Chapitre 32

Salomé

« Que vous pensiez pouvoir le faire ou non, dans les deux cas vous avez raison. »
Henry Ford

En recevant la nouvelle de cette manière-là, je suis comme frappée en plein cœur. Je ne peux croire ce que Juliette me dit. Ma sœur ne peut pas être aussi stupide que ça ! Mais elle est pourtant là, devant moi, qui hésite et cherche des excuses là où il n’y en a pas.

Je sens qu’elle a honte et qu’elle ne se maîtrise même pas. J’aurais envie de la gifler, la jeter à terre et la ruer de coups, la réveiller pour qu’elle comprenne, mais je suis surtout abasourdie par sa candeur. Je n’arrive vraiment pas à comprendre. À la comprendre.

Je suis pourtant la seule à qui elle peut confier ça, ne cesse-t-elle de me répéter alors même que je ne veux rien savoir, que je ne veux pas être complice de cette folie.

Je la regarde, agenouillée devant moi, qui me supplie de l’écouter jusqu’à hausser le ton. Elle me fait de la peine et j’éprouve de la pitié à son égard. Je lui demande de se relever, de retrouver sa dignité, cette dignité que l’autre lui a volée. Il faut qu’elle me raconte, insiste-t-elle, livide. Ce n’est que comme cela que je pourrai comprendre, s’empresse-t-elle d’ajouter.

J’y consens, émue par sa détresse et sa fébrilité.

Elle commence par évoquer ce message, ces trois mots qu’elle a reçus à l’aube de sa reconstruction. À ce moment où sa vie commençait enfin à ne plus rimer avec pathos.

Un message identique à celui qu’elle lui avait elle-même envoyé quelques mois auparavant.

Et elle lui a répondu ce qu’il avait lui-même répondu à l’époque.

« Je sais. »

Mais il ne s’est pas contenté de cela. Il lui a aussi demandé comment elle allait.

Si elle était passée à autre chose.

Si la reprise du travail s’était bien passée.

Si Tom se portait bien.

Normal, après tous ces mois de silence. Moi, je bous déjà de l’intérieur, comme si j’allais exploser à la figure de ma sœur.

Entre ses questions, l’air de rien, il lui a glissé que lui, ça n’allait pas. Pas du tout.

Trois jours à la côtoyer de si près, sans pouvoir lui parler, sans pouvoir la toucher. Pire, en la voyant se faire courtiser par d’autres hommes que lui. Alors, forcément, ça l’a remué.

Pauvre de lui.

À entendre la manière dont Juliette me raconte cela, j’en éprouverais presque de la peine pour lui. Mais comment pourrais-je oublier l’image de ma sœur gisant sur le sol de la cuisine parentale ? Comment effacer de ma mémoire ses pleurs, sa maigreur, sa pâleur, ses boîtes d’antidépresseurs empilées sur sa table de chevet ?

Parce que ces images sont là, bien là, encore et toujours devant moi.

Cela fait des semaines que je suis terrifiée à l’idée qu’elle jette l’éponge et renonce à se battre. Je veux qu’on me rende ma sœur ! Celle qui, insouciante, sait amuser toute une galerie. Celle qui m’a appris à faire le riz au chorizo, avec laquelle j’ai bu et recraché ma première bière, qui m’a appris à aimer le foot, à voler des malabars à l’épicerie du coin.

Mais comment peut-on changer à ce point sous l’influence de quelqu’un ? J’avais toujours pensé que seuls les plus faibles étaient susceptibles de tomber sous l’emprise d’un individu comme ce type, un type dont je ne peux même plus prononcer le prénom et qui a anéanti toute ma famille…

Je me souviens très bien avoir entendu Maman dire que Juliette était faible, mais je n’étais pas d’accord avec elle. Elle a simplement vécu toute sa vie avec le sentiment de ne pas être à la hauteur. Sans savoir pour autant à la hauteur de quoi…

Elle me raconte à présent, en esquissant un sourire timide, qu’il lui a ensuite envoyé un message pour l’inviter à dîner « en tout bien tout honneur ». Parce que « parler ne pourrait leur faire que du bien, à tous les deux ».

Elle me dit qu’elle n’a pas répondu tout de suite, qu’elle devait réfléchir, mais je sais, à cet instant précis, que le glas a dû se remettre à sonner, qu’elle est de nouveau devenue sa proie.

Elle n’a pas besoin de m’en dire plus, je le sais. Je devine qu’elle a répondu oui, « en tout bien tout honneur ». J’imagine qu’elle a dû passer trois heures à choisir sa tenue et à se lisser les cheveux pour être appétissante aux yeux de Monsieur.

