Présentation
Prises de parole
En reprenant dans un nouveau format et avec quelques modifications la traduction de la Phénoménologie de l’esprit que nous avions publiée en 1991, nous voudrions redire la conviction philosophique qui nous avait incité à ce travail : ce livre est le premier dans l’histoire de la pensée allemande, voire occidentale, où la langue de l’auteur joue un rôle aussi distinctif et décisif, et il convient de ne plus le traduire comme un opus écrit en langue morte, mais comme une œuvre de littérature philosophique parlée, avec le souci d’en préserver, au plus près du sens et des effets, l’économie et la fluidité singulières, ou si l’on veut, la rhétorique intrinsèque. Non point aux dépens de sa rigueur, mais en fonction même de la nature de celle-ci.
S’il avait fallu attendre plus de cent trente ans pour que ce chef-d’œuvre de la philosophie universelle fût traduit en français, c’était sans doute en raison de priorités concurrentes produites par l’histoire de la philosophie ou par la stratégie de ses acteurs, et parce qu’il présentait des difficultés majeures et certaines spécificités que les traducteurs des autres œuvres de Hegel ou de philosophes d’expression plus transparente, comme Kant ou Schopenhauer, avaient préféré ne pas affronter. La réputation d’auteur indécrottablement obscur faite d’emblée en Allemagne à Hegel par ses contemporains autorisait donc a priori, voire encourageait les traducteurs de ses œuvres à recourir d’autant plus constamment aux procédés d’éclaircissement légués par la tradition dans le domaine philosophique : adoption d’un code lexical fixe, production de néologismes, introduction d’éléments d’explication dans le cours du texte, traduction des démonstratifs par les groupes nominaux correspondants, usage répété de la note en bas de page, etc., tous procédés qui accroissent inévitablement le volume général du livre, allongent ou prolongent la lecture du texte, selon une stratégie du moindre mal.
On ne peut nier l’intérêt et le caractère naturel et rationnel de cette démarche, dès lors que la compréhension des énoncés de Hegel par le lecteur est à l’inverse ralentie bien souvent, y compris dans l’original, par des interrogations des lecteurs sur le sens des énoncés, et notamment sur les liens qu’il établit par des rappels pronominaux entre toutes ses propositions. Si l’auteur a toujours en tête le concept repris en aval par des pronoms, la continuité n’est pas aussi évidente et fluide pour le lecteur, a fortiori dans le cas des traductions, quand le système pronominal de sa langue est moins riche qu’en allemand. Ce qui est le cas du français comme des autres langues romanes : il n’a que deux genres, masculin et féminin, il n’a pas de déclinaisons, les possessifs ne différencient pas les possesseurs, et les rapprochements des mots dans l’espace y sont entravés par des agencements du discours moins plastiques.
L’irremplaçable apport de la première traduction française par Jean Hyppolite en 1939-1941 fut de prendre en considération ces difficultés. Non seulement elle fit découvrir la totalité du texte, après les travaux de Jean Wahl1 et les cours d’Alexandre Kojève2, mais elle en facilita l’analyse, y compris pour de nombreux lecteurs de langue allemande. Cet effet fut d’autant plus prégnant qu’elle fut suivie, peu après, d’un commentaire intégral de la Phénoménologie par son traducteur, qui est d’une clarté exemplaire3. Mais cette démarche produisait une Phénoménologie démunie de ce qui était à la fois son mode d’expression et son principe moteur fondamental, pour des raisons qui tiennent d’une part aux conditions de sa genèse « précipitée », à certains égards largement orale, et d’autre part au projet philosophique de l’auteur, tel qu’il l’expose par exemple dans un prospectus rédigé pour un journal dont il était le rédacteur, en insistant in coda sur sa rupture volontaire avec la langue philosophique en usage :
Ce volume expose le savoir en devenir. La Phénoménologie de l’esprit doit venir prendre la place des explications psychologiques ou des discussions abstraites sur ce qui fonde le savoir. Elle examine la préparation à la science dans une perspective qui fait d’elle une science nouvelle, intéressante, la première science de la philosophie. Elle appréhende les différentes figures de l’esprit comme autant de stations du chemin par lequel celui-ci devient savoir pur ou esprit absolu. C’est pourquoi, dans les principales subdivisions de cette science — qui se redivisent chacune à leur tour en plusieurs autres —, elle examine la conscience, la conscience de soi, la raison observante et agissante, l’esprit proprement dit, en tant qu’esprit éthique, cultivé et moral, et finalement comme esprit religieux dans ses formes diverses. La richesse des manifestations de l’esprit, qui dans un premier temps se présente au regard comme un chaos, est disposée dans un ordre scientifique qui les expose selon leur nécessité, dans lequel les manifestations incomplètes se résolvent et passent dans des manifestations supérieures qui sont leur prochaine vérité. Elles trouvent d’abord la dernière vérité dans la religion, puis dans la science, en ce que celle-ci est le résultat du tout.
Dans la Préface, l’auteur s’explique sur ce qui lui semble être un besoin de la philosophie au point où elle en est aujourd’hui ; outre cela, sur le caractère prétentieux et sur la bêtise des formules philosophiques qui rabaissent présentement la philosophie ; enfin, sur ce qui est important chez elle et dans son étude.
Un deuxième volume contiendra le système de la logique comme philosophie spéculative, et des deux autres parties de la philosophie, les sciences de la nature et les sciences de l’esprit4.
Le culot de ces mots n’était pas le produit d’une intention publicitaire. Il touchait à la chose même, et à certains égards il venait de loin : d’un désir de prise de parole dans la philosophie, qui connut une longue genèse.
Les années de formation
Dès les années d’études, Hegel a la réputation de ne pas parler pour ne rien dire5. Il est issu d’une lignée de prédicateurs souabes et familier de la langue dominicale, mais c’est un taiseux qui rumine longtemps ce qu’il va raconter. Un bon élève, rapportent ses biographes, silencieux comme un vieillard, somnolent, léthargique, sautant d’une pensée à l’autre, désordonné, redoutant les locationes où l’on exhibait publiquement les actes et la valeur des élèves. Grand lecteur de Rousseau, réputé pour son goût du recopiage de notes de lectures, mauvais orateur — ses sermons étaient des désastres —, mais amateur de parties de whist, de poésie et d’œuvres d’art…
Au séminaire protestant de Tübingen, le fameux Stift, austère centre de formation à la prédication luthérienne, qui accueille les meilleurs élèves du Wurtemberg, Hegel est entouré de parleurs magnifiques : le jeune prodige Schelling, le solaire Hölderlin. Il n’a dans l’institution qu’un statut particulier de boursier extérieur, ayant été recruté parmi les étudiants de l’université de Tübingen, et non dans un petit séminaire protestant du Land. Mais, dans un premier temps, il est moins philosophe et plus théologien que ses très remarquables condisciples : il ne lira Kant que deux ans après la sortie du Stift, en 1795. Il fait néanmoins partie de leur communauté idéaliste de jeunes contemporains de Bonaparte cherchant dans la philosophie le moyen de combattre l’orthodoxie religieuse étouffante et le despotisme politique oppressant. Leur enthousiasme pour la Révolution française est légendaire : ils lisent les journaux français, on les traite de jacobins. C’est avec ces anciens camarades du Stift qu’il participera, entre 1795 et 1796, à la rédaction du « Plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand », sorte de manifeste anonyme d’un projet de renouveau universel fondé sur le principe de la liberté radicale du sujet conscient de soi et sur l’efficacité politique de la poésie, voire de toute pratique esthétique. À en croire la légende dominante, Schelling en serait l’auteur (et de fait on croit souvent l’entendre parler à la première personne)6, tandis que Hegel n’en serait que le copiste. Mais un certain nombre de thèses posées sommairement dans ce texte et leur corrélation systématique annoncent la substance originale de la Phénoménologie et quelques-uns de ses paradoxes, notamment l’idée d’une « mythologie de la raison7 ».
À cette première phase de brassage verbal, dont il ne subsiste que peu de traces écrites, succède pour Hegel, comme pour Hölderlin, une phase plus sociale que communautaire, marquée par l’entrée dans la vie active — ils sont tous deux précepteurs — et par une poursuite plus personnelle de la formation philosophique et scientifique. Il passe de l’internat au confort relatif de la maison individuelle, mais au prix d’une position servile dont il reste peut-être quelques souvenirs dans la célèbre dialectique du maître et de l’asservi. Son premier poste de précepteur est à Berne, en Suisse, dans la famille Steiger, où, malgré la charge d’enseignement assez lourde, il accumule dès l’automne 1793 un nombre de lectures considérable (Grotius, Hobbes, Locke, Leibniz, Machiavel, Rousseau, Spinoza, Voltaire, Shaftesbury), et d’où il observe attentivement ce qui se passe en France, contraint qu’il est lui-même désormais non seulement de parler français, mais aussi de faire preuve de prudence politique, car son employeur est un notable bernois de première importance, très hostile à la Révolution française.
C’est dans ce contexte qu’il développe pendant ses heures de liberté une réflexion sur le sens et la spécificité du christianisme, qu’il couche par écrit et qui témoigne de sa première parole. Ces manuscrits n’ont été édités qu’en 1907, par Herman Nohl, sous le titre Écrits théologiques de jeunesse8, mais, dès les années 1840, ils étaient finement présentés et commentés par Karl Rosenkranz, le premier biographe de Hegel, qui insistait sur la qualité de leur écriture, tout en constatant parfois des phases d’égarement ou de lourdeur. Ces textes intègrent sa première lecture de Kant, LaReligion dans les limites de la simple raison, ainsi que de nombreux articles de son ex-condisciple Schelling. Hegel y sonde la question de la possibilité de l’apparition d’une religion, et met en place une première dialectique de la religion positive (déposée par l’histoire et la tradition) et de la religion naturelle ou rationnelle. Au sein de l’analyse historique du devenir du christianisme, des couples conceptuels se mettent en place, ainsi qu’un protosystème qui doit beaucoup à Kant et à l’idée que la religion ne peut se fonder que sur la moralité, dans le même temps que ses lectures historiques (Forster et Gibbon) l’incitent à poser les premiers jalons d’une périodisation de l’histoire universelle articulée sur des matières spéculatives ou des concepts. Il n’y a pas encore de « premier système », mais une « soupe primitive » du système, dans laquelle la part de la philosophie demeure relativement modeste.
