Elle est appuyée dans un coin comme une marionnette abandonnée entre deux représentations. Une marionnette dont les fils auraient été coupés. Avachie inanimée.
Elle le regarde elle a des yeux bruns et elle est morte.
Le cri résonne encore à ses oreilles. Il l’entend toujours. Un hurlement suraigu. Complètement disproportionné pense-t-il. Elle en a fait des histoires pour quelques claques.
Il est possible aussi qu’il se soit servi de ses pieds. Mais il n’en est pas sûr.
Étrangement il se sent à la fois surpris et déçu : c’était une fille de la campagne cette Melanie Muncy non ? Une belle plante. Saine. Il l’imaginait plus forte. Plus solide. Plus résistante. Plus vigoureuse.
Il ne lui a donné que quelques gifles.
Peut-être deux ou trois coups de botte.
Lui a fait tâter de sa lame. Un tout petit peu. Une égratignure.
Elle devrait s’estimer heureuse en un sens. Il disposait d’une carabine d’une machette d’un couteau à découper et il a eu l’obligeance de ne pas les utiliser. Par courtoisie. En gentleman. Il l’a étranglée de ses propres mains. Avec amour.
Pourtant elle est morte. Il n’y a plus de pouls plus de chaleur plus de clignements.
Maintenant elle est morte pour toujours.
Devenue quelque chose d’autre.
Partie ailleurs.
Et complètement sienne.
*
Le bourdonnement des éoliennes emplit l’air tandis que les hélices projettent de longs cercles d’ombre sur le versant. Ils glissent sur la roche verglacée et la bruyère gelée. Obscurcissent la neige.
Le feu n’est pas allumé. Rutter se tient dans la lumière crépusculaire d’une fin d’après-midi d’hiver.
Il est debout il est immobile il contemple le mur devant lui.
Fasciné il regarde les ombres dansantes des pales.
Et se souvient.
De l’autre fille. La première.
Il s’autorise à y repenser. À l’évoquer. À la laisser revenir à sa mémoire. Elle était un peu plus jeune que lui.
Ils approchaient tous les deux de la fin de l’adolescence. N’avaient sans doute qu’un ou deux ans d’écart.
Ça remonte à loin. À au moins deux décennies peut-être plus. C’était avant l’Odeon X. Avant le parking le whisky les caméras et les caves. Bien avant.
Ce n’était pas une fille du hameau ni du village ni de la vallée ; non elle était de passage. Campait dans le pré de Muncy. Ce n’était pas non plus une fille de la ville la plus proche. Non.
C’était en été. Au plus fort de l’été. En août. Une vraie fournaise.
La fille faisait le sentier de randonnée Coast-to-Coast en transportant sur son dos son tapis de bivouac et son sac de couchage. Des boîtes de haricots des casseroles et des poêles. Et une carte dans un étui en plastique autour de son cou. Elle s’arrêtait tous les soirs dans un site différent. Une folle avait dit la mère de Rutter.
Elle avait choisi de se reposer un jour de plus ici dans les Dales avant d’aller rejoindre son petit copain. C’était du moins ce qu’avaient écrit les journaux. Lui il l’avait laissée toute seule. Le petit copain. Il l’avait laissée se débrouiller dans les collines. Ce n’était pas bien.
Elle méritait mieux. Rutter l’avait compris tout de suite. Il avait vu une fille gentille une fille polie une fille soignée. Un peu crasseuse mais elle n’avait rien d’une garce. Rien d’une traînée. Non. Il avait vu une fille habituée au grand air au soleil à la liberté.
De celles qu’on épouse peut-être. Oui. Le bon numéro peut-être.
Comment le petit copain avait-il pu la laisser camper toute seule ?
À la place de ce gars s’était dit Rutter il ne l’aurait jamais abandonnée. Il ne l’aurait jamais perdue de vue. Non. Il y avait trop de tordus dans le coin.
Non. Pas celle-là. Celle-là il ne fallait pas la lâcher.
C’était une fille gentille une fille polie une fille soignée. Une rareté.
Ce n’était pas bien. Il y avait des gens dangereux partout. Même ici sur les hautes terres.
Les gentilles filles ont besoin d’être protégées.
Elle était partie se promener. Se dégourdir les jambes au-dessus du hameau. Jeter un coup d’œil aux environs.
Il l’avait rencontrée quand elle avait débouché de Corpse Road dans la gorge. Lui était allé à la pêche. Il était toujours puceau à cette époque. Aussi inexpérimenté qu’on peut l’être. Il ne se rasait même pas encore régulièrement – environ une fois par mois tout au plus.
Il l’avait rencontrée alors qu’elle sautait sur les rochers le long de la rivière couleur de rouille. À l’endroit où les parois escarpées du ravin montaient haut vers le ciel.
Oh bonjour avait-elle dit. Tu m’as fichu la frousse.
Et encore : Il fait un temps magnifique et c’est tellement beau par ici. Tellement sauvage tellement préservé.
Lui n’avait rien dit parce qu’il n’y avait rien à dire.
Je suis trop contente de pouvoir camper près de cette rivière avait-elle ajouté.
Il s’était éclairci la gorge. Il serrait sa canne à pêche.
T’es chez Muncy ? avait-il demandé.
Où ça ?
À la ferme.
Ah oui. Je me suis installée sur le terrain de camping. Je l’ai pour moi toute seule. Et cette douche un vrai bonheur. Ça mord ?
De la tête elle avait indiqué la canne à pêche.
Les poissons avait-elle précisé.
Il avait baissé les yeux vers les pieds de la fille. Elle portait des tennis en toile.
J’ai mis mes bottes à sécher avait-elle expliqué comme si elle lisait dans ses pensées.
Elle avait regardé les pieds de Rutter eux-mêmes chaussés de bottes de sécurité.
Il m’en faudrait des comme ça.
Elle percevait son odeur de l’endroit où elle se tenait : sueur et senteurs de ferme. Tabac froid.
La rivière est poissonneuse ?
Il avait jeté un coup d’œil au cours d’eau.
Ouais.
Qu’est-ce que tu pêches ?
Des truites.
Il avait reniflé et s’était de nouveau éclairci la gorge.
Les gens d’ici disent qu’il y a des ombres mais moi j’en ai jamais vu.
