« Libérée, délivrée
Je ne mentirai plus jamais
Libérée, délivrée
C’est décidé, je m’en vais… »
Extrait du film La Reine des neiges, Studios Disney
Une demi-heure après avoir déposé Tom chez mes parents, Thomas veut déjà repartir. Il est joie, il est peur et il est surexcitation. Je me démène pour lui expliquer qu’il n’y a aucune urgence, mais il ne veut rien entendre.
Quand nous sonnons à la porte de l’accueil de nuit de la maternité, vers une heure du matin, je ne ressens aucune douleur, aucune contraction. Le néant. J’aurais tout aussi bien pu me recoucher et rêver de Bruno Mars sans problèmes.
La sage-femme qui m’examine nous confirme que je suis à peine à un centimètre de dilatation et que le travail peut encore être très long. Elle parle du nez, d’une voix qui m’est insupportable.
« Long comment ? s’inquiète Thomas.
– Cela dépend, Monsieur. Toutes les femmes sont différentes, chaque accouchement est unique. Si par exemple votre femme ne dilate que d’un centimètre par heure, je vous laisse faire le calcul.
– Quoi ? Tout ce temps ? s’indigne presque Thomas.
– Il faut laisser la nature faire son travail, Monsieur. On ne décide pas à sa place ! répond la sage-femme du tac au tac. C’est votre premier ? me demande-t-elle alors.
– C’est mon deuxième. J’ai déjà un petit garçon.
– Et on ne peut pas accélérer les choses, avec tous les progrès de la médecine ? », relance Thomas, obstiné.
La sage-femme se tourne vers moi, mi-amusée, mi-agacée.
« Est-ce qu’il était aussi impatient pour le premier, Madame ?
– Ce n’est pas le même père.
– Ah… Donc, c’est votre première fois, Monsieur. Profitez-en, on oublie trop vite ces moments. Soutenez votre femme, traversez ensemble ce voyage unique.
– Oui, oui, bien sûr. Mais moi, je veux surtout qu’il sorte ! », objecte aussitôt Thomas.
Elle ne relève pas, occupée à placer un capteur sur mon bas-ventre afin de vérifier si tout se passe bien du côté du bébé. Très vite, nous entendons sa fréquence cardiaque.
Son petit cœur bat fort, il a l’air pressé. Comme son père.
Le bébé n’a pas beaucoup bougé ces dernières vingt-quatre heures, mais il se manifeste à cet instant précis pour faire onduler mon ventre au rythme d’une chorégraphie de tektonik. Thomas n’aime pas voir mon ventre prendre ainsi forme ; ça le met mal à l’aise et il ne se prive pas d’arborer un air de dégoût.
« Vous avez le ventre bien abîmé, Madame ! lâche la sage-femme en me retirant le capteur. Vous n’avez pas mis de crème ? »
Et toi, laisse-moi deviner, tu as pris « diplomatie » en option au bac ?
Je ne prends pas la peine d’esquisser un semblant de début de réponse. Après quelques vérifications et contrôles, elle me demande d’aller dans la chambre qui sera la mienne après la naissance de Maxence et de m’y reposer. J’ai demandé une chambre individuelle car je ne tiens pas à faire la conversation à quelqu’un après avoir passé plusieurs heures à m’égosiller et à pousser comme une forcenée. Dans un élan d’égoïsme, j’ai souhaité garder ma sale gueule et mes problèmes digestifs pour moi, rien que pour moi. Grand luxe, j’ai également demandé la télévision. D’ailleurs, Thomas ne manque pas de s’indigner que celle-ci ne soit pas activée dès notre entrée dans la chambre – chambre qui se révèle cependant spacieuse et équipée d’une salle de bains tout à fait convenable, presque aussi bien que dans notre suite vénitienne.
Néanmoins, le silence qui règne dans les couloirs est quelque peu angoissant et je me sens acculée, d’autant plus que Thomas s’ennuie et qu’il faut l’occuper, comme un enfant. Malheureusement, j’ai oublié les Playmobil.