Après ces trois années bernoises et un bref retour à Stuttgart, Hegel obtient par l’entremise de Hölderlin un second poste de précepteur, dans la famille Gogel, à Francfort, où il prend ses fonctions en janvier 1797 et d’où il ne partira que quatre ans plus tard, âgé de trente ans, pour Iéna. Il y retrouve Hölderlin, qui se trouvait à Francfort depuis un an, et son ami Isaac Sinclair, personnage haut en couleur, futur auteur de l’essai Vérité et certitude (1811), et grand admirateur de la Révolution française. Les retrouvailles ont lieu dans une période agitée de l’histoire européenne, marquée par les initiatives de Bonaparte9. Si Hegel continue, comme on dit, d’y taquiner la muse, Francfort, comme le souligne Karl Rosenkranz, est un séjour productif : c’est la ville du virage spéculatif, le lieu de naissance du système philosophique hégélien. Le début du séjour, en revanche, demeure occupé par des lectures politiques et par de nouvelles avancées dans la réflexion théologique. Hegel a toujours pris son temps…
Sur le plan politique, il s’intéresse de plus en plus, dans cette capitale du commerce et de la finance, où s’observe sur le terrain la distinction de la société civile et de l’État, aux questions pratiques du droit, de la propriété, de la punition des crimes, du rôle de l’Église et de l’État, en un mot à tout ce qui constituera le matériau de base de sa philosophie du droit ; et, dans la même période, il poursuit les lectures des textes de Kant sur ces questions, qu’il avait commencées à Berne — Kant est toujours vivant, et sa Doctrine du droit paraît en 1797. C’est dans le cadre de ces travaux qu’il met en place le concept de Sittlichkeit, l’« attitude éthique » (au sens grec du mot ethos)10, qui plus tard fut associé par métonymie au système étatique et social fondé sur le « souci éthique » et devint le dernier moment de la philosophie hégélienne du droit, après le droit abstrait et la moralité subjective. Les visées proprement politiques de l’heure ne l’abandonnent pas : elles animent le long libelle de 1798, d’abord dédicacé au « peuple du Wurtemberg », sur la situation politique du Wurtemberg, qui prolonge l’intervention engagée à Berne avec la traduction en allemand — et anonyme — des Lettres confidentielles sur le pays de Vaud de Jean-Jacques Cart11. Par ailleurs, et corrélativement, il s’intéresse de près aux travaux d’économie politique, notamment à ceux du physiocrate Steuart (dont il retraduit un passage, assorti d’un commentaire) et d’Adam Smith, dont LaRichesse des nations est parue dans une traduction allemande dès 1776.
Sur le plan théologique, Hegel à Francfort poursuit, ou plutôt reprend, entre 1799 et 1800, le travail engagé à Berne, ajoute une introduction à son texte sur la positivité de la religion chrétienne, et surtout rédige la longue étude intitulée L’Esprit du christianisme et son destin. La perspective y demeure celle du théologien, mais la production est de plus en plus spéculative : on a dit qu’il appliquait ici la dialectique fichtéenne, fondée sur l’illusion produite dans le sujet, au contenu historico-culturel des trois moments hellénique, chrétien et juif, mais en réalité la démarche phénoménologique était déjà à l’œuvre in petto, la conscience commune se substituant peu à peu au sujet transcendantal. Certes, certaines distinctions essentielles ne sont pas encore faites (entre « raison » et « entendement » par exemple), mais on voit déjà les différentes phases se structurer de l’intérieur, dans une sorte d’automouvement endogène qui rompt avec la projection « extérieure » de la morale kantienne dans l’histoire de Jésus.
Sur le plan spéculatif enfin, tout le travail fourni sur des objets et des thèmes particuliers (histoire, religion, économie, politique, etc.) exhibe peu à peu les prodromes d’une approche globale qui n’est pas encore le système hégélien, mais qui en constitue la base inductive. Hegel l’aurait développée pour elle-même dans le cadre de l’étude consacrée à la religion dont il nous reste deux fragments publiés sous le titre Systemfragment von 180012. Pour faire court, on dira que le théologien y devient le philosophe en quête d’une unité immédiate du fini et de l’infini qui dépasse le mauvais infini — celui de l’entendement, qui n’est que la négation du fini — des trois modèles de cette unité envisagés tour à tour : le théisme abstrait, l’idéalisme de Fichte et le christianisme.
Dans une lettre datée du 2 novembre 180013, Hegel, momentanément dégagé des soucis matériels par l’héritage consécutif à la mort de son père en janvier 1799, fait part à Schelling, qui a fait une carrière académique éclair, de son projet de le rejoindre à l’université d’Iéna, après un bref détour par Bamberg (« Je préférerais une ville catholique à une ville protestante. Je veux, une bonne fois, voir cette religion-là de près »). Dans la même lettre, il résume son chemin de vie intellectuelle : « La nécessité a voulu que je fusse poussé vers la science et que l’idéal de jeunesse se changeât du même coup en un système. » Mais il tempère cette inflexion en rappelant leur vieil idéal politique : « Je me demande à présent, tandis que j’en suis encore occupé, par quelle voie revenir à la vie des hommes pour avoir prise sur elle. »
Vers la Phénoménologie de l’esprit
Premières publications
Après Tübingen, Berne et Francfort, la dernière cité de genèse de la Phénoménologie fut donc Iéna, où il emménagea d’abord chez Schelling, en janvier 1801. Dans cette petite ville de Thuringe en relative décadence, le nombre d’étudiants était passé, en une dizaine d’années, de près de neuf cents à moins de deux cents, après les heures de gloire de la fin du XVIIIe siècle, quand Fichte, en pleine phase jacobine — expédié depuis à Berlin après avoir été accusé d’athéisme — y fascinait la jeunesse intellectuelle du pays : les romantiques s’étaient dispersés, l’Athenäum des frères Schlegel avait cessé de paraître, Novalis était mort, et même Schelling n’intéressait plus grand monde. Les regards se tournaient vers la Bavière catholique, bientôt alliée durablement, par la paix de Paris, à la France consulaire.
À Iéna, Hegel commence par payer sa dette morale et philosophique à l’égard de Schelling, en rédigeant dès juillet sa première véritable publication : La Différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling14. Cette fois, il prend la parole publiquement en son nom. L’étude, d’une centaine de pages, est composée de trois parties : le premier tiers aborde un certain nombre de questions philosophiques générales (les systèmes philosophiques vus dans l’histoire, la réflexion comme instrument pour philosopher, les rapports entre la spéculation et le bon sens), le deuxième est un exposé assez long de la philosophie de Fichte, le troisième enfin est consacré à l’examen proprement dit de la différence de celle-ci d’avec la philosophie de Schelling. Le prétexte de l’examen était une réfutation des positions des philosophes contemporains Karl Leonhard Reinhold (qui considérait les positions de Fichte et de Schelling comme identiques) et Christoph Gottfried Bardili. L’essai s’adressait à des initiés, et principalement à ceux qui avaient lu le Système de l’idéalisme transcendantal de Schelling. Le texte était si obscur que Schelling crut devoir s’excuser auprès de Fichte en se dégageant de toute responsabilité. Peut-être y avaitil lui-même perçu les prodromes d’une « différence entre le système philosophique de Schelling et le système en gestation de Hegel », et notamment, à travers l’emploi apparent du même concept, une première critique par Hegel de l’intuition schellingienne de l’absolu.
Parallèlement à cette prise de parole décisive, qui lui faisait brasser l’histoire de la philosophie, Hegel rédigea au cours de l’été 1801 sa dissertation d’habilitation intitulée Sur les orbites des planètes, pamphlet antinewtonien truffé d’erreurs qui dut sans doute d’être validé au soutien de la clique des Wurtembergeois. Mais il ajouta pour la soutenance un ensemble de douze thèses (en latin), de nature plus générale, qui connotent indéniablement le système en gestation. La première thèse pose ainsi que « la contradiction est la règle du vrai, la non-contradiction celle du faux ». La deuxième, que « le syllogisme est le principe de l’Idéalisme ». La sixième, que « l’idée est la synthèse de l’infini et du fini et [que] toute philosophie est dans les idées15 ». On n’a malheureusement pas gardé les minutes de la soutenance…
Les deux années suivantes (1802-1803) furent plus largement encore occupées par le travail d’acquisition d’une écriture publique propre, dans un champ un peu plus vaste, par le moyen d’une revue philosophique16, dont Hegel et Schelling étaient les deux seuls rédacteurs. Il semble, selon Karl Rosenkranz, que, dans la destinée de ce Journal critique de philosophie, Hegel ait été plus actif et présent que Schelling, qui publiait parallèlement sa Revue de physique spéculative, et pour qui, deux ans après la publication du Système de l’idéalisme transcendantal, la manifestation publique par l’écriture était déjà une vieille histoire.
Les six livraisons du Journal critique de philosophie parurent à Tübingen, chez Cotta. La revue se proposait de faire barrage « aux ravages de la non-philosophie ». Les articles étaient édités sans nom d’auteur. Hegel y publia, entre autres textes moins connus, l’étude « Glauben und Wissen » (« Foi et savoir », ou plus exactement « Croyance et savoir17 »), qui le fit travailler intensément sur des œuvres de Kant, Jacobi et Fichte, ainsi que l’article intitulé « Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel, sa place dans la philosophie pratique, et son rapport aux sciences positives du droit18 », où l’on trouve un passage particulièrement intéressant sur la notion de Sittlichkeit et son horizon sémantique propre19. Hegel y appliquait les catégories de Schelling (identité absolue de la nature et de l’esprit, du sujet et de l’objet, du monde idéal et du monde réel) à un objet dont ce dernier s’était peu préoccupé, et y construisait une pensée de l’État déjà grosse de ce que serait plus tard sa philosophie du droit. Le journal avait commencé ses publications par une étude de Hegel sur l’essence de la critique philosophique et son rapport « avec le présent de la philosophie en particulier », dans laquelle l’idée centrale du mouvement phénoménal de la philosophie était déjà au cœur de la réflexion, idée centrale qui explique que, dans son rapport aux philosophies d’autrui, Hegel adopte la stratégie qui consiste à laisser parler jusqu’à épuisement de ses propres contradictions la philosophie qu’il entend non seulement critiquer, mais aussi traiter comme un symptôme phénoménal partiel, prenant place dans un mouvement d’ensemble. C’est ce qu’il appelait « se placer dans l’horizon de l’adversaire ».
Dans tous ces textes se dessine en creux, malgré la référence positive à Schelling et à sa pensée d’une supériorité esthético-religieuse de l’infini, une position philosophique propre à Hegel, certes libéré du subjectivisme fichtéen par la « philosophie de la nature » de Schelling, mais se libérant aussi de la philosophie de l’identité de Schelling, notamment par l’idée, pour lui de plus en plus centrale et de moins en moins schellingienne, que l’essence contient toujours en elle la différence, que l’absolu est identité de l’identité et de la non-identité, et que la forme (autre nom de la négation) est essentielle — toutes positions qui prendront dans la Phénoménologie un tour plus polémique et signifieront une rupture. La thèse centrale de Schelling, selon qui on peut sortir de la finitude et réintroduire le fini (la nature) dans l’absolu, débouchait en fait pour Hegel sur la fin de la philosophie, au bénéfice de l’art et de la religion. Et, sur un plan plus spécifique, l’intuition intellectuelle productrice du Moi absolu chez Schelling fermait la porte à la notion de processus dialectique, Hegel faisant surgir la nécessité de la philosophie du contenu propre de l’histoire (comme non-philosophie), sans passer par la médiation des philosophies successives.
