Je suis dès lors saisie d’une obsession qui ne me lâchera plus jusqu’au dernier carnet : trouver un lien entre le meurtre et le parcours de ma sœur. À la page suivante, je note : « Ce crime n’est pas une fiction, c’est la réalité qui l’a produit. Cependant, comme dans les fictions, roman ou film, il est le fruit d’un enchaînement de fatalités. Lesquelles ? Comment Denise s’est-elle retrouvée au mauvais moment et au mauvais endroit ? Les morts ont besoin d’un destin. Il faut absolument que je comprenne. »
Je commence à me ressaisir. Je récapitule ce que je sais sur les premières années de ma sœur depuis que j’ai découvert dans les archives de mon père, il y a sept ou huit ans, des photos d’elle toute petite, ainsi que le monceau de lettres que nos parents s’échangèrent entre 1940 et 1945 – ces documents que Tristan n’a pas téléchargés. Dans une brève digression, que je rédige exceptionnellement sur la page de gauche, j’observe : « Ça lui était peut-être insupportable, de les regarder si peu de temps après la mort de sa mère. Malgré tout, moi, dans la même situation, je les aurais téléchargés. Parce que, dans cinq ans ou dix ans, il peut avoir besoin, tout d’un coup, de les découvrir. Les morts sont très puissants, ils ont le don de s’inviter dans votre vie quand vous croyez avoir tourné la page. » Puis je reprends mon histoire. Je décris la détresse qui s’empara de ma mère le jour où, enceinte de quatre mois et demi, elle vit son mari partir pour la guerre.
Je me justifie : « De toute façon, il me manque l’essentiel. Je n’avais pas revu Denise depuis des années. Et puis comment faire avec le reste ? »
Je ne dis pas quel est ce reste.
Deux jours après j’ai décidé d’engager un avocat. Je suis déterminée : « Quelle que soit son origine, le silence est une agression. Je dois y mettre fin. » Et, plus du tout nerveuse, ni hâtive, ni brouillonne, très ferme, au contraire, je poursuis : « C’est mon histoire, c’est mon chemin, c’est mon droit. »
Ces mots ne sont pas ceux de la femme en manteau bleu-noir. Là, je me reconnais.