Chapitre 17

Un bébé

« En remontant, Papa avait déposé Maman dans un transat et lui avait fermé les yeux car ils
ne lui servaient plus à rien. Il avait appelé le médecin du village, seulement pour les formalités,
parce qu’on connaissait déjà la vérité et qu’il n’y avait plus rien à soigner. »

En attendant Bojangles, Olivier Bourdeaut

Nos premiers mois de vie commune se déroulent dans une certaine euphorie. Nous apprenons à découvrir les faces cachées de nos personnalités, celles que l’on ne montre que la porte fermée, dans le cocon routinier du quotidien. Quand on forme un jeune couple, on aime à se créer des habitudes ; on les construit même avec l’assurance qu’elles seront indispensables à notre harmonie.

Savoir ce que l’autre fait, où il est, se retrouver toujours au même endroit, s’appeler tous les midis…

Les premières semaines, je ne découvre rien qui puisse m’effrayer. Afin d’éviter que Tom et moi prenions le bus à l’heure de pointe, Thomas nous conduit tous les matins à l’école, pour le plus grand bonheur de Tom. Je le récupère ensuite le soir chez ma mère, comme avant, et nous prenons alors le bus pour rentrer dans notre nouveau chez-nous. Thomas m’a proposé ce fonctionnement dès le départ et, malgré mes réticences initiales, j’ai fini par accepter. Je déteste être dépendante de lui, mais il m’assure que tout cela est normal et lui fait plaisir. Il affirme vouloir s’impliquer pleinement dans le quotidien de mon petit garçon.

Il n’empêche que mes trajets vers l’école, en tête à tête avec Tom, ne tardent pas à me manquer, et avec eux tous ces instants du matin où nos conversations pouvaient prendre un tour étonnant, sa petite main dans la mienne… Tom, lui, ne semble pas en être affecté et se montre ravi de son nouvel appartement. Il a raconté à Tristan qu’il habitait dans une maison géante !

Après avoir déposé Tom à l’école, Thomas me conduit ensuite jusqu’à mon bureau, qui se trouve sur le chemin du sien. Nous déjeunons ensemble dès que son emploi du temps le lui permet. C’est-à-dire presque toujours. Il se débrouille en effet pour ne jamais être très loin afin que nous puissions nous retrouver chaque midi, tels deux adolescents qui connaîtraient leurs premiers émois… Je suis à chaque fois heureuse de le retrouver et je n’y vois aucune entrave à ma liberté.

Camille, dont je pense qu’elle ne me livre pas véritablement le fond de sa pensée, nous dit fusionnels et trouve cela incroyable.

Thomas, lui, revendique notre hyper-proximité. Il affirme se sentir mal quand je ne suis pas avec lui. Il se demande toujours où je suis, ce que je fais, et bien sûr avec qui, ce qui me paraît assez absurde puisqu’il m’interroge régulièrement sur mon emploi du temps, parfois plusieurs fois dans la même journée. Certains qualifieraient cela de harcèlement. Pour moi, ce sont des marques d’attention touchantes, sur lesquelles je porte un regard bienveillant.

Il limite également ses déplacements en province au maximum et essaye de faire l’aller-retour dans la journée quand cela lui est possible. Il ne veut pas découcher, contrairement à nombre de ses collègues qui selon lui sauteraient sur de telles occasions pour échapper au train-train avec Bobonne. Il souhaite me rassurer afin que je ne puisse jamais douter de lui. Mais il exige la même chose en retour.

« Tu dois être blanche comme neige », me répète-t-il souvent.

« Tu ne dois pas laisser la porte ouverte aux ambiguïtés », dit-il encore.

C’est ainsi qu’un jour, sans que je lui aie rien demandé, il me donne naturellement accès à sa boîte mail personnelle.