Ces travaux, enfin, étaient autant d’occasions d’exercer sa plume, y compris dans le registre polémique ou humoristique, et l’on retrouve un certain nombre de traces de ces exercices (sur le porte-plume de Krug, sur le scepticisme, sur Jacobi, etc.) dans la Phénoménologie, tant du point de vue du contenu que pour ce qui commence à être un style propre, si l’on songe par exemple aux péroraisons humoristiques de la Préface et de l’Introduction ou du chapitre II sur la perception. On note enfin que Hegel n’hésitait pas à critiquer des figures bien connues de la scène intellectuelle de l’époque, en particulier Jacobi et à travers lui Herder, ainsi que Schleiermacher.
L’apport de l’enseignement
Mais l’apprentissage n’était pas épuisé par toutes ces publications. Parallèlement à ses premières expérimentations de la parole publique, une autre école s’ouvrait à sa parole : celle des cours dispensés aux étudiants d’Iéna, appuyés sur des notes personnelles qui, tel le manuscrit publié ultérieurement sous le titre Système de la vie éthique, pouvaient atteindre aux dimensions d’un ouvrage, et dans lesquels la procédure d’affranchissement de la tutelle schellingienne se déployait plus librement. On n’entrera pas ici dans la difficile et périlleuse reconstruction du chemin réflexif qui passe, d’un semestre à l’autre, par plusieurs champs programmatiques dont on possède la liste et certaines versions, éditées à partir des notes de Hegel. Cette période importante fut en partie déterminée par la situation créée en mai 1803 par le départ de Schelling : Hegel se retrouvait à Iéna en charge de la philosophie de l’identité, ou de la nature, bref de tout ce qu’il était réputé avoir partagé avec lui. Karl Rosenkranz caractérise explicitement la phase qui précède la Phénoménologie proprement dite — soit les années 1801-1806 — par l’incidence de l’enseignement sur la production du système philosophique, dont la Phénoménologie est au départ un élément préparatoire. Il intitule le chapitre de la biographie de Hegel correspondant à cette période « Modification didactique du système », titre qui prend aussi en considération l’évolution propre de la langue philosophique de Hegel, conscient désormais qu’il lui fallait une « présentation plus populaire », s’il ne voulait pas rester enfermé dans la réputation de spéculateur abscons qu’on commençait à lui faire. Mais il faut bien comprendre le phénomène que Rosenkranz désigne par là ; ce n’est pas seulement la forme, le mode d’expression qui se rend populaire, indépendamment d’une structure et d’un contenu réflexif préexistants : « La terminologie se transformait aussi dans les détails particuliers20. » Un ensemble de tournures et de concepts favoris se mettent en place, qui deviendront le lexique de Hegel, et dont Rosenkranz souligne le rapport immédiat avec « une élaboration autant que possible complète dans la langue maternelle21 ». Il cite ensuite un texte, malheureusement perdu, dans lequel Hegel aborde la question de la langue philosophique :
Pour fixer les concepts, il existe un moyen qui, pour une part, remplit son but, mais qui peut être aussi plus dangereux que le mal de l’absence de concepts lui-même, à savoir la terminologie philosophique, les mots constitués dans ce but à partir de langues étrangères, à partir du latin et du grec. Je ne sais comment il se fait, par exemple, que l’expression quantitativer Unterschied22 [différence quantitative] paraisse tenir plus solidement que lorsque nous disons Größenunterschied [différence de grandeur]. Il appartient proprement à la plus haute culture du peuple de tout dire dans sa langue. […]
Cette terminologie étrangère, dont on use en vain quand ce n’est pas de travers, devient un grand mal en changeant les concepts qui en eux-mêmes sont mouvement, en quelque chose de solide et de fixe, de sorte que s’évanouissent la vie et l’esprit de la chose même, et que la philosophie sombre dans un formalisme vide qu’il est aisé comme tout de se procurer pour y pérorer, mais qui paraît très difficile et profond à ceux qui ne comprennent pas cette terminologie. […] Voilà encore dix ou vingt ans, on a pu trouver très difficile d’acquérir l’usage de la terminologie kantienne et de recourir aux termes de jugement synthétique a priori, d’unité synthétique de l’aperception, de transcendant et de transcendantal, etc. Mais le bruit que fait un tel déluge passe aussi vite qu’il est venu. Ils sont nombreux à s’assurer la maîtrise de cette langue et le secret en est percé à jour : ce sont des pensées très communes qui se cachent derrière l’épouvantail de telles expressions23.
On peut trouver le propos démagogique (même s’il n’est pas tourné vers le nationalisme des « Discours à la nation allemande » tenus par Fichte à Berlin en 1808), et déplorer que Hegel n’analyse pas dialectiquement l’histoire du langage et la nécessité de sortir des sémantismes assoupis ou de créer du neuf dans le discours ; mais il faut y voir, outre un embryon de polémique avec Schelling et avec les modes kantiennes, une conviction de fond quant à la nature du système qu’il veut exposer : « Je vous préviens que, dans le système philosophique que je vous propose, vous ne trouverez rien de ce déluge de formalisme24. » À certains égards, il se rapprochait par ces propos des jugements de Goethe sur la philosophie elle-même. Mais en réfléchissant aux catégories du discours philosophique, il était de plain-pied avec la question phénoménologique des limites successives rencontrées par la conscience en quête du vrai, souvent bloquée dans cette quête par les séduisantes notions de l’entendement et du bon sens, et amenée à les déborder ou à produire d’autres concepts. On note qu’il ne se départit pas de ses conclusions dans ses propres créations verbales : outre l’aptitude bien connue de la langue allemande à la création spontanée de termes par combinaison et suffixation développée d’éléments ordinaires, nous verrons que les concepts principaux de Hegel — et pas uniquement « être-en-soi », « être-pour-soi », « être pour un autre », etc., rapidement entrés dans le registre des imitations parodiques — empruntent directement à la langue la plus simple. On perçoit dans le même temps un fond quasi mystique, voire kabbalistique, dans cette confiance faite au langage :
Hegel aimait encore présenter la création de l’univers comme énonciation de la parole absolue, et le retour de l’univers en lui-même comme sa perception, de sorte que la nature et l’histoire devenaient le médium, lui-même disparaissant en tant qu’être-autre, entre les actes de parler et d’entendre25.
L’évolution qui anticipe ainsi la cristallisation accélérée de l’année 1805-1806 favorisait l’intégration cohérente de tous les champs d’intérêt et d’activité des années antérieures : pensée du phénomène religieux, connaissances actualisées dans le domaine des sciences de la nature, de l’histoire de la philosophie et de la philosophie de l’histoire, de la logique, de la réflexion sur le droit et sur l’État, préoccupations politiques au sens large. Et, simultanément, elle lègue dans cette masse un certain nombre de contradictions plus ou moins identifiées et réfléchies. Dans cette phase de cristallisation lente, selon un schéma de croissance en continuelle évolution, Hegel fait en permanence l’expérience phénoménologique de ce qu’est la conscience d’un objet en quête du savoir certain de la vérité de cet objet. Les multiples composantes de la vaste partition symphonique intérieure entrent en résonance globale et demeurent obsédées par celle-ci jusque dans leur développement le plus idiosyncrasique. Et ce, avec une puissance telle que la conscience en question pourrait presque vivre l’écoute permanente de ce chœur immense comme le prodrome d’une folie menaçante dont il faudrait sortir par la production d’une œuvre qui débarrasserait Hegel momentanément du Tout insistant, au point où il en était de son histoire, avant qu’il puisse en reprendre l’étude dans le cadre d’un grand rangement rassurant dans l’Encyclopédie (1817) une fois réglée la question de la Logique (1812). Il est tout à fait symptomatique que Rosenkranz lui-même (détenteur de documents qui depuis ont disparu) se garde bien d’exposer dans les méandres de cette période un processus continu débouchant sur la Phénoménologie de l’esprit. Il se contente de camper le vaste bassin de ce fleuve improbable en signalant quelques versants et certaines prairies quasi poétiques.
D’autres recherches plus philologiques identifient au semestre d’été 1802 l’important travail de philosophie du droit et de la société déjà évoqué, édité par la suite sous le titre Système de la vie éthique26, assez proche de l’essai quasi contemporain sur le droit naturel ; un premier cours de « Logique et métaphysique » au semestre d’hiver 1802-1803, poursuivi au semestre d’été 1803, accompagné d’un exposé de toute la philosophie, pour lequel un compendium imprimé était annoncé ; un cours intitulé « Système de la philosophie spéculative » au semestre d’hiver 1802-1803 ; un Premier Système rédigé en 1803-180427, qui expose entre autres, outre une réflexion sur le langage, une première dialectique de la reconnaissance ; un congé pendant l’été 1804, à la fin duquel il fut enfin nommé professeur sans salaire grâce aux bons offices de Goethe ; de nouveau un cours sur le « Système de la philosophie » au semestre d’hiver 1804-1805, puis un autre sur le droit naturel, assorti d’une reprise du cours « Logique et métaphysique » pendant l’été 1805. Il est probable que la rédaction de la Phénoménologie avait déjà commencé au semestre d’hiver 1805-1806, où est annoncé un cours de mathématiques pures, un exposé de « Realphilosophie28 », et enfin un cours d’histoire de la philosophie : à l’exception des mathématiques pures, la substance de ces cours semble assez proche de l’œuvre finale.
De tout ce travail, il ressort qu’à l’aube de la rédaction de la Phénoménologie, les axes innovants de celle-ci y avaient peu à peu été mis en place, notamment ceux du dépassement définitif de la pensée de Schelling. Et, par ailleurs, que la trame logique qui sous-tend l’ouvrage de chapitre en chapitre y était déjà constituée elle aussi. Certains tableaux comparatifs reconstruisent aujourd’hui une adéquation quasi terme à terme de la Logique et de la Phénoménologie29. Deux ensembles majeurs du corpus hégélien édités dans le premier tiers du XXe siècle ont ainsi acquis le statut d’œuvres préparatoires à la Phénoménologie : la Realphilosophie évoquée ci-dessus, dont le manuscrit fut édité par Johannes Hofmeister en 1931, et la Logique dite d’Iéna dont le manuscrit — malheureusement très incomplet — fut édité en 1923 par Georg Lasson. Mais c’est toute la production antérieure qui doit être subsumée sous cette notion, sans doute inadéquate, de préparation, sans négliger le fait que Hegel enrichissait considérablement ses notes de commentaires oraux et de digressions qu’il avait encore en mémoire quand il se mit à la rédaction de l’opus. On peut même postuler que bien des éléments de la Phénoménologie n’avaient pas été préparés à la manière d’ingrédients, et y ont surgi, malgré une si longue genèse, de façon imprévisible.
L’opus
Le livre tant attendu, un gros octavo de 870 pages, paraît donc en 750 exemplaires au printemps 1807 chez Goebhardt à Bamberg et Würzburg, après une histoire éditoriale relativement mouvementée qui explique le grand nombre de coquilles, la liste d’errata en fin de volume et quelques variations dans les intitulés intermédiaires : « Phénoménologie de l’esprit » était au départ le sous-titre de la première partie d’un opus présenté comme Système de la science. Avant de quitter, assez brusquement, Iéna pour Bamberg, Hegel avait intitulé son cours du semestre d’été 1807 « Logicam et Metaphysicam, praemissa Phaenomenologia Mentis ex libro suo : System der Wissenschaft, erster Theil » [Logique et métaphysique, précédé d’une Phénoménologie de l’esprit tirée de son ouvrage : Système de la science, première partie].