Après avoir fait le tour de son téléphone portable, il décide de partir déambuler dans la maternité. Je lui suggère plutôt de rentrer à la maison et d’attendre que quelqu’un le prévienne quand je partirai en salle de travail puisque nous habitons à dix minutes seulement en voiture.
« Hors de question. Je veux être là quand il sortira », proteste-t-il sans me regarder, les yeux vitreux.
Il sort de la chambre, interpelle quelqu’un dans le couloir pour lui demander dans combien de temps la télévision sera enfin disponible, puis revient quelques minutes plus tard. Je l’accueille avec une pointe d’ironie mordante.
« Sinon moi, ça va, je te remercie.
– Je sais bien que ça va, ça se voit.
– C’est ça, ouais, on en reparlera dans quelques heures. »
Une jeune infirmière passe prendre ma température et me recommande de dormir autant que possible. Elle est bientôt suivie de la sage-femme « option diplomatie », celle qui m’a examinée il y a déjà deux heures à mon arrivée et qui m’ausculte à nouveau avant de m’annoncer que son service va prendre fin.
« Il n’y a pas péril en la demeure, Madame ! Reposez-vous. Dès que les contractions seront suivies et très douloureuses, appuyez sur ce bouton et on viendra vous voir. Je vous dis à dans deux jours ! Belle délivrance ! »
Je vais être délivrée, mais de quoi ?
Je remonte le dossier de mon lit de façon à pouvoir être assise avec les jambes allongées. Thomas s’installe sur un fauteuil voisin, les jambes tendues, les bras ballants. Il ferme les yeux.
« Thomas, tu dors ?
– Bah, oui, je vais essayer. Si ça dure longtemps… Fais pareil. »
Il ne m’adresse toujours pas le moindre regard. Nous ne parlons pas de toute la nuit, nous n’échafaudons pas de projets pour l’avenir, nous n’échangeons pas de belles paroles de circonstance.
Nous ne nous embrassons pas amoureusement, ni tendrement d’ailleurs. Il ne me dit pas que je vais lui donner le plus beau cadeau au monde.
Aucune déclaration, aucun « Je t’aime ».
Rien de ce que l’on pourrait imaginer que tous les couples font dans ces instants-là, ces précieux instants où l’on n’est encore que deux.
Thomas ne fait que ronfler.
Je n’avais mis aucun secret espoir dans ce moment aussi singulier que magique pour un homme et une femme attendant un enfant – magique sur le plan théorique, puisque sur le plan pratique nous avons plutôt une femme gonflée jusqu’aux oreilles qui se tord de douleur tandis que l’homme, incapable de saisir son degré de souffrance, rêve plutôt d’un steak-frites. J’avais néanmoins osé espérer qu’il me prendrait la main, qu’il caresserait mes cheveux ou prononcerait quelques mots encourageants.
Je me serais contentée de paroles qui sonnent faux, de gestes maladroits ; je me serais raccrochée à n’importe quoi.
Dans cette pièce à peine éclairée par les lumières artificielles de la nuit qui pénètrent par deux grandes fenêtres, je me sens plus que jamais orpheline.
Le calme qui règne est assourdissant. Je me relève, tourne en rond dans la chambre, puis sors marcher dans le couloir. La lumière des néons me fait mal aux yeux. J’approche ma tête de la porte des chambres. Ici un bébé pleure, là on le berce.
J’entends aussi les sanglots étouffés d’une maman mêlés aux pleurs d’un nourrisson, derrière la porte frappée du numéro 112, une chambre un peu en retrait des autres. Je reste là, quelques secondes ou quelques minutes, sans réellement avoir conscience du temps qui passe. Soudain, la porte s’ouvre pour laisser apparaître une femme d’une quarantaine d’années au visage mangé par des cernes violacés. Un sein s’échappe de son soutien-gorge dégrafé sous une chemise de nuit déboutonnée. Dans ses bras, un minuscule bébé vêtu d’un pyjama bleu bien trop grand et un biberon intact. Je me trouve bête et m’empresse de trouver quelque chose à dire.
