Chapitre 19

Dans un an

« Mais sache une chose ma chérie. Parfois, tu voudras mentir, pour plaire. Parce que tu
croiras que ton mensonge est plus séduisant que la vérité. Mais tu seras surprise de constater que
la vérité a beaucoup plus de charme qu’on ne le croit. »

Recherche femme parfaite, Anne Berest

Dès notre retour de Corse, à peine les valises posées dans notre appartement du XVIe arrondissement auquel je me suis finalement bien habituée, Thomas téléphone à ses parents. Il convient que nous leur rendrons visite le week-end prochain, bien évidemment. Heureusement, il nous reste encore quelques jours de vacances avant la reprise du travail.

En cette fin de mois d’août, Paris est encore désert. C’est la période de l’année, avec Noël, que je savoure le plus dans la capitale.

Noël pour ses lumières, ses vitrines, la recherche du cadeau idéal pour des proches et cette effervescence si particulière que l’on peut respirer quelques semaines avant le 25 décembre.

Le mois d’août pour ses rues vides d’habitants, ses transports pratiquement déserts qui en deviendraient presque agréables, et ce parfum de sérénité que l’on ne retrouve à aucune autre période de l’année.

Tom, lui, est un peu anxieux à l’idée d’intégrer une nouvelle école en septembre. Il m’a semblé en effet plus logique qu’il fréquente celle située à seulement cinq cents mètres de chez nous. Cela me facilitera le quotidien, surtout avec la grossesse.

Nous sommes déjà passés devant son futur établissement à plusieurs reprises afin qu’il se familiarise avec les lieux et le trajet. L’adorable gardienne nous a même autorisés à déambuler quelques minutes à l’intérieur lorsque nous sommes allés déposer une pièce administrative qui manquait à son dossier d’inscription. Tom avait trouvé les installations « trop jolies ». Les murs colorés et peints par les enfants lui avaient donné une vision idéale de l’école et l’avaient rassuré.

Ayant fixé un rendez-vous avec ma gynécologue depuis la Corse, je prends le temps de passer au laboratoire d’analyses pour effectuer une prise de sang qui confirme bien ma grossesse. J’apprends que je suis enceinte d’un mois et demi – cela fait six petites semaines qu’une nouvelle vie se construit au creux de mes entrailles et que de grands chamboulements s’opèrent dans mon corps.

J’ai désormais une excuse pour ne plus pouvoir attacher le bouton de mon jean. Ma poitrine, déjà proéminente, durcit jour après jour et déborde désormais de mon soutien-gorge. Sabrina n’a qu’à bien se tenir ! Selon la plupart de mes amis masculins, c’est l’un des rares changements corporels que les hommes apprécient chez les femmes pendant leur grossesse. Ce qu’ils apprécient moins, en revanche, c’est la phase « dégonflage » qui suit. Je me demande d’ailleurs comment Thomas va gérer ce phénomène qu’il a un jour élégamment qualifié de « côté vache laitière ». Mon ventre, d’habitude assez plat, commence lui aussi à vouloir prendre une autre forme. Je le rentre autant que possible.

Depuis que nous sommes rentrés à Paris, les nausées ne m’ont pas laissé un seul instant de répit et ont continué à transformer chaque repas en torture tant les remontées acides me brûlent l’œsophage. Je dois également lutter contre une fatigue assommante qui vient me frapper comme un gigantesque coup de massue après chaque déjeuner et en début de soirée. Je ne songe alors qu’à dormir. Comment un petit embryon de la taille d’une crevette peut-il ainsi prendre le contrôle d’un corps géant ?

Thomas a gardé le test de grossesse « en souvenir », me dit-il. Il souhaite annoncer la nouvelle à ses parents et à sa sœur Louise en l’emballant dans du papier cadeau et en l’offrant lors de notre prochaine visite. Je ne suis pas certaine que leur réaction sera à la hauteur de ses espérances, mais je ne m’y oppose pas. Il s’est montré particulièrement attentionné depuis notre retour, même si j’ai la désagréable impression que ses attentions ne me sont pas directement destinées. Il répète sans cesse qu’il me trouve très jolie et qu’il a la certitude que je vais être une très belle femme enceinte.