La fille avait repoussé une mèche derrière son oreille. Une oreille délicate brillante et translucide. Il voyait le soleil à travers. Un badge était accroché à sa poitrine. Il y avait marqué Madchester dessus. Et Rave On !
J’ai mangé des nouilles toute la semaine avait-elle repris.
Hein ?
Oh je disais juste que j’ai fait le bon vieux régime du randonneur toute la semaine. Des Super Noodles et encore des Super Noodles.
C’est quoi ?
Ben on les fait bouillir dans une casserole. Ça ressemble à des spaghettis mais à la mode asiatique. À la longue c’est lassant.
Elle avait souri puis détourné les yeux.
Il avait commencé à se demander si ce n’était pas une traînée finalement. Comme beaucoup de hippies. Elle n’était peut-être pas de celles qu’on épouse. Non. Lui ne tolérerait pas ce genre d’attitude. Non. Ne jamais savoir ce qu’elle fabriquait quand il avait le dos tourné. Imaginer que les hommes allaient frapper à la porte de derrière toute la journée. Des ouvriers des livreurs des vieillards des gros dégueulasses. Non non non. Pas ça. Plus jamais.
Qu’est-ce qu’elle faisait sur ces rochers près de la rivière d’abord ? Personne ne venait jamais là à part lui. Le chemin s’arrêtait environ huit cents mètres plus haut ensuite il fallait crapahuter jusqu’aux meilleurs trous d’eau. Il était le seul à les connaître. C’était son territoire.
Elle rôdait dans le coin parce qu’elle cherchait quelque chose. Voilà ce qu’elle avait en tête. Elle cherchait un homme. Forcément. Un gars du coin. Pour s’amuser.
Elle le cherchait lui.
Il avait lu des histoires dans les magazines que les gens jetaient dans les ruelles en ville. Il les avait récupérés. Mis de côté collectionnés. Et il avait recollé les pages humides arrachées comme s’il assemblait les pièces d’un puzzle couleur chair.
Des chaudasses à la campagne. Des vicieuses dans les bars. Oui. Se roulant dans le foin et dans la bruyère. Ou se comportant comme des chiennes au bord de la rivière.
Oui. Il avait lu des histoires sur les filles qui baissaient leur culotte dès qu’elles apercevaient un homme.
Bon avait-elle dit en chassant d’un geste une mouche.
Une autre s’était posée sur la joue de Rutter qui n’y avait pas prêté attention.
Il s’était avancé vers elle. Avait sauté de son rocher au sien faisant tressauter sa sacoche de pêche.
Il l’avait vue esquisser de nouveau un geste pour repousser ses cheveux derrière son oreille sauf que la mèche y était déjà enroulée. Son oreille translucide pareille à un coquillage brillant sous le soleil.
Bon avait-elle répété. Il faut que je rentre maintenant. Les nouilles m’attendent avait-elle ajouté en lâchant un petit rire forcé.
Je je pourrais te pêcher un un poisson avait-il dit conscient de bégayer. Ça te changera.
C’est gentil avait répliqué la fille. Mais non t’embête pas.
Je t’assure c’est pas un problème.
Ils se tenaient sur un rocher au fond de la gorge au bord de la rivière couleur de rouille. De près l’odeur du garçon était plus forte. Presque toxique. Elle donnait à la fille l’envie de tousser. Lui rappelait celle des clodos dans le métro à Londres et aussi des sans-abri dans le foyer à Leeds où elle avait travaillé une semaine – des hommes qui se pissaient dessus transpiraient la bière et ne se douchaient jamais. Une odeur tout aussi terrible. Pire même.
Non ça ira avait-elle affirmé. En tout cas c’était sympa de te parler.
Elle s’était détournée pour partir et il lui avait posé une main sur l’épaule.
Ici personne peut nous voir avait-il déclaré.
Hein ?
Sa main reposait toujours sur l’épaule de la fille qui à présent lui faisait face. C’était maintenant ou jamais. Son heure. Oui. Il attendait depuis tellement longtemps. Oui. Le moment était venu de prendre l’initiative. Il avait lu les histoires il avait lu les magazines. Ces puzzles couleur chair. Il savait ce qui allait se passer.
Il s’était penché pour l’embrasser. Son haleine était fétide et la rivière empestait. Il y avait des mouches partout. La fille n’avait pu dissimuler son dégoût. Elle avait eu un mouvement de recul. Elle avait grimacé.
Mais il n’était pas dupe. Savait bien ce qu’elle avait en tête. N’agissaient-elles pas toujours ainsi ? Dans les magazines ils appelaient ça le jeu du chat et de la souris. OK d’accord. Il serait le chat et tout irait bien.
Le cours d’eau s’élargissait à leurs pieds. Le courant circulait paresseusement avant de se précipiter plus bas en produisant une sorte de musique – comme des éclats de verre déversés sur du ciment froid.
Désolée avait-elle dit. Je crois que tu…
Le bout de la langue pointé entre les lèvres les yeux fermés il s’était de nouveau penché vers elle.
Arrête avait-elle ordonné.
Mais déjà il lâchait sa canne à pêche et sa sacoche et de son autre main la saisissait par la nuque. Lui enfouissait ses doigts dans les cheveux.
Une paume plaquée sur le torse de Rutter elle l’avait repoussé en disant non attends s’il te plaît stop. Mais il savait que lorsque les filles disaient non attends s’il te plaît il fallait comprendre le contraire. Il fallait comprendre vas-y. Viens. Continue.
Alors il l’avait agrippée plus fort et elle avait voulu lui expédier son genou dans le bas-ventre en essayant de se rappeler tout ce qu’on lui avait appris tout ce qu’on lui avait dit de faire si un homme essayait de l’attaquer mais il s’était écarté – trop vivement. Il avait chancelé. Il avait chancelé perdu l’équilibre et ils étaient tombés tous les deux du rocher sur les pierres en contrebas. Un accident. Une chute de près de deux mètres. Il la tenait toujours et leurs têtes s’étaient heurtées quand ils avaient atterri sur les cailloux et il avait entendu un craquement et senti quelque chose céder en elle. Elle se trouvait sous lui. Elle avait amorti sa chute. Il avait pourtant eu le souffle coupé. Elle était blessée. Ils étaient tous les deux blessés.