Outre les circonstances historiques de la rédaction et de la parution, que résume l’épisode légendaire d’une visite impromptue des soldats français autour du 14 octobre 1806, jour de la bataille victorieuse d’Iéna, chez un professeur Hegel qui n’aurait eu que le temps de cacher son manuscrit dans la poche de sa robe de chambre, la genèse matérielle du livre fut affectée par des désaccords avec l’éditeur. Hegel était en guerre avec l’éditeur-imprimeur, qu’il soupçonnait de mauvaises intentions. De son côté, celui-ci se plaignait sans cesse du rythme impraticable des envois du manuscrit, et menaçait de tout lâcher : le contrat initial fut refait le 26 novembre et le tirage prévu revu à la baisse. Enfin, il faut évoquer la situation personnelle particulière dans laquelle se trouvait Hegel depuis qu’il était confirmé que sa logeuse accoucherait au printemps d’un enfant — d’un fils, longtemps dissimulé au regard des lecteurs par les biographes et les éditeurs allemands de son œuvre. La conjoncture tendue entre les soucis d’argent, l’attente de la naissance et la situation d’urgence créée par la guerre peut expliquer le fait que l’ouvrage publié en avril 1807 ait été limité à la seule Phénoménologie, l’exposition proprement dite du « Système de la science » (l’objectif premier de l’auteur) étant remise à plus tard. Mais le report est dû aussi à des facteurs intrinsèques, à ce que le livre était devenu, rendant à la fois nécessaire et possible la rédaction d’une longue préface, si longue qu’elle s’est imposée depuis comme une sorte d’ouvrage autonome, souvent utilisé pour introduire à la philosophie de Hegel en général30.
Le titre
Cette histoire et ce report ont pesé sur le sens qui fut donné au titre lui-même. Il ne désigne pas ce que l’école phénoménologique du XXe siècle a compris sous le terme de « phénoménologie », en l’associant fortement à l’étude de la perception. Ni non plus, malgré une parenté sémantique indéniable, ce que le premier utilisateur du concept, Johann Heinrich Lambert, désignait directement en intitulant par ce mot nouveau la quatrième et dernière partie d’un Nouvel Organon paru en 1764, entendons, une « doctrine de l’apparence », concluant un ouvrage de Réflexion sur la désignation du vrai qui comportait trois autres parties aux intitulés exotiques (« Dianoiologie », « Alethiologie », « Sémiotique »). Chez Hegel, le sens est global et se confond presque avec celui de sa méthode philosophique, comme pensée des alternances d’immédiateté et de médiation dans le processus de connaissance du vrai. Toutefois, dès lors qu’il s’appliquait à l’esprit (der Geist, en allemand) il n’était pas dépourvu de connotations théologiques susceptibles, il est vrai, d’un retournement spinoziste du côté de la nature.
La phénoménologie est chez Hegel la science du phénomène, non pas la science expérimentale de tel ou tel phénomène objectif particulier, mais la science spéculative de la connaissance elle-même, appréhendée et s’appréhendant dans son apparition progressive à l’occasion de ses expériences successives. Combinée au mot « esprit » sur un mode quasi paradoxal, sans qu’on sache si le génitif « de l’esprit » est subjectif ou objectif, une mutation sémantique l’éloigne cependant assez tôt de la psychologie du sujet connaissant et l’entraîne du côté de l’histoire, loin du mythe pentecôtique de la manifestation immédiate de l’esprit dans des langues de feu, ou, si l’on veut, du phénomène absolu. À certains égards, le titre était aussi scandaleux pour les théologiens, a fortiori en pays protestant, que le Deus sive Natura (Dieu ou la Nature) de Spinoza.
Comme Hegel l’explique dans son Introduction en combinant les mots Zweifel (le doute) et Verzweiflung (le désespoir comme perte totale de la confiance), la phénoménologie étudie pas à pas le long processus douloureux de dévoilement, pour la conscience, de ce qui est en vérité, l’expérience progressive de tout ce qui est trompeur, incomplet, séducteur, mais aussi mort ou dépassé, dans le rapport de la conscience des hommes à ce qui est. Elle observe les vérifications sceptiques de plus en plus complexes auxquelles procède une humanité de plus en plus « spirituelle », produisant depuis l’Antiquité la plus lointaine des objets du savoir de plus en plus riches de déterminations, jusqu’au moment où l’homme conscient pense en avoir terminé avec les vérifications et la vérification des vérifications, et peut, à l’époque moderne, prétendre énoncer le vrai en soi et pour lui-même, sans redouter que ses doutes débouchent sur l’épreuve du désespoir. La quête du vrai est une vieille affaire de la philosophie. Mais Hegel commence par penser la vérité de la quête en tant que telle, y compris dans son sens psychologique. Il est question ici, un siècle avant Freud, de désir, de pulsions, de productions imaginaires, de censure et de refoulement. Et tout cela, dans une histoire du sujet…
La phénoménologie penchée sur les expériences apparemment contingentes et impures de la conscience pourrait sembler une démarche empiriste. Mais elle est d’emblée conçue comme dépassement des données de l’expérience et comme passage, dans et par les expériences désespérantes, à une plus grande pureté et substantialité du savoir. C’est à ce titre qu’elle prend la place, pour les invalider pratiquement, des préliminaires à toute formulation du savoir requis par la philosophie critique. Elle n’examine pas préalablement les conditions de possibilité du savoir vrai et la nature de la certitude, mais « se jette à l’eau pour savoir nager », réfute performativement la notion de préalable en se déclarant elle-même d’emblée scientifique et débouchant sur une connaissance de plus en plus absolue, non relativisée par un préambule critique excluant la chose-en-soi du savoir. Hegel explique du reste, dès les premières pages, que c’est au contraire la démarche kantienne qui mérite le nom d’empirisme, et suggère qu’elle régresse, sous son manteau d’abstractions verbales déroutantes, vers la philosophie de Locke.
La seconde moitié du titre, « de l’esprit », peut sembler pompeuse et vaguement théologique en regard de cette patiente besogne : si mens (dans l’annonce en latin du cours de 1807) n’est pas spiritus, Geist en allemand connote beaucoup plus directement encore la spiritualité chrétienne, voire le clergé : derGeistliche est un ecclésiastique. À ceci près que si « esprit » détermine « phénoménologie », « phénoménologie » détermine aussi « esprit ». L’esprit est ici un principe spirituel à l’œuvre d’un bout à l’autre d’un processus menant à la science, mais d’abord présent sous différentes figures31 déterminées que le philosophe moderne distingue comme autant de moments partiels, la première étant la certitude sensible de la conscience naturelle, une espèce de croyance naïve, et la dernière, qui contient et dépasse toutes les autres, et à proprement parler n’en est plus une, étant le savoir absolu (la science qui ne doute plus), une fois le long voyage d’apprentissage parvenu à son terme32…
Sur certains exemplaires reliés de l’édition originale, on a retrouvé, immédiatement intercalé après la Préface, un titre intermédiaire qui remplace et traduit à la fois en langage ordinaire le mot « phénoménologie ». Au lieu de « I. Science de la phénoménologie de l’esprit », on trouve « Première partie. Science de l’expérience de la conscience33 » (Wissenschaft der Erfahrung des Bewusstseins). Il semble que ce soit bien l’intertitre original, et il se peut que Hegel ait ensuite préféré aligner le titre intermédiaire sur le titre général de l’ouvrage. Mais le lecteur perdait là une indication intéressante.
La langue allemande associe en effet explicitement l’« expérience » au « voyage » : « expérience » se dit Erfahrung, du verbe erfahren, qui connote, via le verbe fahren, le déplacement, le voyage, le mouvement d’un point à un autre. Erfahren, qui signifie à l’origine « rechercher en voyageant34 », c’est toujours découvrir quelque chose qu’on ne savait pas encore, et donc apprendre. Aucune notion d’expérimentation délibérée n’y vient parasiter, comme c’est hélas le cas en français dans le mot français « expérience », ce sens d’aventure dans un espace-temps scandé d’un bout à l’autre du livre par les adverbes suggérant l’attente : « seulement » (nur), « ne pas encore » (noch nicht), et « seulement alors » (erst).
L’esprit se manifeste donc d’abord à lui-même dans l’expérience que fait d’elle-même, et de ce qu’elle rencontre, la conscience dite naturelle — ce qui signifie pour Hegel non pas un état de nature, mais un niveau de naïveté spirituelle déterminé par l’environnement historique, le point où l’on en est. La conscience (das Bewusstsein : littéralement, l’« être conscient ») est un état, un être face à de l’être, un être existant dans un environnement : l’esprit dans son monde. Et l’être qui fait face à l’être-conscient est ce qu’on appelle, en français, son objet, d’un mot où disparaît la topique de face-à-face, constamment présente dans l’allemand Gegenstand, qui éclaire considérablement de nombreuses phrases de la Phénoménologie.
En français, le féminin « conscience » et le masculin « objet » fonctionnent avec une autonomie sémantique qui théâtralise subrepticement ce face-à-face et le prive de sa nécessaire abstraction. Conscience devient, comme Prudence, une sorte de personnage féminin rencontrant des êtres ou des circonstances, sur une scène fantasmatique dont l’horizon perturbe inconsciemment la lecture. Il est vrai qu’à l’inverse, dans le moment décisif de la « conscience de soi », au chapitre IV, le concept allemand Selbstbewusstsein connote l’état et le contenu de la conscience de soi d’un facteur psychologique de confiance en soi, sinon d’arrogance, qui peut soutenir la lecture de plusieurs passages des chapitres V et VI.
Dans le long apprentissage du vrai, l’esprit comme conscience va peu à peu gagner en assurance et comprendre que ce qui se tient face à lui, non comme un miroir, mais comme un monde opaque, c’est lui-même, qu’il est ce qui lui fait face comme un autre-que-lui, et qu’il peut, ou doit, y agir et être soi, faire que ce qui est sien soit, et que ce qui est soit totalement sien. Et quand cette identité est posée, au terme du sixième chapitre du livre, la réconciliation objective ou historique de la conscience et de la conscience de soi ainsi produite peut être de nouveau intériorisée dans le moment religieux de l’esprit (où esprit finit par se confondre avec Saint-Esprit), mais seulement dans l’élément de la représentation, avant que soit pensée par la philosophie (la science) dans le savoir absolu l’identité de ces deux réconciliations objective et intérieure. En imposant — comme à tous les autres substantifs — la majuscule initiale au mot Geist, la langue allemande ouvrait en fait dès le départ, au sein de ce concept, la dialectique du religieux et du profane : si le chapitre consacré à la religion est l’avant-dernier, Hegel y insiste plusieurs fois sur le fait qu’on a explicitement rencontré la religion dès le moment de la conscience de soi, et le grand chapitre historique intitulé « L’esprit » (chapitre VI) commence par la dialectique du religieux et du politique dans le monde grec et se poursuit dans l’affrontement de l’intelligence et de la croyance, des Lumières et de la foi chrétienne. Quant à la rencontre implicite, le lecteur un peu frotté d’anthropologie l’a faite dès les premières pages : la certitude sensible est une foi entêtée en l’être, la perception fétichise la chose, et l’entendement postule une entité suprasensible qu’on peut dire métaphysique.
