Je savoure du maïs grillé au pied du métro Château-d’Eau et je regarde les épis qui grésillent sur le brasero du vendeur, un Indien avec chemise à fleurs. La fumée monte droite dans l’air comme quand j’étais gosse à l’église et je me dis, même si ça sent l’essence : c’est le grill le plus relax de Paris. Il y a foule par ici aux heures de pointe. Je ronge avec tranquillité mon repas et j’admire les vagues de femmes aux ongles bleus qui entrent chez les coiffeurs afro ou dans la boutique de vêtements Sunshine, avec sa devanture couverte de bouts de miroirs cassés. Mais autant j’admire ces femmes autant je méprise les dizaines de bons à rien habillés comme des stars du R & B au chômage qui caquettent pour rabattre les clientes vers les salons de beauté du quartier. Elles devraient les griffer de temps en temps tous ces hommes laids, ou en exécuter un pour l’exemple, et faire la milice pour imposer la loi et hurler : fous-nous la paix Joseph, tu n’as aucun style !
Je me délasse contre la rambarde du métro, les yeux vers le sud. Mon véhicule est en double file, direction le nord, gardé par deux jolis bruns. Un homme en survêtement se mire sur la pointe en fer de mes souliers. Pauvre type… J’espère qu’il se dit : oh, que j’aimerais avoir les mêmes ! Mais non mon brave, ce n’est pas ainsi que les affaires marchent dans la civilisation. Des comme les miennes, pour être Parfait au quotidien, il n’y en a pas par ici, ou bien en plastique, et certainement pas à la taille de ton porte-monnaie… alors retourne jouer au tiercé chez les Chinois en face ! Peut-être est-ce un drogué, ou un homosexuel qui me fait la cour. Mais comme tout le monde a l’air déguisé et moi le premier, ce n’est pas gagné de savoir qui est qui, et qui c’est lui. Parfois je me dis : moi aussi j’aurais pu être acteur, et pas un petit intermittent mal rasé qui roucoule en terrasse en attendant qu’on l’appelle comme mon cousin Désiré. J’ai encore une faim exorbitante. Je tends un autre billet de cinq à l’Indien qui grille au soleil.
Le monstre ronronne. Trois cents chevaux sous le capot devant la boutique Fair & White center, « le numéro 1 mondial des cosmétiques pour beautés noires, mates et métissées ». Les garçons sont à l’arrière, sur le marchepied. Il fait une chaleur tropicale, un peu d’air ne leur fera pas de mal. Le volant est chauffé à blanc. Je passe mes mitaines micro-perforées. La première, en douceur. Le prototype s’arrache du sol fondu.
Le boulevard de Strasbourg à 30 km/h : un troupeau de voitures qui se traînent vers la gare de l’Est. Je domine le paysage et le smog. Le soleil mord, les carrosseries ont l’air brûlantes, les sièges aussi sous les fringues d’été et les cuisses nues des conductrices. Aujourd’hui mes équipiers ont mis leur tenue de printemps : T-shirt vert et combinaison jaune sous un baudrier chromé EN 471 haute visibilité – les nouvelles normes Haute Qualité environnementale, on doit les connaître par cœur. Ils sont collés à la barre de maintien, la nuque en arrière, le front face au ciel. J’allume une Dunhill et pousse la clim’ d’un cran.
Cette semaine, j’aurais pu avoir une équipe plus performante mais c’est comme ça, et puis j’ai déjà eu pire. À la gauche du camion, j’ai Bébère, un Kabyle qui manque de tonus. De l’autre côté, j’ai Sydney, un Malien, un arriviste. Lui, j’ai pas confiance. Je me suis toujours méfié de la mafia malienne sur la poubelle parisienne, et aussi des Sénégalais, tous ces Africains de l’Ouest qui n’ont jamais fréquenté l’école et qui n’ont honte de rien. Le jus d’ordures qui gigote dans le fond de la benne coule sur l’écran du moniteur de contrôle, près du volant. Ça me dégoûte. Je détourne les yeux et regarde droit devant moi la ville qui défile.
