Première partie,

la
Phénoménologie de l’esprit

Bamberg & Würzburg
chez Joseph Anton Goebhardt
1807

Table des matières1

 

PRÉFACE

De la connaissance scientifique. L’élément du vrai est le concept et sa figure vraie est le système scientifique, p. VII. Point de vue actuel de l’esprit, p. VIII. Le principe n’est pas l’achèvement ; contre le formalisme, p. XV. L’absolu est sujet, p. XX, et ce qu’est ce dernier, p. XXI. L’élément du savoir, p. XXIX. La phénoménologie de l’esprit : s’élever à celui-ci, p. XXXII. La représentation et la chose connue se transforme en pensée, p. XXXVI. Et celle-ci se transforme en concept, p. XXXIX. Dans quelle mesure la phénom. de l’esprit est­elle négative et contient­elle le faux, p. XLIV. Vérité historique et vérité mathématique, p. XLVIII. Nature de la vérité philosophique et de sa méthode, p. LV. Contre le formalisme schématisant, p. LIX. Ce que requiert l’étude de la philosophie, p. LXXI. La pensée raisonnante dans son comportement négatif, p. LXXII. Dans son comportement positif ; son sujet, p. LXXIV. La pratique philosophante naturelle comme bon sens et comme génialité, p. LXXXIV. Conclusion, rapport de l’écrivain à son public, p. LXXXVIII.

 

INTRODUCTION, p. 3

 

(A) CONSCIENCE, p. 22-100.

I. La certitude sensible, le ceci et le point de vue intime, p. 22-37.

II. La perception, ou la chose et l’illusion, p. 38-58.

III. Force et entendement. Phénomène et monde suprasensible, p. 59-100.

 

(B) CONSCIENCE DE SOI, p. 101-161.

IV. La vérité de la certitude de soi, p. 101.

A. Autonomie et non-autonomie de la conscience de soi ; maîtrise et servitude, p. 114-128.

B. Liberté de la conscience de soi, p. 129-161. Le Stoïcisme, p. 131. Le Scepticisme, p. 134. Et la conscience malheureuse, p. 140.

 

(C) (AA) RAISON, p. 162-375.

V. Certitude et vérité de la raison, p. 162.

A. La raison observante, p. 174-286.

a) Observation de la nature. Décrire en général, p. 178. Caractéristiques, p. 179. Lois, p. 183. Observation de l’organique, p. 189.

α) Relation de celui-ci à l’inorganique. β) Téléologie. γ) Intérieur et extérieur, p. 198. αα) L’intérieur, p. 200. Lois de ses purs moments, de la sensibilité, etc., p. 203. L’intérieur et son extérieur, p. 208. ββ). L’intérieur et l’extérieur en tant que figure, p. 209. γγ). L’extérieur proprement dit en tant qu’intérieur et extérieur, ou l’idée organique transportée vers l’inorganique, p. 220. L’organique selon ce côté ; son genre, espèce et individualité, p. 225.

b) Observation de la conscience de soi dans sa pureté et sa relation à l’effectivité extérieure, p. 234-242. Lois logiques, p. 235, et psychologiques, p. 237.

c) Dans sa relation à l’effectivité immédiate, p. 243-286. Physiognomonie, p. 243, et phrénologie, p. 259-286.

B. Effectivation par elle-même de la conscience de soi rationnelle, p. 287.

a. Le plaisir et la nécessité, p. 298-304.

b. La loi du cœur et la folie de l’infatuation, p. 305-317.

c. La vertu et le cours du monde, p. 317-329.

C. L’individualité qui à ses propres yeux est en soi et pour soi-même réelle, p. 330.

a. Le règne animal spirituel et la tromperie, ou la Chose elle-même, p. 333-358.

b. La raison législatrice, p. 358-365.

c. La raison vérificatrice des lois, p. 365-375.

 

(BB) L’ESPRIT, p. 376-624.

VI. L’esprit, p. 376.

A. L’esprit vrai. Le souci des bonnes mœurs et de la coutume, p. 382.

a. Le monde éthique, la loi humaine et la loi divine, l’homme et la femme, p. 383-403.

b. L’action soucieuse des bonnes mœurs et de la coutume. Le savoir humain et le savoir divin, la faute et le destin, p. 403-421.

c. Le statut juridique, p. 422-428.

B. L’esprit étrangé à lui-même ; La culture, p. 429.

I. Le monde de l’esprit étrangé à soi-même, p. 434.

a. La culture et son royaume de l’effectivité, p. 435-474.

b. La croyance et l’intelligence pure, p. 474-485.

II. Les Lumières, p. 486.

a. La lutte des Lumières avec la superstition, p. 488-522.

b. La vérité des Lumières, p. 522-532.

III. La liberté absolue et la terreur, p. 533-547.

C. L’esprit certain de lui-même. La moralité, p. 548.

a. La vision morale du monde, p. 550-564.

b. Le travestissement, p. 565-581.

c. La conviction morale. La belle âme, le mal et son pardon, p. 581-624.

 

(CC) LA RELIGION, p. 625-741.

VII. La religion, p. 625.

A. La religion naturelle, p. 637.

a. La lumière, p. 640-642.

b. La plante et l’animal, p. 643-644.

c. L’artisan maître d’œuvre, p. 645-650.

B. La religion-art, p. 651.

a. L’œuvre d’art abstraite, p. 655-669.

b. L’œuvre d’art vivante, p. 669-676.

c. L’œuvre d’art spirituelle, p. 676-698.

C. La religion manifeste, p. 699-741.

 

(DD) LE SAVOIR ABSOLU, p. 742 à la fin.

VIII. Le savoir absolu.

Préface

I | Les explications qu’on a coutume de donner dans une préface, en tête d’un ouvrage, pour éclairer les fins que l’auteur s’y est proposées, les motivations qui sont les siennes — et le rapport que cet ouvrage entretient selon lui avec les autres traités antérieurs ou contemporains qui portent sur le même objet — semblent non seulement superflues s’agissant d’un ouvrage de philosophie, mais même, compte tenu de la nature de la chose, inadéquates et contraires au but poursuivi. Car quoi qu’il puisse convenir de dire dans une préface en matière de philosophie, et de quelque façon qu’on le fasse — par exemple en donnant un aperçu historique de l’intention et du point de vue global adoptés, du contenu général et des résultats obtenus, ou en produisant une combinaison d’assertions | II | et d’affirmations quant au vrai, proférées contradictoirement — tout cela ne saurait être considéré valablement comme la façon adéquate d’exposer la vérité philosophique. — C’est aussi parce que la philosophie est essentiellement dans l’élément de l’universalité qui inclut en soi le particulier, qu’elle est, davantage que les autres sciences, le lieu de cette apparence que la chose même qui l’occupe serait exprimée dans la fin visée ou dans les résultats ultimes, voire le serait dans son essence parfaite, en regard de laquelle le développement de l’exposé serait, à proprement parler, l’inessentiel. Alors que dans la représentation commune qu’on a, par exemple, de ce qu’est l’anatomie, disons, la connaissance des parties du corps considérées selon leur existence non vivante, on est bien convaincu qu’on ne possède pas encore la chose même, le contenu de cette science, et qu’il faut au contraire se mettre encore en peine de découvrir le particulier. — En outre, dans ce genre d’agrégat de connaissances, qui ne porte pas, et à bon droit, le nom de science, il n’y a pas de différence, [habituellement], entre un entretien sur la fin poursuivie et autres généralités de même espèce, et la façon historique et non conceptuelle de parler [aussi] du contenu proprement dit, de tels nerfs, de tels muscles, etc. Tandis que, dans le cas de la philosophie, on verrait surgir la disparité qui consisterait à faire usage de cette façon de procéder | III | tout en la faisant dénoncer par elle-même comme inapte à saisir la vérité.

De même, la détermination du rapport qu’une œuvre philosophique croit entretenir avec d’autres efforts engagés sur le même objet introduit un intérêt de nature étrangère et obscurcit ce qui est l’important dans la connaissance de la vérité. Aussi fermement que s’établit pour elle l’opposition du vrai et du faux, l’opinion a également coutume par ailleurs d’attendre, soit qu’on approuve, soit qu’on contredise un système philosophique donné, et de ne voir dans une déclaration et explication liminaire sur ce genre de système que l’une ou l’autre de ces positions. Elle conçoit moins la diversité de systèmes philosophiques comme le développement progressif de la vérité qu’elle ne voit dans cette diversité la seule contradiction. Le bourgeon disparaît dans l’éclosion de la floraison, et l’on pourrait dire qu’il est réfuté par celle-ci ; de la même façon le fruit dénonce la floraison comme fausse existence de la plante, et vient s’installer, au titre de la vérité de celle-ci, à la place de la fleur. Ces formes ne font pas que se distinguer les unes des autres : elles se refoulent aussi comme mutuellement incompatibles. Mais, dans le même temps, leur nature fluide en fait aussi | IV | des moments de l’unité organique au sein de laquelle non seulement elles ne s’affrontent pas contradictoirement, mais où l’une est aussi nécessaire que l’autre, et c’est cette même nécessité qui constitue seulement alors la vie du tout. Tandis que, d’une part, la contradiction portée à un système philosophique a coutume de ne pas se concevoir elle-même de cette manière, et que d’autre part, la conscience qui appréhende celui-ci ne sait généralement pas affranchir cette contradiction de son unilatéralité ou la conserver affranchie de celle-ci, ni reconnaître dans la figure de ce qui semble conflictuel et en contrariété avec soi autant de moments mutuellement nécessaires.