« Tu dois voir que je n’ai rien à cacher. Et en cas de problème, on ne sait jamais, tu pourrais en avoir besoin. Savoir que tu as accès à mes mails me rassure. »

Je ne vois pas très bien pourquoi, puisque je n’ai encore montré aucun signe particulier de méfiance mais, une fois de plus, je prends son geste pour une nouvelle preuve de confiance et, comble de la stupidité, je l’en remercie presque. Bien sûr, c’est tout aussi naturellement qu’il me demande ensuite l’accès à ma boîte personnelle « afin que nous soyons sur un pied d’égalité ».

Quand je raconterai plus tard cet épisode à Salomé, elle me suggérera d’aller me faire faire un scanner du cerveau « pour savoir s’il t’en reste au moins un petit bout »…

J’accède à la demande de Thomas, mais je prends soin au préalable d’effacer mes échanges de mails avec Jean-Philippe, des messages bien moins langoureux que j’aurais pu le souhaiter par le passé, mais des preuves irréfutables de notre complicité. Nous pouvions échanger jusqu’à cinquante mails dans une seule journée. Nous y inscrivions notre humeur du jour, nos coups de gueule, nos coups de cœur. Nous y parlions aussi de la vie, de nos peurs, de ceux que nous aurions aimé être. Il ne me parlait de Sofia que très rarement.

Un frisson d’excitation parcourait mon échine quand je lisais son nom sur mon écran et je me régalais à lire chaque nouvelle missive. Elles contenaient souvent des citations d’auteurs que je chérissais. Mais parfois, nous ne communiquions pas pendant des semaines.

Ces échanges me manquent, et je ne peux me résoudre à tous les effacer de ma boîte mail, surtout mon message-doudou, celui que je lis et relis bêtement, une main dans les cheveux, l’autre dans le pot de glace, un filet de bave me coulant sur le menton. Il est comme un chapelet de mots qui feraient du bien quand on souffre de maux aigus du cœur et que le Spasfon ne peut rien y faire.

« Objet : You are so beautiful.

Ma chère Juju, le temps et les espaces nous ont offert la chance de nous rencontrer. Peut-être pas au bon moment, peut-être pas au bon endroit. Je réalise que je ne t’ai jamais vraiment dit combien tu comptais pour moi. Tu as été ma soupape, mon épaule, mon guide, ma lumière alors que je traversais une tempête dans le désert.

Tu es une fille lumineuse, de celles qu’on a envie de garder précieusement près de soi, mais aussi pour soi.

Tu as cette intelligence du cœur qui est si rare.

J’aimerais te cristalliser en moi.

Tu es la fille la plus drôle que je connaisse, avec un sens de la répartie qui me plie en deux à chaque fois que nous nous voyons.

Tu m’as fait tant de bien, Juliette, si tu savais.

À cela tu ajoutes une jolie enveloppe qui vient sublimer la belle personne que tu es, et nous obtenons une fille géniale.

Toi qui te tapes si souvent dessus et ne semble pas avoir idée de la femme précieuse que tu es, sache-le.

Tu es un peu la combinaison rêvée : jolie, sexy, rigolote, intelligente, dynamique, douce, généreuse et en plus tu aimes le foot et la bière.

What else ?

Je ne te remercierai jamais assez d’avoir su écouter mes joies, ma peine, mes silences, parfois même ma stupidité de mâle blessé.

Dans une autre vie, j’aimerais que tu sois mon Ariane, ma Carmen, ma Léa, mon Élinor…

Ma Juliette.

En attendant que nous nous réincarnions, je reste ton fidèle ami JP et tu seras toujours mon inestimable Juju.

Je terminerai ce message avec un proverbe espagnol qui a souvent hanté mes nuits mais qui ne doit aucunement hanter les tiennes :

« Offrir l’amitié à qui veut l’amour, c’est donner du pain à qui meurt de soif. »

Love,

JP

PS1 : je n’ai pas bu.

PS2 : je ne veux pas coucher avec toi.