La fille avait ouvert la bouche pour parler mais son souffle s’était bloqué dans sa gorge tandis qu’il s’acharnait sur son chemisier le tirait l’arrachait faisant sauter les boutons déchirant le tissu. Elle ne portait pas de soutien-gorge.
Elle était incapable de bouger.
Silencieuse. Clignant des yeux. S’étouffant dans l’ombre du gros rocher tandis que l’eau glissait autour d’eux et qu’une nuée de mouches tournoyaient au-dessus de la tête de Rutter. Son haleine était fétide et la rivière empestait.
Et il avait pensé poissons peau rochers mouches yeux appâts hameçons ouïes écailles vase sang badges pointes rave on.
Puis il était devenu un homme un vrai un homme puissant et la graine secrète du mal avait été plantée dans les plus noirs tréfonds de son âme.
*
Quand il le découvre de l’autre côté du bar Mace sait tout de suite de qui il s’agit. Il n’a pas besoin qu’on le lui dise. La tache de naissance rouge sang est révélatrice.
Sa posture guindée évoque un mannequin de cire. Sa chemise blanche sa cravate – les manches sont-elles vraiment retenues par des tours-de-bras de croupier ? – et sa coupe courte genre pilote de chasse avec une raie bien nette accentuent cette impression. Il n’a pas l’air d’un enquêteur mais pas non plus d’un homme qui aurait une autre raison de traîner au Magnet. Si Mace avait bien entendu dire que James Brindle était spécial il ne s’attendait pas à voir un personnage aussi austère.
Le policier s’est installé à une table dans un coin de la salle. Devant lui un bloc-notes une tasse sur une soucoupe et une petite cuillère. Du thé ? s’étonne Mace. C’est le réveillon de Noël et ce type boit du thé en considérant les clients qui enchaînent les pintes les alcools forts et les cigarettes.
Mace avale une gorgée de bière. Fend la foule des corps et échange quelques politesses ici et là. Brindle lève les yeux. Le regarde. Semble le sonder. Mace le salue d’un hochement de tête. Lui porte un toast. Le policier le dévisage. Cille.
Joyeux Noël dit Mace.
Merci réplique Brindle sans faire un geste. De même.
Mace croit voir l’ombre d’une expression de contrariété sur le visage de son interlocuteur mais elle ne fait que passer et cède aussitôt la place à quelque chose de plus perturbant : la neutralité. Une détermination à ne rien révéler.
Eh bien reprend le journaliste. Il semblerait que les trains soient annulés et les routes bloquées.
Brindle soupire puis appuie sur le bouton-poussoir de son stylo et le place sur la table. L’effleure.
Je suis coincé ici poursuit Mace. Impossible d’aller chez mes parents. Pas ce soir en tout cas. Remarquez ce n’est peut-être pas plus mal.
Il se sent soudain idiot vulnérable et empourpré par la bière. Scruté sans vergogne. Il s’entend demander :
Je peux vous offrir un verre ?
Non répond Brindle. Mais merci quand même.
Oh ce regard pense Mace. On dirait celui d’un homme piégé sous la glace. Celui d’un homme qui a vu trop de choses.
Vous êtes sûr ? C’est l’occasion ou jamais.
Je ne bois pas.
Waouh.
Hein ?
Un policier qui ne boit pas observe Mace. Ce n’est pas banal. Surtout chez un inspecteur.
Brindle change de position sur sa chaise et s’y adosse. Ses mains reposent sur ses cuisses.
Comment savez-vous que je suis policier ?
Vous faites même partie de l’élite dit Mace avant d’ajouter à voix basse : la Chambre froide. Je me trompe ?
Brindle garde le silence.
Vous avez dû voir des trucs épouvantables poursuit Mace. J’ai lu le compte rendu de certaines affaires sur lesquelles vous avez bossé. J’ai même écrit quelques papiers sur une ou deux. Les morceaux de corps dans des valises. Les bébés passés au micro-ondes. Les tortures au pays des gangs. Leeds la ville qui bouge. Et avant ça – les charmes de Bradford pas vrai ? Le quartier chaud. Les fleurs de trottoir et leurs pauvres petits michetons. Les paumées qui hantent les zones industrielles. Les squats des accros au crack. Vous avez plongé directement dans le grand bain – juste après l’obtention de votre diplôme en psychologie criminelle. Alors ? J’ai raison ou pas ?
Brindle se contente toujours de l’observer.
Continuez dit-il.
Quatre années d’études à Durham grâce à une bourse reprend Mace. Une première je crois. Vous avez ensuite gravi rapidement les échelons. Connu une ascension fulgurante et tout et tout. En restant à l’écart de la politique j’imagine. C’est le plus sûr moyen de réussir. Vous avez su vous rendre indispensable et digne de confiance. Ignorer les vannes vous désignant comme le gars qui a fait des études. Formé aux méthodes d’investigation à l’ancienne associées à une approche moderne : le meilleur des deux mondes. Là-dessus direction la célèbre Chambre froide : plus secrète que l’Opus Dei et un surnom investi d’un double sens. Triple même. Corps refroidis et flics glacials mais peut-être aussi mise au placard. Toujours évoquée à mots couverts. Un endroit quasi mythique. On raconte que seuls les esprits brillants travaillent à la Chambre froide et pourtant on vous envoie ici en pleine tempête de neige le soir du réveillon. Ah les cons. C’est comme si on avait voulu vous punir d’être…
Oui ? D’être quoi ?
Trop doué.
Brindle fait lentement tourner sa tasse fumante sur la soucoupe puis s’éclaircit la gorge. Lève les yeux. Fronce les sourcils.
