Je ne suis pas tout à fait à bout de ressources. Je finis par m’en bricoler un, de GPS.
Combien de temps ça m’a pris ? J’ai oublié. À des mois de distance, cette période m’est devenue nébuleuse. Je dormais mal, je faisais des rêves étranges. Au réveil, je ne me souvenais de rien. Mais il ne semble pas que ma sœur m’ait à nouveau rendu visite.
Le sommeil m’abandonnait toujours vers trois heures du matin, ce moment que les Indiens appellent l’heure de Shiva, « le noir instant » comme ils disent aussi, l’intervalle fatal où la vie et la mort sont mitoyennes, quand le Temps redouble d’acharnement à nous ronger. À ce moment-là de la nuit, assurent-ils, les démons de l’inquiétude s’infiltrent par toutes les fissures des lieux où nous croyons abriter nos existences fragiles, les toits, les planchers, le seuil des portes, les serrures, les plus minces interstices.
Donc je me réveillais. Et je remâchais, ruminais : le nommera-t-on un jour, ce juge d’instruction qui pourrait jeter un œil neuf sur le dossier de Denise, et ainsi lui donner sa chance puisque la police n’arrive à rien ? Va-t-on le classer, ira-t-il se perdre dans l’océan de l’oubli ?
Les questions, à mesure que la nuit s’avançait, se faisaient plus pressantes, et simultanément, changeaient de nature : à quoi ressemblera-t-il, ce juge ? Que lui dire si d’aventure il est nommé ? Voudra-t-il m’entendre ? Dans l’affirmative, quelles questions me posera-t-il ?
À force, ce juge, je l’ai imaginé. Et je les ai inventées, ces questions.
Pourquoi je n’ai pas choisi le policier ? Il aurait pu faire l’affaire ; ce sont presque toujours les flics qui apparaissent au début des polars, romans ou films, comme dans ces reconstitutions télévisées de faits divers que les Anglo-Saxons ont baptisées true crimes ; tous, dans leurs premières séquences, ils interrogent les proches afin de dresser le profil de la victime.
J’ai préféré le juge. Le Maître du Silence ne l’avait toujours pas désigné mais ça m’était égal. Je le voulais. On me le refusait, je me le fabriquais.
J’étais parfaitement consciente qu’un vrai juge d’instruction ne serait que très modérément intéressé par le passé de Denise et mes démêlés avec ma famille. Il pourrait cependant se montrer intrigué que j’aie mis tant d’insistance à ce qu’on le nomme. Alors, comme on fait absolument ce qu’on veut lorsqu’on invente et que les personnages qui s’agitent dans nos fantasmes ne sont que des marionnettes, je le voyais bien, mon pantin de juge, ouvrir son interrogatoire sur ces mots : « Vous avez dépensé une telle énergie pour vous retrouver devant moi. Qu’est-ce qui vous attachait à ce point à votre sœur ? »
Je lui sortirais alors la photo. La photo. Depuis que je suis tombée dessus, elle seule compte.
Une bénédiction, cette découverte. Un de ces rais de lumière qui m’ont rendu l’espoir pendant ma remontée des tunnels qui couraient sous la pyramide.