PS3 : mon plus beau souvenir avec toi : quand tu as glissé sur le parvis de l’église, au mariage de Daniel et Eva, et que j’ai dû te porter jusqu’à la voiture. Tu étais une petite fille, dans mes bras. »

Jamais Jean-Philippe et moi n’avons évoqué ensemble et de vive voix ce message, mais il est resté enfoui pour toujours dans les catacombes de mon réconfort. Je l’ai relu plus d’un millier de fois, dans ces moments où l’envie de me taillader venait me surprendre.

Je décide de le sauvegarder dans un dossier personnel. Désormais, il ne subsiste plus dans ma boîte mail que les traces de ma relation adultère avec VentesPrivées.com.

*

Quelques semaines après notre emménagement, Thomas me réclame ma contribution au loyer. Il m’explique, comme à une enfant, que la location est très onéreuse et qu’il serait normal que je participe aux frais de la maison. Avec une certaine condescendance, il affirme qu’il ne veut pas faire de moi une petite fille gâtée.

Je trouve bien sûr normal de participer aux frais du foyer, mais j’avoue être choquée par sa demande. Non seulement il connaît le montant de mon salaire, insignifiant comparé au sien, mais il sait également que le père de Tom ne me verse aucune pension alimentaire. Je suis d’autant plus étonnée qu’il n’a manifestement pas de problèmes financiers et qu’il s’est montré jusqu’à présent très généreux avec moi. Le fait de devoir désormais lui verser un tiers de mon salaire va me rendre dépendante de lui pour tout le reste, ce qui ne me laissera pratiquement aucune marge de manœuvre.

Quand j’évoque le sujet avec ma mère, qui me demande régulièrement si j’arrive à joindre les deux bouts, elle se montre scandalisée et le traite d’imposteur. D’après elle, Thomas prétend être quelqu’un qu’il n’est pas.

« Écoute-moi bien, Juliette. Tu penses que tu as tiré le gros lot, mais je sens que ce type va être à l’origine de ta ruine. Il n’y a qu’une fille stupide comme toi pour ne pas s’en apercevoir ! Je me demande à quoi servent les études si c’est pour se faire avoir de la sorte », me réprimande-t-elle, la voix chargée de colère.

Humiliée et blessée, je prends la défense de Thomas, affirmant à ma mère qu’il s’agit de mon idée et lui demandant de me faire confiance. Elle ne me croit pas. Le pire, c’est que je ne me crois pas moi-même. Mais il me faut bien sauver la face, alors, une fois de plus, je jette un voile pudique sur ce que l’on pourrait qualifier de « signe annonciateur ».

*

L’année 2008 débute sous le signe du changement professionnel pour Thomas. Extrêmement courtisé dans le milieu, il choisit de rejoindre une société concurrente de la mienne, au sein de laquelle il occupera un poste haut placé. Comme à son habitude, il a très intelligemment négocié son contrat et s’est vu accorder un salaire à la limite de l’indécence. Il estime bien entendu le mériter et je ne peux qu’admirer son assurance.

En guise de cerise sur le gâteau, il bénéficie d’une ostentatoire voiture de fonction qu’il fait customiser à son goût, jusqu’au moindre détail, ce qui ne manque pas d’agacer son supérieur. Une fois de plus, Thomas a obtenu ce qu’il voulait. Je me demande parfois si ses interlocuteurs finissent par céder, comme je peux le faire moi-même, après avoir été usés par ses discours qui peuvent être aussi agressifs que persuasifs.

Cela fait presque un an que nous nous sommes rencontrés, et quelques mois que nous vivons ensemble, quand Thomas commence à me parler bébé. Il m’a déjà raconté mille fois son histoire avec sa compagne précédente, Carla, qui avait très tôt manifesté un désir de maternité. Il m’a alors expliqué qu’il ne s’était pas senti prêt au cours des années qu’ils avaient passées ensemble.

Tu parles, il ne voulait pas que le corps de sa femme se transforme.