Journaliste déclare-t-il. Caresse des rêves de grandeur littéraire mais n’a pas la volonté ni le talent pour. A un diplôme et les dettes qui vont avec. A oublié pratiquement tout ce qu’on lui a enseigné sur la poésie française le théâtre classique et ces damnés de Russes. Boit trop. Noie son amertume dans l’alcool presque tous les soirs. Se dit qu’il va faire vœu d’abstinence à une date indéterminée dans un avenir lointain ; se le répète chaque petit matin blafard. A les poumons comme une cheminée encrassée. Même pas encore trente ans et s’imagine avoir tout vu. Tout connu. N’a pas conscience que la pourriture est déjà en lui pourtant elle est bien là – oh oui. Plutôt bon dans sa partie mais en même temps le boulot n’est pas trop foulant ici dans les collines où les histoires de vols de moutons et de concours de pâtisserie accaparent la une. A vécu dans la capitale. D’accord. Les années débridées. A touché à tout. Se croyait rock’n’roll parce qu’il embrassait une vie d’excès à la William Blake ; se prenait pour un bohémien moderne sans se rendre compte qu’il faisait la même chose que des millions d’autres avant lui : foutre sa vie en l’air. A découvert que cette voie menait tout droit au luxe d’un simple meublé à Balham. Affirmait au début qu’il était là pour la culture mais ça lui a vite passé ; affirmait qu’il était là pour se faire un nom faire fortune faire ses armes comme on dit mais ça lui a vite passé. Ils étaient fiers de lui à la maison mais – ah misère – ça leur a vite passé aussi. Se considère comme anticapitaliste sans agir en conséquence ; se considère comme un combattant pour la liberté mais se sent piégé. N’est libéral que dans ses discours. Un humanitaire qui ne fait rien pour les humains. A peut-être un penchant pour les narcotiques et les plaisirs interlopes. A très certainement multiplié les expériences dans ces domaines – comme tous ceux de sa génération à vrai dire. D’ailleurs n’est-il pas un peu triste de constater qu’après s’être lancés dans de telles quêtes hédonistes ils ne comprennent toujours pas mieux la condition humaine ? Je me demande dans quel état il sera quand il fêtera ses quarante ans.
Il rive de nouveau sur Mace son regard insondable.
Alors ? J’ai raison ou pas ?
*
Après il avait plongé dans la rivière le corps de la fille dont il ne connaissait pas le nom. L’avait coincé lesté sous une saillie rocheuse. Et après l’avoir immergé profondément il l’avait abandonné.
Sous l’eau pour que les mouches ne puissent pas l’atteindre.
Quand il était retourné le voir ce soir-là il avait gonflé mais sinon la fille avait juste l’air de retenir son souffle.
Il faisait chaud. Une belle nuit d’été. Il avait dégrafé le badge accroché sur sa poitrine – Rave On ! – et l’avait glissé dans sa poche.
Le bruit du courant sur les rochers semblait plus sonore dans la pénombre.
Il avait repêché la dépouille et l’avait rapportée à la ferme. Il lui avait fallu deux heures pour parcourir un kilomètre et demi.
Son chargement était lourd et ruisselant.
Lui-même titubait de fatigue.
À mi-chemin il avait déshabillé le corps l’avait touché puis l’avait rhabillé.
Sur le trajet il avait vu une chouette effraie fuser d’une branche comme une pièce de feu d’artifice. Ses plumes luisaient d’un éclat métallique dans le faisceau de sa torche électrique et le bout de ses ailes paraissait chromé. Des yeux comme des lasers. Serres rétractées.
Plus tard dans la nuit après avoir avalé plusieurs tasses de thé dans l’obscurité de la cuisine tandis que sa mère dormait à l’étage il s’était rendu sur le terrain de camping de Muncy pour démonter la tente de la fille. Il avait rassemblé en silence les piquets les mâts et la toile puis les avait rapportés à la ferme. Il avait tout brûlé derrière.
Les chaussures.
Les vêtements.
Le sac de couchage.
Les nouilles.
Les mâts il les avait aplatis à coups de marteau et utilisés par la suite pour renforcer les bordures pourries de la passerelle du poulailler.
Une fois le feu éteint il avait vidé les cendres dans le bac de la cheminée. Fin de l’histoire.
Les boîtes de conserve il les avait gardées pour sa mère et lui.
Et la fille avait nourri les cochons. À l’aube elle était digérée. À la mi-journée transformée en engrais.
Un entrefilet était paru dans le Valley Mercury environ une semaine plus tard. La nouvelle n’avait pas été relayée par la presse nationale. UNE ÉTUDIANTE PORTÉE DISPARUE SUR LE COAST-TO-COAST. On la supposait partie sans prévenir pour le site suivant. On soupçonnait le petit ami – comme toujours dans ces cas-là. Des recherches avaient été menées entre les deux sites. Le petit copain avait un alibi. Les recherches n’avaient rien donné.
Rutter avait nettoyé les quelques ossements restants avant de les éparpiller dans les cicatrices de la lande au sommet. Un ou deux par cuvette. Des offrandes à la terre. Des témoignages du peu de temps qu’ils avaient passé ensemble.
Il n’avait jamais rien voulu d’autre qu’un peu de tendresse.
*
Le froid aide. L’hiver joue en sa faveur parce que le sol gelé l’air glacial et la neige compacte ont ralenti le processus. Mais plusieurs jours se sont écoulés et le corps suinte par tous les orifices. Des fluides s’échappent de la fille Muncy. Coulent dégoulinent et moussent. Visqueux gluants sous les doigts de Rutter.
Même dans le tunnel de drainage le plus reculé – fermé par une grille et bien loin des rives lugubres du lac artificiel – même ici dans ce mausolée glacé où il a caché la dépouille rien ne peut empêcher son altération.
Sa parka son pantalon son chemisier son sweat-shirt la maintiennent encore mais dessous la décomposition accomplit déjà son œuvre.
Sa peau désormais rouge foncé est fine comme du papier. Elle révèle un réseau complexe de veines bleues qui semblent être remontées à la surface en durcissant. Par endroits elles forment des plaques noircies de sang coagulé pareilles à des petits pays sur la carte du monde.
Quand il lui baisse son pantalon ce qu’il découvre est encore pire : elle s’est souillée dans ses sous-vêtements.
Et certaines parties se ratatinent déjà. Malgré le froid glacial elle rapetisse. Sa chair se retire de son squelette étroit. Ses gencives le bout de ses doigts ses paupières et ses lèvres s’amenuisent ; pourtant le torse semble boursouflé et distendu. Rutter a vu le phénomène se produire sur suffisamment de cochons et de moutons pour savoir que le gonflement est une étape du processus.
Lorsqu’il regarde dans la bouche les dents lui paraissent plus longues. Il avance ses doigts et tâte la langue ; elle est noire et spongieuse. Il tire sur les dents les sent bouger. Il lui tapote les cheveux. Ils sont sales emmêlés cassants.
Mais il n’y a pas de vers. Pas en hiver.
Non. Pas encore.
Il réfléchit. Se souvient. Se rappelle avoir éprouvé ce même sentiment qui l’envahit à présent. Ce même désir d’entrer en contact avec un autre être humain.