Cela me rassure quelque peu car la hantise du poids que je ne vais pas manquer de prendre se réveille petit à petit. Nous n’avons encore rien annoncé à Tom et avons décidé de ne pas le faire avant l’échéance des trois mois. Camille n’a pas été mise au courant non plus, mais je sais déjà que je ne pourrai attendre trois mois pour le lui annoncer. Avant d’être la responsable des ressources humaines, elle est d’abord mon amie. Elle me manque, de même que nos escapades en dehors du bureau.

Elle m’a d’ailleurs surprise en m’apprenant au téléphone qu’Alexandre et elle s’étaient vus pendant les vacances. Ils sont allés boire un verre sur la magnifique terrasse de l’hôtel Raphaël, où ils ont passé un excellent moment, entre bulles de champagne et histoires de vie. Alexandre s’est contenté ensuite de la raccompagner au pied de son immeuble, où il n’a fait que lui déposer un simple bisou sur les lèvres. Camille en a été déçue, mais il l’a rappelée dès le lendemain pour lui proposer un nouveau rendez-vous. Ainsi, chaque soir, mon ancien voisin lui concocte une expérience différente, ce qui la ravit.

Un jour, j’apprends par un simple SMS qu’ils sont passés à l’étape suivante :

« Enfin, Alex a mis la langue. Je commençais à croire que j’avais une haleine de rat mort. Il est plutôt bon dans l’exercice. Bisous. »

Alexandre, lui, ne m’a rien raconté. Cela fait déjà un an que je lui ai fait part de mes doutes quant à sa capacité à pouvoir s’engager dans une relation si peu de temps après sa rupture avec Alexia. J’étais alors très mal placée pour émettre un jugement pareil… Mais depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Alexandre est très pris par son projet de développement à l’international et il voyage beaucoup en Amérique du Sud, ce qui ne lui laisse guère de temps pour jouer les séducteurs. Camille, elle, continue d’enchaîner les relations sans lendemain, suscitant à chaque fois mon admiration face à l’envie et la volonté qu’elle a de croire à ces nouvelles rencontres. Beaucoup auraient été découragées à sa place par un si grand nombre d’échecs, mais pas Camille. Elle va jusqu’à noter méthodiquement les profils de chacune de ses conquêtes et dresse ainsi une liste sur laquelle elle indique les traits de caractère qu’elle ne supporte pas. Elle espère ainsi pouvoir déceler à temps ces particularités chez les prochains prétendants.

Les choses ne sont pourtant pas si simples pour elle. Si nous nous sommes éloignées depuis le début de ma relation avec Thomas, Camille m’a néanmoins confié plusieurs choses importantes lors de nos trop rares tête-à-tête. Bien qu’elle ait toujours clamé à qui voulait l’entendre qu’elle n’en avait que faire, elle m’a confirmé que retrouver son père était une chose qui lui tenait à cœur. Cette peur de l’abandon continue de planer sur elle comme une ombre au début de chaque nouvelle relation. Elle se trouve dans une phase de sa vie où elle a besoin de voir certaines énigmes résolues… Elle s’interroge également sur son avenir professionnel et envisage même une reconversion. Elle rêve d’intégrer une mission humanitaire.

*

Après avoir fait quelques achats pour la rentrée scolaire, dont toute une panoplie à l’effigie de Bob l’Éponge, nous pouvons envisager sereinement notre dernier week-end avant la reprise qui s’annonce riche en nouveautés. Un parfum d’excitation mêlé à une pointe d’anxiété me donne un peu le tournis.