Thomas s’est d’ailleurs toujours demandé si ce n’était pas son refus de paternité qui avait poussé Carla à partir, mais il se voile vraiment la face sur ce coup-là. Je découvrirai bien plus tard que ce sont des raisons bien plus profondes qui ont été à l’origine de son départ soudain.

Quoi qu’il en soit, Thomas se dit aujourd’hui prêt à être père. Il pense avoir acquis la maturité nécessaire et, surtout, un confort financier suffisant pour subvenir aux besoins d’une famille. Il ne cesse de me répéter que c’est une responsabilité très importante et qu’il a pleinement conscience des enjeux de la paternité. Plus que jamais, il est convaincu que je suis la bonne personne. C’est avec moi qu’il a envie de faire un enfant, c’est avec moi qu’il souhaite vivre cette aventure.

Je devrais donc me sentir privilégiée qu’il m’ait choisie, moi, enfant d’une modeste famille d’immigrés. Moi, la petite boulotte aux jambes duveteuses et piquées de quelques taches brunes.

Je devrais considérer à sa juste valeur l’honneur qu’il m’accorde. Des milliers de femmes ne dépérissent-elles pas aux quatre coins de France, meurtries par leur désir inassouvi d’un enfant avec Thomas ? C’est presque ainsi qu’il me fait voir les choses. Je suis l’élue, la promise, la chanceuse, la grande gagnante de la loterie ! Considère-t-il finalement que j’ai les bonnes mensurations pour enfanter ? Il me confirme également que je suis une très bonne maman pour Tom et que cela le rassure pour la suite.

Je ne manque pas de lui rappeler ma relation à la grossesse, d’évoquer les conséquences que cela aurait sur mon corps, que je n’aime déjà pas assez. J’ajoute qu’il est évidemment bien trop tôt pour envisager un bébé.

Si ses allusions sont au départ douces et discrètes, elles se font au fil des semaines de plus en plus lourdes et insistantes. Le sujet me met mal à l’aise. J’en parle à Camille et lui confie mes interrogations. Nous avons besoin de mieux nous connaître, de faire un bout de chemin ensemble… Et si ça ne marchait pas ? Je me retrouverais avec deux enfants sur les bras ?

Elle a tout d’abord la même réaction que moi, puis, à ma grande surprise, me dit que je devrais considérer sa demande comme une preuve d’amour. Un garçon comme lui ne peut avoir envie de ce genre de choses par hasard ; il sait ce qu’il veut et c’est avec moi qu’il le veut. Mais Camille et moi sommes tout de même d’accord sur un point : s’il m’aime, il faut qu’il me laisse le temps. Une telle décision ne peut pas se prendre sur un coup de tête, les conséquences en seraient bien trop lourdes.

Un soir, en rentrant du cinéma, Thomas m’arrête au beau milieu de la rue pour m’attraper les deux mains en arborant son plus grand sourire.

« Chérie, j’ai vraiment envie d’avoir un bébé, avec toi. Cela fait partie de mon projet de vie. Le timing est parfait. Je n’envisage pas de ne pas avoir d’enfant. Fais-moi confiance ! Tout va bien se passer ! »

Je lui réponds que je l’ai parfaitement entendu, mais qu’il connaît déjà mon point de vue. Et comme à chaque fois que je réponds différemment de ce qu’il aurait souhaité entendre, il devient froid avec moi. Il prend ses distances, comme s’il éprouvait un plaisir sadique à me tenir à l’écart. Il a conscience de son pouvoir sur moi et se repose sur cette relation de dépendance qu’il a subtilement commencé à instaurer. Il n’ignore pas que je peux souffrir de son manque d’attention et jubile déjà de me voir le supplier de revenir vers moi.

« Ça me rend triste que tu n’aies pas envie d’avoir un bébé avec moi. Je pensais que tu m’aimais, me répète-t-il.

– Je t’aime, Thomas, tu le sais. Sinon, je ne serais pas là. Donne-moi juste du temps. J’ai besoin de temps.