La route du savoir
L’aventure de la conscience commence, tel le roman de Melville dans le port de Nantucket, par une procédure d’équipement du lecteur : dans son Introduction, l’auteur l’initie aux concepts principaux qui vont labourer jusqu’aux dernières lignes la mer immense de l’expérience du monde, soulignés dans le manuscrit et imprimés en caractères espacés : conscience, certitude, connaissance, vérité, objet, concept, vérification, phénomène, savoir, figure, développement.
Il faut l’équiper, et le prévenir ce faisant que le voyage sera long, miné et menacé par des doutes croissants, désespérant. Il faut que le lecteur sache, avant de continuer, que ce désespoir est précisément l’ange du mouvement. C’est pourquoi l’Introduction n’est pas la Préface, écrite après coup, et qui ne fait que parler du commencement en philosophie pour les lecteurs contemporains habitués à d’autres commencements, ni une vérification statique préalable des instruments conceptuels, mais, déjà, l’embarquement et le départ. Contrairement au mot français « désespoir », l’allemand Verzweiflung fait paradoxalement de l’angoisse de celui qui part, comme exacerbation de son doute (Zweifel), un moyen de conquérir la confiance et de ne pas renoncer à la conquête de la vérité — en un mot le principe moteur. Il se pourrait bien que le précepteur Hegel ait utilisé avec ses pupilles à Berne et Francfort le manuel éducatif de Joachim Heinrich Campe, construit rationnellement autour du récit de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, où sont évoqués les doutes et les murmures de l’équipage. L’humanité porteuse de l’esprit qui intéresse Hegel n’est pas celle du seul philosophe revenu des périples, commentant de temps à autre en voix off les épisodes du voyage : c’est celle qui séjourne dans les fonds de cale de la chose même, au premier sens donné par Hegel à l’expression35.
Si les métaphores maritimes ou héroïques n’ont pas manqué pour décrire la Phénoménologie, et si le long parcours est riche de scènes frappantes, le mouvement décrit est toutefois essentiellement induit par un désir philosophique du vrai, dans des processus « conscientiels » structurés logiquement, dont les moments paraissent éminemment abstraits. L’enchaînement des énoncés se perçoit de loin comme une lancinante répétition, qui n’est que l’apparence de la navigation patiente vers la terre promise du système. Et le lecteur qui embarque doit se faire à ce bruit de fond, au roulis de la pensée dialectique. Épouser, comme disait le philosophe Gérard Lebrun, « la patience du concept36 ». Et même l’enchaînement des titres de chapitres, qui marquent les principales étapes du voyage, peut sembler encalminé dans la répétition, entre le « j’en suis sûr et certain » de l’apôtre du sensible et le « je le sais absolument » du savoir absolu…
La progression a un point de départ qui est aussi son schéma de fonctionnement. La conscience naturelle, comme savoir (sans intermédiaire) d’un être qui lui fait face — d’un objet — a pour cet objet un concept du vrai, sur lequel elle fonde sa certitude (Gewissheit). Et cette certitude est celle du Thomas de l’Évangile : elle croit que cet être est parce qu’elle le voit avec ses sens et ne doute pas de ces sensations. Cette certitude sensible (c’est le titre du chapitre I) est le premier des moments du savoir conscient qui s’expriment dans ce que Hegel appelle des figures de la conscience. La figure est chaque fois la totalité de la conscience et de son concept du vrai à un moment donné du développement de sa quête. Ce concept correspond au point où elle en est de son voyage vers le Savoir absolu (das absolute Wissen)37. Une fois qu’elle l’a énoncé, elle procède alors à la vérification de l’adéquation de ce concept du vrai à l’objet qui lui fait face. « Concept », notons-le, se dit en allemand Begriff, et connote directement la saisie, la compréhension comme captation, préhension.
La deuxième figure de la conscience porte plus explicitement encore ce sens quasi concret. Il s’agit de la perception, dont l’objet est la chose porteuse d’un nom correspondant à ses diverses qualités : elle a un concept du vrai qui est la négation du concept défendu par la figure précédente, la certitude sensible. La troisième figure est l’entendement (der Verstand) dont l’objet et le concept est la force (au sens de la physique classique), soit la négation du concept du vrai défendu par la perception. Et ainsi de suite, mais de façon de plus en plus complexe, car ce qui est nié, dépassé et aboli est toujours conservé-en-tant-que-nié, ou plus exactement intériorisé.
Mais ce processus de dévoilement par négation puis négation de la négation est aussi le mouvement intérieur à l’expérience de chaque figure de la conscience vérifiant si son concept fonctionne. Dans le cas de la « certitude sensible », les objets ici, maintenant et ça posés comme « être en soi singulier » par la conscience qui croit énoncer ainsi la vérité de son objet s’avèrent être des être-en-soi non pas singuliers, mais universels. La conscience pose alors comme étant le vrai l’ici, le maintenant, le ça estimés vrais par un sujet (soit la négation du premier objet), lesquels s’avèrent à leur tour universels. La conscience pose alors dans un troisième temps comme étant le vrai la relation des deux moments opposés : l’ici, le maintenant et le ça montrés ou désignés, qui s’avèrent eux aussi être un en-soi universel (négation de la négation). Le premier objet de la connaissance est devenu sans concept, son premier concept est devenu sans objet. Le nouvel objet de la connaissance (la chose, l’être en soi universel) sera donc l’opposé, la négation simple du premier.
Ce qui complique encore le récit, c’est qu’à chacune des figures de la conscience (relevant d’un type déterminé de certitude et de vérité, de conviction d’avoir balayé les certitudes illusoires, dépassé le niveau phénoménal et atteint l’essence de ce qui est vraiment) correspond en général, non pas un stade de l’hominisation, mais un moment de l’histoire de la philosophie ou un type de philosophie représenté à diverses époques. Ainsi, derrière la certitude sensible du premier chapitre, qui pourrait sembler « naïve », Hegel engage d’une part une référence aux présocratiques (Héraclite, Protagoras, Parménide), d’autre part une polémique avec son contemporain Jacobi et son apologie du sentiment et de la croyance. Dans le chapitre suivant, il est en dialogue avec Locke, Spinoza et quelques autres, dont certains ont disparu de la scène. Dans le chapitre III, « Force et entendement », on croit entendre beaucoup Leibniz, un peu Herder, parfois Kant et Hume, et même Heidegger. Et dans la partie « Conscience de soi », certaines philosophies sont explicitement nommées, après des développements qui sont implicitement en dialogue avec Kant et Fichte. Si l’on peut reconstruire un algorithme logique « anonyme » à l’horizon des expériences de la conscience, celle-ci dialogue, sans jamais nommer les protagonistes principaux, avec l’histoire de la philosophie, et plus généralement avec l’histoire du savoir reprise rétrospectivement. Sur cet horizon, la Préface rédigée après coup est beaucoup plus explicite, et nettement plus polémique que la Phénoménologie proprement dite, qui d’une certaine façon, et comme par définition, ne devrait jamais céder aux bouffées d’humeur…
On ne s’étonne donc pas que de nombreuses lectures de la Phénoménologie en aient traqué l’architecture interne sans jamais parvenir à y observer, malgré l’apparente simplicité et la répétitivité de la procédure, un ordre homogène où se seraient tressées logique, histoire des sciences, histoire de la philosophie, histoire des hommes, psychologie critique de la conscience, voire construction métaphysique. L’histoire de la réception de la Phénoménologie est une longue complainte autour d’un sentiment d’hétérogénéité, voire de désordre, qui contraste avec l’apparente sérénité des grands rangements dialectiques du système développé dix ans plus tard par Hegel dans l’Encyclopédie, puis redéveloppé devant les étudiants dans les cours sur la philosophie de l’histoire, de la religion ou de l’art. Reprenant un instant la méthode phénoménologique, on peut même se demander si cette systématicité ultérieure n’est pas, bien qu’annoncée dès le départ, la négation simple de la négation première que constituait la déconstruction phénoménologique de la tradition philosophique occidentale.
Ce que cette déploration des premiers lecteurs révèle cependant comme un symptôme, longuement analysé comme tel dans la Préface, c’est la difficulté de la plupart des philosophes à sortir du face-à-face ordinaire de la conscience commune entre sujet et objet, à comprendre que l’esprit n’est adéquat à son concept de sujet libre, ou, si l’on veut, n’est ce qu’il est que si et quand il s’objective dans un monde devenant sujet, mais sujet plein — c’est-à-dire lorsqu’il quitte en apparence les itinéraires et les présentations classiques de la philosophie. L’envahissement précoce du livre, dès le chapitre IV, par la vie et l’histoire du monde réel, ce que Hegel appelle l’« effectivation par lui-même de l’esprit », ne s’explique pas par des difficultés de rédaction ou des contradictions de la démarche, mais avant tout par une conviction « moniste » essentielle qui donne une puissance anthropologique considérable à toute une série de développements devenus autant de chants de ralliement pour la communauté progressiste parlant au nom de l’individu universel (autre nom de l’esprit pour Hegel), à côté de l’Éthique de Spinoza, de L’Interprétation des rêves de Freud ou du Capital de Marx. Toute la masse profuse de la Phénoménologie exhibe à sa manière non tabulaire à la fois l’unité du Tout diffus et le caractère systématique, malgré les apparences, de son propre ouvrage. En allemand, le paradigme de l’œuvre réunit tout cela : un livre ou ouvrage (ein Werk), la réalité effective (die Wirklichkeit), l’effectivation (die Verwirklichung ou dasWerk).
Hegel a bien placé au début du livre, comme font les autres, une table des matières (l’allemand dit plus justement : « Contenu »), dans laquelle il s’applique à structurer l’ensemble selon un principe trilogique, dont la Conscience directe est le grand A, la Conscience de soi le grand B, le grand C déployant un ensemble anonyme comportant quatre moments : raison (AA), esprit (BB) religion (CC), enfin, plutôt en position formelle de conclusion, savoir absolu (DD). Plusieurs de ces ensembles se subdivisent eux-mêmes à leur tour de manière trilogique. Mais la masse respective inégale des différentes parties déforme ce schéma. De la même façon qu’on ne résume pas la Phénoménologie, ni même la philosophie en général, on ne la met pas en tableau. Hegel n’a cessé de dénoncer comme un symptôme pathologique la demande de présentations tabulaires du savoir : il la vilipende dans sa Préface.
Il faut donc suivre la conscience dans le mouvement de ses expériences successives, séjourner avec elle dans l’illusion et parfois même jouer à faire comme si l’on partageait son ignorance, malgré la présence, souvent rappelée par un « pour nous » ou « en soi »38, du fantôme de l’auteur signalant au lecteur le point où l’on en est vraiment sur la route du savoir absolu.