*
C’est une bonne chose que votre réputation vous ait précédé sinon je pourrais me sentir vexé déclare Mace.
Brindle referme son bloc-notes et lève les yeux.
Le journaliste tire une chaise et s’assoit en face de lui. Pose sa nouvelle pinte sur la table mais celle-ci est branlante et une partie de la bière se renverse. Une petite flaque se forme sur le plateau et file vers le bord. Brindle grimace quand des gouttes tombent sur la moquette.
Vous aussi vous vous retrouvez coincé ici ajoute Mace.
Oui.
Obligé de passer le réveillon de Noël au Magnet.
Brindle hoche la tête.
Je pense que nous avons déjà établi ce point.
Vous étiez attendu quelque part ?
Bien sûr affirme Brindle.
Par une épouse je veux dire.
Non. Je ne suis pas marié.
Plusieurs jeunes viennent d’entrer dans le pub et jettent autour d’eux des regards furtifs. Ils ne sont pas majeurs constate Brindle. Il remarque un groupe d’hommes au bar. Pieds écartés coudes sur le comptoir torse bombé éclusant pinte après pinte. Tous des costauds. Des fermiers.
Et votre famille ? demande Mace. La mienne sera désolée que je ne sois pas là demain matin pour essayer encore un pull trop grand ou trop petit et sauter de joie en ouvrant mon coffret de produits de bain Lynx. Toute cette joie factice semble tellement hypocrite. Vous n’êtes pas d’accord ?
Brindle garde le silence un moment avant de déclarer :
Vous ne devriez pas vous plaindre. Certains n’ont rien ni personne.
Mace avale une gorgée de bière. Il se sent ébranlé. Déstabilisé.
Vous avez vraiment deviné tout ça rien qu’en me regardant ? interroge-t-il.
Le policier se ressert de l’eau chaude puis glisse la main dans sa poche et en sort un sachet d’Earl Grey qu’il plonge dans sa tasse.
À l’autre bout de la salle quelqu’un insère des pièces dans le juke-box et de la musique s’élève. ABBA. Comme Brindle se tait toujours Mace déclare en haussant la voix pour couvrir la musique :
Je m’appelle Roddy Mace au fait. Et même si on vous a dit le contraire croyez-moi je déteste ABBA.
Je sais qui vous êtes. Et non je n’ai rien deviné. Je vous connaissais déjà.
Ah bon ?
Oui.
Brindle trempe toujours son sachet de thé dans sa tasse. Quand quelqu’un fait exploser une bombe de table un peu plus loin les deux hommes tressaillent. Des serpentins colorés fendent l’air puis se posent sur la tête d’un chauve qui leur tourne le dos. Ce dernier s’en débarrasse d’un geste et continue à boire.
Alors vous pensez qu’elle est morte ?
Vous êtes journaliste souligne Brindle. Ce n’est sûrement pas à vous que je vais dire une chose pareille.
Je sais qu’elle l’est. Du moins j’en suis presque sûr. Personne ne pourrait survivre sur la lande par un temps pareil.
C’est une petite ville ici poursuit Brindle. Mon boulot consiste à en savoir plus sur ses habitants. Tous ses habitants. À tamiser les informations déjà disponibles et à assembler les pièces du puzzle.
Ah oui ?
Le crime est un puzzle dont les informations sont les pièces. Nous en recevons tous en permanence. L’objectif est de trier celles qui sont pertinentes et de les réunir pour essayer d’avoir une vue d’ensemble. Vous êtes journaliste donc je ne vous apprends rien n’est-ce pas ?
Bien sûr confirme Mace. Nous laissons tous des traces.
En effet. Ce qui me permet d’être au courant de votre passage dans les tabloïds. De vos années londoniennes. Et de votre décision inexplicable de donner un coup de frein à votre carrière en venant vous enterrer ici. Tout est consigné.
Devrais-je me sentir flatté ? Ou effrayé ? Êtes-vous toujours aussi – comment dire ?
Méticuleux ? suggère Brindle.
Intrusif.
Tous deux gardent le silence. Mace sirote sa bière et Brindle son thé. Puis l’inspecteur pose sa tasse.
Pourquoi avez-vous fait ça ? demande-t-il. Je parle de votre départ pour le Yorkshire rapporté par la presse spécialisée. De votre exil volontaire du royaume des tabloïds.
Mace boit encore.
Je ne pensais pas que mon absence se remarquerait.
Il y a toujours quelqu’un pour remarquer quelque chose.
Le journaliste hausse les épaules.
Je n’y trouvais pas mon compte. J’ai toujours voulu être écrivain et ça ce n’était pas de l’écriture. Bosser pour un tabloïd n’a rien de satisfaisant sur le plan créatif.
La musique du juke-box change pour une autre chanson de Noël. Ce ne sont plus que des chansons de Noël à présent. « Little Drummer Boy » puis « White Christmas » et maintenant « Fairytale of New York ». Un couple de clients ivres en donne sa propre version. L’homme chante la partie masculine la femme la partie féminine et ils en rajoutent sur les gros mots. Brindle les observe un moment puis reporte son attention sur Mace.
C’est la seule raison ? Parce que ce n’était pas satisfaisant sur le plan créatif ?
Mace hoche la tête pourtant il n’en est pas sûr.
C’est différent ici explique-t-il. Ce sont d’autres choses qui se passent. Des choses sous la surface. Il existe une vraie communauté.
Qu’est-ce que vous cherchez à fuir ?
La voix de Mace se fait plus aiguë.
Je ne fuis pas.
Il fronce les sourcils puis ajoute : Vous n’avez toujours pas répondu à ma question sur Melanie Muncy.
Et vous n’avez toujours pas répondu à la mienne concernant votre départ de Londres pour ce trou.
Rien ne m’y oblige. Il ne s’agit pas d’un interrogatoire. Je suis juste venu vous dire bonjour.
Eh bien bonjour.
Brindle saisit sa tasse.
Vous êtes comme ça avec tout le monde ?
Comme son interlocuteur ne répond pas Mace lâche :
Alors c’est vrai ce qu’on raconte sur vous.
J’ignore ce qu’on raconte sur moi.
Vous n’êtes pas curieux de le savoir ?
Non.
Non ?
Non répète Brindle.