– D’accord, réplique-t-il de son ton le plus formel. Je te donne un peu de temps. Mais pas trop longtemps, hein, bébé ? »

Après cette discussion, les journées suivantes s’écoulent plus sereinement. Nous continuons à passer beaucoup de temps ensemble et voyons ses parents au minimum tous les quinze jours – les miens, beaucoup moins. Curieusement, nos parents ne se sont encore jamais rencontrés. Si j’ai déjà évoqué le sujet avec lui, il n’a jamais rien demandé de son côté. Il faut avouer que mon père et ma mère ne l’ont jamais aimé, et ce, dès le premier jour. Tous deux abhorrent son côté m’as-tu vu. J’ai eu beau leur expliquer que Thomas n’est pas comme cela dans l’intimité, que c’est un genre qu’il se donne, mon père persiste à considérer qu’il n’a aucune autre conversation que celle tournant autour des voitures de luxe. Quant à ma mère, elle le juge hypocrite et perçoit un mauvais fond chez lui. Elle déteste son rire, qu’elle compare à celui d’une hyène.

Je leur en veux de ne pas lui donner sa chance et suis prête à tout pour leur prouver qu’ils se trompent, même si, comme je l’apprendrai plus tard à mes dépens, l’intuition des parents est bien souvent fondée. J’ai pourtant besoin de leur montrer que je suis enfin avec quelqu’un de bien, quelqu’un qui prendra soin de moi, me rendra heureuse et me traitera comme une princesse. Il est impossible que je connaisse un nouvel échec.

Au cours de ces derniers mois, je me suis également éloignée de mes amies. Petit à petit, Thomas m’a fait comprendre qu’elles n’étaient pas à la hauteur. Il m’a pointé du doigt leurs défauts, que je n’avais apparemment jamais décelés. Stéphanie est égoïste, Floriane jalouse, Camille déséquilibrée… Quant à mes amis garçons, sans exception aucune, ils n’ont qu’une seule envie : me mettre la main au panier. C’est une évidence pour lui.

Eux aussi me trouvent changée et n’apprécient guère Thomas. Je n’ai donc pas besoin de prendre mes distances avec eux ; ils tirent leur révérence par eux-mêmes. Ils trouvent anormal que Thomas soit présent à chacune de nos sorties entre amis, que je sois de moins en moins disponible et que je refuse toutes leurs invitations. Nombreux aussi sont ceux qui trouvent que nous n’allons pas du tout ensemble.

Jean-Philippe, lui, ne l’a pas encore rencontré. C’est moi qui ai décliné toutes les propositions de Thomas, redoutant une confrontation ou peut-être bien l’avis de mon ami. Je sais pertinemment que Thomas n’appréciera pas de voir qui est en réalité Jean-Philippe et qu’il ne supportera pas l’idée que je sois proche d’un homme aussi beau. Je l’ai souvent entendu dire qu’une forte relation d’amitié entre un homme et une femme était forcément ambiguë.

J’ai conscience que Thomas a une très haute opinion de lui-même, mais je préfère voir dans ce trait de caractère son tempérament de vainqueur. Cependant, au cours de l’une des rares soirées où Thomas accepte de m’accompagner chez l’un de mes amis, je peux mesurer l’ampleur de sa jalousie et de sa possessivité.

Ce soir-là, alors que nous discutons, un verre de punch à la main, dans le couloir d’un appartement trop petit pour contenir autant de monde, mon ami Jonathan tente de se frayer un passage pour se rendre aux toilettes. Comme nous ne semblons pas motivés pour bouger d’un centimètre, Jonathan m’assène une petite tape amicale sur la fesse gauche. Naturellement, je me décale sur le côté sans avoir vu dans son geste la moindre malveillance. Jonathan et moi, nous nous connaissons depuis longtemps et avons vécu ensemble bien des situations cocasses. Mais à peine son geste achevé, je sens aussitôt le corps de Thomas se raidir, son regard se noircir. Il prétexte alors une migraine pour rentrer et m’entraîne avec lui, sans même me laisser le temps de dire au revoir à mes amis. Nous descendons l’escalier, dans un air aussi chargé d’électricité que l’orage qui menace d’éclater dehors. Une fois dans la rue, et à l’abri d’éventuels témoins de son coup de colère, il se met soudain à me hurler dessus.