On stationne boulevard de Strasbourg devant le KFC noir de monde. Mes hommes démontent une montagne de sacs-poubelles qui s’empilent sur les conteneurs du restaurant exterminateur de poulets « Since 1939 ». Sydney prend les sacs deux par deux, Bébère, un par un. J’ai toujours su que le Berbère était un ramier et l’autre un vantard. Parfois ils font la battle, ça je n’aime pas : le garant de l’intégrité physique de l’équipe, c’est moi. Eh bien voilà la confirmation… Sydney lance un sac le plus haut possible dans le ciel, attend qu’il retombe, lui colle un coup de boule pour le faire rentrer dans la benne, et après il chambre Bébère qui a un peu d’âge et de poids. Sydney, je t’ai déjà dit de pas faire ça sur la voie publique, y a des gens qui te voient et qui pourraient se plaindre à la mairie ! Oreillettes ou pas pour communiquer, il n’en a rien à faire de ce que je dis et continue de se moquer de Bébère qui a peur. Je me demande comment il tient, moi, Sydney, je le foutrais dans la benne et j’appuierais sur le bouton. Ceux qui font les équipes dans les bureaux, ils ne se rendent pas compte.
Maintenant qu’ils ont fait disparaître les poulets en vrac, ils traînent à deux un bac aux roulettes HS. Ils peinent à le caler sur le dentier de l’élévateur, puis le conteneur monte et se vide d’un coup, sous l’œil mort de Bébère à qui j’ai dit de ne plus fumer de joints pendant le service. Les compères finissent de vider puis ils me font un petit signe de la main, s’agrippent à la barre de maintien, et c’est reparti.
Angle Strasbourg-Fidélité. Avec cette chaleur, on se croirait à Brazza. Je vois mes gars la bouche ouverte et le visage plein de poussière et je me dis que je ne regrette pas le temps où j’étais à leur place. La ville est sale, pleine de poubelles. Je fouille dans la boîte à gants, me vaporise un peu d’Antaeus by Chanel. Et puis avant on ne voyait pas autant de rats. Les big men de la ville de Paris ont beau dire, il y a de plus en plus de rats dans les rues, bientôt il va falloir créer un label pour le rat parisien. Cet après-midi, les bestioles sortent sans complexe en compagnie des touristes. Elles trottent tranquilles entre les poubelles, toutes vertes à travers mes Ray-Ban Pilot. Et là Sydney galope et essaie d’en crever un du talon. Raté… S’il en massacre dix dans la journée, je lui ai promis un restaurant. Ça fait six mois qu’il tente, il n’y arrivera jamais. Son score, c’est quatre. Sydney, encore un effort et je te paie un KFC ! Il est énervé, me menace du poing. Bébère a sa revanche. Je tourne rue de la Fidélité, un nom de rue que tout le monde ne mérite pas. Allez la dream team Derichebourg, on arrive chez les vedettes, après j’irai vider et vous ferez votre pause !