Sur la route de Beauvais, ce samedi-là, je ressens une légère appréhension. Comment les parents de Thomas vont-ils réagir ? Nous ne sommes ensemble que depuis un peu plus d’un an et l’annonce d’un bébé à venir peut paraître prématurée. De mon côté, je n’ose même pas imaginer un seul instant quelle sera la réaction de mes parents. Le seul fait d’y penser me tord l’estomac. J’ai la certitude qu’ils le vivront mal et j’espère simplement qu’ils ne me le feront pas trop ressentir.

Comme à chaque visite chez les parents de Thomas, sa mère, Édith, a dévalé les escaliers dès qu’elle a aperçu la voiture de son fils pour nous attendre au garde-à-vous devant la porte de leur pavillon en briques rouges. J’ai à chaque fois l’impression qu’elle accueille son fils prodigue comme s’il revenait d’une mission de six mois en Irak. Son père, lui, est resté planté devant son ordinateur à l’étage, à bricoler un nouveau programme informatique. Elle ne manque pas de l’appeler du haut de la première marche de l’escalier en bois où elle monte la garde.

« Yves ! Descends ! Thomas est là ! »

Nous ne tardons pas à nous asseoir tous ensemble autour de la table de la salle à manger. Un ange passe. Sans que Thomas ait rien demandé, sa mère s’empresse de lui apporter son café. Il arrive qu’elle doive le refaire deux ou trois fois de suite parce qu’il n’est pas assez bon, pas assez fort ou pas assez chaud… Enfin, Thomas brise le silence en commençant par faire défiler nos photos de vacances.

Je suis gênée par certaines d’entre elles qui laissent découvrir mon anatomie de très près. Bientôt, il s’arrête sur un cliché où j’apparais en pied avec mon bikini jaune fluo de bimbo. Il me regarde.

« Tu vois comme tu es belle sur cette photo ? »

Je lui réponds, mi-flattée, mi-gênée :

« Belle ? Je ne sais pas trop…

– Mais si, tu es belle, regarde ! Hein, papa, qu’elle est belle ?

– Ah ouais, elle est belle, confirme Yves en me fixant derrière ses lunettes.

– Eh bien, dans un an, je veux que tu sois pareille !

– Comment ça, pareille ? se risque à demander Édith, intriguée. Pourquoi veux-tu qu’elle change ? »

C’est le moment que choisit Thomas pour envoyer Tom jouer avec le chien dans le jardin situé à l’arrière de la maison. Il referme soigneusement la porte et sort de sa veste une petite boîte emballée dans du papier cadeau.

« Tenez, on vous a ramené un petit cadeau de Corse !

– C’est gentil, ça, remercie Édith tout en saisissant le mystérieux paquet. Qu’est-ce que c’est ?

– Ouvre, Maman ! »

Il suffit de quelques secondes à Édith pour défaire le nœud entourant le papier cadeau aux motifs de Noël qui enveloppe la boîte rectangulaire contenant le test de grossesse. C’est le seul papier que Thomas ait trouvé à la maison.

Elle paraît surprise et ne comprend pas tout de suite, bien que je sache pertinemment que Thomas lui a déjà parlé de ce test.

« Clearblue, c’est quoi, ça ?

– Maman !

– Quoi, Maman ? »

Yves, qui s’est déjà complètement désintéressé du contenu de la boîte, a allumé le téléviseur.

« Mais regarde ce qu’il y a à l’intérieur, Maman !

– Je ne comprends pas ! », répond-elle en s’exécutant.

Elle fait apparaître la tige blanche et bleue et lâche un petit cri de surprise.

« Mais c’est un test de grossesse !

– Oui, Maman !

– Ben pourquoi tu me donnes ça ? »

Je suis à la fois embarrassée et amusée par la situation. Il me semble évident qu’Édith est à des années lumière de deviner le message que son fils tente de lui délivrer.

« Maman, à ton avis, pourquoi je t’apporte un test de grossesse ? Pas pour toi. Je doute que Papa et toi dormiez même encore ensemble… », fait-il sans prendre la peine de regarder son père.