« Vous avez besoin d’aide ? »
Elle ne me répond pas, laissant plutôt ses larmes rouler silencieusement sur ses joues diaphanes, puis elle me tend son enfant. Je n’ai pas d’autre choix que de prendre cette petite poupée désarticulée, la serrer contre moi et respirer son odeur.
« Merci. Je veux juste demander de l’aide à une sage-femme. Je suis à bout. Je reviens tout de suite. S’il vous plaît. »
Au creux de mes reins, les premières secousses commencent à se faire sentir. Je n’ai pas le temps de me retourner que déjà une jeune femme en blouse rose me prend le nourrisson des bras. Je n’ai pas vu la maman revenir.
« Tout va bien ? dis-je, inquiète.
– Oui. La maman est juste très fatiguée, nous allons prendre le relais, chuchote-t-elle. Merci. »
Elle n’est pas très bavarde et ne m’en dit pas plus. Ressentant le besoin de venir en aide à la maman, j’attends encore quelques minutes qu’elle revienne, mais en vain. Elle semble s’être volatilisée.
J’apprendrai plus tard par une aide-soignante que la femme aux yeux cernés a accouché il y a trois jours de faux jumeaux, un petit garçon et une petite fille. Elle me racontera alors les nombreuses séances de fécondation in vitro de cette femme, sa grossesse difficile, puis la mort de la petite fille quelques minutes après sa naissance.
Ce lieu n’est pas qu’un instigateur de bonheur.
De retour dans ma chambre, je retrouve Thomas dans la même position. Je ferme légèrement les rideaux et décide de dormir un peu à mon tour. Allongée sur le dos, les douleurs continuent cependant de s’intensifier, jusqu’à retenir mon sommeil et mon calme en otages. Je bascule sur le côté gauche, puis sur le droit, mais rien ne me soulage.
Je vois Thomas bouger et, l’espace de quelques instants, j’espère enfin pouvoir partager avec lui les péripéties qui précèdent l’accouchement. Ce sera toujours ça ! Mais il ramène finalement ses jambes plus haut sur le fauteuil, se tourne vers la porte et se rendort.
Des secousses sismiques semblent désormais venir me frapper au niveau du bassin. J’ai la très désagréable impression d’être écartelée et cherche à supporter chaque assaut en silence, en me mordant les lèvres un peu plus fort à chaque nouvelle contraction. Le goût du sang me donne la nausée.
Les aiguilles de ma montre, en pleine crise de léthargie, semblent tourner au ralenti. J’ai le tournis, serre les mâchoires et, dans le mutisme de la nuit, j’attends.
Je m’extirpe finalement avec difficulté de mon lit pour aller me passer la tête sous l’eau du robinet de la salle de bains, avant de devoir m’asseoir quelques instants sur le carrelage froid. La douleur physique est de moins en moins supportable. Quand je veux me relever, je suis obligée de me mettre d’abord à genoux, puis de m’accrocher au lavabo pour y prendre appui.
Je me sens si seule.
J’entends la porte de la chambre s’ouvrir et vois un pantalon rose et des sabots blancs en plastique s’approcher de moi. Une douleur commence à me vriller le cerveau.
« Tout va bien, Madame ? Vous vous sentez bien ? me demande une aide-soignante un peu inquiète. Vous êtes tombée ?
– Non, non, je ne suis pas tombée. J’avais besoin d’un peu de fraîcheur.
– Je vais vous aider à vous relever et je vais vous examiner.
– Vous allez avoir besoin d’une grue…
– Vous faites toujours des blagues, donc vous n’avez pas encore trop mal, s’amuse-t-elle en me tendant ses deux bras.
– Je n’ai pas mal ? Mais je n’en peux plus ! Je veux la péridurale ! S’il vous plaît ! »
Elle me raccompagne jusqu’à mon lit, puis se met au travail.
