Il est trois heures de l’après-midi ou peut-être onze heures du matin ou encore minuit quand on frappe à la porte. À grands coups sourds. Rutter ignore l’intrusion mais le martèlement ne cesse pas. Puis on secoue la poignée et une voix s’élève. Une voix furieuse.
Rutter. Rutter.
Celui-ci reconnaît Muncy. Il garde le silence.
Je sais que t’es là. Je t’ai vu rentrer.
Rutter cherche sa carabine en vain. Il va prendre un couteau dans la cuisine et le glisse dans son dos derrière sa ceinture. Sent l’acier froid contre sa fesse et le haut de sa cuisse noueuse. Ouvre la porte.
Ray Muncy est là. Dans la cour. Il se tient de dos et scrute la nuit. Quand il se retourne et s’avance dans la lumière Rutter remarque qu’il a l’air hagard. Et qu’une veine palpite dans son cou. Elle lui fait penser à un ver.
J’ai parlé à ce flic annonce le visiteur. L’inspecteur.
De quoi ?
De notre Melanie.
Rutter examine l’homme sur le seuil. Voit ses cheveux hérissés ses yeux fous. Des yeux implorants des yeux désespérés. Il voit la salive au coin de ses lèvres et ses vêtements élégants à l’origine mais tout abîmés. Voit des traînées de boue sur son pantalon chic. On dirait que quelque chose s’est brisé en lui et que les morceaux ont été mal recollés.
Un flic est monté à la ferme l’autre jour dit-il. Pour poser des questions.
C’était Brindle ? demande Muncy.
Sais pas. Ouais je crois.
Je lui ai tout raconté.
Tout quoi ?
Ce qui s’est passé cette nuit-là.
Quelle nuit bon Dieu ? lance Rutter.
Comme si tu l’ignorais. Dans les caves du X. La nuit où ils m’ont forcé à rester.
Muncy crie à présent. Il postillonne. Rutter songe combien c’est étrange d’entendre s’emporter de la sorte un homme auparavant si sûr de lui arrogant préoccupé uniquement par son apparence et son statut.
Je vois pas de quoi tu veux parler prétend-il.
T’étais là espèce de salaud. T’en faisais partie.
Non. Pas moi.
Oh si affirme Muncy. Toi Pinder Lister et tous les autres. Toute cette bande de gros dégueulasses. Je lui avais dit. À Pinder. Je lui avais dit que je voulais pas être mêlé à leurs saletés et qu’un jour ils le paieraient. C’est ce qui arrive aujourd’hui. Ils vont tous tomber.
Rutter tient d’une main la porte à moitié ouverte. Les doigts refermés sur le vieux bois gondolé.
C’est le fait de rien savoir qui te ronge comme un parasite poursuit Muncy. Tu peux plus manger ni dormir ni rien faire parce que ça te bouffe la tête. T’es au courant que June s’est massacré les cheveux ?
Rutter le regarde sans comprendre.
Hein ?
Oh oui. Elle se les est coupés aux ciseaux. Un vrai carnage. Elle a même essayé de se trancher les doigts. Encore un peu et elle les sectionnait. On voyait l’os. Elle a perdu l’usage de deux d’entre eux.
Ben qu’est-ce qui lui a pris ?
J’ai dit à Pinder qu’il allait avoir ce qu’il méritait. Je lui ai dit que c’était terminé pour lui pour Lister et tous les autres.
Quand ? demande Rutter.
Y a pas longtemps. Je ne pouvais plus garder ça pour moi. Eux ils peuvent peut-être mais pas moi.
Le cinéma est fermé. Tout ça c’est du passé. Et Lister est mort.
Sûr et je lui avais aussi écrit une lettre pour lui dire ce que je pensais de lui. Mais c’est pas fini hein ? Non pour moi c’est pas fini. Ça le sera jamais. Ni pour moi ni pour les parents de ces gosses et les familles de ces petites putes que Hood a fait disparaître. Tant que ces films infects existeront encore quelque part. C’est ce que je lui ai dit. À Pinder. Et maintenant tout est clair.
Rutter fronce les sourcils.
Comment ça ?