« Tu ne me manqueras plus jamais de respect comme ce soir !!! Tu m’entends ?!! »

Dans un monologue haut en couleur, Thomas déverse tout son mépris pour mon ami Jonathan et, par la même occasion, condamne fermement mon comportement. Il me reproche de ne pas avoir remis mon ami à sa place alors que son geste était totalement INADMISSIBLE.

« Je passe pour quoi, MOI ??? ajoute-t-il, furieux, tandis que nous prenons place dans sa voiture. Je suis ton mec, il faut qu’on me respecte !!! Si le type te met la main aux fesses devant moi, alors quand je ne suis pas là, il se passera quoi ? »

Je m’aperçois alors que j’ai oublié de prendre ma veste en jean, celle que j’avais posée sur le canapé, noyée dans un océan de manteaux.

« Tu as laissé ta veste là-haut ? suffoque Thomas.

– Oui, je l’ai oubliée. Mais je la récupérerai plus tard, je n’ai pas envie de remonter maintenant.

– Plus tard ? Quand ? Vas-y, tu remontes ! m’ordonne-t-il en haussant à nouveau la voix.

– Non, je n’ai pas envie. Jonathan travaille avenue Hoche. Je lui demanderai de la ramener au bureau, c’est à cinq minutes.

– Non. Tu remontes la chercher, je t’attends. »

À mon tour, je me mets à hurler, excédée par son ton directif.

« Quoi, non ? Je fais ce que je veux. Je ne veux pas remonter, je ne remonterai pas !

– Tu vas aller la chercher, c’est moi qui te le dis ! C’est quoi, ton problème ? Tu en as pour cinq minutes. Tu le fais exprès, ou quoi ?

– Je n’ai pas envie. Tu comprends ? Je n’ai pas envie de remonter et de devoir répondre aux questions de mes amis ou d’écouter leurs commentaires. C’est bon ! Je suis une grande fille, merde !

– Tu as cinq minutes. Il est hors de question que tu revois ce connard, alors tu vas récupérer ta veste TOUT DE SUITE ! »

Ces derniers mots s’étouffent dans sa gorge tant ils sont lestés de rage. C’est la première fois que je vois Thomas exploser de la sorte. Son visage se colore de plaques rouges tandis que ses sourcils dessinent un accent circonflexe au-dessus de ses yeux, ce qui lui donne un regard mauvais, presque vipérin. Je demeure sidérée pendant quelques secondes, mais ne me laisse pas impressionner par cet excès de violence verbale absolument inutile. L’expression de son visage me fait pourtant le même effet que s’il m’avait donné une gifle. D’ailleurs, tout son langage corporel trahit son irritation. Il ne sait pas où mettre ses mains, se recoiffe sans arrêt et gesticule d’une façon ridicule. Sa réaction me semble totalement démesurée et il est hors de question qu’il me dicte ma conduite. Je ressors de la voiture en claquant bruyamment la portière pour souligner mon exaspération.

« Juliette ! Tu vas où ? Reviens ici !

– Fous-moi la paix. Tu es complètement allumé. Toute cette scène pour une veste en jean ? Je rentre toute seule.

– Tu n’iras nulle part. Remonte dans la voiture, j’ai horreur des scènes.

– Mais c’est toi qui m’en fais une, je te signale.

– Rentre !

– Non, tu es fou.

– Arrête de crier.

– Tu déconnes ? Tu as vu comment tu m’as parlé ?

– Remonte dans la voiture, je te dis. On est à l’autre bout de Paris et ça craint par ici. Je ne te laisserai jamais rentrer toute seule.

– J’appelle un taxi.