« Allez, les fesses bien au bord, détendez-vous. »
Je sens ses doigts s’enfoncer dans mon intimité et j’espère qu’elle va me dire que c’est pour bientôt. Dans un mouvement de panique, Thomas se réveille.
« Ça y est, ça y est ? demande-t-il en se levant d’un bond.
– Le travail a bien avancé, mais on n’y est pas encore. On va pouvoir poser la péridurale pour vous soulager, Madame. Je vais voir si l’anesthésiste est disponible.
– Et ça va durer combien de temps encore ? », s’enquiert à nouveau Thomas.
Mais la sage-femme est déjà repartie.
« Elle t’a dit dans combien de temps ? persiste-t-il, en se tournant cette fois-ci vers moi.
– On n’en sait rien ! Je veux juste ne plus avoir mal, putain ! Je n’en peux plus. »
Une nouvelle contraction arrive, qui me fait fermer les yeux et serrer les lèvres. Je ne gémis pas, je ne pleure pas et je ne crie pas afin d’avoir l’illusion de conserver la parfaite maîtrise de mon corps.
« Ah là, tu as mal, je le vois ! remarque enfin Thomas. Ils ne te filent pas un médoc pour te soulager ?
– Justement, ils sont partis me chercher un Doliprane. T’es con ! Ils vont me faire la péridurale.
– Ah… Et après, tu pousses ?
– J’ai déjà envie de pousser ! »
La sage-femme revient dans la chambre avec un fauteuil roulant.
« C’est pour moi, ça ?
– Oui, c’est le taxi qu’on vous a réservé. Direction la salle de naissance ! L’anesthésiste va arriver dans quelques minutes. Prenez les affaires du bébé avec vous. Monsieur ? Vous pouvez garder tous les effets personnels de votre femme ?
– Et je vais où, en attendant ?
– Restez dans les parages, on vous appellera quand la péridurale sera posée. »
L’horloge indique 5h45 quand nous pénétrons dans la salle de naissance numéro 2. Elle est si vaste qu’on pourrait y faire tenir une demi-douzaine de lits et former une philharmonie d’accouchements. Je monte sur le lit, vêtue de ma simple blouse en papier à moitié ouverte, et ne tarde pas à entendre des hurlements stridents en provenance de la salle attenante. Ma voisine est clairement dans une phase plus avancée que la mienne… Un lâcher d’obscénités déversées au détour de ce que j’imagine être une contraction plus douloureuse parvient cependant à me faire sourire. Si le papa assiste à l’accouchement, il doit en prendre pour son grade.
On demande à ma voisine de pousser ; elle riposte avec un cri de guerrière. Ce petit manège dure pendant de longues minutes, ce qui a le mérite de me distraire de mon interminable attente. Enfin, un dernier cri déchirant, qui me fait sursauter, semble sceller le dénouement. J’entends maintenant les pleurs d’un nourrisson… L’émotion me gagne, et je ne peux moi-même m’empêcher de verser quelques larmes.
Soudain, la grande porte battante de ma salle s’ouvre pour laisser apparaître la sage-femme et un petit homme trapu en blouse blanche. Avant que la porte ne se referme, j’ai le temps d’apercevoir furtivement Thomas dans le couloir, l’air toujours aussi impatient.
Je reporte mon attention sur l’homme qui s’avance vers moi, sans doute l’anesthésiste. Le contraste entre la blancheur de sa blouse ouverte et la noirceur des poils de son torse est frappant. Je devine qu’il ne porte rien sous sa tenue et me demande si, comme dans Grey’s Anatomy, il ne vient pas de s’envoyer en l’air dans un cagibi avec une interne de deuxième année… J’espère juste qu’il est suffisamment détendu au regard de l’imposante aiguille dont il se saisit.