J’ai tourné et retourné ça dans ma tête jusqu’à me rendre à moitié dingue et j’en revenais toujours à la même conclusion. À la même pensée encore et toujours. Toi Rutter. Toi. Je sais que c’est toi. Pinder a paniqué il m’a balancé et maintenant ma Melanie reviendra plus.
Toujours appuyé contre la porte Rutter baisse la main gauche et la passe derrière son dos.
Non c’est pas…
Menteur rugit Muncy. Bien sûr que c’est toi. Sinon pourquoi ils t’auraient admis dans leur club ? Ils t’ont jamais apprécié. Ils se sont servis de toi pour faire le sale boulot. T’étais leur nettoyeur. Pinder parlait souvent de tes porcs pour blaguer – sauf que c’était pas une blague hein ?
Je vois pas ce que tu…
Alors j’ai réfléchi. Qu’est-ce que t’avais à y gagner ? Qu’est-ce qui était en jeu pour Steven Rutter ? Pas du fric. Non je crois pas qu’il ait jamais été question de fric. Mais j’ai fini par comprendre : ils t’ont donné ce que tu pouvais pas avoir dans le monde réel. La possibilité d’accéder à ce que tu convoitais. Quand les caméras s’arrêtaient et qu’il restait plus que des corps sans vie ils te laissaient t’amuser avec. En contrepartie tu devais t’occuper du ménage et fermer ta grande gueule. J’ai pas raison ?
Non s’obstine Rutter.
Oh si t’es un menteur. Un putain de menteur dégénéré qui…
Non.
Oh si c’est toi. Forcément. Ils ont retrouvé sa boîte à crayons pas loin de ta ferme mon vieux. Eh ouais. T’en savais rien pas vrai ? T’étais leur larbin. Alors je suis sûr que c’est toi qui as fait du mal à notre Melanie. Pour me punir parce que j’avais menacé de parler. C’est ça ? Parce que je connais tous vos secrets. Parce que j’ai dit à Pinder qu’un jour la vérité éclaterait.
Puis Muncy braille :
C’est pour ça qu’il t’a toujours couvert.
Il se jette sur la porte qui s’ouvre à la volée écrasant l’épaule et le bras de Rutter contre le mur.
Qu’est-ce qu’elle est devenue ?
Rutter pousse un cri de douleur.
C’était toi salaud.
Muncy est dans la maison désormais et Rutter vacille quand il bondit sur lui la bave aux lèvres les yeux exorbités. Il lui attrape le visage. Il est partout à la fois. Il lui laboure la joue de ses ongles et lui enfonce ses pouces dans les yeux. Les cris de Rutter se muent en hurlements. Muncy va lui crever les yeux – il va lui crever les yeux ce putain de taré.
Dis-moi où elle est tonne Muncy. Qui a donné l’ordre ? Où est-elle ?
Rutter tente de se dégager à coups de pied mais ils sont trop étroitement enlacés dans l’entrée. Le couteau est toujours coincé contre sa fesse. Il ne peut pas l’atteindre et la pointe s’enfonce dans l’arrière de sa cuisse. La transperce. Les deux hommes trébuchent et tanguent et il n’y a pas de place alors en désespoir de cause Rutter lui expédie son genou dans le bas-ventre. Il le touche à peine mais Muncy le lâche un instant et Rutter en profite pour le frapper de nouveau au même endroit. Plus fort. Muncy se plie en deux le visage en accordéon. Il tousse et crache. Les yeux de Rutter le brûlent après l’attaque de Muncy et il voit des éclairs de couleur. Éblouissants. Entre deux flashs il aperçoit la laisse suspendue à un crochet derrière la porte. S’en empare la passe autour du cou de Muncy toujours voûté. D’une main Rutter lui appuie sur l’arrière de la tête et de l’autre il donne un coup sec sur la laisse.
La laisse en cuir rouge est serrée. La laisse en cuir rouge est tendue. La laisse en cuir rouge est implacable.
Muncy agrippe le garrot de fortune sans parvenir à glisser ses doigts dessous. Il ne trouve pas de prise et Rutter lui enfonce son genou dans le dos à présent. Appuie sur sa colonne et la fait ployer. Son bras heurté par la porte le met au supplice et du sang lui coule dans la bouche mais il presse de plus belle l’arrière de la tête de Muncy sans lâcher la laisse. À leurs halètements se mêlent les raclements saccadés de leurs semelles sur le plancher. La chorégraphie intime et désordonnée d’une danse mortelle.