En demandant ce genre d’explications, de même qu’en y apportant les réponses satisfaisantes, il peut sembler qu’on s’affaire bien à l’essentiel. Où la réalité intime d’un ouvrage philosophique pourrait­elle mieux être énoncée, sinon dans les fins qu’il vise et les résultats qu’il obtient, et qu’est-ce qui permettrait de les connaître avec davantage de précision, sinon leur différence d’avec ce que le siècle a par ailleurs produit dans la même sphère ? Mais lorsque cette façon de faire est censée compter pour davantage que le début de la connaissance, pour la connaissance effective, il faut la ranger, de fait, au nombre des inventions destinées à contourner la chose même et à faire tenir ensemble ces deux choses que sont : l’apparence de la rigueur et d’efforts déployés pour l’atteindre, | V | et le fait qu’en réalité on s’en dispense complètement. — La chose même, en effet, n’est pas épuisée dans la fin qu’elle vise, mais dans le développement progressif de sa réalisation, pas plus que le résultat n’est le tout effectif : il l’est conjointement à son devenir ; la fin pour soi est la généralité non vivante, de même que la tendance n’est que la pure poussée encore privée de son effectivité, et que le résultat nu est le cadavre qui a laissé cette tendance derrière lui. De la même façon, la différenciation est bien plutôt la limite de la chose ; elle est là où la chose cesse, ou encore, elle est ce que celle-ci n’est pas. C’est pourquoi toute cette peine qu’on se donne avec la fin visée ou les résultats, ainsi qu’avec les divergences et les jugements portés sur l’un ou l’autre, est un travail plus aisé, peut-être, que ce qu’elle semble. Au lieu de s’attacher à la chose, cette façon de procéder, en effet, est toujours au-delà d’elle, au lieu d’y séjourner et de s’oublier en elle, ce genre de savoir saisit toujours autre chose, et demeure bien plutôt chez soi qu’il n’est auprès de la chose à laquelle il s’affaire et ne s’adonne à elle. — Le plus facile, s’agissant de ce qui a une teneur et une consistance pure et solide, c’est de procéder aux jugements ; il est déjà plus difficile de comprendre ; et le plus difficile de tout est de réunir jugement et compréhension, d’en produire l’exposition. | VI |

Le début de la culture et du laborieux arrachement à l’immédiateté de la vie substantielle consistera toujours nécessairement à acquérir des connaissances de principes et des points de vue universels, puis, et seulement alors, à s’élever par ce même travail jusqu’à la notion de la chose en général, et tout autant encore, à conforter ou réfuter celle-ci en avançant des raisons, à appréhender la riche plénitude concrète selon des déterminités, et à savoir émettre sur elle avis correct et jugement rigoureux. Mais ce début de la culture cédera d’abord la place au sérieux de la vie accomplie, qui introduit dans l’expérience de la chose même, et s’il vient encore s’ajouter à cela que le sérieux du concept descende jusqu’en ses profondeurs, ce genre de connaissance et de jugement conservera dans la conversation la place qui lui convient parfaitement.

La vraie figure dans laquelle la vérité existe ne peut être que le système scientifique de celle-ci. Mon propos est de collaborer à ce que la philosophie se rapproche de la forme de la science — se rapproche du but, qui est de pouvoir se défaire de son nom d’amour du savoir et d’être savoir effectif. La nécessité intérieure pour le savoir d’être science est dans la nature de celui-ci, | VII | et la seule explication satisfaisante sur ce point est l’exposition de la philosophie elle-même. Mais la nécessité extérieure, pour autant que, abstraction faite de la contingence de la personne et des dispositions individuelles, on la comprenne de manière universelle, est la même chose que la nécessité intérieure, dans la figure [et ce, dans la figure] où le temps représente l’existence de ses moments. Et la mise en évidence de ce que le temps est venu que la philosophie s’élève jusqu’à la science serait donc la seule vraie justification des tentatives qui se proposent cette fin, parce que cette justification exposerait la nécessité des tentatives qui poursuivent cette fin, et même la réaliserait dans le même temps.

En posant la vraie figure de la vérité dans la [cette] scientificité — ou, ce qui est la même chose, en affirmant de la vérité qu’elle n’a que dans le concept l’élément de son existence — je sais bien que je fais quelque chose qui semble en contradiction avec une représentation — et avec les conséquences de celle-ci — dont la prétention n’a d’égale que l’ampleur avec laquelle elle est répandue dans la conviction du temps. C’est pourquoi il ne semble pas superflu d’apporter quelque explication sur cette contradiction, quand bien même, à son tour, elle ne saurait ici être autre chose que cela même à l’encontre de quoi elle va, savoir, une simple assertion, sans plus. Si, en effet, le vrai n’existe | VIII | que dans ce que, ou plus exactement que comme ce que l’on appelle tantôt intuition, tantôt savoir immédiat de l’absolu, religion, l’être — non pas l’être au centre de l’amour divin, mais l’être même de ce centre —, on requiert au contraire, et dans le même temps, en partant de là, pour l’exposition de la philosophie le contraire de la forme du concept. On n’est pas censé concevoir l’absolu, mais le sentir et le contempler, ce n’est pas le concept, mais le sentiment qu’on en a et ce qu’on en contemple qui sont censés à la fois mener les débats et être énoncés.

Si l’on appréhende l’apparition d’une telle demande dans son contexte plus général, et si on la voit au niveau où l’esprit conscient de soi est présentement, l’esprit est alors au-delà de la vie substantielle qu’il menait autrefois dans l’élément de la pensée — au-delà de cette immédiateté de sa croyance, au-delà de la satisfaction et de la sécurité de la certitude que la conscience avait de sa réconciliation avec l’essence et avec la présence universelle, intérieure et extérieure, de celle-ci. Il n’est pas seulement passé par-delà tout cela, dans l’autre extrême de la réflexion sans substance de soi en soi-même, mais même au-delà de celle-ci. Non seulement sa vie essentielle est perdue pour lui, | IX | mais il est également conscient de cette perte et de la finitude qui est son contenu. Se détournant des vils tourteaux destinés aux cochons, confessant et maudissant le méchant état qui est le sien, l’esprit exige maintenant de la philosophie non pas tant le savoir de ce qu’il est, que de d’abord parvenir de nouveau grâce à elle à l’instauration de cette substantialité et de la consistance pure et solide de l’être. Elle n’est donc pas tant censée faire sauter pour ce besoin l’hermétique fermeture sur soi de la substance et élever celle-ci à la conscience de soi, elle ne doit pas tant ramener sa [la] conscience chaotique à l’ordre pensé et à la simplicité du concept, qu’agiter au contraire toutes ensemble et mélanger les particularisations de la pensée notionnelle, réprimer le concept différenciateur et instaurer le sentiment de l’essence, assurer non pas tant l’intelligence que l’édification. Le beau, le sacré, l’éternel, la religion et l’amour sont l’appât requis pour éveiller l’envie de mordre ; ce n’est pas le concept, mais l’extase, ce n’est pas la froide progression de la nécessité de la chose, mais la fermentation de l’enthousiasme qui sont censés être la tenue et l’expansion et avancée continue de la richesse de la substance. | X |

À cette exigence correspondent les efforts intensifs, où l’on voit presque poindre quelque passion et irritation, déployés pour arracher les hommes à leur enfoncement dans le sensible, dans la réalité commune et singulière, et pour relever leurs yeux vers les étoiles ; comme si, entièrement oublieux du divin, ils en étaient au point, comme le ver, de se satisfaire d’eau et de poussière. Jadis, ils disposaient d’un ciel muni d’une ample richesse de pensées et d’images. La signification de tout ce qui est se trouvait dans le fil de lumière qui le rattachait au ciel ; le long de ce fil, plutôt que de séjourner dans ce présent-ci, le regard glissait par-delà ce présent vers l’être divin, vers, si l’on peut dire, une présence dans un au-delà. Il a fallu user de contrainte pour diriger l’œil de l’esprit vers le terrestre et l’y maintenir fixé ; et il a fallu bien du temps, tout un travail, pour faire entrer cette clarté, que seul le supraterrestre possédait, dans l’opacité et la confusion où séjournait le sens de l’ici-bas, pour donner de l’intérêt et une valeur reconnue à l’attention au présent en tant que tel, qu’on a nommée expérience. Aujourd’hui il semblerait qu’on ait affaire à une situation dramatiquement renversée, que le sens soit à ce point engoncé | XI | dans le terrestre qu’il faille déployer une violence identique pour l’élever au-dessus du terrestre. L’esprit montre tant de pauvreté qu’il semble, tel le voyageur dans le désert qui n’aspire qu’à une simple gorgée d’eau, n’aspirer tout simplement pour son réconfort qu’à l’indigent sentiment du divin. Et c’est à cela même dont l’esprit se contente qu’on peut mesurer l’importance de sa perte.

Toutefois, ce contentement de peu quant à ce qu’on reçoit ou cette parcimonie dans le don ne conviennent pas à la science. Tous ceux qui ne recherchent que la confortation édifiante, qui demandent qu’on enveloppe dans un brouillard la terrestre diversité de leur existence et de leur pensée et recherchent la jouissance indéterminée de cette divinité indéterminée, peuvent bien essayer de voir où ils trouveront cela ; ils trouveront eux-mêmes aisément les moyens de s’inventer quelque fantasmagorie exaltante et passionnée, et d’en faire étalage. Mais la philosophie doit se garder de vouloir être édifiante.

Cette tempérance qui renonce à la science doit encore moins prétendre à ce que cette inspiration enthousiaste et confuse soit quelque chose de plus élevé que la science. Ce discours prophétique s’imagine qu’en agissant ainsi, précisément, il reste juste au centre et dans la profondeur, et jette un regard méprisant sur | XII | la déterminité (l’horos), et se tient intentionnellement éloigné du concept et de la nécessité, en ce qu’ils sont la réflexion qui n’a de demeure que dans la finitude. Mais de même qu’il existe une largeur vide, il y a aussi une profondeur vide ; de même qu’il y a une extension de la substance, qui se répand en une multiplicité finie, sans avoir la force de la contenir rassemblée, de même ce discours est une intensité sans aucune teneur, qui se comporte comme une pure et simple force sans expansion, et, dès lors, est la même chose que la superficialité. La force de l’esprit n’est ni plus, ni moins grande que sa manifestation extérieure, sa profondeur ne va pas au-delà du point où il accepte le risque de se répandre et de se perdre dans son déploiement. — En même temps, quand ce savoir substantiel sans concept prétend qu’il a le caractère propre du Soi-même enfoui dans l’essence et qu’il philosophe de manière vraie et sacrée, il se dissimule qu’au lieu d’être dévoué à Dieu, en méprisant la mesure et la détermination, il ne fait au contraire, tantôt, que laisser prévaloir en lui-même la contingence du contenu, tantôt, que faire prévaloir en celui-ci son propre arbitraire. — En s’abandonnant à la fermentation débridée de la substance, ils s’imaginent, par l’enveloppement de la conscience de soi et l’abandon de l’entendement, être du nombre de ceux que Dieu compte comme les siens, et à qui il donne la sagesse dans le sommeil ; mais voilà pourquoi, de fait, ce qu’ils reçoivent ainsi et mettent au monde pendant | XIII | leur sommeil, ce sont aussi des rêves.