Il ne se présente pas… Il pourrait tout aussi bien être un simple manutentionnaire que je n’en saurais pas plus. Dans une tentative désespérée de rendre ce moment plus léger, je songe à lui demander s’il ne serait pas le plombier venant réparer la climatisation en panne. Une lueur de lucidité calme cependant mes ardeurs comiques et je m’abstiens de toute saillie.
Il m’ordonne d’une voix grave, qui contraste avec sa petite taille, de me mettre en position assise, de faire le dos rond et de bien respirer. Je le sens alors qui me badigeonne le bas du dos avec de la Bétadine. Il me pique légèrement.
« Vous me tatouez ? »
Je viens de griller ma dernière cartouche de lucidité. Inutile de préciser qu’il ne me répond pas, mais peut-être songe-t-il encore aux caresses dérobées à la hâte dans un cagibi, aux baisers empressés, à la moiteur de sa peau… Mon imagination déborde.
Il revient devant moi pour m’informer qu’il va me poser le cathéter qui fera s’écouler dans mon corps le liquide analgésique tant attendu. Dans quinze minutes, si tout se passe comme prévu, je ne sentirai plus rien. Poilu ou pas, je pourrais l’embrasser sur la bouche !
Je me rallonge, ma blouse en papier laissant entrevoir les trois quarts de mon corps, mais je m’en contrefiche.
On indique à Thomas qu’il peut entrer dans la salle s’il le souhaite. Je le vois qui s’approche de moi avec un air détaché que je ne saurais qualifier correctement.
« Ça va ? me demande-t-il en voyant mon visage déformé par une contraction naissante.
– Je pense que ça ira mieux dans quelques minutes grâce à l’anesthésie. »
Je me redresse sur mon lit et lui montre l’endroit où le cathéter a été posé, en lui expliquant le système d’autorégulation via une pompe que je peux actionner. Il blêmit, semble à la fois dégoûté et impressionné, mais déjà une nouvelle question lui brûle les lèvres.
Toujours la même.
« Il y en a encore pour longtemps, ils te l’ont dit ?
– Non, je ne sais pas. Tu vois, je te l’avais dit, tu aurais dû rentrer à la maison. Ça n’a servi à rien que tu restes.
– Au moins, j’étais là, plaide-t-il.
– Ça ne m’a pas beaucoup aidée.
– Bon, tu vas recommencer les reproches ? Si c’est pour ça, je sors.
– Fais ce que tu veux.
– Je vais au distributeur. Tu veux boire ou manger un truc ?
– Je n’ai pas le droit…
– Quoi ? Même pas un verre d’eau ?
– Même pas un verre d’eau…
– Mais c’est de la torture !
– À qui le dis-tu ! Je n’ai plus de forces… Je ne sais pas comment je vais pousser…
– Tu y arriveras comme toutes les femmes, non ? Au fait, tu sais qu’il y a un petit garçon qui est né cette nuit. Ils l’ont appelé Maxence aussi !
– Ah… C’est drôle… Tu veux qu’on change de prénom ?
– Non ! Mon fils sera de toute façon le plus beau », lance-t-il avant de s’en aller en arborant son grand sourire charmeur.
J’ai dû m’assoupir un moment puisque l’horloge indique 15 minutes après 8 heures quand j’émerge, réveillée par une nouvelle agitation autour de moi. Des sages-femmes et des médecins vont et viennent, papotent entre eux et échangent des consignes.
Je tente de me redresser, mais je suis aussitôt frappée par une violente envie de vomir. Une jeune femme en uniforme rose bébé s’en aperçoit et m’apporte juste à temps un récipient en carton.
J’achève la grossesse comme je l’ai commencée…
La sage-femme prend soin de poser un deuxième récipient propre sur mon ventre, qui pourrait parfaitement servir de table basse.
Ce sera un Monaco et une planche de fromages, s’il vous plaît. Posez ça là.