Ils se battent et se débattent.
Titubent et se cognent contre les murs.
S’ensuivent des piétinements frénétiques. Rutter resserre Rutter écrase et Muncy cède Muncy s’affaisse.
Il est penché en avant. Les yeux brillants striés de capillaires éclatés. Toussant faiblement s’étouffant inexorablement s’éteignant en silence.
Et Rutter de penser corde chaînes caoutchouc déchirures cicatrices entailles trous cheveux oreilles dents mâcher grogner porcs chiens rats merde merde sang sang dur lourd fer acier naissance mère chaos sang saillant. Merde merde Muncy.
Et aussi putain de Pinder putain de Skelton putain de Lister putain de Hood putains de cadavres partout.
Les jambes de Muncy se dérobent et il s’étrangle et leurs pieds ne se déplacent plus que par petites saccades mais il faut encore un moment à Rutter pour lui ôter la vie. Un long moment.
Puis il se penche et lui murmure à l’oreille dans un souffle rauque :
Bien sûr que c’était moi pauvre con.
*
Qu’est-ce que t’aurais fait à sa place ? demande Mace.
Brindle et lui sont tous les deux fatigués et même épuisés pourtant ils recommencent à s’animer.
À la place de qui ?
Qu’est-ce que t’aurais fait si t’avais tué une gamine ? Ou plusieurs.
Je n’aurais jamais tué une gamine rétorque Brindle. Jamais.
Mais admettons que t’en aies tué une.
Impossible. Je suis policier. Je suis censé être du côté des gentils.
Si je te pose la question c’est pour avancer dans nos investigations. Alors joue le jeu tu veux ? Dans l’intérêt de ton boulot.
Je me débrouille très bien tout seul dans mon boulot.
Brindle est penché sur ses cartes : une des Dales et deux autres de la vallée. La première montre les anciennes carrières et les chemins et l’autre est une carte d’état-major.
Bon laisse-moi reformuler mon hypothèse dit Mace. Si t’étais Steve Rutter et que t’avais tué une gamine – la fille de ton connard de voisin – où t’aurais mis le corps ? Quelle solution t’aurais choisie pour t’en débarrasser ? Qu’est-ce que ton expérience t’a appris sur la méthode la plus typique ?
Le policier répond sans lever les yeux :
Il n’y a rien de typique dans ce domaine mais tu te doutes bien que l’ensevelissement est la méthode la plus courante.
OK. Imaginons qu’il l’ait enterrée. À quel endroit alors ?
Sur la lande réplique aussitôt Brindle en passant une main sur la carte. Comment veux-tu fouiller tout cet espace ?
Bien sûr admet Mace. Ça semble logique. Après l’affaire des meurtres de la lande on n’a jamais retrouvé les corps de tous ces malheureux gamins sur Saddleworth Moor pas vrai ? Deux peut-être mais pas tous. Sauf que dans le cas de la fille Muncy c’était en plein hiver. Avec un sol gelé et dur comme de la pierre recouvert en plus d’une couche de neige et des flics partout dans le coin. Il aurait fallu faire brûler un feu toute la journée pour ramollir la terre avant même de pouvoir y planter une pelle. Et qui se serait risqué à allumer un feu là-haut ? Autant brandir une pancarte pour attirer l’attention.
Bonne remarque commente Brindle.
Venant de toi je prends ça pour un sacré compliment.
D’accord essayons de réfléchir. S’il n’a pas enterré le corps alors soit il l’a entreposé quelque part en attendant le dégel pour s’en débarrasser soit il a utilisé une autre méthode qui n’impliquait pas de creuser. En tout cas on n’a rien trouvé à la ferme. Peut-être parce que…
Il avait été tuyauté le coupe Mace.
Il se penche par-dessus l’épaule de Brindle pour regarder les cartes. Ajuste la lampe orientable pour mieux voir.
Brindle fait de nouveau courir ses doigts sur le plan devant lui puis tousse et secoue la tête. Avant de laisser échapper un rire à la grande surprise de Mace.
Qu’est-ce qu’il y a ?
Le rire du policier se mue en un petit sourire crispé.
Je suis en train de perdre la boule. C’est pas possible autrement.