Mace secoue la tête.
Vous allez devoir passer Noël ici.
Brindle semble s’ennuyer à présent. Comme si son intérêt déclinait.
À moins d’être évacué par les airs oui. On dirait bien.
Vous logez au pub ?
Oui.
Ils organisent un repas de Noël demain. Dinde rôtie et tout le tralala. Il y a de bonnes chances pour que je vienne.
Le volume du juke-box semble augmenter encore d’un cran. Brindle doit élever la voix pour se faire entendre.
Je ne mange pas de dinde.
Moi non plus. Trop difficile à digérer. À votre avis qui a fait le coup ?
Quel coup ?
La fille. Melanie.
Je n’ai jamais dit que je soupçonnais quelqu’un d’avoir fait quelque chose.
Mace se penche en avant. Il essaie d’être discret.
Je pourrais vous aider si vous voulez.
Comment ça ?
Si vous le souhaitez bien sûr.
Inutile décrète Brindle. J’aime bien travailler seul. Et de toute façon vous n’êtes même pas d’ici. Bon excusez-moi mais il faut que j’aille donner quelques coups de téléphone.
Mais je vis ici depuis suffisamment longtemps pour avoir trouvé ma place rétorque Mace. Surtout en bossant pour le Mercury. Ce n’est qu’une feuille de chou régionale mais c’est ce que les gens lisent. Elle se vend cent fois plus que le Times ou le Guardian dans le coin et elle m’a ouvert des tas de portes. Sans compter qu’elle m’a permis d’assister à toutes les réunions municipales.
C’est ce que vous pensez.
Possible. En attendant vous voyez ces hommes là-bas près du bar ? Ils sont tous originaires des Dales. Ils y sont nés et ils y ont grandi. Ils savent tout sur tout le monde. Jamais un flic de la ville ne pourra en apprendre autant. Croyez-moi : il y a des choses dont vous ne pouvez avoir connaissance que si vous vivez ici.
Le volume sonore dans le pub a atteint un niveau qui rend la conversation difficile. Certains jeunes semblent participer à une espèce de jeu de beuverie qui implique beaucoup de grognements et de tapes dans le dos. Ils renversent des verres et s’en coiffent. Tous ont le visage tanné et portent de grosses bottes.
Mace termine sa bière puis lâche un rot discret. S’adosse à sa chaise et se passe une main dans les cheveux. Les ébouriffe sans même paraître le remarquer.
D’accord dit-il. Laissez-moi ajouter quelques mots et ensuite je vous fiche la paix. Il y a de la bière à boire des lamentations à échanger sur Noël et je serais vraiment le dernier des pisse-copies de province si je n’essayais même pas de fourrer mon nez dans cette affaire.
Brindle hausse les sourcils.
Juste quelques mots répète Mace.
Allez-y.
Cet enfoiré de Steven Rutter.
*
Rutter à treize ans.
Un soir d’été dans le bosquet qui domine la ferme.
Loin en contrebas sa mère crie.
Elle crie mais elle est loin.
Va nettoyer l’enclos des cochons braille-t-elle. Nourris-les ces couineurs. Va chercher des bûches et du petit bois. Et après t’iras te coucher.
Me coucher ? pense-t-il. À sept heures du soir ?
Il est porcher désormais. Ça signifie qu’il a maintenant une spécialité. Il est fermier. Il a un but dans la vie. Il élève ces bêtes et il sait des choses que les autres garçons ignorent ; il est capable de communiquer avec les animaux. Leurs habitudes et leur comportement lui sont familiers.
Il a des responsabilités aujourd’hui. Il connaît bien les cochons.
Les gros les furieux les agressifs. Les affamés. Ils bouffent n’importe quoi. Les restes et les carcasses. Les abats et les os. Ils boufferaient toute la journée s’ils le pouvaient – et ils ne s’en privent pas.
Mâchoires puissantes dents solides estomac blindé ; les porcs peuvent quasiment tout faire disparaître. En ne laissant qu’un minimum de traces.
Ils bouffent n’importe quoi.
Oui. Les restes les carcasses les abats les os. Il l’a appris. Il l’a remarqué. Douze heures suffisent pour absorber ce qui a été vivant un jour. Pour achever le processus de digestion.
Pendant un temps sa mère avait fait comme les truies. Elle avait grossi. Engraissé. Elle était elle-même devenue une énorme truie. Il apercevait parfois son ventre distendu entre les pans de la blouse qu’elle portait l’été par-dessus ces seins affaissés qui lui avaient valu son surnom. Ses mamelles sales étaient plus gonflées que jamais. Elles ballottaient.
Les hommes avaient arrêté de venir. Deux ou trois semaines plus tôt il avait entendu des hurlements des gémissements et des grognements en provenance de la chambre maternelle alors il avait collé d’abord son oreille contre la porte et ensuite son épaule pour la pousser. Il n’avait pas pu l’ouvrir parce que quelque chose de lourd la bloquait – sa mère. Le battant s’était cependant entrebâillé de quelques centimètres et il avait vu une petite forme mouillée sortir d’elle. Une créature brune qui miaulait. Une vie.
En sentant la porte bouger sa mère l’avait houspillé. Lui avait ordonné de dégager d’aller s’occuper des bêtes de disparaître. Alors il avait obéi. Il avait disparu dans la vallée.
De retour du lac des heures plus tard il avait entendu des pleurs puis le silence et durant la nuit alors qu’il était censé dormir il avait regardé par la fenêtre et aperçu sa mère qui boitillait vers l’enclos des cochons avec un seau dans une main et une torche électrique dans l’autre. Les sept jours suivants elle n’avait pas quitté son lit et il avait dû assumer seul les corvées. Nourrir les bêtes pelleter le fumier nettoyer et faire la cuisine. Au bout d’une semaine elle était de nouveau sur pied.
Son ventre avait dégonflé ses seins aussi et les hommes avaient commencé à revenir.
Elle ne parlait jamais de ce qu’il avait vu et lui non plus. Ils n’en parlaient ni l’un ni l’autre.
C’était comme si rien ne s’était passé. Cette nuit-là.
Comme si elle n’avait jamais existé. Cette nuit-là.
Ces foutus cochons boufferaient n’importe quoi. Les restes les carcasses. Les abats les os. Tout sauf les dents.