Il n’est pas difficile de voir, au demeurant, que notre époque est une époque de naissance et de passage à une nouvelle période. L’esprit a rompu avec le monde où son existence et sa représentation se tenaient jusqu’alors ; il est sur le point de les faire sombrer dans les profondeurs du passé, et dans le travail de sa reconfiguration. Il est vrai que, de toute façon, il n’est jamais au repos, mais toujours en train d’accomplir un mouvement de progression continuel. Mais, de la même manière que chez l’enfant, après une longue nutrition silencieuse, la première bouffée d’air interrompt cette progressivité du processus de simple accroissement — de même qu’il y a, donc, un saut qualitatif — et que c’est à ce moment-là que l’enfant est né, de même l’esprit en formation mûrit lentement et silencieusement en direction de sa nouvelle figure, détache morceau après morceau de l’édifice de son monde antérieur, et seuls quelques symptômes isolés signalent que ce monde est en train de vaciller ; la frivolité, ainsi que l’ennui, qui s’installent dans ce qui existe, le pressentiment vague et indéterminé de quelque chose d’inconnu, sont les prodromes de ce que quelque chose d’autre est en marche. Cet écaillement progressif, qui ne modifiait pas la physionomie du tout, est interrompu par la montée, l’éclair | XIV | qui d’un seul coup met en place la conformation générale du monde nouveau.

Simplement, cette nouveauté n’a pas davantage de parfaite effectivité que l’enfant qui vient de naître ; et c’est un point qu’il est essentiel de ne pas négliger. La première entrée en scène n’est encore que son immédiateté ou son concept. Pas plus qu’un bâtiment n’est terminé quand on a posé sa fondation, le concept du tout auquel on est parvenu n’est le tout lui-même. Là où nous souhaitons voir un chêne avec toute la robustesse de son tronc, le déploiement de ses branches et les masses de son feuillage, nous ne serons pas satisfaits si, au lieu de cela, on nous fait voir un gland. De la même façon, la science, dont la frondaison couronne tout un monde de l’esprit, n’est pas achevée dans son commencement. Le commencement de l’esprit nouveau est le produit d’un vaste bouleversement de multiples formes de culture, le prix d’une route bien souvent tortueuse et d’une pareille multiplicité de fatigues et de peines. Il est le tout revenu en soi, aussi bien de la succession, que de son extension, ce qui est devenu le concept simple du tout. Mais l’effectivité de ce tout simple consiste en ce que ces configurations, devenues des moments, se redéveloppent et se reconfigurent à nouveau, mais | XV | dans leur nouvel élément, dans le sens qui est advenu.

Cependant que, d’un côté, la première apparition du nouveau monde n’est encore que le tout caché, enveloppé dans sa simplicité, que le fondement général de ce tout, pour la conscience, en revanche, la richesse de l’existence antérieure est encore présente dans son souvenir. Dans la figure nouvelle qui apparaît, elle déplore la perte de l’extension et de la particularisation du contenu ; mais ce dont elle déplore plus encore l’absence, c’est le développement de la forme grâce auquel les différences sont déterminées de manière sûre et rangées dans leurs rapports stables. Sans ce développement, la science est dépourvue d’intelligibilité universelle et a l’apparence d’un bien ésotérique détenu par un petit nombre d’individus singuliers ; un bien tout ésotérique : car elle n’est encore présente que dans son concept, ou encore, parce que seul son intérieur est présent ; d’un petit nombre d’individus : parce que l’absence de déploiement différencié de son apparition phénoménale fait de son existence une réalité singulière. Seul ce qui est enfin parfaitement déterminé est à la fois exotérique, concevable, susceptible d’être appris et d’être la propriété de tous. La forme intelligible de la science est la voie vers elle qui est ouverte et offerte à tous et rendue la même pour tous, et parvenir par l’entendement au savoir de raison | XVI | est la juste exigence de la conscience qui vient rejoindre la science ; car l’entendement c’est la pensée, le Je pur, tout simplement ; et l’intelligible qui lui ressortit est à la fois ce qui est déjà connu, et ce qui est commun à la science et à la conscience non scientifique, ce par quoi cette dernière peut entrer immédiatement dans la première.

La science, qui ne fait que commencer, et qui n’a donc encore poussé les choses ni jusqu’à l’exhaustivité du détail ni jusqu’à la perfection de la forme, est dans une situation qui l’expose au blâme. Toutefois, si ce blâme était censé toucher son essence, il serait tout aussi injuste qu’il est malvenu, par ailleurs, de refuser de reconnaître l’exigence de ce développement. Cette opposition semble être le principal des nœuds sur lesquels la culture scientifique actuelle s’échine sans parvenir encore au degré de compréhension qu’il faudrait. L’une des parties ne veut pas démordre de l’importance de la richesse du matériau et de l’intelligibilité pour l’entendement, l’autre méprise, c’est le moins qu’on puisse dire, cette intelligibilité et ne jure que par ce qui est immédiatement rationnel et divin. Quand bien même la première des parties nommées, soit par la seule force de la vérité, soit aussi du fait de la fougue de l’autre, a été réduite au silence, et s’est sentie dominée | XVII | pour ce qui est du fondement de la chose, elle n’est pas pour autant satisfaite en regard de ces exigences, car celles-ci sont justes, mais ne sont pas remplies. Le silence qu’elle garde ne ressortit que pour moitié à la victoire de l’autre, mais pour l’autre moitié à l’ennui et à l’indifférence qui sont la conséquence ordinaire de l’attente constamment avivée et des promesses jamais tenues.

Pour ce qui est du contenu, les autres en prennent parfois bien à leur aise pour se donner de l’espace. Ils tirent sur leur terrain une grande quantité de matériau, savoir, ce qui est déjà connu et mis en ordre, et tout en s’affairant principalement aux bizarreries et curiosités, ils n’en semblent que posséder davantage encore le reste, avec lequel, à sa manière, le savoir en avait déjà terminé, mais semblent aussi, dans le même temps, dominer ce qui n’était pas encore réglé, et donc soumettre tout à l’Idée absolue, qui par là même semble être connue et reconnue en tout et avoir prospéré jusqu’à devenir la science dans toute son extension. Mais à considérer cette extension de plus près, il ne semble pas du tout qu’elle soit instaurée par le fait qu’une seule et même chose se serait elle-même progressivement donné une figure différenciée, mais qu’elle soit au contraire la répétition sans affiguration d’une seule et même chose, qui est simplement appliquée de l’extérieur au matériau divers | XVIII | et acquiert une ennuyeuse apparence de diversité. Lorsque le développement ne consiste en rien d’autre qu’en une semblable répétition de la même formule, l’idée sans doute vraie pour soi en reste toujours en fait à son début. La visite guidée du donné par la forme une et sans mouvement sous la conduite du sujet qui sait, l’immersion extérieure du matériau dans cet élément au repos, tout cela, pas plus que ne le seraient les idées adventices tombées arbitrairement sur le contenu, n’est pas l’accomplissement de ce qui est demandé, savoir, la richesse qui surgit de soi, et la différence des figures qui se détermine elle-même. Mais c’est au contraire un formalisme monochrome, qui n’aboutit qu’à la différence de la matière, et encore, n’y parvient que parce que celle-ci était déjà préparée et bien connue.

Ce formalisme prétend même, au demeurant, que cette monotonie et que l’universalité abstraite sont l’absolu ; il nous assure que l’état d’insatisfaction où nous met cette dernière serait une incapacité à s’emparer du point de vue absolu et à s’y tenir solidement. Si, jadis, la possibilité vide de se représenter quelque chose autrement suffisait à réfuter une représentation, et si cette même pure possibilité, la notion générale, avait aussi toute la valeur | XIX | positive de la connaissance effective, nous voyons ici pareillement comment toute valeur est imputée à l’idée générale dans cette forme d’ineffectivité, et que l’on tient pour un type d’examen spéculatif la dissolution de ce qui est différencié et déterminé, ou plus exactement son évacuation dans les profondeurs du néant sans plus de développement ni justification qui s’en induirait. Examiner une existence quelconque, telle qu’elle est dans l’absolu, consiste ici ni plus ni moins à dire qu’on en a certes maintenant parlé comme d’un quelque chose, mais que pourtant dans l’absolu, dans le A = A, il n’y a pas du tout ce genre de chose, qu’au contraire tout y est Un. Opposer ce savoir Un — que dans l’absolu tout est identique — à la connaissance distinguante et accomplie, ou en quête et demande de cet accomplissement — ou encore, donner son absolu pour la nuit où, comme on dit, toutes les vaches sont noires, c’est la naïveté du vide de connaissance. — Quand bien même le caractère insuffisant du formalisme, que la philosophie de l’époque récente a dénoncé et vilipendé, et qui s’est réengendré en elle, est à la fois connu et ressenti, il ne disparaîtra pas de la science tant que la connaissance de l’effectivité absolue | XX | n’aura pas parfaitement pris la claire mesure de sa nature. — Eu égard au fait que la représentation générale, lorsqu’elle précède ce qui est une tentative de sa réalisation, facilite l’appréhension de cette dernière, il n’est pas inutile d’en suggérer ici une sorte d’à-peu-près, ceci pour écarter, par la même occasion, un certain nombre de formes dont l’habitude est un obstacle pour la connaissance philosophique.

