuit, leur mère, Édith, m’aide à emballer les derniers objets qui traînent çà et là. Elle se montre très douce avec moi, jusqu’à arborer un sourire presque niais. Un peu forcées par ce soudain rapprochement que nous n’avions pas envisagé de sitôt, nous discutons de banalités entrecoupées de longs silences pesants. Après l’un d’eux, Édith se plante devant moi en prenant une grande inspiration.

« Tu sais, ma petite Juliette, il faut que tu aies plus confiance en toi. Thomas est un garçon très droit avec les femmes. S’il a décidé de vivre avec toi et de t’accepter avec ton fils, c’est qu’il tient vraiment à toi. Ne te compare pas à Carla…

– Euh… Pourquoi dites-vous cela ?

– Thomas m’a raconté ce qui s’est passé hier… Avec les photos…

– Ah…

– Vous êtes très différentes. Elle ne m’inspirait pas confiance. Je savais que tôt ou tard elle allait le planter. Toi, tu es plus stable, ça se voit de suite. Et en plus, tu es maman, ça fait une très grande différence.

– Je ne sais pas si ça fait une différence… C’est… euh… juste que j’entends dire sans arrêt que c’était une très jolie femme… Et je ne me sens pas à la hauteur.

– La beauté ne fait pas tout, Juliette. Et toi aussi, tu es très belle.

Dans un autre genre. »

Thomas choisit cet instant précis pour entrer, accompagné de sa traditionnelle bonne humeur. Il se jette de tout son poids sur sa sœur endormie, qui pousse un hurlement de douleur.

« Mais t’es malade !

– Réveille-toi, paresseuse ! T’es pas venue ici pour dormir ! Allez, au boulot ! Je te donne la chance de perdre deux kilos, aujourd’hui. On se motive, Lou !

– Tu me saoules !

– Moi aussi, je t’aime. Allez, les mecs, on commence à descendre les trucs les plus lourds. Les filles, vous pouvez commencer à descendre tous les cartons dans le hall. »

Louise se lève d’un coup pour soupeser quelques cartons avant de s’emparer de celui qui lui semble le plus léger.

« Tu viens ? », me lance-t-elle.

Je ramasse à mon tour un carton et m’engage avec elle dans la cage d’escalier tandis que les garçons tentent désespérément de faire entrer le frigidaire dans l’ascenseur. Un enfant de deux ans pourrait voir que la chose est impossible, mais ils continuent à s’acharner.

En descendant les marches, j’entends la voix de Louise retentir dans mon dos.

« Tu sais, Juliette, ma mère a raison. Je ne suis pas toujours d’accord avec elle, mais pour une fois, si. Tu dois prendre confiance en toi. Tu es très différente de Carla et c’est tant mieux. Elle n’avait aucune personnalité. Elle a complètement changé avec mon frère. Quand je l’ai connue, elle était brune. Thomas l’a presque obligée à se teindre en blonde. Elle n’avait pas le droit de manger, il fallait qu’elle soit toujours sexy. J’adore mon frère, mais il est obsédé par les apparences et ça l’amène parfois à péter les plombs. J’ai même l’impression qu’il m’aime moins depuis que j’ai pris du poids. Ne te laisse pas faire, Juliette ! Tu es comme tu es, ne change pas. Et crois-moi, si tu étais moche, il ne serait pas avec toi.

– Oh… Merci, Louise. Je… je suis touchée.

– Tu n’as pas à l’être. Je te dis juste ce que je pense. Je t’aime bien, tu sais. »

Ces quelques mots échangés avec Louise sous les néons épileptiques de la cage d’escalier me touchent sincèrement. Jusque-là, les rares fois où je l’avais croisée, elle s’était montrée discrète et distante. Elle ne s’était pas intéressée à moi, ne m’avait posé aucune question et s’était contentée de m’écouter. Et, parfois, de me sourire. Je savais alors qu’elle m’observait, mais sans hostilité.

J’avais pour ma part senti une forme d’admiration dans le regard que cette timide jeune femme portait sur son frère, aussi ne sais-je pas vraiment comment interpréter les paroles qu’elle vient de m’adresser. J’oscille entre avertissement et message amical.

Je ne porte pas non plus de jugement envers Carla et son soi-disant manque de personnalité, mais je me dis à moi-même qu’il ne me changera pas, moi. Il est hors de question que je me teigne en blonde ou que j’arrête de manger.

Hors de question.

Au final, il nous faut trois bonnes heures pour vider l’appartement et transférer toute la vie de Thomas, ainsi que quelques miettes de celle de Carla, dans la camionnette de déménagement.

Pour ne pas perdre de temps en effectuant un détour par chez mes parents, il est convenu qu’ils m’apporteront mes affaires dans la soirée. En réalité, mon père et ma mère n’ont pas envie de voir Thomas, et encore moins de le voir entrer chez eux. Ils continuent à ne pas cautionner ma décision, qu’ils jugent bien trop précipitée. Et, surtout, Thomas ne leur inspire pas confiance.

Ma mère a juré de ne plus me rabâcher ses mises en garde, souhaitant plutôt m’offrir une petite chance de goûter au bonheur auquel j’aspire. Mon père, lui, ne cesse de renouveler ses avertissements, du moins quand il ne garde pas le silence, ce qui est encore plus dur à supporter.

De toute façon, je n’ai guère d’affaires à récupérer chez eux, mis à part mes vêtements, ceux de Tom, ses jouets et quelques livres. Rongée par la culpabilité, j’ai tout laissé à mon ex-mari, qui a trouvé cela tout à fait normal. Il ne m’a même pas fait don d’un misérable cintre en plastique. À vrai dire, je n’en avais que faire car je sais que je ne manquerai de rien dans cette nouvelle vie qui m’attend avec Thomas.

Pourtant, malgré quelques infimes signaux que je me refuse toujours à déchiffrer, je suis à des années lumière de prévoir le séisme qui m’ébranlera dix-huit mois plus tard.