Cette soirée-là est étouffante. L’orage menace et ne crève pas. Après le dîner, je vais chercher un peu de fraîcheur au fond du jardin. Je m’assieds sur une vieille souche et je regarde le soleil se coucher derrière le coteau qui surplombe la maison.
L’arrivée de la nuit, pour une fois, m’apaise. Je me répète une phrase que m’a apprise une amie tibétaine dont des proches étaient morts de froid ou, pire, sous la torture. Elle conservait pieusement leur mémoire et concluait toujours l’évocation de leurs moments de bonheur par la même formule : « Ce qui a été, est. »
Jamais ces mots ne m’ont paru plus justes. Denise et moi ne nous sommes pas croisées dans un passé fantomatique. Le temps du vélo rouge, du buccin qui racontait la mer et de la chaleur du cosy pendant les nuits d’hiver est toujours là, puisque je m’en souviens. Le lien qui nous a unies est assez fort pour perdurer au-delà de la mort.
Denise, cependant, a eu plusieurs vies ; je n’en connais qu’une. Des autres, je ne saurai sans doute rien. Pour ma famille, lors de son épisode le plus tragique, la maladie, je n’ai été qu’un fantasme. On s’est emparé des oripeaux de l’« Écrivain », on les a bourrés de toutes les peurs, rancœurs, haines, frustrations qui rongeaient la tribu, puis on a pointé du doigt l’épouvantail : « C’est lui, c’est lui, c’est sa faute ! » Mais à quoi bon y revenir ? La formule de mon amie tibétaine s’applique aussi à ces moments-là.
Je reprends le chemin qui mène à la maison. Quelqu’un allume l’électricité dans une pièce puis dans une seconde. Les fenêtres ressemblent à des yeux qui me suivent dans le noir. Ça me rappelle les tableaux de Magritte. Par association d’idées, une phrase du peintre me revient : « Tout ce que nous voyons cache autre chose. »
Seulement, de la vie de Denise, de sa mort, de ce meurtre, qu’est-ce que je sais, qu’est-ce que je vois ? Quasiment rien. Il faudrait que je rencontre Manuel et Tristan.
Mais comment m’y prendre ? Que leur a-t-on dit de moi, quand leur mère est tombée malade ? Qui le leur a dit ?
Et qu’y puis-je ? Pour eux aussi, ce qui a été, est.