On parcourt assez vite l’itinéraire de la conscience proprement dite. Dans les trois premiers chapitres, elle passe des illusions d’un savoir du vrai très primitif, celui de la certitude sensible, à peine capable d’exprimer sa vérité autrement que dans les monosyllabes du genre « ça », « là » ou « moi », à l’illusion plus pernicieuse d’un savoir du vrai identifié (par un jeu de mots sur Wahrnehmung : littéralement, la « capture du vrai ») à la perception des objets désignés comme choses par des noms particuliers, c’est-à-dire par des catégories universelles qui impliquent déjà, sans que la conscience le sache, le travail du discours de l’entendement ; puis elle se jette dans la troisième illusion de la conscience convaincue de comprendre enfin le cœur des choses du monde qui se tient face à elle, dans le concept scientifique de force, tel que le contrôle la faculté nommée entendement (soit en allemand Verstand, qui connote immédiatement le verbe verstehen, « comprendre »). Face au règne invisible et universel des forces, des lois et du monde suprasensible, la conscience comme simple entendement s’imagine avoir déniché le talisman du savoir de ce qui est en soi, alors même que son examen vérificateur révèle qu’elle stagne dans l’indépassable va-et-vient tautologique d’un faux dépassement du fini, et que ce qui lui fait face comme une réalité « à même soi » n’est en fait qu’elle-même.
La vérité de cette expérience apparaît de manière développée au chapitre IV, dans le moment suivant, qui déploie la dialectique de la vie, de la mort et du désir, soit celle qui concerne substantiellement le Soi-même (l’identité subjective) reconnu à la fin du chapitre III, avant de la développer dans la dialectique du dominant et de l’asservi longtemps appelée « dialectique du maître et de l’esclave », dont les référents historiques sont absorbés ici par un effort d’abstraction intense autour de la notion de liberté et de reconnaissance mutuelle. Et, comme pour abolir la tentation d’interpréter le face-à-face de ces deux sujets dans un sens historique moderne, Hegel s’engage ensuite dans l’examen de trois tentatives philosophiques anciennes, historiquement déterminées, de penser la vie, la mort, et le malheur de l’aliénation : le stoïcisme, le scepticisme et le christianisme de la conscience pieuse. Aucune de ces attitudes ne parvient à dépasser la scission dont souffre la conscience malheureuse, condamnée comme l’entendement à stagner dans le face-à-face d’un Soi-même inessentiel et d’une Essence inaccessible au soi. Il faut encore un long travail avant les retrouvailles de l’esprit avec lui-même. Mais « en soi », ou « pour nous », la conscience malheureuse, sans le savoir, est déjà sortie du malheur.
Ce long travail s’annonce à la fin du chapitre IV et occupe l’ensemble du chapitre V, dans lequel la conscience, qui est aussi et désormais conscience de soi, se tourne, de plus en plus agissante, vers le monde avec la conviction que ce qui est (das Sein) est sien (sein ist). Tout le chapitre est habité par ce jeu de mots pédagogiquement fort utile. La Raison n’est pas le simple entendement, encore borné par l’illusion d’un être-en-soi extérieur à lui. L’entendement — c’est un comble — devient même peu à peu dans la Phénoménologie une catégorie polémique, négative, péjorative, synonyme d’illusion ou de tromperie. La pensée elle-même (der Gedanke, au sens de notion singulière propre à l’entendement) devient un bibelot de cette illusion. La raison (Vernunft), qui abolit la prétention de l’entendement à être savoir absolu, c’est l’esprit comme identité de la substance et du sujet prise dans le long travail de clarification et de production de cette identité. Elle commence par reconnaître39 cette identité dans le monde extérieur en se contentant d’observer la nature, selon une posture apparemment objective qui débouche pourtant sur des propositions quasi absurdes, du genre « l’être de l’esprit est un os40 ». Puis elle franchit le pas décisif de l’initiative subjective pratique : elle agit, fait quelque chose pour se rendre elle-même effective dans le grand ouvrage commun, frôlant la folie dans l’infatuation de la Loi du cœur, et accède enfin au dernier moment de la Raison qui n’est que raison dans l’univers social, politique, économique, culturel, etc., où elle s’exprime comme esprit de la Cause universelle continuellement prise dans un processus de production générale (l’œuvre de tous et de chacun), y compris dans les pratiques individuelles apparemment les moins collectives, voire les plus égoïstes (la Chose elle-même, avec un grand C). Puis, franchissant un pas de plus, la raison entreprend de dicter elle-même les lois des hommes, voire, au comble de la prétention, d’en examiner la vérité.
Il pourrait sembler alors qu’on est parvenu à un terme, à un but visé depuis l’origine. Or on est encore loin de cela. Malgré l’identité apparente de ce qui est et de la raison (de la conscience et de son objet), la contradiction guette encore toutes ces présomptions. Quand la raison prétend dire le vrai de la loi des hommes, c’en est même presque fini de la loi, du moins au sens de substance éthique qu’examine ensuite le chapitre de l’esprit proprement dit (chapitre VI). Dans un mouvement de bascule d’une intelligence ravageuse, Hegel reprend donc la question de la loi à son début, dans le conflit de la loi divine qu’Antigone a la conviction intime de défendre, et de la loi humaine que Créon lui oppose tragiquement. Commence alors une longue remontée historico-spéculative, qui part de l’univers mythique des Grecs et suit la réalité antique (la vie des hommes, des femmes, des enfants et des « jeunes gens ») jusqu’aux débuts du christianisme dans le monde romain, où se met en place la catégorie juridique de personne, liée à la propriété, qui marque la fin du moment antique. Cette première phase est le moment du règne de l’ethos, de l’esprit vrai, dont le caractère substantiel se problématise de plus en plus, qui n’est donc que vrai, sans avoir la certitude de cette vérité.
Cet univers éthique rencontre dans l’histoire de l’Europe occidentale (en réalité, il l’a toujours eu quelque part face à lui) le phénomène nommé « culture », Bildung, c’est-à-dire aussi « formation » ou « éducation », dans lequel l’humanité du monde germanique, autre nom chez Hegel de chrétien, décide elle-même de ce qui doit devenir sa substance morale et politique, au sens fort du terme : une sorte de réflexe spirituel plus fort et immédiat que la réflexion intelligente. La culture est un monde, le monde historique dans lequel s’affrontent la croyance religieuse et l’intelligence pure, en un combat qui s’achève par le triomphe des Lumières — mais un triomphe fatal et terrible qui est celui de la Liberté absolue dans la Terreur (quand Hegel travaille à la Phénoménologie, il y a seulement dix ans que Robespierre a été guillotiné). Parvenu à ce moment historique si proche, et à l’expression de sa vérité dans la philosophie kantienne de la moralité (l’esprit qui cette fois est certain de sa vérité), on pourrait de nouveau croire que le but, le savoir absolu, est atteint ou presque, que le dépassement (la négation déterminée) du moment kantien — dans de longues analyses critiques de son inconséquence — est déjà en soi le passage au savoir absolu, après l’échec de la belle âme qui s’en inspirait…
Or, une fois de plus, il n’en est rien ! « Patience », semble dire le guide philosophe à son lecteur. Plus de cent pages sont alors consacrées, dans le chapitre VII, à la religion, en ce qu’elle développe de manière exemplaire, et proprement spirituelle, la dialectique phénoménologique, mais dans un univers mental qui demeure celui de la représentation privée du concept : au moment religieux dit naturel (lui-même développé avec ses trois temps : culte de la lumière abstraite, totémisme animal, construction d’édifices) succède le moment non naturel de l’art (de l’artifice niant peu à peu la seule nature et progressant vers la spiritualité du chant religieux d’une communauté), auquel succède le moment chrétien de la religion dite manifeste (ou purement religieuse), qui achève la dialectique de l’esprit en réconciliant sa présence naturelle (celle du fils) et sa présence spirituelle (celle du père).
On pourrait dès lors penser que l’ancien séminariste protestant a enfin, contre Kant et face au danger mortel que la philosophie critique représente pour la religion, subsumé sous l’autorité de celle-ci la totalité du savoir et de l’expérience humaine, réconcilié humblement la philosophie avec l’autorité de la religion. Mais c’est la philosophie qui reprend la parole et prononce le dernier mot, dans le chapitre VIII, celui du « savoir absolu », catégorie ultime qu’il faut entendre dans plusieurs sens indistinctement cumulés. Le premier est le sens quasi trivial du verbe wissen modalisé par l’adverbe absolut (un mot étranger en allemand, un peu distinct de unbedingt), celui d’un savoir immédiat dont on est absolument sûr. L’autre sens, plus endogène dans la Phénoménologie, désigne un savoir affranchi de toute contingence naturelle et de tout artefact intellectuel, tel qu’il devait être exposé dans la deuxième partie annoncée par le titre et rappelée dans la longue Préface que Hegel rédigea d’un trait, après avoir relu sur épreuves son opus achevé. Le style de cette préface diffère sensiblement de celui de l’ensemble : l’écriture sonne plus libre et Schelling y est davantage visé que Kant, comme si le livre achevé avait réglé la question kantienne. Mais cette libération se perçoit déjà dans les dernières pages du dernier chapitre. La Phénoménologie s’achève comme LaDivine Comédie, dans une envolée lyrique, par un hymne — non pas à l’amour qui meut le ciel et les étoiles, mais au savoir absolu qui a triomphé des erreurs et des périls de l’histoire comme d’autant de nécessités, et qui laisse derrière lui, pour s’ouvrir à l’infinité, les restes ossifiés des moments abolis de sa longue manifestation phénoménale. Il y a quelque chose de religieux dans le dernier alinéa, un ton qui rappelle celui des quelques prêches conservés des années de Hegel au Stift41. Mais les mots choisis depuis le début font jusqu’à la fin la preuve de leur justesse : la longue épiphanie immanente (Erscheinung) du savoir absolu n’est pas une apocalypse johannique (Offenbarung) révélant enfin le vrai comme dans le miracle d’une intuition intellectuelle immédiate « à la Schelling ». Les deux vers empruntés à Schiller pour conclure la péroraison, en rappelant toute l’histoire humaine, sont plus maçonniques que chrétiens : ils signifient la joie du passage définitif à la philosophie. Et la confirmation du langage qui doit être maintenant le sien. Dans toute cette histoire, une parole philosophique est née.
L’idiome
Le ton de cette péroraison résonne souvent dans la Préface, mais aussi dès les premiers chapitres, comme dans plusieurs passages ultérieurs de la Phénoménologie. Et l’on peut se demander avec quelle émotion nostalgique, relisant quelque temps avant sa mort, pour les corriger avant réimpression, les 37 premières pages de son premier grand livre, Hegel a pu regretter de n’avoir plus jamais, après la Phénoménologie, fait chanter la puissance de cette prose. Toutes les œuvres ultérieures, à l’exception de la Logique, ont été découpées en paragraphes numérotés, plus didactiques que poétiques, peu propices à des enchaînements de belle écriture. Il faut attendre l’édition posthume des cours professés à l’université de Berlin, pour retrouver — mais rédigées par ses anciens étudiants — des pages aussi toniques : on songe, par exemple, en lisant certains développements des Cours d’esthétique, que leur rédacteur posthume Hotho y mimait aussi les énoncés dynamiques de 1807. Certains passages de la Phénoménologie, en rupture soudaine avec la rumination dialectique de concepts dépouillés d’horizon imaginaire, se signalent par une vigueur polémique brutale, ou à l’inverse par des traits emphatiques, voire par des impromptus quasi poétiques qui invitent les traducteurs au respect de leur tonalité et justifient par intermittence la qualification poétique répétée de cet opus comme roman d’apprentissage, longue saga de la conscience occidentale ou épopée du savoir absolu. L’absence quasi radicale de notes, guillemets et autres repères philologiques conforte le lecteur dans la conviction que ce texte peut, voire doit aussi être lu selon sa cadence intérieure, ou si l’on veut, dans le mouvement de sa nature vivante, avant l’écorchage et les interventions du scalpel académique.