Puis elle m’examine, m’informe que mon col est dilaté de sept centimètres et que les contractions sont régulières, bien que je les sente de moins en moins en raison de la péridurale qui opère déjà. Elle m’indique encore que l’on va me faire une injection d’ocytocine afin de stimuler le travail que l’anesthésie a un peu ralenti.
Thomas n’est pas dans la salle, mais je ne m’en inquiète pas.
Comme si elle avait lu dans mes pensées, la sage-femme me précise que Thomas est assis dehors en attendant qu’on l’appelle pour la phase finale. La phase finale… Jamais ce terme ne m’a semblé aussi approprié… Elle me demande ensuite si j’autorise des étudiants à venir assister à l’accouchement. Je réponds que oui, bien entendu.
Cela m’évitera d’être seule.
Je discute également avec une adorable auxiliaire qui me parle des dernières naissances de la maternité, en omettant bien évidemment d’évoquer la mort du petit ange. Nous parlons vacances, vie de couple, maquillage, régimes et acteurs de cinéma, tout ceci dans une joyeuse cacophonie féminine. Les aiguilles de l’horloge tournent, ma tête aussi.
Mais toujours pas de signe de Maxence.
Une nouvelle sage-femme, qui vient de prendre son service, fait tout à coup remarquer que les battements cardiaques de Maxence sont plus faibles. Il doit probablement commencer à manquer d’oxygène. On fouille une nouvelle fois mon intimité, puis on m’annonce que c’est bon, le travail va pouvoir commencer.
Une sage-femme va chercher Thomas, qui ne cache pas sa fébrilité, mais ne sait pas non plus où se mettre. On lui indique de venir sur ma gauche et de ne pas hésiter à me tenir la main ou la tête pendant les poussées. Maladroitement, comme si j’étais une parfaite inconnue, il consent à me prendre la main. Je le sens absent, comme étranger à cette scène qui va pourtant bouleverser nos vies.
Une dizaine d’étudiants font soudain irruption dans la salle pour venir former un arc de cercle derrière le personnel médical. Thomas paraît choqué de les voir s’installer ainsi aux premières loges. Après tout, ils ont de meilleures places que lui !
Commence alors le laborieux exercice des poussées, que j’exécute en suivant les injonctions qui me sont adressées puisque je ne sens plus mes contractions.
« Poussez, Madame, allez, allez, encore un effort, on y est presque. »
Vas-y, toi, si tu crois que c’est facile.
Cette sensation est d’ailleurs très déstabilisante, et très éloignée de celles que j’avais éprouvées durant l’accouchement de Tom, où je n’avais pas souhaité d’anesthésie et avais absolument tout, tout ressenti. Là, je broie la main de Thomas, grogne en silence, respire entre chaque poussée et suis les ordres comme un bon petit soldat.
Extenuée, je puise ma force dans des ressources dont j’ignorais l’existence.
Le géniteur n’a pas encore prononcé un seul mot de soutien ou d’encouragement. Alors que je me plains de ne plus avoir de forces, il finit par lâcher une phrase que je lui reprocherai longtemps :
« Alors, tu nous le sors, ce paquet, on n’a pas que ça à faire ! » Malgré l’épuisement et le public venu en nombre, je le fusille du regard et détache ma main de la sienne. Cette phrase, que l’on aurait pu prendre pour une boutade dans la bouche de quelqu’un d’autre, n’en est pas une dans la sienne. Il dit vrai. Il est pressé de rencontrer son fils et de passer à autre chose. De tourner la page et de continuer l’histoire comme il l’a sans doute déjà imaginée.
Les deux mains crispées sur les supports du lit métallique, j’attends la prochaine contraction pour pousser de toutes mes forces, mais la jeune femme me fait non de la tête avant de m’informer qu’une épisiotomie va être nécessaire.
Peu m’importe. Une cicatrice de plus ou de moins… La plus profonde est encore à venir.
Les jeunes étudiants paraissent être de tout cœur avec moi, vibrant à chacune de mes poussées, retenant leur souffle, puis expirant à l’issue de chacune d’entre elles. C’est mon premier one woman show. Ils écarquillent même les yeux quand on leur montre la tête du bébé qui se laisser deviner, juste là, et qui s’annonce énorme.
