Il est assis avec un ami au fond d’un vieux cinéma et regarde Rome plutôt que vous, de Tariq Teguia (2008), dans le cadre d’une rétrospective sur le cinéaste algérien. Un retardataire entre dans la salle en faisant claquer les battants de la porte. L’inconnu entre comme un personnage de fiction, comme le générique d’un autre film. Il se fige dans la travée latérale, au début du deuxième rang. La lumière blanche de l’écran envahit sa silhouette. Il s’assoit sur le premier siège, devant les deux spectateurs du fond. Sa saharienne beige ne s’est pas éteinte dans la pénombre tandis que la lumière venue d’Alger coule dans la salle aux trois quarts vide. L’homme en retard se retourne soudain, s’empare de la veste posée sur son dossier, la jette au sol et hurle : « T’es pas chez toi ! » Puis il s’affale dans son fauteuil et on ne l’entend plus. Le public demeure silencieux, ou hébété, tout comme l’ami de l’homme aux yeux bleus comme la mer qui ne répond pas et récupère lentement son blouson. Le syndicaliste, lui, est calme : « Laisse tomber », semblent dire ses yeux… Mais son ami est rancunier. Il plante ses genoux dans le fauteuil du retardataire et commence à faire tanguer la coque du siège. La tête de l’ennemi anonyme dépasse légèrement du dossier, attirante comme le col d’une bouteille de champagne à sabrer.
À l’écran, deux jeunes amants – Kamel et Zina – errent en voiture à la recherche de Ferhat le marin, un passeur, dans le quartier balnéaire de la Madrague, à l’est d’Alger : un labyrinthe de maisons blanches délabrées qui alternent avec des constructions inachevées. Le véhicule roule lentement, perdu. La Madrague : la propriété de Brigitte Bardot à Saint-Tropez. Sur la plage abandonnée/Coquillages et crustacés / Qui l’eût cru déplorent la perte de l’été / qui depuis s’en est allé… La madrague : l’ancestrale et cruelle technique de pêche au thon en Méditerranée, une succession de filets où les poissons se perdent, jusqu’au dernier filet, la « chambre de mort ».
L’ami offensé cesse tout à coup de donner des coups de genoux dans le fauteuil et plonge rageusement sa main dans la tignasse de l’intrus.
— Pourquoi t’as fait du mal à mon vêtement ?
Il tire en arrière, de sorte que le front de son adversaire remonte aussitôt et se trouve comme décalotté. La tête est écrasée contre le sommet du dossier. La nuque est comprimée sur elle-même, paralysée, et fait pression sur les vertèbres. Les yeux du fou, révulsés vers le plafond, se baissent progressivement pour voir de nouveau le film, comme si de rien n’était (à l’écran, Kamel découvre le cadavre du marin assassiné chez lui). L’homme aux yeux bleus comme la mer saisit le bras de son camarade et parvient à lui faire lâcher prise. La tête de l’inconnu oscille soudain comme un ressort.
Sitôt la projection terminée le perturbateur sort rapidement de la salle, suivi par l’homme qui vient de voir le dernier film de sa vie et son ami, un grand Noir avec des mains d’étrangleur sapé comme un mannequin – chaussures et blouson de cuir blanc, chemise et pantalon cigarette rose. Ils se dévisagent tous trois près du distributeur de boissons. Le perturbateur ne ressemble à rien de particulier : c’est un gringalet d’une trentaine d’années doté de petits pieds, un déséquilibré de retour à la normale sous les lumières de la société. L’homme offensé le toise en silence en caressant les manches de son blouson.
L’homme aux yeux bleus comme la mer fixe son ami : « Laisse tomber, c’est juste un paumé… »