Prologue

« La tête est là, Madame, je la vois ! Elle est É-NOR-ME, me dit la sage-femme, que je soupçonne d’avoir terminé sa formation hier. Vous travaillez bien : encore un effort, allez-y, un tout petit effort et vous pourrez manger vos sushis ! »

Une dizaine d’étudiants boutonneux aux yeux écarquillés s’approchent de mon vagin qui n’en est plus un.

« Oh oui, elle est É-NOR-ME ! »

Magnifique. On m’annonce, comme si je ne l’entendais pas, que mon enfant va me déchirer les entrailles sur son passage. Mais pourquoi me suis-je lancée dans cette nouvelle aventure ? La première grossesse ne m’avait-elle pas suffi ? Les vergetures, le ventre fripé d’un sharpeï à la retraite, les poignées amovibles sur les côtés, pourquoi avoir eu envie de retrouver tout cela ?

Jamais je n’ai eu autant de personnes autour de moi alors que j’ai les jambes en l’air et que je ne porte pas de culotte. J’aurais préféré être à mon avantage plutôt que me retrouver ainsi emballée dans une blouse en papier ! Mais il n’y a que moi pour avoir ce genre de considération alors même que je suis en train de donner la vie. En ayant l’impression de perdre la mienne.

Je devrais plutôt concentrer mon énergie sur la dernière poussée.

Mais peut-être ai-je déjà deviné que c’était la fin annoncée d’une histoire ? Après tout, ce sentiment ne m’a pas quittée depuis le jour où j’ai trempé le test de grossesse dans un ancien verre à moutarde rempli de mon urine matinale.

Le géniteur se tient sur le côté, avec sur le visage cet air d’impatience que je connais si bien, presque irrité que je n’accouche pas plus vite. Comme si je lui faisais perdre son temps.

« Allez, Madame, on reprend son souffle, on respire bien… Un, deux, trois, elle arrive ! crie la sage-femme.

– Comment ça, elle arrive ? Ce n’est pas un garçon ?

– La contraction, Madame ! Vous êtes une petite rigolote, vous, non ? On y va ! »

Je pousse alors aussi fort que je le peux.

J’ai faim, j’ai soif, je suis morte de fatigue, je veux être la Reine des Neiges. Libérée, délivrée.

Je sens toutes mes veines se dessiner sur mon front, les mèches de mes cheveux trempés glisser sur mes tempes tandis qu’une souffrance silencieuse s’insinue en moi. Je pousse de toutes mes forces pendant un instant qui me semble durer mille ans.

« Bravo, Madame, il est là ! Regardez ce beau bébé ! C’est bien un petit garçon, il n’y a pas de doute. »

Fait-elle référence au gros sexe de l’enfant ?

« Bienvenue, Maxence ! » s’écrient en chœur tous les membres du personnel médical qui m’entourent désormais.

Je ne sais plus si je suis joie ou peine.

« Comme il est beau, votre bébé, regardez comme il est gros ! »

Je tourne la tête vers le géniteur, il n’est plus là. Plus avec moi, en tout cas. Je n’ai pas droit à une caresse, à un baiser sur le front, ni même à un merci. Ne surtout pas espérer de « Je t’aime ».

A-t-il jamais existé ?

Maxence ne pleure pas.

J’ai à peine le temps d’entrevoir les grands yeux en amande de mon fils qu’il est aussitôt enveloppé dans une couverture et coiffé d’un petit bonnet vert avant d’être emmené par les auxiliaires de puériculture.

« Il semblerait que la clavicule gauche de votre bébé soit cassée. Ce n’est rien, cela arrive à beaucoup de nouveau-nés, surtout quand ils font ce poids. Ne vous inquiétez pas, nous l’emmenons chez le pédiatre. »

Je n’ai pas le temps de comprendre ou de réaliser ce qui se passe, mais je ne suis pas inquiète. Je reste dans un état second.

La salle de naissance est pleine de monde, pourtant je ne me suis jamais sentie aussi seule. La sage-femme, dont je me rappelle enfin le prénom, Lisa, semble percevoir la tristesse qui s’est emparée de moi. Elle me prend la main.

Pas si débutante que ça, ce petit bout de femme.

« Tout va bien, l’arrivée d’un bébé est toujours un chamboulement dans un couple. »

Aucun son ne sort de ma bouche, je sens mon cœur dans ma tête mais plus ma tête dans mon cœur.

Emma, dont je lis le nom sur son badge rose, ramène Maxence au bout de quelques minutes et le pose sur ma poitrine. Je l’enveloppe de ma chaleur et ferme les yeux. Maxence est calme, il ne pleure toujours pas.

Les rôles sont inversés. C’est l’enfant qui essaie d’apaiser la maman. En m’offrant un moment de calme alors qu’il ressent certainement la tempête qui gronde en moi, Maxence fait preuve dès les premières heures de sa vie de cette intelligence émotionnelle qui le rend si unique.

Ne m’en veux pas.