Dans ma façon de voir et comprendre la question, qui doit [seulement] se justifier par l’exposition du système lui-même, tout dépend de ce qu’on appréhende et exprime le vrai non comme substance, mais tout aussi bien comme sujet. Dans le même temps il faut noter que la substantialité inclut en soi aussi bien l’Universel, ou l’immédiateté du savoir [lui-même], que celle qui est être, ou immédiateté pour le savoir. Si le fait de comprendre Dieu comme la substance Une a révolté le siècle où cette définition et détermination a été énoncée, la raison en était d’une part dans l’instinct que la conscience de soi n’y est pas conservée, mais y a tout simplement sombré ; mais d’autre part, la position contraire, qui maintient sans faiblir la pensée comme pensée, l’universalité [en tant que telle], est elle aussi cette même simplicité ou substantialité | XXI | indifférenciée, non mise en mouvement ; et quand, troisièmement, la pensée unit avec soi l’être de la substance en tant que telle, et comprend l’immédiateté, ou le fait de contempler quelque chose, comme une pensée, l’important est encore de voir si cette intuition intellectuelle ne retombe pas une nouvelle fois dans la simplicité indolente et n’expose pas l’effectivité elle-même de manière ineffective.

La substance vivante n’est, en outre, l’être qui est sujet en vérité, ou, ce qui signifie la même chose, qui est effectif en vérité, que dans la mesure où elle est le mouvement de pose de soi-même par soi-même, ou encore, la médiation avec soi-même du devenir autre à soi. Elle est en tant que sujet la pure négativité simple, et par là même précisément la scission du simple, ou le redoublement en termes opposés, qui à son tour est la négation de cette diversité indifférente et de son opposition ; seule cette identité qui se reconstitue ou la réflexion dans l’être autre en soi-même — et non une unité originelle en tant que telle, ou immédiate en tant que telle — est le vrai. Le vrai est le devenir de lui-même, le cercle qui présuppose comme sa finalité et qui a pour commencement sa fin et qui n’est effectif que par sa réalisation complète et par sa fin. | XXII |

On peut donc, si l’on veut, dire de la vie de Dieu et de la connaissance divine qu’elles sont un jeu de l’amour avec lui-même ; cette idée retombe au niveau de l’édification, et même dans la fadeur, lorsqu’il y manque le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif. En soi, cette vie est certes l’identité à soi sans mélange et l’unité avec soi-même, qui ne prend pas au sérieux l’être autre et l’étrangement, non plus que le dépassement de cet étrangement. Mais cet En soi est l’universalité abstraite dans laquelle on fait abstraction de sa nature, qui est d’être pour soi, et donc tout simplement du mouvement autonome et spontané de la forme. Quand on déclare que la forme est identique à l’essence, c’est précisément alors un contresens d’estimer que la connaissance pourrait se contenter de l’en soi ou de l’essence, mais se dispenser de la forme — que le principe fondamental absolu, ou l’intuition absolue, rendrait évitable la complète réalisation de cette essence ou le développement de cette forme. C’est précisément parce que la forme est aussi essentielle à l’essence que celle-ci l’est à soi-même, que l’essence ne doit pas seulement être comprise et exprimée comme essence, c’est-à-dire comme substance immédiate, ou comme pure autocontemplation du divin, mais aussi et tout autant comme forme et | XXIII | dans la totalité de la richesse de la forme développée ; c’est seulement alors qu’elle est comprise et exprimée comme quelque chose d’effectif.

Le vrai est le Tout. Mais le Tout n’est que l’essence s’accomplissant définitivement par son développement. Il faut dire de l’Absolu qu’il est essentiellement résultat, qu’il n’est qu’à la fin ce qu’il est en vérité ; et c’est là précisément sa nature, qui est d’être quelque chose d’effectif, sujet, advenir à soi-même. Si contradictoire qu’il paraisse que l’absolu doive essentiellement être conçu comme résultat, un petit effort de réflexion a tôt fait pourtant de redresser cette apparence de contradiction. Le commencement, le principe, ou l’absolu, tel qu’il est d’abord et immédiatement énoncé, est seulement l’universel, la généralité. De même que, lorsque je dis : tous les animaux, ces mots ne sauraient tenir lieu de zoologie, de même il tombe sous le sens que les mots : Divin, Absolu, Éternel, etc., n’énoncent pas ce qui est contenu en eux ; et seul ce genre de mots expriment de fait l’intuition comme l’immédiat. Ce qui est davantage qu’un mot de ce genre, le passage ne serait-ce qu’à une proposition, est [contient] un devenir autre, qui doit être repris, est une médiation. Or cette dernière est précisément | XXIV | ce qu’on abhorre et repousse, comme si en faisant plus d’elle que le simple fait de n’être rien d’absolu et de ne pas être du tout dans l’absolu, on abandonnait la connaissance absolue.

Mais cette répulsion horrifiée provient, en réalité, de la non-familiarité avec la nature de la médiation et de la connaissance absolue elle-même. Car la médiation n’est rien d’autre que le mouvement même de l’identité à soi-même, ou encore, elle est la réflexion en soi-même, le moment du Je qui est pour soi, la négativité pure, ou [rabaissé à sa pure abstraction] le simple devenir. Le Je, ou le devenir tout simplement, cette intermédiation est précisément, en vertu de sa simplicité, l’immédiateté en devenir et l’immédiat lui-même. — On a donc affaire à une méconnaissance de la raison, lorsque la réflexion est exclue du vrai et n’est pas saisie comme un moment positif de l’absolu. C’est elle qui fait du vrai un résultat, mais qui tout aussi bien abolit ce statut opposé à son devenir, car ce devenir est tout aussi simple et ne diffère donc pas de la forme du vrai, qui est de se montrer simple dans le résultat ; il est bien plutôt précisément ce retour opéré dans la simplicité. — Si, certes, l’embryon, est en soi homme, il ne l’est pas cependant pour soi ; il ne l’est pour soi | XXV | que comme raison cultivée qui a fait elle-même de soi ce qu’elle est en soi. C’est seulement alors cela qui est son effectivité. Mais ce résultat est lui-même immédiateté simple, car il est la liberté consciente de soi qui repose en soi-même, qui n’a pas mis l’opposition de côté, pour ne plus y toucher, mais est réconciliée avec elle.

Ce qui vient d’être dit peut encore être exprimé comme suit : la raison est l’activité adéquate à une fin. En élevant une pseudo-nature au-dessus d’une pensée elle-même méconnue, et pour commencer, en bannissant la finalité extérieure, on a tout simplement jeté le discrédit sur la forme de fin visée en général. Simplement, comme le dit d’ailleurs Aristote en définissant la nature comme l’activité adéquate à une fin, la fin visée est l’immédiat, l’immobile qui est lui-même initiateur de mouvement, ou encore, est sujet [et qui ainsi est sujet]. Mettre en mouvement sa force abstraite [la mise en mouvement de sa force, prise abstraitement], voilà l’être pour soi ou la pure négativité. Le résultat n’est la même chose que le commencement que parce que le commencement est une fin visée ; ou encore, l’effectif n’est la même chose que ce qu’est son concept que parce que l’immédiat en tant que fin a en lui-même le Soi-même ou l’effectivité pure. La fin visée réalisée, ou encore, l’effectif existant est le mouvement et le devenir | XXVI | déployé ; mais c’est précisément cette inquiétude qu’est le Soi-même ; et s’il est identique à cette immédiateté et simplicité du commencement, c’est parce qu’il est le résultat, le revenu en soi — mais que précisément le revenu en soi est le Soi-même, et que le Soi-même est l’identité et la simplicité se référant à soi.

Le besoin de représenter l’absolu comme sujet recourait aux propositions suivantes : Dieu est l’Éternel, ou encore, l’ordre moral de l’univers, ou : l’amour, etc. Dans ce genre de proposition, le vrai est simplement posé directement comme sujet, mais n’est pas exposé comme le mouvement de réflexion de soi en soi-même. Dans les propositions de cette espèce, on commence par le mot : Dieu. Ce qui, pour soi-même, est un son dépourvu de sens, un simple nom ; c’est seulement le prédicat qui nous apprend ensuite ce qu’il est, le remplit d’un contenu et le munit d’une signification ; le commencement vide ne devient que dans cette fin un savoir effectif. On ne peut pas, dans cette mesure, éviter de se demander pourquoi on ne parle pas seulement de l’Éternel, de l’ordre moral de l’univers, etc., ou, comme le faisaient les Anciens, de purs concepts, de l’Être, de l’Un, etc., bref de ce qui est la signification, sans y ajouter encore cette sonorité vide de sens. Mais ce que ce mot précisément signale, c’est que ce qui est posé n’est pas un Être ou une Essence ou | XXVII | un Universel en général, mais quelque chose qui est réfléchi en soi, un sujet. Simplement, ceci, en même temps, est seulement anticipé. Le sujet est pris comme point fixe auquel on ancre fermement les prédicats, par un mouvement qui appartient à celui qui sait ce qu’il en est de lui, et qui n’est pas non plus considéré comme un mouvement appartenant à ce point lui-même ; mais par qui seul le contenu serait présenté comme sujet. Tel que ce à quoi il ressemble ici, ce mouvement ne peut pas lui appartenir ; mais une fois présupposé ce point, il ne peut pas non plus ressembler à autre chose qu’à cela, il ne peut être qu’extérieur. C’est pourquoi l’anticipation qui établit que l’absolu est sujet, non seulement n’est pas l’effectivité de ce concept, mais même rend cette effectivité impossible, étant donné qu’elle pose le concept comme point immobile, alors que l’effectivité est le mouvement propre et autonome.