Pourquoi ?
Je suis vraiment trop con. Aveugle et con.
Tu m’expliques ? lance Mace.
J’ai bossé sur cette affaire pendant des semaines. Des mois même. Des mois à me prendre la tête à cause de ce bouseux. À en perdre le sommeil. Et pendant tout ce temps la réponse était là. Juste sous mon nez.
Quoi ?
C’est de loin le mystère le plus facile que j’aie eu à résoudre. C’est moi qui l’ai compliqué à plaisir. Moi seul.
Mais qu’est-ce que tu racontes bon sang ?
De l’index Brindle tapote la carte.
Il l’a jetée dans le lac. Il me l’a pratiquement avoué.
Quand ?
Quand je l’ai interrogé la première fois. J’ai voulu savoir ce qui avait changé dans la région ces dernières années et il m’a répondu pas grand-chose. J’ai mentionné le lac artificiel en lui demandant s’il y avait des répercussions sur la ferme. Il m’a dit que non. Qu’il n’y montait jamais.
Ah bon ?
Et moi je n’ai pas réagi.
Une nouvelle fois Brindle secoue la tête.
Il aurait pu tout aussi bien me dire c’est là que je l’ai mise. Parfois c’est comme si les criminels cherchaient à se faire prendre. Lorsque le meurtre est leur seul accomplissement il devient un événement majeur dans leur existence ; un moment symbolique. Certains l’investissent d’une signification spirituelle : leur acte change la face du monde et ils veulent que le monde le sache. Évidemment qu’il est allé rôder du côté du lac. C’est une créature des tourbières. Il hante la lande. Et la retenue est juste à côté de chez lui. Oui c’était le signal.
Quel signal ?
Celui qu’il m’adressait. Mais je n’ai pas su le voir.
Parce que t’as débarqué ici avec tes certitudes et ta mentalité de citadin affirme Mace. Il aurait suffi que tu poses des questions à droite à gauche.
Ils restent silencieux quelques instants puis Mace reprend la parole :
Pourquoi Melanie Muncy à ton avis ?
Sûrement des représailles répond Brindle. Pinder ou Lister quelqu’un qui tire les ficelles en coulisses savait que Muncy était le maillon faible. Qu’il avait refusé de faire partie du réseau. Et comme ils n’avaient pas de moyen de pression sur lui ils ont décidé de frapper un grand coup.
En confiant le travail à Rutter ?
Oui.
Pourquoi lui ?
Ça je l’ignore. Mais je dirais que notre porcher est leur larbin. Qu’il leur obéit pour de l’argent ou parce qu’ils ont recours à l’intimidation voire au chantage.
Et tu crois que c’est possible de la retrouver ? Il doit y avoir des courants dans ce lac des grottes au fond ou des cachettes.
Non. Tu te trompes. Il a été construit par l’homme. C’est une réalisation moderne et il y a toutes les chances pour qu’elle soit en béton. Les autres retenues d’eau de la région le sont. Crois-moi on finira par récupérer le corps quitte à la vidanger. T’as déjà vu un lac artificiel vidé ?
Non.
Moi si. C’est comme si tu plongeais ton regard dans la gueule de l’enfer.
*
Tard ce soir-là lorsque Roy Pinder rentre chez lui les yeux rougis de fatigue sa femme n’est pas là mais Skelton l’attend. Assis dans le salon il fume une cigarette et regarde un jeu télévisé.
Bonjour Roy.
Pinder sursaute. Se fige. Comprend tout de suite. À partir de maintenant plus rien ne sera pareil. Ce moment qu’il sait inévitable depuis des années est arrivé.
Comment êtes-vous entré ? Où est Val ?
Votre femme est partie.
Pinder sent ses jambes flageoler et doit s’appuyer sur le buffet.
L’écran de télé montre une quinzaine de femmes alignées cherchant à attirer l’attention d’un homme qui ressemble à un gorille rasé. Skelton se fend d’un petit sourire goguenard quand l’homme-gorille entame une danse lascive. Les femmes l’imitent et les spectateurs applaudissent en rythme.
Elle est allée se reposer ailleurs un moment ajoute Skelton. Ne vous en faites pas.
Où est-elle espèce de salaud ?