Les yeux d’Édith, écarquillés comme si on venait de lui annoncer que j’étais la fille de Pablo Escobar, s’attardent alternativement sur Thomas et sur moi.

« Tu es enceinte ? me demande-t-elle finalement, sans trop y croire.

– Enfin, Maman ! Tu auras mis du temps à comprendre !

– Yves, tu entends ? Tu entends ? Baisse le son de cette télé ! Thomas va avoir un bébé. Félicitations, Juliette ! s’exclame Édith en me prenant dans ses bras. En voilà une bonne nouvelle ! »

Je perçois un manque de conviction dans sa voix, mais je me satisfais de voir qu’elle fait l’effort de paraître heureuse. Peut-être l’estelle, d’ailleurs.

Yves vient me coller une rapide bise suivie d’un « Ouais, c’est super », puis il retourne à son programme télévisé que personne ne peut jamais interrompre, à en croire Thomas. Je suis néanmoins persuadée qu’Adriana Karembeu en aurait le pouvoir, mais je garde cette pensée utile pour moi-même.

Édith sort ensuite fumer une cigarette en prenant Thomas par le bras, me laissant plantée seule devant la table au milieu de ce salon sombre et triste. Voilà, la nouvelle a été annoncée, mais elle n’a provoqué aucune vague de bonheur, aucune crise d’hystérie, aucune joie particulière. Aucune déception non plus. Au bout de quelques minutes, je décide de rejoindre Tom dans le jardin. Je le retrouve allongé sur le gazon, à la merci de Chipie, la petite chienne qui lui lèche le visage et déclenche chez lui ces éclats de rire enfantins que j’aime tant.

« Maman, on peut avoir un chien à la maison ? C’est trop mignon.

– Tu dis ça mais est-ce que tu t’en occuperais ?

– Oui, Maman ! Allez, steuplaît, steuplaît !

– Chéri, c’est compliqué d’avoir un chien en appartement. Il faut le sortir plusieurs fois par jour et il resterait seul toute la journée. Ce ne serait pas gentil pour lui.

– Mais Tristan, il en a bien un ! Et son appartement est plus petit que le nôtre.

– Chacun fait comme il veut. Et je crois que c’est la grand-mère qui le sort et qui s’occupe de lui. Toi, tu es à l’école, et Thomas et moi sommes au travail.

– Oh, c’est trop nul. On n’a qu’à acheter une maison, alors.

– Oui, bien sûr, nous y songeons.

– C’est vrai ?

– Évidemment que non. Les maisons à Paris sont rares et beaucoup trop chères.

– C’est nul.

– Je trouve aussi. C’est nul.

– Arrête de te moquer de moi, Maman.

– Je ne me moque pas. C’est nul. »

Tom relâche Chipie, trop heureuse de retrouver sa liberté, et vient me renverser sur l’herbe en faisant mine de me chatouiller. Il pose ensuite sa tête sur mon ventre.

« Maman ?

– Oui, mon chéri ?

– Tu te rappelles la vieille dame pauvre, en Corse ?

– Oui, je m’en souviens bien. Pourquoi ?

– Tu sais pourquoi elle m’avait dit qu’il fallait qu’on fasse attention ? C’est qui, le vilain ?

– Oh rien. Elle racontait des bêtises. Pourquoi parles-tu de ça maintenant ?

– Tu ne l’as pas crue ?

– Pourquoi la croirais-je ?

– Bah, je ne sais pas, moi. C’est pas un peu son métier, de deviner l’avenir des gens ?

– Je ne crois pas à ces choses-là, mon chéri.

– En tout cas, il n’a qu’à venir, ce vilain. Je lui ferai une prise de judo. Comme Thomas m’a appris. Personne ne touche à ma maman. En plus, Thomas, il ne laissera rien se passer. Il veillera sur nous, il me l’a promis.