Parmi un certain nombre de conclusions qui découlent de ce qui vient d’être dit, on peut relever celle-ci, que le savoir n’est effectif et ne peut être exposé que comme science ou système. Et qu’en outre, ce qu’on appelle un fondement ou un principe de la philosophie, dès lors qu’il est vrai, est également faux par le seul fait, déjà, qu’il est [ne serait-ce que dans la mesure où il est seulement comme] fondement ou principe. — C’est pourquoi il est facile de le réfuter. Cette réfutation | XXVIII | consiste à montrer qu’il lui manque quelque chose ; or s’il lui manque quelque chose, c’est parce qu’il n’est que le général ou le principe, que le commencement. Si la réfutation va au fond des choses, elle est alors prise et développée à partir de lui et non point confectionnée de l’extérieur, à coups d’assertions antagoniques et d’idées adventices contraires. Elle serait donc à proprement parler le développement de ce principe, et ainsi le comblement de son manque, si seulement elle ne sombrait pas dans la méprise qui consiste à ne prendre en considération que son côté négatif [que son activité négative], et à ne pas prendre également conscience de son progrès et de son résultat dans ce qu’ils ont de positif. — Dans le même temps, la réalisation positive proprement dite du commencement est à l’inverse tout aussi bien un comportement négatif à son égard, savoir, à l’encontre de sa forme unilatérale, qui est d’être d’abord seulement immédiatement ou d’être une fin visée. Ainsi donc elle peut tout aussi bien être prise comme la réfutation de ce qui fait le fondement du système, mais aussi et plutôt [mais il est plus juste de la prendre] comme une mise en évidence de ce que le fondement, ou le principe, du système n’est en fait que son commencement.

Le fait que le vrai ne soit effectif que comme système, ou que la substance soit essentiellement sujet, est exprimé dans la représentation qui énonce l’absolu comme esprit : concept sublime entre tous, et qui appartient bien à l’époque moderne et à | XXIX | sa religion. Le spirituel seul est l’effectif ; il est l’essence ou ce qui est en soi — il est ce qui se comporte par rapport à, ou [et] le déterminé, l’être-autre et l’être pour soi — et ce qui dans cette déterminité ou son être hors de soi demeure en soi-même ; ou encore, il est en soi et pour soi. Mais cet être en soi et pour soi, il ne l’est d’abord que pour nous ou en soi, ou encore : il est la substance spirituelle. Il doit être cela également pour lui-même — doit être le savoir du spirituel et le savoir de soi en tant qu’il est l’esprit ; c’est-à-dire qu’il doit avoir pour lui le statut d’objet, mais de manière aussi immédiate, d’objet intermédié, c’est-à-dire aboli, réfléchi en soi. Objet qui n’est pour soi que pour nous, dans la mesure où son contenu spirituel est engendré par lui-même ; mais dans la mesure où il est aussi pour soi-même pour soi, cet autoengendrement, le pur concept, est à ses yeux en même temps l’élément objectal au sein duquel il a son existence ; et de cette manière il est pour soi-même dans son existence objet réfléchi en lui-même. — L’esprit qui se sait ainsi [développé] comme esprit est la science. Elle est son effectivité et le royaume qu’il s’édifie dans son propre élément.

La pure connaissance de soi dans l’être-autre absolu, cet éther en tant que tel, est le sol, le terroir | XXX | de la science, ou encore, est le savoir en général. Le commencement de la philosophie présuppose ou requiert que la conscience se trouve dans cet élément. Mais cet élément n’a son achèvement et sa transparence même que par le mouvement de son devenir. Il est la spiritualité pure, ou [en tant que] l’universel qui a la modalité de l’immédiateté simple [Ce simple, tel qu’il a en tant que tel une existence, est le sol, qui est pensée, qui n’est qu’en esprit. Étant donné que cet élément, que cette immédiateté de l’esprit, est la substantialité en général de l’esprit…]. Parce qu’il est l’immédiateté de l’esprit, parce que la substance en général est l’esprit, elle est l’essentialité transfigurée, la réflexion qui est elle-même simple, ou qui est l’immédiateté [en tant que telle pour soi], l’être qui est la réflexion en soi-même. De son côté, la science exige de la conscience de soi qu’elle se soit élevée dans cet éther pour pouvoir vivre et pour vivre avec elle et en elle. À l’inverse, l’individu a le droit de demander que la science lui tende l’échelle au moins jusqu’à ce point de vue [lui montre en lui-même ce point de vue]. Son droit se fonde sur l’autonomie absolue qui est la sienne et qu’il sait posséder en chaque figure de son savoir, car en chacune, qu’elle soit ou non reconnue par la science, et qu’elle ait le contenu qu’on voudra, il est la forme absolue, ou encore, a la certitude immédiate de soi-même ; et, partant, pour le cas où l’on préférerait | XXXI | cette expression, il est un être inconditionné. Si le point de vue de la conscience, qui est d’avoir connaissance de choses objectales par opposition à soi-même, et de soi-même par opposition à ces choses, est tenu par la science pour l’Autre, si ce où elle est [se sait] chez soi est au contraire tenu pour la perte de l’esprit, l’élément de la science en revanche est pour elle un au-delà lointain où elle ne se possède plus elle-même. Chacune de ces deux parties semble pour l’autre être l’inverse de la vérité. Le fait que la conscience naturelle se confie immédiatement à la science est une tentative qu’elle fait, attirée par elle ne sait quoi, pour marcher au moins une fois aussi sur la tête. La contrainte qui la force à prendre cette position inhabituelle et à se mouvoir en la conservant est une violence, aussi apparemment imprévue et impréparée qu’inutile, qu’on lui intime de se faire. — Que la science soit quant à elle-même ce qu’elle veut, par rapport à la conscience de soi immédiate elle se présente comme quelque chose qui, face à elle, est à l’envers, ou encore, puisque la conscience de soi immédiate est le principe [de son] de l’effectivité [parce que dans la certitude de soi-même elle a le principe de son effectivité], la science, dès lors que la conscience est pour soi en dehors d’elle, porte la forme de l’ineffectivité. C’est pourquoi elle doit réunir | XXXII | cet élément avec elle-même, ou plus exactement mettre en évidence que, et comment, cet élément lui appartient. Privée de [d’une telle] réalité effective, elle est seulement [le contenu, en tant que] l’en soi, la fin visée qui n’est encore qu’un intérieur, n’est pas en tant qu’esprit, n’est seulement encore que substance spirituelle. Il faut [que cet en soi se manifeste et devienne pour soi-même] qu’elle se manifeste extérieurement, ce qui signifie tout bonnement qu’elle [qu’il] doit poser la conscience de soi comme ne faisant qu’un avec elle [lui].

C’est ce devenir de la science en général, ou du savoir, que la présente Phénoménologie de l’esprit, [[comme première partie de son système]]1, expose. Le savoir tel qu’il est d’abord, ou encore, l’esprit immédiat, est la conscience sans esprit, ou encore la conscience sensible. Pour devenir savoir proprement dit, ou pour engendrer l’élément de la science qui est le pur concept [même] de celle-ci, il doit se frayer un long et laborieux chemin. — Ce devenir, tel qu’il est mis en place dans son contenu et dans les figures qui se montrent en lui, se présente comme quelque chose d’autre que comme un guide introductif [ne sera pas ce qu’on se représente d’abord sous la notion de] menant de la conscience non scientifique à la science ; mais également comme autre chose que l’établissement des fondements et justifications de la science ; bref, et de toute façon, que l’enthousiasme qui commence immédiatement comme un coup de pistolet par le savoir absolu, et qui pour se débarrasser des points de vue autres, | XXXIII | se contente de déclarer qu’il ne veut pas en entendre parler.

Or, la tâche qu’on se proposait, savoir, de conduire l’individu du point de vue d’inculture où il se tenait jusqu’au savoir, devait être comprise dans son sens universel, et il fallait examiner l’individu universel, l’esprit du monde [l’esprit conscient de soi] dans le processus de sa formation. — Quant au rapport de l’un et de l’autre, chaque moment se montre à nous dans l’individu universel tel qu’il acquiert forme concrète et configuration propre. Tandis que l’individu particulier est l’esprit incomplet, une figure concrète dont l’existence tout entière échoit à une unique déterminité [dans toute l’existence de laquelle une seule déterminité est prédominante], et où les autres déterminités ne sont présentes que sous des traits effacés et flous. Dans l’esprit qui se tient plus haut qu’un autre, l’existence concrète et plus humble s’est abaissée jusqu’à n’être plus qu’un moment sans apparence ; ce qui auparavant était la chose même n’est plus guère qu’une trace ; sa figure est voilée, n’est plus qu’un simple ombré. L’individu dont la substance est l’esprit de niveau supérieur parcourt tout ce passé à la façon dont celui qui entreprend une science supérieure parcourt les connaissances préparatoires qu’il a depuis longtemps en lui-même pour se rendre présent leur contenu ; il rappelle son [leur] souvenir, sans s’y intéresser | XXXIV | ni s’y arrêter. C’est ainsi que tout individu singulier parcourt aussi les différents degrés de culture de l’esprit universel [doit aussi en ce qui concerne le contenu parcourir les différents degrés de culture de l’esprit universel], mais comme autant de figures déjà déposées par l’esprit, comme des étapes d’un chemin déjà frayé et aplani ; de même que, pour ce qui est des connaissances, nous voyons ce qui, à des époques antérieures, occupait l’esprit mûr des hommes descendre au niveau de connaissances, d’exercices, voire de jeux du jeune garçon, et que dans la progression pédagogique nous reconnaîtrons, comme redessinée en ombres chinoises, l’histoire de l’acculturation du monde. Cette existence passée est déjà propriété acquise de l’esprit universel qui constitue la substance de l’individu [lui apparaissant ainsi extérieurement], ou sa nature inorganique. — La culture de l’individu, à cet égard rétrospectif, consiste, vu de son côté, à acquérir ce donné, à consommer en lui-même sa nature inorganique et à en prendre possession pour soi. Or ceci [du côté de l’esprit universel en tant que substance] revient tout aussi bien à dire que l’esprit universel ou la substance se donne sa conscience de soi, ou son devenir et sa réflexion en soi [que cette substance produit son devenir et sa réflexion en soi].