On passe le magasin d’éclairage Lumières de l’Est puis on s’arrête devant le restaurant qui s’appelle comme la rue et qui fait aussi des soirées d’ambiance avec un club au sous-sol. Je ne m’y suis jamais rendu personnellement, il paraît que c’est très chic, et je me dis que je m’y pavanerais bien. Pourquoi pas même louer un jour l’endroit pour faire la sensation ? C’est central, ça pourrait me promouvoir. Les conteneurs sont toujours propres devant l’établissement. C’est rare de nos jours. La direction a le respect de sa clientèle. Parce que moi j’en vois à longueur de tournée des restaurants avec des bacs remplis d’emballages de produits surgelés devant la porte d’entrée, et je me dis que les clients, on les prend vraiment pour des cochons. Un petit homme avec une chemise blanche et un nœud papillon sort de l’établissement et jette lui-même des détritus dans la benne en saluant mes gars. On repart. On descend la rue et on s’arrête devant la cantine Les Délices d’Afrique, un restaurant ivoirien. Avant c’était un bistrot kabyle. De temps en temps on s’arrêtait boire une bière en équipe et puis ç’a a été vendu, ça n’ambiançait pas. Je les connais bien les actuels propriétaires des Délices d’Afrique, surtout elle. Je suis en double file. Les lèvres de Rosalie la patronne s’ouvrent lentement. Malgré le boucan de la benne, je devine : « Bonjour, Parfait le beau parleur… » Je pose un doigt sur ma bouche et lui fais un petit signe de la main, comme ça, tout lentement, sans que son bonhomme me voie, devant l’hôtel de Londres et du Brésil.
On va tourner rue du Faubourg-Saint-Denis, la rue du monde entier à Paris. On passe devant la brasserie le Swinging Londress. Je demande à Bébère : C’est quoi Londress ? Si tu trouves, je prends ta place derrière… Il répond, content de lui : C’est la capitale de l’Angleterre ! Je lui dis : Perdu, c’est une marque de cigare. Avant ici c’était un tabac, il serait temps que tu arrêtes de chiquer du Makla africain et de cracher partout !
On s’arrête devant Eurocoiffure, un salon arabe à 8 € la coupe. Les cheveux tombent dans la benne comme de la poussière. Après, c’est les Indiens de Wembley foods. Je contemple dans le rétro Sydney penché à quatre pattes sur la rue pour ramasser les fruits pourris tombés des cageots. Il s’y reprend à plusieurs fois. Il a du mal avec les citrons verts et les mangues qui coulent comme de l’eau entre ses gants. Bébère va moins vite mais n’en met pas partout. Ça klaxonne derrière. Je m’en fous.
L’Oiseau des îles, un restaurant mauricien où il n’y a jamais personne – leur bac est toujours vide. Puis à côté c’est une boucherie française perdue dans le reste du monde et là je plains mes gars, c’est coriace. Dans la hiérarchie des odeurs calamiteuses par grosse chaleur je mets la viande avant le poisson. Bébère s’arrête tout essoufflé et pose ses mains sur un conteneur. J’ai l’impression qu’il va vomir. Puis il prend sur lui pour vider le bac plein d’abats.
Falcon Cuir, le roi du blouson aviateur. Un lot de cintres en plastique explosent dans la benne comme du pop-corn, juste avant le fleuriste chinois. Encore les Indiens du côté des cantines bondées, même l’après-midi.
Deux vendeurs ambulants en costume de communion entrent chez Samasara pour refourguer des roses aux touristes.
On stationne devant Mobile Phone Star, entre l’épicerie Le Soleil d’Agadir et Opti’soins. Bébère s’est refait une santé : je le surprends à planquer un carton sous le châssis du camion. C’est interdit par la direction, j’en ai assez de lutter contre ça et surtout de perdre du temps à cause des collègues qui retardent la manœuvre. Je me demande bien quels trésors il a trouvés à envoyer au bled. Bébère, t’es pas là pour fouiller les poubelles mais pour les vider ! Il ne répond pas, commence à se faire engueuler par Sydney qui n’est pas d’humeur à traîner. Le Berbère crache du jus de chique, regarde ses pieds. Il n’a pas envie de perdre sa place.