– Oui, chéri, il ne laissera rien nous arriver. »

Soudain, nous poussons tous les deux un hurlement qui fait sursauter Chipie, tranquillement installée sous la pergola. L’arrosage automatique vient de se déclencher ! Alertés par nos cris, Thomas et Édith nous rejoignent rapidement. Ils comprennent aussitôt la situation en voyant nos vêtements mouillés et éclatent de rire. Seul Yves demeure imperturbable, confortablement installé dans son rocking-chair. Toujours aucun signe d’Adriana Karembeu.

Thomas me prend à part pour me dire que sa mère est très heureuse pour nous. Je souris car j’ai envie de le croire – de la croire. Il me demande ensuite si cela me dérange de rester dîner car il aimerait l’annoncer personnellement à Louise, qui ne rentrera que vers 19 heures, après avoir achevé sa journée de travail du samedi. J’accepte, mais je lui demande de ne pas évoquer le sujet devant Tom.

Thomas paraît heureux de ma réponse, comme si, après avoir dévoilé cette nouvelle aventure à ses parents et à sa sœur, il allait enfin pouvoir la vivre pleinement. Je songe cependant à son autre sœur, Lise, que je n’ai encore jamais rencontrée. Thomas va-t-il lui annoncer la nouvelle ? Elle qui doit se sentir bien seule, loin de sa famille…

Nous passons le reste de l’après-midi étendus sur la pelouse, mais les réserves de patience de Thomas s’épuisent à mesure que l’heure tourne. Il finit par appeler sa sœur toutes les vingt minutes pour lui demander quand elle rentrera, allant jusqu’à lui proposer d’aller la chercher en voiture. Quant à moi, mon habituel coup de fatigue de fin de journée commence à se faire sentir. Après avoir pris soin de demander à Édith si elle avait besoin d’aide et annoncé à Tom que j’étais un peu fatiguée, je monte me reposer quelques minutes dans l’ancienne chambre de Thomas.

C’est une chambre aux meubles vieillots et à la décoration désuète. Sur les murs, du lambris foncé qui se marie parfaitement avec un vieux parquet de la même couleur. Des tapis en laine d’une autre époque ainsi que des rideaux noircis par le chauffage complètent le décor, que je trouve un peu sinistre. La seule touche de modernité et de couleur vive provient d’une housse de couette Ikea.

Un univers qui contraste beaucoup avec la personnalité flamboyante de Thomas.

Je m’allonge directement sur la couette qui sent bon la lessive et ferme les yeux pour m’endormir, comme anesthésiée par cette agréable odeur qui me chatouille les narines. Quand des bruits de pas montant l’escalier me réveillent un peu plus tard, je n’ai aucune idée du temps qui s’est écoulé. Trois petits coups sont bientôt frappés à la porte. Je me redresse aussitôt sur le lit pour m’asseoir en tailleur.

« Entrez ! »

C’est Louise, que je trouve rayonnante. Elle s’est coupé les cheveux au carré, ce qui met en valeur son joli visage et ses beaux yeux bleus. Vêtue d’une robe blanche à la coupe droite, marquée à la taille par une large ceinture noire, elle semble avoir minci et être heureuse du résultat. Elle me prend dans ses bras.

« Félicitations, Juliette ! C’est super ! Je suis très heureuse pour vous.

– Merci, Louise.

– Maman doit être ravie aussi. Elle va enfin pouvoir avoir des petits-enfants près de chez elle. Elle souffre terriblement de l’éloignement de Lise et de ne pas voir Hippolyte et Constance.

– C’est drôle, j’y pensais tout à l’heure.

– Je suis sûre qu’elle regrette, aujourd’hui. Mais elle est trop fière pour le reconnaître. C’est de famille !

– Ah… C’est dommage. Mais toi, dis-moi, tu es toute belle !

Louise se lève et se regarde dans le miroir de l’imposante armoire, en lissant sa robe.