La science expose aussi bien ce mouvement formateur, dans son détail exhaustif et sa nécessité, qu’elle expose dans sa configuration ce qui est déjà tombé au niveau de moment | XXXV | et de propriété de l’esprit. Le but est que l’esprit ait l’intelligence de ce qu’est le savoir. L’impatience demande l’impossible, savoir, d’atteindre le but sans les moyens. D’une part, il faut supporter la longueur de ce chemin, car chaque moment est nécessaire — d’autre part, il faut s’attarder à chacun d’eux, car chacun est lui-même une figure individuelle complète et n’est considéré absolument que dans la mesure où sa déterminité est considérée comme un tout ou comme un concret, ou encore, où le tout est considéré dans la particularité caractéristique de cette détermination. — C’est parce que la substance de l’individu, parce que l’esprit du monde a eu la patience de parcourir ces formes dans la longue extension du temps, et de prendre sur soi d’assumer l’énorme travail de l’histoire universelle [dans laquelle il a en chaque forme développé jusqu’à la figure toute la teneur dont elle était susceptible], et parce que, au prix d’un non moindre travail, il a pu atteindre à la conscience quant à soi-même, que l’individu ne saurait assurément [quant à la chose] employer moins de peine à concevoir sa substance. Mais en même temps, il a, depuis lors, moins de mal, parce que en soi ceci est accompli : parce que le contenu est déjà l’effectivité éliminée et transformée en possibilité, et l’immédiateté obtenue par force [l’effectivité, l’immédiateté obtenue par force, parce que la configuration est déjà réduite à son abréviation, à la simple détermination de pensée]. Étant déjà un pensé, il est propriété de l’individualité [de la substance]. Il ne faut plus renverser l’existence, l’être-là en être en soi, mais seulement l’être en soi en forme de l’être pour soi, dont il faut définir plus précisément la nature [Il ne faut plus renverser l’être-là de l’existence en la forme de l’être en soi, mais | XXXVI | renverser en la forme de l’être pour soi l’en soi, qui n’est plus simplement originel, ni enfoncé dans l’existence, mais au contraire déjà remémoré. Il faut indiquer plus précisément la nature de cette opération].

Dans ce mouvement, ce qui est épargné à l’individu [ce qui, dans la perspective où nous prenons ici ce mouvement, est épargné dans le tout…], c’est l’abolition de l’existence ; mais ce qui reste [et requiert le passage à un autre type de formation supérieure], c’est la représentation et la familiarisation avec les formes. Par cette première négation, l’existence reprise dans la substance n’est d’abord qu’immédiatement transposée dans l’élément du Soi-même ; elle [cette propriété qu’elle s’est acquise] a donc encore le même caractère d’immédiateté non conçue ou d’indifférence sans mouvement que l’existence elle-même ; ou encore, elle est seulement passée dans la représentation. En même temps, et par là même, l’existence est devenue quelque chose de bien connu, quelque chose avec quoi l’esprit [existant] en a fini, et où donc son activité et, partant, son intérêt, ne se trouvent plus. Si l’activité qui en finit avec l’existence est la médiation immédiate ou existante, et donc seulement le mouvement de l’esprit particulier qui ne se conçoit pas, le savoir, en revanche, est dirigé contre la représentation née ainsi, contre cette familiarité, il est l’agir du Soi-même universel et l’intérêt de la pensée.

Les choses qu’on sait comme ça, en général, précisément parce qu’elles nous sont bien connues et familières, ne sont pas connues. C’est l’auto-illusion la plus ordinaire, | XXXVII | en même temps qu’une illusion faite aux autres, de présupposer dans la connaissance qu’on a déjà la familiarité de quelque chose et de s’en satisfaire tout autant ; ce genre de savoir a beau argumenter et discourir dans un sens et dans l’autre, il n’avance pas d’un pouce, sans même savoir ce qui lui arrive. Le sujet et l’objet, etc., Dieu, la nature, l’entendement, la sensibilité, etc., sont posés au départ et sans examen comme des choses bien connues, dont la validité est établie, et qui constituent de solides points de départ aussi bien que de retour. Le mouvement se promène de l’un à l’autre de ces points, qui pour leur part demeurent immobiles, et ne se produit donc qu’à leur superficie. Et du coup, comprendre et vérifier consistent à voir si chacun trouve dans sa propre représentation ce qui est dit par eux, s’il lui semble ou non ainsi, s’il connaît bien ça ou non.

Analyser une représentation, ainsi qu’on l’a déjà fait par ailleurs, n’était déjà rien d’autre qu’abolir la forme de sa familiarité. Décomposer une représentation en ses éléments originels, c’est revenir aux moments de celle-ci qui à tout le moins n’ont pas la forme de la représentation toute faite, mais constituent la propriété immédiate du Soi-même. Certes, cette analyse n’aboutit qu’à des notions qui sont elles-mêmes des déterminations familières, bien connues, fermement établies et immobiles. | XXXVIII | Mais cet état de dissociation et d’ineffectivité est lui-même un moment essentiel ; car c’est uniquement parce que le concret se scinde et fait de soi un ineffectif qu’il est ce qui se meut. L’activité de dissociation est la force propre et le travail de l’entendement, de la plus étonnante et de la plus grande puissance qui soit, ou, pour tout dire : de la puissance absolue. Le cercle qui repose refermé sur lui-même, et qui, en tant que substance, tient tous ses moments, est le rapport immédiat et qui n’a donc rien d’étonnant. Mais que l’accidentel en tant que tel, séparé de son milieu ambiant, que ce qui est lié et n’est réalité effective que dans sa connexion avec un autre, acquière une existence propre et une liberté dissociée, cela c’est l’énorme puissance du négatif ; c’est l’énergie de la pensée, du pur Je. La mort, pour donner ce nom à cette ineffectivité, est ce qu’il y a de plus terrible, et retenir ce qui est mort, est ce qui requiert la plus grande force. La beauté sans force déteste l’entendement parce qu’il lui impute et enjoint cela même qu’elle ne peut pas faire. Mais la vie de l’esprit n’est pas la vie qui s’effarouche devant la mort et se préserve pure de la décrépitude, c’est au contraire celle qui la supporte et se conserve en elle. L’esprit n’acquiert sa vérité qu’en se trouvant lui-même | XXXIX | dans la déchirure absolue. Il n’est pas cette puissance au sens où il serait le positif qui n’a cure du négatif, à la façon dont nous disons de quelque chose : ce n’est rien, ou, ce n’est pas vrai, et puis, bon, terminé, fi de cela et passons à n’importe quoi d’autre ; il n’est au contraire cette puissance qu’en regardant le négatif droit dans les yeux, en s’attardant chez lui. Ce séjour est la force magique qui convertit ce négatif en être. Et cette force est la même chose que ce que nous avons nommé plus haut le sujet, lequel, en donnant dans son élément existence à la déterminité, abolit l’immédiateté abstraite — c’est-à-dire qui ne fait qu’être tout simplement —, et par là même est la substance véritable, l’être, ou l’immédiateté qui n’a pas la médiation à l’extérieur de soi, mais est elle-même celle-ci.

Que le représenté devienne propriété de la pure conscience de soi, cette élévation à l’universalité en général, n’est que l’un des côtés, n’est pas encore la culture achevée. — La nature des études dans l’Antiquité les distingue de celles de l’époque moderne en ce qu’elles étaient au sens propre le façonnement intégral de la conscience naturelle. En s’essayant spécifiquement à chaque partie de son existence, et en philosophant sur tout ce qui arrivait, elle engendrait en elle-même une universalité rendue agissante de part en part. Tandis qu’à l’époque moderne, | XL| l’individu trouve la forme abstraite déjà toute préparée ; l’effort qu’il fait pour la saisir et se l’approprier est plus l’impulsion, sans médiation, de son intérieur et un engendrement dissocié de l’universel, qu’une émergence progressive de celui-ci à partir du concret de la multiple diversité de l’existence. C’est pourquoi le travail ne consiste pas tant, aujourd’hui, à purifier l’individu de la modalité sensible immédiate et à faire de lui la substance pensée et pensante, qu’à rendre au contraire l’universel effectif et à lui insuffler l’esprit en abolissant les pensées déterminées solidement établies. Mais il est de loin plus difficile de rendre fluides les pensées solidement établies que l’existence sensible. La raison en est ce que nous avons indiqué antérieurement. Ces premières déterminations ont pour substance et élément de leur existence le Je, la puissance du négatif, ou encore, la pure effectivité ; tandis que les déterminations sensibles n’ont que l’impuissante immédiateté abstraite ou l’être en tant que tel. Les pensées deviennent fluides dès lors que le pur penser, cette immédiateté intérieure, se reconnaît comme moment, ou que la pure certitude de soi-même fait abstraction de soi — non pas s’abandonne ou se met de côté, mais abandonne ce qu’il y a | XLI | de fixe dans sa position de soi, aussi bien la fixité du pur concret — que le Je même est par opposition à un contenu distinct — que la fixité de choses distinctes qui, posées dans l’élément du pur penser, ont part à cette inconditionnalité du Je. C’est par ce mouvement que les pures pensées deviennent des concepts et sont seulement alors ce qu’elles sont en vérité, des mouvements autonomes, des cercles, sont ce qui est leur substance : des essentialités spirituelles.

C’est ce mouvement des essentialités pures qui constitue la nature de la scientificité en général. Considéré comme la connexion interne de leur contenu, il est la nécessité et l’expansion de ce contenu en un tout organique. Grâce à lui, la voie par laquelle on parvient au concept du savoir devient pareillement un devenir nécessaire et complet, en sorte que cette préparation cesse d’être un discours philosophique contingent qui se raccroche à tels ou tels objets, rapports et pensées de la conscience imparfaite, selon que la contingence les amène et les rattache, ou qui cherche à fonder le vrai à partir d’idées déterminées, par des raisonnements, conclusions et autres déductions qui tantôt vont dans un sens, tantôt vont dans l’autre ; c’est par le mouvement du concept, au contraire, que ce chemin englobera dans sa nécessité la mondialité | XLII | tout entière de la conscience.