*
Le soleil hivernal brille en cette fin d’après-midi et Rutter qui a fermé les yeux sent sa tiédeur sur son visage quand le fauteuil roulant est avancé dans l’antichambre que le personnel de la maison de retraite appelle le jardin d’hiver.
Il est épuisé. Il n’a pas dormi et ne s’est pas changé non plus. Il porte toujours ses vêtements chauds. Il voit d’abord sur le seuil les pieds de l’infirme ensuite les fines roues du fauteuil et enfin les jambes marbrées sillonnées de veines. Des bourrelets de graisse posés sur des pantoufles. Une panse de porc pense-t-il. Comme une panse de porc.
Mère.
L’infirmière grimace et esquisse un mouvement de recul. À cause de l’odeur du visiteur. Envahissante. Suffocante.
C’est un mélange d’émanations d’anciens feux de cheminée de sueur et de couches d’habits superposés devenus indissociables ; de relents d’urine séchée de terre de sperme de mousse de salpêtre de dents gâtées et de gencives en sang. C’est la pestilence de la chair humaine putréfiée et de la décomposition incarnée sous une forme physique. C’est Steve Rutter.
L’infirmière est nouvelle. Elle n’a pas encore rencontré Steve Rutter. N’a pas fait cette expérience. Quand sa directrice l’a envoyée chercher Aggie Rutter elle s’est contentée d’une brève mise en garde : Son fils est un drôle de numéro. Rien de plus. Un drôle de numéro.
À présent elle est sous le choc.
Rutter songe que sa mère déborde du fauteuil roulant comme l’excès de gelée déborde d’un récipient. Comme si on lui avait retiré son squelette avant de la verser sur le siège. Elle n’a pas de centre et sa bouche est tordue en une grimace baveuse. Une croûte de salive séchée entoure ses lèvres. Ses yeux larmoyants et vitreux parcourent la pièce puis se posent sur lui.
Une sonde lui entre dans le nez. Elle est reliée à un respirateur artificiel. Ses mains croisées sur ses cuisses ressemblent à deux oiseaux morts.
Ces seins qui ont fait sa réputation sont maintenant deux tristes baudruches dégonflées – les vestiges d’une fête terminée depuis longtemps.
Voilà dit l’infirmière.
Mais pour parler il faut respirer et elle ne tient pas à rester dans la pièce plus longtemps. L’odeur lui semble provenir d’un ailleurs situé au-delà des frontières de la normalité. Elle évoque la tristesse – et même un profond chagrin – mais elle lui fait également peur.
Deux visites dans la même journée ajoute-t-elle néanmoins.
Quoi ? demande Rutter.
Votre frère. Il était là tout à l’heure.
Rutter la dévisage et son regard fixe la trouble. Lui donne l’impression d’être nue. Elle pousse le fauteuil roulant jusqu’à l’espace vide à côté de lui puis bloque les freins avant de se retirer.
Il ferme les yeux et sent de nouveau la caresse du soleil sur son visage. La porte du jardin d’hiver donne sur une petite terrasse où de nombreuses mangeoires à oiseaux ont été accrochées.
Le seul son qui lui parvient est celui de la respiration maternelle assistée par la machine. Un sifflement ininterrompu. Un râle automatisé. Presque mécanique.
Il finit par soulever les paupières. Jette un coup d’œil à sa mère. Des poils lui hérissent le menton. Noirs et épais. Il y en a également au-dessus de sa lèvre du haut. Une bulle de salive s’est formée sur celle du bas. C’est la matérialisation de son souffle et durant un moment le temps semble suspendre son cours : Rutter voit la bulle grossir le soleil l’illuminer et la parer de couleurs spectrales et tout est silencieux. Puis sa mère respire et la bulle éclate éclabousse de postillons laiteux son visage impassible.
Les yeux d’Aggie Rutter ne le quittent pas et Rutter se sent nerveux mal à l’aise. La gorge nouée. Il fait soudain trop chaud dans la pièce. Beaucoup trop chaud. La chaleur est comme une cape dont on l’aurait enveloppé.
Il se concentre de nouveau sur sa mère. Ce n’est plus qu’une montagne de chair poilue et pitoyable qui reste en vie uniquement pour le contrarier. Il en est désormais certain. La méchanceté la conserve. Elle est peut-être prisonnière de ce corps inutile mais lui aussi est prisonnier. De la ferme – le seul univers qu’il connaisse. C’est elle qui a décrété qu’il ne pourrait pas la vendre avant ses cinquante ans. Encore une décennie à tenir. Dix longues années dans ce piège. À voir le monde réel s’éloigner de plus en plus.
Il sait qu’elle le sait. À la façon dont elle bave : le moindre filet de salive est une moquerie dirigée contre lui.
Son propre souffle est léger et saccadé tandis que celui de sa mère est mesuré assisté. Automatisé.
Une autre raison alimente la colère de Rutter à son égard : chaque journée qu’elle passe ici ponctionne une partie de ce que lui rapportera la vente de la ferme. Oui. Sa propriété. Sa ferme. Sa terre. Son legs. Chaque journée de ce qu’il lui reste de vie est une tuile ôtée du toit.
Il referme les yeux. Prend une profonde inspiration. Sent le soleil.
Son frère pense-t-il. Quel putain de frère ?
*
Le pick-up de Rutter est un Volkswagen Caddy acheté d’occasion douze ans plus tôt. Ouvert à l’arrière et d’un rouge rongé par la rouille. L’aile avant gauche a été remplacée par un panneau de fibre de verre peint en noir et il y a des trous dans deux des garde-boue. À l’intérieur de la petite cabine le siège passager et le plancher maculés de boue recèlent tout un bric-à-brac : papiers de bonbons canettes vides sacs en plastique branches mégots briquets cassés. Il y a aussi un enchevêtrement de fils métalliques de ficelle et de corde un crâne de mouton des chiffons sales un bleu de travail une vieille paire de bottes en caoutchouc des gants déchirés des journaux humides un pot de yaourt périmé et des biscuits pour chiens des poils de chiens et des déjections de chiens desséchées. Le plateau contient d’autres rebuts : des bûches des branches du petit bois un bidon d’huile vide un entonnoir une clé à molette une clé anglaise encore de la corde de la ficelle et du fil métallique ainsi qu’une roue de secours – le tout entreposé sous une bâche maintenue par des sangles.