Croisement Faubourg-Saint-Denis – rue des Petites-Écuries. Bientôt Little Istanbul. Les Turcs habillés comme des paysans endimanchés marchent bras dessus bras dessous. Comment peut-on s’habiller aussi mal quand on vient d’un grand pays de textile ? Ils me dégoûtent. Le camion est plein, on ira faire les poubelles de leurs restaurants plus tard. Il n’y a même plus de place dans la benne pour les rastas alcooliques qui zigzaguent au milieu de la rue. Eux aussi me dégoûtent avec leurs bonnets de laine et leurs pantalons de clowns. Il doit y avoir un festival reggae au New Morning mais nous on tourne rue du Château-d’Eau, direction République, et j’admire les jolies femmes en robes de coton légères sur la terrasse du Napoléon : Salut les filles, c’est moi, Parfait, je reviens dans une heure…
Magic Nails, une onglerie où les femmes se pressent à toute heure. Dans le moniteur, je vois une pluie d’ongles de toutes les couleurs et je dis aux équipiers : On finit la rue jusqu’à Répu et je vais vider. Ils sont contents. Tu nous reprends où ? demande Sydney. Angle Magenta. Et pas d’apéro, c’est trop tôt ! J’ai hâte de ne plus les voir. Ces fainéants vont aller au Navy Bar, un bar d’Asiatiques où ils ont leurs habitudes. Bébère dit : Ben oui, un thé au lotus et des cacahuètes, on va mettre ça sur ta note… Les deux rigolent. Avant la pause, ils savent se réconcilier. Un thé pour Bébère et une Tsing Tao pour moi, c’est Parfait ! a besoin de rajouter cet imbécile de Sydney.
J’aperçois une Chinoise en patin à roulettes qui vend des babioles devant le marchand de journaux. Je freine. « Hé toi là, monte ! » Elle hausse les épaules et me regarde, ignorant si je lui veux du bien ou du mal. « Oui toi là, monte un peu, montre-moi ce que tu vends ! » et je claque des doigts en direction du panier à marchandises sur son ventre. Ça y est… Elle essaie de grimper sur le marchepied, me présente sa camelote. « Oui, montre-moi. » Elle a des bagues, des porte-clés, des trucs fluo pour les gosses et aussi une très jolie petite poitrine sous son débardeur noir, mais moi je cherche un briquet. « Briquet ? Lighter ? » Elle me regarde avec des yeux d’antilope, mais ne comprend pas ce que je lui demande. « Briquet, clic clic, lighter ? » Je lui montre mon paquet de Dunhill et mon Bic qui ne marche plus. Ça y est, tout s’éclaire. Elle baragouine deux, trois mots en français et je saisis : « Oui, oui… », « pour toi… », « pas cher… », puis elle fouille dans son panier, en sort des briquets bas de gamme et des briquets-gadgets – rouges à lèvres, lampes-torches… « C’est combien ? » La fille montre les briquets bas de gamme et lève un pouce, puis les briquets-gadgets et lève deux doigts. Je vois son joli petit visage de papillon sauvage à travers mes Ray-Ban et je me dis que ça ne doit pas être facile tous les jours de faire vendeuse en patins quand on ne parle pas la langue du cru.
Je réfléchis, montre du doigt les briquets-gadgets en levant un pouce et en disant : « 1 €, OK ? je t’en prends un pour 1 €, OK ? » Du coup elle se remet à secouer la tête mais cette fois doucement, de droite à gauche, un peu anguille, comme si elle voulait négocier. Puis elle me fixe sans rien dire, en position d’attente, une petite lueur maligne au fond des yeux… Cette fille est une négociatrice. Comme j’en ai assez de l’allume-cigare qui marche une fois sur deux, je fais OK, OK, et je choisis un briquet en forme de rouge à lèvres. Elle secoue la tête toute contente, essaie de me dire quelque chose en riant mais je ne comprends pas le chinois. Alors elle hausse les épaules, tend le pouce et j’entends : « Bèn dàn, beaucoup merci à toi seigneur très grand… » Je lui donne 2 € et lui dis de garder la monnaie. Elle attrape sa pièce et file en patinant avec ses fesses qui roulent des mécaniques dans son jean noir. À tous les coups elle va descendre jusqu’aux Boulevards en faisant la terrasse des cafés. Puis elle tourne au coin de la rue et moi je me retrouve avec un faux rouge à lèvres entre les doigts.