Une autre raison qui fait qu’une exposition de ce genre constitue aussi la première partie de la science, est que si l’existence de l’esprit en tant que première instance n’est autre chose que l’immédiat, ou que le commencement, ce commencement n’est pas encore son retour en soi. C’est pourquoi l’élément de l’existence immédiate est la déterminité par laquelle cette partie de la science se différencie des autres. — Et d’indiquer cette différence nous amène à commenter un certain nombre de pensées solidement établies qu’on rencontre généralement à ce propos.

L’existence immédiate de l’esprit, la conscience, comporte les deux moments : celui du savoir, et celui de l’objectalité négative pour le savoir. Dès lors que dans cet élément l’esprit se développe et dispose ses différents moments, cette opposition leur échoit et ils se présentent tous comme des figures de la conscience. La science de ce chemin est science de l’expérience que fait la conscience ; la substance est examinée telle qu’elle-même et son mouvement sont l’objet de la conscience. La conscience ne sait et ne conçoit rien d’autre que ce qui est dans son expérience ; car seul ce qui se trouve en celle-ci est la substance spirituelle, et ce, en tant qu’objet de son Soi-même. | XLIII | Mais l’esprit devient objet, car il est ce mouvement qui consiste à devenir à lui-même un autre, c’est-à-dire, un objet de son Soi-même, et à abolir cette altérité. Et l’on nomme expérience précisément ce mouvement dans lequel l’immédiat, le non-découvert par expérience, c’est-à-dire l’abstrait, que ce soit celui de l’être sensible ou celui du simple seulement pensé, s’étrange, puis, de cette étrangement, revient à soi-même, et n’est que seulement alors exposé dans son effectivité et sa vérité, de même qu’il est aussi propriété de la conscience.

La non-identité qui se produit dans la conscience entre le Je et la substance qui est son objet, est sa différence, le négatif tout simplement. On peut regarder celui-ci comme le manque de l’un et l’autre, mais il est leur âme, leur principe moteur ; ce pourquoi certains Anciens concevaient le vide comme le principe moteur, dans la mesure où ils appréhendaient certes le principe moteur comme le négatif, mais n’appréhendaient pas encore celui-ci comme le Soi-même. — Or, si ce négatif apparaît d’abord comme non-identité du Je à l’objet, il est tout aussi bien la non-identité à soi-même de la substance. Ce qui semble se passer en dehors d’elle, être une activité dirigée contre elle, est son propre agissement et elle se montre | XLIV | comme étant essentiellement sujet. Dès lors que la substance a montré parfaitement ceci, l’esprit a rendu son existence identique à son essence ; il est à lui-même, tel qu’il est, objet, et l’élément abstrait de l’immédiateté et de la séparation du savoir et de la vérité est dépassé. L’être est absolument intermédié — il est un contenu substantiel qui est tout aussi immédiatement propriété du Je, est dans la modalité du Soi-même, ou encore : est le concept. C’est par là que se conclut la phénoménologie de l’esprit. Ce que l’esprit se prépare en elle, c’est l’élément du savoir. Or, dans cet élément, les moments de l’esprit se répandent sous la forme de la simplicité qui connaît son objet en ce que cet objet c’est elle-même. Ils ne se dispersent plus dans l’opposition de l’être et du savoir, mais demeurent dans la simplicité du savoir, sont le vrai dans la forme du vrai, et leur diversité n’est que diversité de contenu. Leur mouvement, qui s’organise en un tout dans cet élément, est la logique ou philosophie spéculative.

Or, comme ce système de l’expérience de l’esprit ne comprend que l’apparition phénoménale de celui-ci, la progression qui mène de ce système à la science du vrai qui est dans la figure du vrai semble être seulement négative, et l’on pourrait vouloir | XLV | demeurer exempté du négatif, en ce qu’il est le faux et exiger d’être conduit sans plus attendre à la vérité ; à quoi bon s’occuper du faux ? — Quant à ce dont il a déjà été question ci-dessus, savoir, l’idée qu’il fallait immédiatement commencer par la science, on répondra ici sous l’aspect de la façon dont est constitué le négatif, de ce qu’il en est de lui tout simplement en tant que faux. Les représentations sur ce point gênent tout particulièrement l’accès à la vérité. Ceci nous donnera l’occasion de parler de la connaissance mathématique, que le savoir non philosophique tient pour l’idéal que la philosophie devrait s’efforcer d’atteindre, bien que ses efforts, jusqu’à présent, soient restés vains.

Le vrai et le faux font partie de ces notions déterminées qu’en l’absence de mouvement, on prend pour des essences propres, chacun étant toujours de l’autre côté par rapport à l’autre, sans aucune communauté avec lui, isolé et campant sur sa position. Il faut, à l’encontre de cela, affirmer que la vérité n’est pas une monnaie frappée qui peut être fournie toute faite et qu’on peut empocher comme ça. Il n’y a pas plus un faux qu’il n’y a un mal. Certes, le mal et le faux ne sont pas aussi mauvais que le Diable, car en les considérant comme celui-ci on fait même d’eux des sujets particuliers ; en tant que faux et que mal ils ne sont que | XLVI | des notions universelles, mais ont cependant l’un face à l’autre une essentialité propre. — Le faux, car il n’est question que de lui ici, serait l’autre, le négatif de la substance, celle-ci, en tant que contenu du savoir, étant le vrai. Mais la substance est elle-même essentiellement le négatif, d’une part en tant que différenciation et détermination du contenu, d’autre part en tant qu’elle est un acte de différenciation simple, c’est-à-dire, en tant que Soi-même et que savoir. On peut certes savoir faussement. Quand on dit qu’on sait quelque chose faussement, cela signifie que le savoir est en non-identité avec sa substance. Mais précisément cette non-identité est l’acte de différenciation en général, qui est un moment essentiel. Certes, de cette différenciation advient leur identité, et cette identité devenue est la vérité. Mais elle n’est pas la vérité au sens où l’on se serait débarrassé de la non-identité, comme on jette les scories séparées du métal pur, ni non plus comme on retire l’outil du récipient terminé : la non-identité au contraire est elle-même au titre du négatif, du Soi-même, encore immédiatement présente dans le vrai. Ceci n’autorise cependant pas à dire que le faux constitue un moment, voire une composante du vrai. Dans l’expression qui dit qu’en toute chose fausse il y a quelque chose de vrai, l’un et l’autre ont chacun leur valeur propre, | XLVII | comme l’huile et l’eau, qui ne sont qu’extérieurement associées sans pouvoir se mêler. C’est précisément au nom et en vertu de cette signification, qui est de désigner le moment de l’être-autre parfait, que leurs expressions, là où leur être-autre est aboli, ne doivent plus être utilisées. De même que l’expression de l’unité du sujet et de l’objet, du fini et de l’infini, de l’être et de la pensée, etc., a ceci de fâcheux qu’objet et sujet, etc., signifient ce qu’ils sont en dehors de leur unité, et qu’on ne les prend donc pas dans l’unité au sens de ce que leur expression dit, de même, ce n’est plus en tant que faux que le faux est un moment de la vérité.

Le dogmatisme de la façon de penser dans le savoir et dans l’étude de la philosophie n’est rien d’autre que l’opinion qui considère que le vrai consiste en une proposition qui est un résultat fermement établi, ou encore, qui est immédiatement sue. Aux questions du genre : date de naissance de César, ou nombre de toises dans un stade, et combien faisait ceci ou cela, etc., est censée être apportée une réponse nette, de même qu’il est assurément bien vrai que le carré de l’hypothénuse d’un triangle rectangle est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. Mais la nature d’une « vérité » de ce genre est différente | XLVIII | de celle des vérités philosophiques.

S’agissant des vérités historiques, pour dire un mot rapidement à leur sujet, dans la mesure, effectivement, où l’on ne prend en considération que leur pure dimension historique, on accorde aisément qu’elles concernent l’existence singulière, c’est-à-dire un contenu considéré sous l’aspect de sa contingence et de son arbitraire, c’est-à-dire de déterminations de celui-ci qui ne sont pas nécessaires. — Mais même les vérités nues du genre de celles qui sont citées comme exemples ne sont pas exemptes du mouvement de la conscience de soi. Pour connaître l’une d’entre elles, il faut beaucoup comparer, et aussi consulter de nombreux ouvrages, bref, quelle que soit la manière de s’y prendre, faire des recherches ; et même dans le cas de la vision immédiate de quelque chose, c’est seulement la connaissance de celle-ci conjointement à ses raisons qui sera tenue comme quelque chose qui a une valeur vraie, quand bien même, à proprement parler, seul le résultat nu est censé être ce dont il s’agit.

En ce qui concerne les vérités mathématiques, on tiendrait encore moins pour un géomètre celui qui connaîtrait par cœur les théorèmes d’Euclide, c’est-à-dire de l’extérieur, sans connaître leurs démonstrations, sans les avoir assimilés, comme on pourrait dire en jouant de l’opposition, de manière intérieure. Pareillement, on tiendrait pour non satisfaisante la connaissance, simplement acquise après avoir mesuré un grand nombre | XLIX | de triangles rectangles, des rapports mutuels bien connus qu’il y a entre leurs côtés. Pourtant, même dans la connaissance mathématique, le caractère essentiel de la démonstration est encore loin d’avoir pour signification et nature d’être un moment du résultat proprement dit : dans ce résultat, elle est au contraire quelque chose qui est passé et qui a disparu. En tant que résultat, le théorème est certes quelque chose qui est compris comme vrai par l’intelligence. Toutefois, cette circonstance vient s’ajouter et ne concerne pas son contenu, mais seulement le rapport au sujet ; le mouvement de la démonstration mathématique ne ressortit pas à ce qui est objet, mais est une activité extérieure à la chose. C’est ainsi que la nature du triangle rectangle ne se décompose pas elle-même de la façon où on l’expose dans la construction expédiente pour la démonstration de la proposition qui exprime ces relations ; toute la production du résultat est une démarche, un moyen de connaissance. — Dans la connaissance philosophique aussi, le devenir de l’existence en tant qu’existence est distinct du devenir de l’essence ou de la nature intérieure de la chose. Mais, premièrement, la connaissance philosophique contient l’un et l’autre devenir, au lieu que la connaissance mathématique n’expose que le devenir de l’existence, c’est-à-dire de l’être de la nature de la chose dans la connaissance en tant que telle. | L | Et, deuxièmement, la connaissance philosophique réunit aussi ces deux mouvements particuliers. La genèse intérieure, ou encore, le devenir de la substance est un passage sans solution de continuité dans l’extérieur ou dans l’existence, dans l’être pour autre chose ; et à l’inverse, le devenir de l’existence est la reprise de soi dans l’essence. Le mouvement est ainsi le double processus et devenir du tout, où chacun pose en même temps l’autre et pour cette même raison a également chez lui-même l’un et l’autre, comme deux points de vue ; ensemble ils font le tout par le fait même qu’ils se dissolvent et font d’eux-mêmes des moments de ce tout.