Je vous le répète elle avait besoin de dormir un peu jusqu’à ce que tout soit réglé. Vous saviez que j’allais vous rendre visite n’est-ce pas Roy ? Je veux dire vous deviez bien vous attendre à recevoir des nouvelles de M. Hood.
À la télé l’homme-gorille a éliminé de la compétition certaines des participantes. Les projecteurs au-dessus de leurs têtes se sont éteints. L’animateur a l’air complètement idiot. Il est coiffé de manière à paraître moins dégarni.
Lister dit soudain Pinder. C’était vous ?
Skelton se détourne lentement du téléviseur. Feint l’innocence. Dans la lumière blafarde il ressemble plus que jamais à un cadavre.
Moi quoi ? fait-il en se levant. Bon vous allez oublier ça Roy et m’écouter.
Pinder recule.
Steve Rutter le porcher continue Skelton. Ce garçon qui ne sent pas la rose. Est-ce qu’il risque de nous poser un problème ?
Il a fait ce qu’on lui a demandé. M. Hood ne devrait pas s’inquiéter.
Et que lui a-t-on demandé ?
Vous le savez très bien. J’ai vraiment besoin de le dire ?
Oui. Allez-y.
La gamine. Personnellement je pensais…
Oui Roy ? Vous pensiez quoi ?
Je pensais que ce n’était pas une bonne idée déclare Pinder. Que ça risquait d’attirer des ennuis à tout le monde dans la vallée. Une attention inopportune. Et c’est ce qui est arrivé.
M. Hood n’en a rien à foutre de votre vallée merdique Roy. Vous auriez dû le comprendre depuis longtemps. M. Hood est très loin d’ici. Vous auriez dû le comprendre aussi.
Mais pourquoi avoir confié le travail à Rutter ?
Parce que personne ne le regrettera.
J’ai été obligé de me mettre en quatre pour le couvrir. Il a été à deux doigts de se faire coffrer par un connard venu de la capitale.
Oh vous voulez parler de James Brindle.
Vous le connaissez ?
Bien sûr répond Skelton. Bien sûr. M. Hood surveille l’inspecteur Brindle depuis un moment déjà. On dit qu’il ira loin. Peut-être jusqu’au sommet. Et il est jeune. Ça ne vous fait pas un drôle d’effet Roy ?
Pourquoi ?
Skelton se rassoit. L’écran projette une lumière froide sur son visage.
Eh bien vous êtes flic depuis – combien de temps ? Toute une vie. Et pourtant vous êtes toujours là. Au milieu des mêmes personnes avec lesquelles vous avez grandi. Coincé dans le trou du cul du monde. Un petit poisson dans une petite mare.
Pinder s’efforce de ne pas paraître blessé.
J’aime ma vie ici figurez-vous réplique-t-il. Et c’est moi qui dirige tout ne l’oubliez pas.
Skelton se redresse. S’approche de lui.
Vous ne dirigez rien du tout. Vous dirigez ce que M. Hood vous dit de diriger. C’est pour ça qu’il vous charge de régler les détails laissés en suspens.
Des acclamations s’élèvent de la télé. L’homme-gorille a choisi une femme. Elle est orange et maintenant elle gravit avec lui un escalier décoré de chaque côté de rangées de spots clignotants dont les lueurs éclairent le visage de Skelton. La femme chancelle sur ses talons hauts. Le couple s’arrête se retourne agite la main et adresse un clin d’œil à la caméra avant de s’en aller vers un avenir indéterminé.
De quoi vous parlez ? demande Pinder.
Skelton éteint sa cigarette.
Rutter a fait son temps.
Je croyais que vous le considériez comme fiable.
Avec l’Aimable Larry qui fait les gros titres de la presse nationale et ce Brindle qui ne lâche rien Rutter est devenu le maillon faible. Alors vous allez y remédier. Le porcher doit nous quitter ce soir.
Pinder le regarde.
Ce soir ? Mais comment ?
Peu importe. Comme vous l’avez dit c’est vous qui dirigez la vallée. Donc c’est à vous que revient cette tâche.
Écoutez je suis policier…
Tout juste. Vous êtes policier et vous êtes mouillé jusqu’au cou. Ça Rutter le sait. Il ne sera donc pas étonné que vous débarquiez chez lui en pleine nuit.