– Maintenant tu arrêtes ton caprice et tu rentres dans cette putain de voiture ! », aboie-t-il de plus belle.

Il me rattrape par le bras et me ramène à l’intérieur de la voiture. Je me laisse faire, peu rassurée par les visages qui sont venus se pencher aux fenêtres de l’immeuble après avoir été alertés par notre esclandre. Thomas verrouille les portières, agrippe le volant de ses deux mains et jette sa tête en arrière contre son appui-tête, qu’il fait reculer d’un cran. Je le vois fermer les yeux, puis j’entends sa respiration haletante, synchrone avec les mouvements de sa poitrine sous son T-shirt blanc trop moulant.

Il remet brutalement son appui-tête en place.

« Mets ta ceinture ! »

À peine me suis-je exécutée qu’il démarre en trombe, fier du rugissement produit par son V6.

C’est la première fois que je le découvre sous les traits de quelqu’un de mauvais, quelqu’un que je ne connaissais pas encore.

Tiens, un nouveau signe annonciateur.

Avec le recul, des centaines de souvenirs similaires referont surface, comme autant d’avertissements que je n’ai pas voulu prendre en compte.

C’est ainsi que je me remémore le jour où Philippe, le petit ami de ma sœur, avait fait la connaissance de Thomas. Philippe, Salomé et moi l’attendions tous les trois dans un bar du Marais où il devait nous rejoindre après un rendez-vous professionnel. Je l’avais vu garer sa voiture dehors.

« Le voilà ! », avais-je crié, tout excitée, en le pointant du doigt.

Il était très important pour moi que nous arrivions tous les quatre à devenir complices.

« Tu plaisantes ? Tu ne sors pas avec ce type, avec ce nain ? m’avait très sérieusement demandé Philippe.

– Eh ! Ce n’est pas parce que tu fais 1,90 mètre que tu dois traiter tous les autres de nains !

– Non, mais tu déconnes, ce n’est quand même pas lui ?

– Arrête, il arrive…

– Et cette voiture de branleur… Tu veux qu’on en parle ? »

Puis Thomas était arrivé à notre hauteur. Tout sourires, il avait réussi à se mettre Philippe dans la poche en moins de cinq minutes. Car c’est là une autre de ses forces : il excelle dans le maniement du verbe et possède un bagout à toute épreuve. Je suis persuadée qu’il serait capable de vendre un assortiment de godemichets au pape. S’il est possible de ne pas être d’accord avec le point de vue de Thomas, il est impossible de ne pas écouter attentivement ses arguments. Il possède une véritable force de persuasion, voire une aura de leader qui ne laisse personne insensible.

Ma sœur, elle, s’était montrée plus méfiante. Elle l’avait jugé trop beau parleur, un trait de caractère qui l’agaçait. Mais elle voulait que je sois heureuse et je l’avais sentie prête à fermer les yeux sur les petites imperfections de mon nouvel amoureux. Elle avait décidé de ne retenir de cette première rencontre que mes yeux rieurs et sa main sur ma cuisse.

*

Pour fêter notre première année ensemble et nos anniversaires jumeaux, Thomas m’offre une bague. Moi, je l’invite à passer un weekend à Venise. Je compte profiter du coffret week-end qu’Alexandre m’a offert l’année précédente pour réserver l’hôtel à moindre coût tout en me chargeant de payer les billets d’avion. La chambre proposée dans l’offre étant standard, je décide de payer un supplément pour obtenir la catégorie supérieure. Je suis consciente de ne pas pouvoir rivaliser avec les palaces dans lesquels Thomas m’a déjà emmenée, mais je désire lui faire plaisir, dans la limite de mes moyens financiers.

Cette escapade est prévue pour octobre. Parallèlement, nous commençons à organiser nos vacances d’été. Thomas m’a clairement fait comprendre que je pouvais oublier les vacances dans le village perdu de mes parents, hors du temps et de la civilisation. Je ne lui en veux pas et, histoire de changer un peu, j’accepte de remiser cette tradition estivale au fin fond d’un tiroir, même si cela m’oblige à tirer un trait sur mes étés au parfum d’enfance, mes baignades dans les eaux glaciales de l’Atlantique ou les retrouvailles avec mes cousines. Bref, je fais l’autruche.