Merci, je suis au courant, on m’a annoncé un gros bébé.
Je fais mine de ne pas voir le ciseau qui rôde autour de mon ventre et me concentre sur ma respiration. J’attends maintenant le top départ pour fournir les derniers efforts, ceux qui feront que je ne lâcherai plus prise tant que je n’aurai pas senti la tête du bébé passer le portique du monde réel.
Bien que je ne souffre pas, je sens parfaitement le reste du corps de mon enfant venir se loger entre mes cuisses. Tout se passe ensuite très vite.
On me félicite d’avoir mis au monde, sans difficulté, un aussi gros et beau bébé.
Je découvre Maxence, qui ne pleure pas, mais qui se retrouve presque aussitôt enveloppé dans une couverture avant d’être emmené chez le pédiatre en raison d’une clavicule cassée. Son père s’en inquiète, jusqu’à arborer un air de panique, et il disparaît aussitôt dans le sillage de l’auxiliaire de puériculture. En m’abandonnant au passage. Sans m’avoir adressé un seul mot.
J’éternue, mon cœur a pris froid.
Alors qu’on me demande de fournir un dernier effort pour expulser le placenta, je me perds dans mes pensées. Avec le sentiment d’avoir déjà vécu ce moment d’extrême solitude, ayant imaginé des centaines de fois que je me retrouverais seule, sans mon enfant qui aurait été arraché à mon corps, qui lui aura pourtant servi de cocon pendant neuf mois. Mais maintenant, je ne l’imagine plus, je le vis. Je sais que plus rien désormais ne sera comme avant. La mission qui m’a été confiée à mon insu vient de toucher à sa fin.
En réalité, j’ignore totalement la tournure que va prendre ma vie dans les semaines à venir. J’en imagine cependant les contours, j’en devine les nuances, mais je méconnais encore la profondeur des abysses dans lesquels je commencerai à sombrer dans quelques heures seulement…
On revient déposer Maxence sur ma poitrine, le premier contact est presque douloureux, brûlant.
On le recouvre d’une couverture, on le coiffe d’un bonnet et on lui passe un bracelet jaune au poignet.
Maxence, 4,565 grammes, 53 cm.
Il est là, contre moi, sa peau collée à la mienne, ses yeux me fouillant sans en avoir conscience. Il écoute mon cœur galoper sauvagement.
Son père se tient de nouveau à nos côtés. Il observe son fils de près, enviant presque cette proximité inévitable et viscérale qui nous unit déjà. Quand la sage-femme me demande si je souhaite mettre Maxence au sein, il répond immédiatement à ma place. Par la négative, bien sûr.
La sage-femme me pose à nouveau la même question, comme si elle désirait entendre de ma propre bouche qu’il s’agit bien d’une décision commune. D’une voix qui n’est plus la mienne, je m’entends lui déclarer que je ne souhaite pas allaiter mon enfant.
Puisqu’il n’est de toute façon plus à moi.
On insiste pour que je lui donne la première tétée, importante pour le nouveau-né, en me précisant que je serai libre de continuer par la suite si je le désire, ou de stopper, bien entendu. On soulève la tête de Maxence qui, il est vrai, est très grosse, et on la pose de sorte que sa bouche se rapproche le plus possible de mon téton.
Ses yeux bleus sont toujours ouverts, ses paupières ne se refermant que pour mieux se rouvrir quelques secondes plus tard. Il accompagne ce mouvement d’une ouverture de la bouche et de petits coups de sa minuscule langue qui, stimulée par l’odeur de l’aréole, vient fouiller ce nouveau territoire qui s’offre à lui.
Au bout d’une vingtaine de minutes, il parvient à refermer sa bouche sur mon téton. À prendre sa première – et dernière – tétée, sous le regard réprobateur du géniteur.