L’abondance et l’importance des concepts construits avec ce que les informaticiens appellent les mots vides de la langue (les pronoms, adjectifs démonstratifs, possessifs, prépositions, conjonctions, etc.), associées au retour apparemment infini de couples de concepts antagoniques suggèrent, il est vrai, un paysage binaire de basses continues sur la partition d’une mélopée intérieure. Hegel tourne le dos le plus souvent aux procédures ordinaires de la clarté et de la séduction : il ne donne pas d’exemples, ne réexplique pas ce qu’il veut dire, ne joue pas des variations. Mais cette parole simplifiée se construit selon la loi propre de la chose même, au cœur d’une langue commune à l’auteur et à ses lecteurs : elle en exhibe une ressource spéculative que le traducteur doit à son tour rechercher dans sa propre écriture.
La perception de cette dimension du texte implique et ne saurait précéder le travail de l’entendement : en ce sens, toutes les analyses proposées dans des essais spécifiques, des notes, voire des gloses intégrées par les traducteurs, contribuent à la possibilité d’une traduction soucieuse de ne pas sacrifier la rigueur conceptuelle à la fluidité syntaxique et à l’intention philosophique elle-même.
Car c’est le ductus verbal qui le plus souvent, avec sa force propre, potentialisée par un système d’échos sémantiques plus riche qu’il n’y paraît, tire le texte vers l’avant malgré le poids de la substance spéculative et la masse des références aux philosophies labourées entre 1795 et 1805. La Phénoménologiede l’esprit est de ce fait un livre qui ne se prête à aucun résumé efficace, à aucun tableau, et où les tentatives de découpage en parties et sous-parties coiffées de titres descriptifs ont donné lieu — symptôme révélateur — à des variations et contradictions significatives, souvent tributaires des divergences dans l’interprétation.
Le lecteur n’en déplore que plus souvent l’inévitable disparition des indications prosodiques fournies par les intonations de la voix, intérieure ou cathédrale, de l’auteur. Que de fois, par exemple, il se demande si le pronom subjectif « nous » est un pronom souligné par l’insistance d’un accent qui l’opposerait aux autres, ou un quasi synonyme de « on ». L’économie du syntagme allemand s’appuie sur des effets de nature prosodique, objectivement perdus pour le lecteur de langue allemande, mais inconsciemment restaurés.
La langue allemande, et ce que Hegel y puise ou crée, assiste elle-même en permanence la lecture de la Phénoménologie par un soutien intime du discours tenu, qui ne peut être reproduit dans les traductions. Aux atouts topographiques de sa syntaxe, qui enchaîne, grâce aux déclinaisons, les énoncés logiques selon un dispositif adéquat, permettant de ne jamais lâcher le fil, s’ajoute en particulier le rayonnement permanent du réseau sémantique profond, que les traductions détruisent partiellement.
Nous avons évoqué un exemple de ce soutien mental dans le paradigme majeur du savoir, en allemand wissen, das Wissen (savoir, le savoir), qui demeure explicitement présent dans le mot qui dit la certitude et le certain (Gewissheit, gewiss), dans celui qui dit la conscience et le conscient (Bewusstsein, bewusst), dans celui qui dit la conviction morale (dasGewissen), ou encore dans celui qui dit la science et le scientifique (die Wissenschaft, wissenschaftlich). La dispersion du paradigme en français, où les radicaux, en outre, sont le plus souvent devenus impossibles à repérer, introduit un peu de variation sonore, mais contraint le lecteur, quand elle ne l’égare pas, à des opérations inconscientes de reconstitution de l’unité sémantique. Dans le cas du savoir, les concepts allemands sont différenciés par des facteurs morphologiques qui convoquent en permanence leur relation spéculative et leur position dans le développement dialectique (préfixe, suffixe, forme verbale active ou passive, etc.), tandis qu’en français, certitude, savoir, conscience ou science sont différenciés par des radicaux comportant chacun virtuellement le sens des autres. Nous avons aussi évoqué ci-dessus la signification centrale et les connotations intraduisibles de erfahren et Erfahrung. D’autres paradigmes essentiels de la démarche phénoménologique sont concernés, en premier lieu celui de l’apparence (Schein, scheinen) et du phénomène (Erscheinung, erscheinen…), dont la langue française, naviguant entre l’apparition, le phénomène et la manifestation, a tendance à faire une sorte de donnée objective fortement soutenue par l’absence de forme verbale correspondante. L’idiome philosophique de Hegel, déjà simplifié pour coller aux moments logiques, se trouve ainsi resserré par un magnétisme lexical interne qui affecte tous ses champs essentiels.
À l’inverse, d’autres concepts jouissent d’une singularité radicale et ne sont parasités par rien, contrairement à ce qui se passe pour leurs équivalents français. Si « devenir » convoque inconsciemment dans la langue française des nuances différenciées (venir, advenir, survenir, revenir, etc.), le verbe allemand werden, si important chez Hegel, jouit d’une puissance sémantique exclusive et d’une simplicité essentielle. En revanche, l’allemand distingue le Selbst du Sich, là où le français a, en général, recours dans les deux cas au « soi », en perdant le paradigme de l’identité. Et l’opposition fondamentale de Sein et Wesen bute en français sur une distribution sémantique qui perturbe la traduction : bien souvent, on serait tenté de traduire Wesen par le substantif français « être », dès lors que ce substantif possède un statut d’« entité » plus ordinaire que le français « essence », conventionnellement retenu. Pour éviter les confusions, le traducteur français use parfois de la majuscule à l’initiale d’une notion, au risque de la sacraliser à l’excès.
L’un des exemples historiques de difficulté ainsi résolue en fançais est celui de la traduction du mot de passe hégélien die Sache selbst. Il désigne dans la langue courante, dans les premières lignes de l’Introduction, et surtout dans la Préface, « la chose même » — entendons, ce qui est vraiment en question dans ce dont nous sommes en train de nous occuper, par opposition à ce qui n’est pas directement celle-ci, mais un aspect périphérique qui en distrait, voire en détourne. Ce concept nominal est l’emblème du sérieux et de la précision dans le discours sur un objet. Or c’est cette même expression que Hegel utilise dans la dernière partie du chapitre sur la Raison, pour désigner globalement une réalité anthropologique globale aux contours vagues, en jouant sur une diversification du substantif Sache. « Die Sache selbst » est à la fois la Cause que certains hommes défendent consciemment (la cosa nostra), la grande affaire commune à laquelle le plus grand nombre s’active, y compris quand les acteurs pensent n’agir que pour leur seul intérêt, mais aussi le niveau social, économique, politique et culturel du travail de la Raison : bref, ce qu’on pourrait appeler en argot le « grand machin » dans lequel nous passons notre vie et auquel, en tout ce que nous faisons, y compris contre lui, nous contribuons. Mais dès lors que die Sache convoque en outre une parenté et une différence immédiate avec das Ding (« la chose ordinaire », au sens du latin res), pour signifier une chose qui appartient à un sujet, et que cette parenté a une valeur spéculative importante, qui rouvre la dialectique de la conscience naturelle dans l’expérience de la perception42, il était impossible de différencier la traduction des deux termes autrement que par une majuscule incongrue.
Les traductions les plus habiles ne contourneront jamais l’écueil de ces pertes et ajouts nocifs, et leur lecteur francophone ne sera pas aidé en permanence par le réseau de la dialectique spontanée du langage, comme c’est le cas plus qu’ailleurs dans un livre qui donne la parole à la conscience naturelle (laquelle s’exprime toujours dans une langue « native », en l’espèce un allemand légèrement souabisé). Ce constat est une raison supplémentaire de ne pas ajouter au déficits inévitables les effets de certaines solutions exogènes qui fétichisent le statut de notions relativement simples. C’est pourquoi, par exemple, nous n’avons pas traduit l’ordinaire anschauen par le néologisme savant « intuitionner » en adaptant le concept d’intuition (traduction conventionnelle de Anschauung), mais avons repris le verbe « contempler » dans sa signification simple de regard attentif porté sur un objet. Et nous avons limité la néologisation à la traduction du verbe vermitteln (mettre en communication, transmettre) par « intermédier », en conservant la « médiation », mais en fuyant l’affreux « médiatiser », que parasite par ailleurs le lexique « médiatique ».
Une autre tentation est celle de la périphrase. En 1991, il nous semblait nécessaire de rendre à la Sittlichkeit son sens ordinaire de « souci objectif des bonnes mœurs et de la coutume », solution un peu longue, handicapée par sa nécessaire répétition, dès lors qu’on ne peut utiliser le concept de moralité, mobilisé par la Moralität dans le sous-chapitre consacré à la morale kantienne. Nous en avons limité ici l’usage et réintroduit l’adjectif « éthique » dans les traductions de Sittlichkeit et de l’adjectif sittlich, en espérant que le lecteur y reconnaîtra le radical grec de l’ethos, à rebours du sens perverti des emplois actuels du mot « éthique », très éloigné de ce que désigne Hegel, chez qui l’éthique n’a surtout pas besoin de comité ni d’experts !
En revanche, nous avons persévéré dans la réactivation du verbe transitif « étranger », tombé en désuétude depuis le milieu du XIXe siècle, mais encore tout à fait parlant pour traduire simplement le verbe allemand entfremden, en réservant « aliéner » pour entäussern, qui a un sens plus juridique, et surtout nous avons conservé « abolir » pour aufheben. Nul besoin de néologisme-glose chez Hegel pour signifier que la négation est productive. L’effort mental demandé au lecteur confronté à ce mot n’est pas différent de celui qu’il doit fournir en permanence face à tous les termes hégéliens dont une connotation annexe est perdue. Si Hegel se donne la peine, dans une remarque souvent citée et sollicitée43, de signaler que parfois le verbe aufheben a aussi le sens positif de « mettre de côté ou à l’écart » et donc de « conserver », c’est sur la toile de fond d’un emploi obstinément négatif dans son propre discours, associé à ce qu’il appelle une « négation déterminée ». On conçoit mal ce que pourrait signifier d’autre l’abolition de l’abolition, « die Aufhebung der Aufhebung », si ce n’était d’abord une négation de la négation.