« J’ai perdu sept kilos !

– Sept kilos ! Mais c’est énorme ! En si peu de temps ? Je t’avais déjà trouvée plus mince la dernière fois que nous nous sommes vues, mais je n’avais rien osé te dire. Mais là ! Waouh !

– Je les ai perdus en trois mois. J’ai divisé mes portions par deux et j’ai complètement arrêté le grignotage. Je ne mange plus de gâteaux, ni de bonbons.

– Et ce n’est pas trop dur ?

– Au début, si. Mon estomac poussait des hurlements. Je crois que tout Beauvais pouvait les entendre. Mais dès que j’ai vu les chiffres sur la balance, je me suis sentie ultra-motivée !

– Bravo à toi, Louise. Je sais que ça te tient à cœur.

– Oui. Je veux redevenir celle que j’étais avant. J’avais l’impression d’être habitée par quelqu’un d’autre. Je le vivais très mal. Plus je me trouvais laide, plus je mangeais. C’est fini, ça ! Dire que je suis devenue comme ça à cause d’un mec !

– Toute cette histoire sera bientôt derrière toi ! Je suis fière de toi. Tous les kilos que tu perds, c’est moi qui vais les prendre, maintenant !

– Oh, mais je suis certaine qu’enceinte tu seras magnifique !

– Et toi, Louise, qu’est-ce qui t’a décidée ? Je veux dire, qu’est-ce qui t’a poussée à prendre cette décision de maigrir ? »

Louise me sourit. Elle sort son téléphone et semble y chercher quelque chose.

« Tu ne le dis à personne, hein ? me supplie-t-elle.

– Non, bien sûr. À moins que tu ne m’apprennes que tu veux séduire Alain Delon.

– Pff… Non. C’est lui, fait-elle en me montrant la photo d’un garçon plutôt mignon, debout devant une boutique de fleurs.

– Ah, c’est qui ?

– C’est le gérant de la nouvelle boutique qui s’est installée en face de la nôtre. Il s’appelle Marc.

– Il est mignon. Il a l’air d’être doux. Mais il est plus vieux que toi, non ?

– Oui, cinq ans de plus. Il a déménagé ici à la suite de son divorce. Il a une petite fille de trois ans qu’il voit tous les quinze jours, mais qui habite à Paris.

– Et il tient quoi, comme boutique ?

– Il est fleuriste. La boutique derrière lui sur la photo, c’est la sienne.

– Mais alors, vous sortez ensemble ?

– Non. Nous avons pris quelques cafés et déjeuné à plusieurs reprises, mais je ne suis pas encore tout à fait prête. Et j’aimerais être au top de ma forme !

– Bon, mais le courant passe bien entre vous, alors ?

– Oui ! Enfin, je crois.

– Alors, tu ne crois pas que tu lui plais déjà comme ça ? Tu n’as peut-être pas besoin de maigrir encore plus.

– Mais je ne le fais que pour moi, Juliette, pour moi avant tout.

– Et c’est le plus important. Je suis très heureuse pour toi. Que du positif !

– Moi aussi je suis heureuse pour toi ! J’espère maintenant que tu n’auras plus de problèmes de confiance avec mon frère. Vous allez avoir un bébé ensemble, c’est la plus belle des preuves d’amour.

– En attendant, c’est moi qui vomis, qui ai mal au cœur et qui ai les seins de Lolo Ferrari… »

Thomas passe la tête dans l’entrebâillement de la porte.

« Vous faites quoi, les filles ? Je peux entrer ?

– NON ! répondons-nous à l’unisson.

– OK, OK. On mange dans cinq minutes. Tom s’est déjà empiffré de chips et de mini-saucisses. Je doute qu’il mange quelque chose à table, mais bon, c’est jour de fête ! », proclame-t-il avant de redescendre les escaliers à toute vitesse.