Le générique de fin défile à l’écran sur des images de l’animateur tournant sur lui-même et se pavanant devant la caméra. Le public ravi est debout.
*
Il se sert de la même corde que pour elle. Celle avec laquelle il l’a attachée et entravée. Pieds et poings liés. Il lui semble logique d’utiliser ce qu’il en reste c’est un moyen de les relier symboliquement – le père et la fille. Et aussi de compromettre Muncy.
Le corps de Ray Muncy est plus lourd que celui de la gamine et Rutter doit s’arrêter toutes les cinq minutes pour reprendre des forces mais au moins les intestins du mort ne se sont pas vidés. C’est ce qu’il se dit. Au moins il ne s’est pas chié dessus.
Il va encore falloir planquer les ciseaux chez les Muncy pour que June ne les trouve pas pense-t-il.
Il n’a pas trop de chemin à parcourir jusqu’à sa destination : le bosquet le plus proche de chez ses voisins. Il met néanmoins une demi-heure à faire un trajet de cinq minutes. Son bras et son épaule gauche l’élancent sans compter que la lame de son couteau lui a entaillé la cuisse. Et ses doigts sont gourds. Il s’efforce toutefois d’ignorer la douleur. Le sac contenant ses outils est sanglé sur son torse.
Il allume sa lampe frontale.
Le bosquet de pins n’offre pas la solution idéale pour ce qu’il a en tête mais dans la partie la plus dense il finit par repérer un conifère solide avec de belles branches bien épaisses. Il adosse Muncy au tronc en s’attendant presque à le voir revenir à lui et reprendre la bagarre.
Il lance la corde vers une branche à quatre ou cinq mètres du sol et au bout de plusieurs tentatives parvient à l’expédier de l’autre côté. La laisse pendre.
Après avoir fait un nœud coulant à une extrémité il le passe autour du cou de Ray Muncy puis recule et tire. Enroule l’autre extrémité autour de son épaule valide et progresse à reculons. Plante ses pieds dans le sol pour pouvoir mieux soulever et hisser. Son épaule proteste mais il prend une courte inspiration puis une autre et imprime une brusque secousse à la corde qui agite le poids mort au bout. Ray Muncy s’élève lentement. Ses pieds quittent le sol. Ce n’est plus qu’une marionnette à présent – comme sa fille dans le tunnel. Et comme elle il se retrouve suspendu entre deux mondes : le ciel et la terre. Le mouvement et la décomposition.
Regardez-le cet enfoiré pense Rutter. Bien sûr que c’était moi pauvre con répète-t-il.
Sa voix rend un son étrange. Distant et pourtant sonore.
Tu fais moins le malin hein ? dit-il. Vas-y maintenant essaie de fouiner dans ma vie. Tu me prenais pour un loser mais cette partie-là qui vient de la perdre ? T’avais quand même raison sur un point Raymondo : c’est moi qu’ils appellent quand ils ont besoin que le boulot soit fait correctement. Moi – pas toi. Moi.
Il hisse le corps jusqu’à ce que celui-ci délimite son propre espace en tournoyant. Puis il enroule la corde autour du tronc. Deux trois quatre fois. Muncy se balance avec un air niais. La corde grince.
Rutter examine le sol autour de lui. Prend une grosse pierre et la fait rouler sur quelques mètres dans la terre pour aller la placer sous le pendu. Puis il ramasse une branche et en reculant efface toutes les traces de son passage – y compris celles que Muncy est censé avoir laissées mais tant pis. On ne pourra jamais m’attraper.
À peine s’est-il éloigné qu’il se ravise et s’arrête. Pose son sac. L’ouvre. En sort son canif. Retourne vers l’arbre. Dans l’ombre du corps oscillant. Il se penche et commence à entailler le tronc.
Forme des caractères grossiers. Des lettres dont les lignes sont réduites à des diagonales semblables à des cicatrices dans la chair. Il entame creuse gratte et griffe. Incise et taillade alors que la corde lestée de sa charge grince toujours derrière lui. Au-dessus de lui. Sa lampe l’éclaire. Il s’écarte encore une fois. Admire son œuvre. Le message gravé dans le bois :
CÉ MOI
QUI L’A FAIS
JE REGRETE
CÉTÉ MOI