On est au demeurant étonné de constater le très petit nombre des occurrences de ce fétiche verbal répertoriées dans le seul index hégélien existant à ce jour44, où l’on observe précisément les rappels que Hegel dut faire parfois pour signaler que, malgré le sens majeur auquel il l’emploie, cette négation ne débouchait jamais sur un néant. De la même façon, il emploie souvent des formules du genre « le disparaître est un demeurer », sans qu’il faille pour autant inventer un néologisme pour traduire verschwinden chez Hegel en exhibant formellement ce paradoxe. Jamais, du reste, ne se présente une seule occurrence où, postulant une lecture positive du verbe, il devrait en signaler accessoirement la négativité. Si Jean Hyppolite, suivi en cela par Bernard Bourgeois, traduit le verbe par « supprimer », c’est en raison de l’évidence de ce que dit aussi le proverbe courant pour parler d’une dette : « Aufgeschoben ist nicht aufgehoben», « le report d’un engagement ne signifie pas qu’il est aboli ».
Les discussions sur tous ces termes exhibent régulièrement comme un symptôme l’incidence mutuelle, décisive chez Hegel, du parler et du penser. Mais elles répondent aussi indirectement à la question de l’influence « effective » (Wirkung) de la philosophie hégélienne, et en particulier à celle de la Phénoménologie. Malgré sa réception contemporaine difficile et la relativisation de son importance par Hegel lui-même, malgré le poids considérable de l’Encyclopédie, de la Logique et des cours de Berlin, la Phénoménologie demeure la référence intime de bien des penseurs des XIXe et XXe siècles. Le jeune Marx lui faisait déjà un sort particulier, notamment autour de la notion d’Entfremdung (un sentiment d’étrangement dont il explique qu’il s’agit en réalité d’une aliénation économico-sociale). Plus généralement, les anthropologues, au sens large, ont reconnu dans la Phénoménologie la première grande théorisation dynamique des pratiques innombrables et parentes de l’espèce humaine, dans un langage spéculatif qui pour pouvoir en parler librement arrachait le discours aux idiomes de l’opinion et aux téléologies politiques, voire se définissait comme scientifique. Claude Lévi-Strauss, Michel Foucault, Jacques Derrida, Jean-Pierre Vernant, mais aussi Max Scheler, Adorno, Horkheimer et bien d’autres, dont Ortega y Gasset, et bien sûr Sigmund Freud, pour ne citer qu’eux, ont une dette intime à l’égard de ce livre et en particulier de l’idiome nécessaire et fascinant dans lequel il est produit.
La corporation philosophique s’en est, il est vrai, départie, si tant est qu’elle s’y soit réessayée. Heidegger — grand lecteur et commentateur de la Phénoménologie — a créé son propre idiome, de manière comparable, mais plus artificielle. Les philosophes de langue allemande ont gardé ou repris l’usage d’une langue fortement enrichie par le lexique gréco-romain et ses dérivés français et anglais, fonctionnant dans ce qu’on peut appeler une « moyenne sémantique », menacée par la pauvreté de l’anglais philosophique globalisé des causeries et colloques. Il est vrai qu’on observe chez Husserl un jeu permanent avec les deux registres, toujours lié au désir de décrire avec précision des phénomènes infinitésimaux difficilement approchés par les lexiques exclusifs de l’une ou l’autre espèce. Si l’aventure intellectuelle de la Phénoménologie de l’esprit est datée, ce n’est pas des années 1800-1807, mais d’un cycle beaucoup plus vaste dont, deux siècles plus tard, nous ne sommes pas vraiment sortis, et où la langue allemande demeure celle de la philosophie. On peut même prédire, paradoxalement, que la singularité langagière de ce livre contribuera à le garder, plus longtemps que d’autres, des abolitions et dépassements prématurés, sans qu’il soit mis de côté dans les placards des académies.
Jean-Pierre LEFEBVRE
1 Jean Wahl, Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, Paris, Rieder, 1929.
2 Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie de l’esprit professées de 1933 à 1939 à l’École des hautes études, réunies et publiées par Raymond Queneau, Gallimard, 1947.
3 Jean Hyppolite, Genèse et structure de la Phénoménologie de l’esprit, Aubier, 1946, 2 vol.
4 Prospectus vraisemblablement rédigé par Hegel pour les pages d’annonces de l’Allgemeine Literatur Zeitung du 25 novembre 1807 (Hegel, Gesammelte Werke, t. IX : Phänomenologie des Geistes, Hambourg, Felix Meiner Verlag, 1980, p. 446). Hegel était le rédacteur de ce journal.
5 Sur les débuts de Hegel, et plus généralement sur l’ensemble de sa vie et de son œuvre, on ne saurait trop recommander la lecture de Vie de Hegel, par Karl Rosenkranz, traduit de l’allemand, présenté et annoté par Pierre Osmo, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 2004. La traduction contient par ailleurs une Apologie de Hegel contre le docteur Haym parue en 1858, quatorze ans après la biographie proprement dite. Karl Rosenkranz avait été l’étudiant, puis l’ami de Hegel, et possédait pour la rédaction de ses ouvrages un nombre important de manuscrits de son fonds posthume, qui ont disparu depuis. La Vie de Hegel, parue en 1844, constituait le point d’orgue de l’édition des œuvres de Hegel entreprise entre 1832 et 1845. La très longue présentation de Pierre Osmo est par ailleurs une bonne introduction à l’histoire de l’hégélianisme au XIXe siècle.
6 On parle aussi de Hölderlin.
7 Voir « Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand », in Friedrich Hölderlin, Fragments de poétique, édition bilingue de Jean-François Courtine, Imprimerie nationale, « La Salamandre », 2006, p. 163.
8 Les deux essais y portent les titres La Vie de Jésus et La Positivité de la religion chrétienne.
9 À la fin de novembre 1797 s’ouvrit le congrès de Rastatt, consacrant la cession à la France de la rive gauche du Rhin.
10 Les principales notions évoquées dans cette Présentation font l’objet d’une définition plus précise dans le Glossaire donné en fin de volume.
11 Ce pamphlet progressiste contre la domination du pays vaudois par l’oligarchie bernoise avait été publié à Paris en 1793. Hegel l’intitule Vertrauliche Briefe über das vormalige staatsrechtliche Verhältnis des Waadtlandes zur Stadt Bern. Eine völlige Aufdeckung der ehemaligen Oligarchie des Standes Bern. Quand il paraît en 1798, le pays de Vaud a été occupé par les troupes françaises du général Brune. Voir Jacques D’Hondt, Hegel, Calmann-Lévy, 1998, p. 141.
12 Gesammelte Werke, t. I : Frühe Schriften, Hambourg, Felix Meiner Verlag, 1989, p. 419-427. Ces pages ont également été publiées par Herman Nohl dans les Theologische Jugendschriften. Elles sont datées par Karl Rosenkranz du 14 septembre 1800.
13 Citée par Karl Rosenkranz, Vie de Hegel, op. cit., p. 266.
14 Traduction française par Marcel Méry, avec une longue introduction et des notes, dans un volume intitulé Premières publications (qui contient aussi l’article « Foi et savoir »), Gap, Ophrys, 1964.
15 Thèses citées par Karl Rosenkranz, Vie de Hegel, op. cit., p. 282.
16 Kritisches Journal der Philosophie, revue de philosophie publiée à Tübingen, qui paraît en six livraisons, entre janvier 1802 et mars 1803. Repris in Hegel, Gesammelte Werke, t. IV : Jenaer Kritische Schriften, Hambourg, Felix Meiner Verlag, 1968.
17 Voir Hegel, Premières publications, op. cit., p. 190-298.
18 Traduction française par Bernard Bourgeois, Vrin, 1972.
19 Voir Karl Rosenkranz, Vie de Hegel, op. cit., p. 307.
20 Vie de Hegel, op. cit., p. 311.
21 Ibid., p. 315.
22 L’une des plus caractéristiques du vocabulaire philosophique de Schelling.
23 Cité par Karl Rosenkranz, Vie de Hegel, op. cit., p. 316 et 318.
24 Cité par Karl Rosenkranz, ibid., p. 319.
25 Vie de Hegel, op. cit., p. 327.
26 Traduction française du System der Sittlichkeit, par Jacques Taminiaux, Payot, 1976.
27 Hegel, Le Premier Système : la philosophie de l’esprit, 1803-1804, traduit, présenté et annoté par Myriam Bienenstock, PUF, « Épiméthée », 1999.
28 Intitulé d’un cours professé à Iéna en 1805-1806, dans lequel Hegel pensait la relation des savoirs « réalistes » (astronomie, biologie, chimie, anthropologie) aux catégories de la logique.
29 Voir notamment l’étude de Johannes Heinrichs, Die Logik der Phänomenologie des Geistes, Bonn, Bouvier-Grundmann, 1974.
30 Voir Hegel, Préface de laPhénoménologie de l’esprit, édition bilingue, traduction, introduction et vade-mecum par Jean-Pierre Lefebvre, GF-Flammarion, 1996. Il existe également une édition bilingue de cette préface traduite et annotée par Jean Hyppolite (Aubier, 1966), et une autre encore, traduite et commentée par Bernard Bourgeois (Vrin, 1997).
31 Die Gestalt, qui désigne aussi un personnage en littérature.
32 La Phénoménologie ne se penche pas sur la vie psychique immédiate, qui, sous le nom ordinaire d’âme, est l’état de nature « primitif » de l’esprit, sans être une figure de la conscience énonçant un jugement, antérieur donc à la disjonction « conscientielle » de l’esprit en sujet et objet. L’âme est la substance psychique, l’esprit en puissance, avant l’expérience du voyage. Hegel ne s’en occupe pas ici.
33 Hegel, Gesammelte Werke, t. IX, op. cit., p. 469.
34 « Reisend erkunden » ; voir Friedrich Kluge, Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache, Berlin, De Gruyter, 1963, p. 171.
35 Voir infra, p. 44 sq.
36 Voir Gérard Lebrun, La Patience du concept. Essai sur le discours hégelien, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1972.
37 On note qu’en allemand tout cela se passe dans le même paradigme du savoir, autour du même étymon (le verbe wissen).
38 « Pour nous », philosophes installés désormais dans le savoir absolu, dans la science de ce qui est « en soi », débarrassée des illusions successives de la simple conscience.
39 Le même mot en allemand (erkennen) dit connaître et reconnaître, ce qui est bien utile ici.
40 Voir p. 282 de l’édition originale.
41 Voir Hegel, Gesammelte Werke, t. I, op. cit., p. 57-72 (« Vier Predigten »).
42 Nous avons choisi de placer la différence dans la traduction de selbst, et de traduire dans ce cas par la « Chose elle-même » en espérant que cela attire davantage l’attention sur la différence de niveau entre l’agir intéressé de chacun et ce qui se joue dans la besogne générale pour tous les acteurs du « règne animal de l’esprit ».
43 Dans la Logique. Voir, entre autres, Jean-Luc Nancy, La Remarque spéculative, Galilée, 1973.
44 Dix lignes pour aufheben. Cet index des notions fut réalisé pour l’édition en 20 volumes que publièrent les disciples de Hegel après sa mort ; il a été repris dans l’édition Glockner (Stuttgart, 1957), puis dans l’édition de poche publiée par Suhrkamp Verlag sous le titre Register (Stuttgart, 1979).