Je me lève à mon tour pour prendre Louise dans mes bras et nous demeurons ainsi quelques secondes, l’une contre l’autre. Je me passe ensuite un peu d’eau sur le visage et me recoiffe, constatant avec soulagement que, malgré mon état de fatigue, mon bronzage agit comme un excellent trompe-l’œil.

Le dîner se déroule dans une ambiance presque agréable. La mère de Thomas n’est peut-être pas une grande cuisinière, mais elle s’efforce toujours de préparer quelque chose qui puisse plaire à tous.

Une voisine, qui est aussi une amie de la famille, nous rejoint pour le dessert. C’est une femme enjouée et très drôle que j’ai déjà croisée une fois dans cette maison. J’avais alors compris qu’elle élevait seule sa fille, s’appuyant sur Édith pour aller la chercher le soir à l’école et la garder à la maison en attendant qu’elle-même rentre de son travail.

Nous prenons congé vers 23 heures, nous avons encore un peu plus d’une heure de route à faire. Quel bonheur de penser que le lendemain est un dimanche ! Je pourrai faire une dernière grasse matinée avant de reprendre le travail.

Tom met exactement trois minutes à s’endormir dans la voiture. J’attends qu’il tombe dans un sommeil plus profond avant d’entamer une discussion à voix basse avec Thomas.

« Tu as vu, ta sœur, comme elle est belle ?

– Grave. J’ai eu l’impression de la revoir comme elle était il y a quelques années. Elle n’a pas tout perdu encore, mais elle est sur le bon chemin. Je suis fier d’elle.

– Il faut que tu lui dises.

– Quoi ?

– Que tu es fier d’elle.

– Je lui ai dit. Je suis sûr qu’il y a un mec derrière tout ça.

– Pourquoi dis-tu ça ?

– Elle ne t’a rien confié ?

– Non.

– Tu mens.

– Non.

– Bon, admettons. Parce que vous, les filles, il faut toujours qu’un mec vous mette un coup de pied au cul pour que vous vous bougiez.

– Tu te trompes, elle le fait surtout pour elle.

– Pas que. Mais tant mieux.

– Sinon, je peux savoir ce que tu entendais par “Dans un an, je veux que tu sois pareille” ?

– Bah, ça veut dire ce que ça veut dire. Belle comme tu es sur la photo. Dans un an, tu auras déjà accouché depuis plusieurs mois. Tu auras eu le temps de retrouver ton corps, n’est-ce pas, bébé ? »

Je lui demande de parler moins fort en jetant un coup d’œil sur la banquette arrière. Tom dort sagement, la bouche grande ouverte, la tête appuyée contre la fenêtre. Je détache ma ceinture pour pouvoir glisser mon pull sous sa joue. Il ouvre les yeux quelques secondes et les referme aussitôt. Une fois sa tête bien calée, j’attends à nouveau qu’il retombe dans un sommeil bien profond, ce que ses ronflements viennent rapidement me confirmer. Je peux reprendre ma conversation avec Thomas là où elle s’est arrêtée.

« Tu crois que c’est facile pour une femme de retrouver sa ligne après neuf mois de grossesse ? Il faut du temps. Cela ne se fait pas du jour au lendemain.

– Bébé, tu m’as toujours dit que tu avais très vite retrouvé ton poids normal après la naissance de Tom.

– Oui, mais j’avais allaité, ce qui m’avait beaucoup aidée.

– Ah, non. Cette fois-ci, tu n’allaiteras pas ! Tu te mettras au régime, c’est tout. Tu ne feras pas partie de ces femmes qui se laissent aller sous prétexte qu’elles sont enceintes !

– Je n’ai jamais dit que j’étais comme ça ! Tu sais très bien que j’aime prendre soin de moi.

– Alors, nous sommes bien d’accord, bébé. Dans un an, tu seras comme aujourd’hui. Point barre. »

Et sinon ? ne puis-je m’empêcher de penser. Sinon quoi ?