En effet, j’apprends qu’ils se sont retrouvés dans un restaurant japonais, près de chez lui, un samedi soir, au milieu des rendez-vous Meetic et des bourgeois qui ont la flemme de se faire à manger.

Lui, il avait confié Maxence à sa mère pour la nuit.

Elle, elle avait profité de ce que Tom soit chez son père.

Les tables étaient proches les unes des autres dans ce restaurant. Il se sont sans doute parlé tout bas, à peine éclairés par une lumière tamisée, leurs genoux se touchant sous la table. Le décor de la scène du crime était dressé.

Il lui a demandé s’il y en avait eu d’autres après lui. Elle lui a répondu que oui, mais que ça ne comptait pas. Il lui a répondu que cela lui faisait mal de savoir que d’autres avaient goûté à ce qui lui appartenait.

Je deviens folle en entendant cette phrase.

Ce qui lui appartenait.

Ma sœur, elle, ne semble pas choquée. Elle poursuit son récit et m’apprend qu’à la sortie du restaurant, il l’a embrassée sous l’enseigne d’un parking qui clignotait. Fougueusement, précise-t-elle.

Je ne veux rien entendre de plus et lui demande de m’épargner les détails de sa rechute, mais elle me dit encore qu’ils ont passé la nuit ensemble. Elle insiste pour me parler de cette alchimie de leurs corps, de leurs peaux qui se reconnaissent, des phéromones qui les condamnent presque à devoir se retrouver.

Elle a peur. Elle n’a pas peur de souffrir de nouveau, mais elle a peur de ne plus jamais retrouver le plaisir de cette fusion corporelle.

Ma sœur, victime de substances chimiques qui régissent l’attraction des corps ? Je n’arrive pas à le croire. Il y a forcément autre chose.

Ensuite, l’anniversaire de Maxence est arrivé. Juliette s’est rendue chez lui, avec Tom, pour le célébrer. Pour la première fois, elle a recroisé Édith, qui n’a pas tardé à s’éclipser afin de les laisser seuls pour la soirée. Il lui a alors laissé entendre qu’ils pourraient peut-être vivre de nouveau ensemble. Pas tout de suite, bien sûr, car il faudrait y aller doucement. N’ont-ils pas suffisamment souffert tous les deux pour ne pas pouvoir tout effacer d’un seul claquement de doigts ?

J’interromps alors Juliette pour lui demander quelle a été la nature de sa souffrance, à lui ? Elle me rétorque que je ne peux pas comprendre, que les choses ne sont pas si simples que cela.

C’est certain, chère sœur, je ne peux pas comprendre.

Et elle continue à se justifier, à m’exposer son point de vue en même temps que je sèche ses larmes d’un revers de la main. Elle m’explique ressentir le besoin d’aller jusqu’au bout, pas seulement pour elle, mais aussi pour les enfants. Elle attend des réponses, qu’elle n’a encore jamais eues.

Peut-être ne les aura-t-elle jamais ?

Je crève d’envie de lui rappeler le message qu’elle a reçu de son ex à lui, de souligner la force et le sens des mots que cette femme a utilisés pour lui répondre. « Détruite » et « traumatisée ».

Mais à quoi bon lui rappeler tout ce qu’elle vient de traverser, tout ce chemin parcouru. C’est inutile, car je sais que de toute manière cela ne changera rien. Il serait absurde et vain de tenter de la dissuader car elle semble avoir encore quelque chose à se prouver. À nous prouver.

Je n’ose imaginer la réaction de mes parents. Maman sera anéantie et en larmes. Papa se lèvera et maudira le monde entier puis, comme d’habitude, il fuira. Et pourtant, ma sœur me demande aujourd’hui de l’aider à leur faire accepter tout cela. Se rend-elle réellement compte de la difficulté de la tâche qu’elle me confie ?

Tom entre dans la pièce à cet instant-là. Il semble joyeux, me saute dans les bras et chuchote à l’attention de ma sœur :

« Est-ce que tu as dit à tata Salomé qu’on avait revu Thomas et qu’on allait peut-être habiter chez lui avec mon petit frère ? »

Tom guette dans les yeux de sa mère son approbation. Il vient de révéler à mi-voix un secret trop difficile à garder. Je réponds à mon neveu que oui, je suis au courant. Il semble soulagé.

Le téléphone de Juliette ne cesse de vibrer. Je devine à son visage qu’il s’agit de lui. La traque recommence.

Il était une fois…