Thomas, lui, aspire à des destinations plus glamour, celles dont on peut parler aux autres en faisant naître des étoiles dans leurs yeux.

Nous décidons tout d’abord, ou plutôt il décide, que nous passerons quelques jours sur la Côte Vermeille, qu’il connaît pour y avoir passé une bonne partie de ses vacances en famille lorsqu’il était enfant, puis il propose que nous partions ensuite sur l’île de Beauté, que nous ne connaissons ni l’un ni l’autre. Il m’a aussi parlé de la Martinique, où il s’est rendu avec toutes ses anciennes compagnes, mais je ne tiens pas à ce qu’il me raconte avoir retroussé la jupe de Carla sur ce rocher ou fait sauvagement l’amour avec elle sur cette plage. J’ai déjà donné avec les photos du mariage et, à moins d’être masochiste, il serait stupide de ma part de vouloir recommencer. Je me suis donc fermement opposée à cette idée.

Il est prévu que nous partions fin juillet, après avoir récupéré Tom, qui passera ses trois premières semaines de vacances chez mes parents, son père n’ayant pas manifesté la volonté de passer du temps avec lui pendant l’été.

J’appréhende quelque peu nos premières vacances tous ensemble, mais je sens tout de même poindre l’excitation en moi malgré la difficulté que représente le choix d’un hôtel « convenable ». Comme pour tout, Thomas se montre extrêmement exigeant, ce qui finit toujours par devenir agaçant. Il appelle quantité d’hôtels l’un après l’autre, pose énormément de questions, prend des notes, compare les offres, rappelle encore, puis raye quelques noms de sa liste sans que je comprenne pourquoi. Il passe des soirées entières à faire son étude de marché tandis que je m’endors avec des images de Méditerranée plein les rêves. Je n’ai de toute façon pas mon mot à dire, puisque je ne paye rien.

Il ne l’a jamais exprimé clairement, mais cette idée sous-tend son discours. Et s’il me demande bien entendu mon avis, c’est toujours le sien qui finit par primer. Cette attitude me rappelle clairement une conversation que nous avions eue au sujet de la dépendance de sa mère, qui n’a jamais travaillé. Il déplorait le fait qu’elle ne puisse s’opposer à son père en raison de son manque d’autonomie financière.

Personnellement, je serais prête à louer une petite maison dans laquelle je pourrais cuisiner ou étendre mon linge parfumé à la lavande dans le jardin, au soleil. Mais, comme je l’ai parfaitement compris, ce n’est pas le souhait de Thomas, qui a d’autres critères à l’esprit.

Sa sélection se porte finalement sur un loft industriel, qui ne représente en rien l’idée que je me fais de vacances à la mer. Le lieu semble très atypique et décoré avec beaucoup de goût, mais je regrette de ne pas avoir une terrasse ou un petit bout de jardin dans lequel je pourrais sentir l’herbe voilée de rosée matinale sous mes pieds nus. Depuis ma plus tendre enfance, je suis habituée à passer mes étés dehors, vêtue d’une robe courte, les cheveux au vent, et je me juge tout de même très chanceuse de découvrir enfin la Corse. Je suis également ravie d’y emmener Tom. Comment pourrais-je me plaindre ? J’ai décidé que je voulais le bonheur, plus que tout…

C’est dans cet état d’esprit que je choisis, quelques jours avant notre départ en vacances, d’arrêter de prendre la pilule. S’il s’agit là du seul élément qui manque à l’accomplissement de Thomas, alors je lui donnerai cet enfant. Et, tous les quatre, nous serons les plus heureux au monde. Oui, nous y arriverons.

Quand j’annonce ma décision à Thomas, il en est à peine surpris.