Les vitres ne s’ouvrent pas. Les chocs reçus dans les deux portières les ont bloquées. Dans l’habitacle la puanteur est toute-puissante. De même qu’un bocal mal nettoyé abandonné dans une déchetterie grouille de vie cet espace confiné foisonne de moisissures blanches et vertes.
La neige s’est tassée et a verglacé. Sur le trajet du retour la route est une vraie patinoire et le pick-up transformé en patineur qui s’échauffe. Il dérape d’un bord à l’autre de la chaussée selon la déclivité. Par deux fois Rutter mord le bas-côté. À un moment il frotte un mur endommage encore un peu plus son aile et laisse des écailles de peinture rouge dans son sillage.
Les sableuses ne montent pas jusque-là.
Les légères chutes de flocons se sont muées en véritable tempête lorsqu’il atteint le bourg.
Il y règne un profond silence.
Un silence de mort.
Un silence comme dans une morgue.
Rutter se gare sort et s’engage sur la place. La neige crisse sous ses bottes.
Il croise Barry Harbottle qui arrive en sens inverse.
Salut Rutter.
Celui-ci lui répond d’un hochement de tête.
Foutue neige hein ?
Quoi ? dit Rutter.
T’as vu ce qui est tombé ?
Ah sûr. C’est l’hiver.
Harbottle est le charbonnier Harbottle est un soiffard Harbottle a beaucoup d’enfants. Rutter le connaît depuis toujours. Il ne l’a jamais aimé mais les circonstances de la vie et le passage des années les lient d’une certaine façon. Ils s’appellent par leur prénom comme s’ils étaient encore dans la cour de récréation.
Ça va à la ferme ?
Ouais pas de problème répond Rutter.
Tu fais quelque chose pour Noël ?
Rutter hausse les épaules.
Remarque c’est surtout une fête pour les mômes reprend Harbottle.
Ouais peut-être.
Harbottle tape des pieds pour débarrasser ses bottes des flocons.
Sûr. Les mômes adorent Noël. Moi ça m’est égal je dois dire.
Mouais marmonne Rutter en examinant la place.
Il voudrait s’abriter du froid. Il n’a pas envie de parler à Harbottle. Il ne l’aime pas. Il n’en a rien à cirer de lui.
Je te paie un verre pour l’occase si tu veux.
Rutter racle le bout de sa botte sur la neige.
Nan.
Un petit coup vite fait insiste Harbottle. Pour les fêtes.
Rutter plisse les yeux.
Allez vieux on se les gèle. Y nous faut un remontant.
Rutter racle le sol de plus belle puis relève son col et s’éclaircit la gorge.
Faut que j’y aille dit-il. À la prochaine.
D’accord. Comme tu voudras.
Les mains dans les poches Rutter s’éloigne sous le regard de Harbottle tandis que la neige tombe de plus en plus dru. Ses pieds font crisser la couche blanche vierge de traces.
*
Je vous ai bien entendu parler de Rutter ?
Mace a du vent dans les voiles. L’homme qui l’a acculé près de la machine à sous du Magnet se tient trop près de lui et une goutte de sa bière s’envole pour atterrir sur sa joue. Mace l’essuie d’un revers de main mais l’autre ne paraît pas le remarquer.
Possible répond-il. Pourquoi ?
Vous en discutiez avec ce type tout à l’heure.
Exact.
C’est qui ?
Lui ? Un flic.
L’interlocuteur de Mace a un cou énorme dont les plis débordent du col boutonné de sa chemise à carreaux qu’il a lavée tout spécialement pour Noël. Il se distingue par sa corpulence mais aussi par sa bouche minuscule aux lèvres si fines qu’elles paraissent inexistantes. On dirait le trou de balle d’un chat songe Mace. Ses traits semblent perdus dans son visage large et son regard brille d’un feu étrange. S’il l’a déjà vu dans le village Mace l’a toujours évité.
Il est là pour la petite Muncy c’est ça ?
C’est ça confirme le journaliste.
Devriez vous intéresser à Rutter. Il est pas clair ce gars-là. Touchez-en un mot à ce flic.
Merci j’y manquerai pas.
Mais dites pas que ça vient de moi.
D’accord. Désolé je n’ai pas saisi votre nom.
Tout le monde m’appelle K2.
K2 ? Pourquoi ? demande Mace.
L’homme le regarde comme s’il était stupide.
Ben à cause de ma taille.
Ah OK. Moi c’est Roddy Mace.
K2 soutient son regard et Mace se sent piégé.
Je sais qui vous êtes. Vous écrivez pour le journal. C’est pour ça que je voulais vous parler de Rutter. Vous pouvez le mettre dans votre canard mais sans dire que ça vient de moi.
Vous le connaissez ?
Rutter ? Évidemment que je le connais.
C’est un de vos amis ?
Vous rigolez ? Ce salopard schlingue comme un putois à en asphyxier un asticot sur un camion poubelle. Nan. Mais Ray Muncy lui c’est un copain. Il a toujours été réglo avec moi Ray. J’ai fait pas mal de petits boulots pour son compte. Je suis au courant de ce qu’on raconte sur lui mais il est réglo.
Quel genre de boulots ?
Toutes sortes de trucs. Des charges à transporter. De la maçonnerie. Tout ce qui se présentait.
D’accord.
C’est horrible ce qui est arrivé à sa Melanie. Je suis monté sur la lande avec eux pour les aider à chercher. On est tous montés.
De ses petits yeux K2 examine la salle un moment.
Devriez vous intéresser à Rutter répète-t-il. Fouillez donc un peu de ce côté-là. Il trempe dans des trucs louches c’est sûr.
Comment ça ?
Je pourrais pas vous dire. Mais ça fait longtemps que ça dure et ça va plus loin qu’on pourrait le croire.
Quoi ? De quoi parlez-vous ?
De ses magouilles. Bon sang qu’est-ce que j’ai soif.
Ah bon ? fait Mace avant de comprendre. Oh je vois. Une pinte ?
Avec un whisky je veux bien.
Quand Mace le rejoint avec les boissons K2 s’empare du whisky le boit d’un trait puis attaque sa bière.
Continuez l’encourage Mace. Dites-moi tout ce que vous savez.
K2 vide la moitié de sa pinte et rote.
OK dit-il. D’abord y a eu cette autre fille qui a disparu.