Dans la connaissance mathématique, la compréhension par l’intelligence est une activité qui, pour la chose, est extérieure ; il s’ensuit que la chose vraie en est modifiée. C’est pourquoi le moyen, construction et démonstration, contient des propositions sans doute vraies ; mais il faut dire tout aussi bien que le contenu est faux. Dans l’exemple ci-dessus, le triangle est mis en pièces, et ses différentes parties sont imputées à d’autres figures géométriques que la construction fait surgir sur ses côtés. C’est seulement à la fin qu’on reconstitue le triangle dont il est véritablement question, qu’on avait perdu de vue pendant toute la démarche, et qui ne se présentait qu’en morceaux appartenant à d’autres ensembles. — Nous voyons donc ici aussi | LI | entrer en jeu la négativité du contenu, qui mérite tout autant d’être appelée fausseté du contenu, que la disparition, dans le mouvement du concept, des notions auxquelles on croyait fermement.

Mais la défectuosité proprement dite de cette connaissance concerne aussi bien la connaissance elle-même que sa matière en général. — Pour ce qui est de la connaissance, on ne voit pas bien, pour commencer, la nécessité de la construction. Elle ne procède pas du concept de théorème, mais est un ordre qui nous est intimé, et il nous faut obéir aveuglément à la prescription qui enjoint de tracer précisément ces lignes-là, quand on pourrait à l’infini en tracer d’autres, sans détenir d’autre savoir que la bonne croyance que cela sera approprié pour la conduite de la démonstration. Après quoi, cette appropriation se montre bien, effectivement, mais ce n’est qu’une appropriation extérieure puisqu’elle se montre seulement après coup, dans la démonstration. — De la même manière, celle-ci suit une voie qui commence n’importe où, sans qu’on sache encore selon quelle relation avec le résultat qui doit en sortir. Elle adopte dans son cours telles et telles déterminations et relations, et en laisse tomber d’autres, sans qu’on comprenne immédiatement en fonction de quelle nécessité ; c’est une fin extérieure qui régit ce mouvement. | LII |

L’évidence de cette connaissance défectueuse dont les mathématiques sont fières, et qu’elles arborent du reste aussi pour plastronner face à la philosophie, ne repose que sur la pauvreté de leur fin et sur le caractère défectueux de leur matière, et ressortit donc à une espèce que la philosophie ne peut que dédaigner. — La fin qu’elles visent, ou encore, leur concept est la grandeur. C’est-à-dire exactement le rapport inessentiel, sans concept. C’est pourquoi le mouvement du savoir se déroule à la surface, ne touche pas la chose même, ne touche pas l’essence ou le concept, et pour cette raison, n’est pas un concevoir. — La matière à propos de laquelle les mathématiques avèrent ce réjouissant trésor de vérités est l’espace et l’Un. L’espace est l’existence dans laquelle le concept inscrit ses différences comme en un élément vide et mort, ou elles sont tout aussi bien immobiles et sans vie. L’effectif n’est pas, comme on le considère en mathématiques, une spatialité. Ni la contemplation sensible concrète, ni la philosophie ne peuvent se satisfaire de cette ineffectivité qui est celle des choses des mathématiques. Dans ce genre d’élément ineffectif il n’y a aussi, au demeurant, que du vrai ineffectif, c’est-à-dire que des propositions fixées, mortes ; on peut s’arrêter à chacune d’entre elles ; la suivante recommence pour soi de nouveau | LIII | sans que la première se soit elle-même transportée jusqu’à la suivante, et sans que de la nature de la chose même soit née ainsi, de cette manière, une connexion nécessaire. — De la même façon, en raison de ce principe et élément — et c’est en cela que consiste la dimension formelle de l’évidence mathématique — le savoir court le long de la ligne de l’identité. Ce qui est mort, en effet, ne se mouvant pas soi-même, ne parvient pas à des différences d’essence, ne parvient pas à l’opposition ou à la non-identité essentielle, ni donc non plus au passage de l’opposé dans l’opposé, au mouvement qualitatif, immanent, au mouvement autonome. Car c’est uniquement la grandeur, la différence inessentielle, que les mathématiques considèrent. Elles font abstraction du fait que c’est le concept qui scinde l’espace en ses dimensions et qui détermine les liaisons de celles-ci et au sein de celles-ci. Elles n’examinent pas, par exemple, le rapport de la ligne à la surface ; et quand elles comparent le diamètre du cercle à son périmètre, elles se heurtent à leur incommensurabilité, c’est-à-dire à un rapport de concept, à un infini qui échappe à leur définition.

Les mathématiques immanentes, les mathématiques dites « pures », ne posent pas non plus le temps en tant que temps face à l’espace, | LIV | comme la deuxième matière de leur examen. Certes, les mathématiques appliquées traitent du temps, ainsi que du mouvement et d’autres choses effectives encore, mais les propositions synthétiques qu’elles adoptent — c’est-à-dire les propositions quant à leurs rapports déterminées par leur concept — sont celles qu’elles trouvent dans l’expérience, et elles se contentent d’appliquer leurs formules à ces présupposés. Le fait même que les « démonstrations » qu’elles donnent fréquemment de ce genre de propositions, comme par exemple de celle de l’équilibre du levier, du rapport du temps et de l’espace dans le mouvement de la chute des corps, etc., soient données et acceptées comme des démonstrations, est simplement une démonstration de l’importance du besoin de démonstration pour la connaissance, puisque celle-ci, lorsqu’elle n’a pas mieux, prend aussi en considération les semblants vides de démonstration et y trouve motif à satisfaction. Une critique de ces démonstrations serait tout aussi étonnante qu’instructive, d’une part, pour débarrasser les mathématiques de tout ce faux décorum, d’autre part, pour montrer leurs limites, et, par là même, la nécessité d’un autre savoir. — En ce qui concerne le temps, dont on devrait se dire qu’en qualité de protagoniste faisant face à l’espace, il constitue la matière de la deuxième partie des mathématiques pures, il est le concept même existant lui-même. Le principe | LV | de grandeur, de différence sans concept, et celui d’égalité, de l’unité abstraite et sans vie, ne sont pas en mesure de se saisir de la pure agitation inquiète de la vie, ni de la différenciation absolue. C’est pourquoi cette négativité ne devient que dans la paralysie, c’est-à-dire, en tant que l’Un, une deuxième matière de cette connaissance qui, en ce qu’elle agit de manière extérieure, rabaisse ce qui se meut de soi-même au niveau d’une matière, afin d’avoir en celle-ci un contenu indifférent, extérieur, et sans vie.

La philosophie, en revanche, n’examine pas de détermination inessentielle ; elle examine la détermination dans la mesure où elle est détermination essentielle. Son élément et contenu, ce n’est pas l’abstrait ou l’ineffectif, mais l’effectif, ce qui se pose soi-même et vit en soi-même, l’existence dans son concept. C’est le procès qui se produit ses propres moments et les parcourt de bout en bout, et ce mouvement tout entier constitue le positif et la vérité de ce positif. Cette vérité inclut donc tout aussi bien le négatif en soi, cela même qu’on appellerait le faux, si on pouvait le considérer comme quelque chose dont il faudrait faire abstraction. Or, c’est au contraire l’évanescent lui-même qu’il faut considérer comme essentiel, et non dans la détermination d’une chose quelconque solidement établie qu’il faudrait laisser tomber, une fois coupée du vrai, | LVI | à l’extérieur de ce vrai, on ne sait trop où, de même qu’il ne faut pas non plus considérer le vrai comme le positif mort qui repose de son côté. L’apparition est le naître et disparaître, qui lui-même ne naît ni ne disparaît, mais est en soi, et constitue l’effectivité et le mouvement de la vie de la vérité. En sorte que le vrai est le vertige bachique, dans lequel il n’est pas un seul membre qui ne soit ivre, et parce que chaque membre, en se détachant, se dissout aussi immédiatement — ce vertige est tout aussi bien le repos transparent et simple. Certes, au tribunal de ce mouvement, les figures singulières de l’esprit, tout comme les pensées déterminées, ne pérexistent pas, mais, tout aussi bien qu’elles sont négatives et évanescentes, elles sont aussi des moments nécessaires positifs. — Dans le tout du mouvement, si on l’appréhende comme repos, ce qui se distingue et se donne une existence particulière dans le mouvement est gardé comme quelque chose qui se souvient, dont l’existence est le savoir de soi-même, de même que ce savoir est tout aussi immédiatement existence.

Il pourrait sembler nécessaire de donner préalablement le plus grand nombre d’indications sur la méthode de ce mouvement ou de la science. Mais le concept de cette méthode se trouve déjà dans ce qui a été dit et son exposition proprement dite | LVII | relève de la Logique, ou plus exactement, est la Logique elle-même. La méthode, en effet, n’est rien d’autre que la construction de l’ensemble érigé dans son essentialité pure. Il faut toutefois, quant aux choses qui avaient cours jusqu’à présent sur ce sujet, avoir conscience de ce que le système des représentations relatives à ce qu’est la méthode philosophique appartient lui aussi à une culture révolue. — Et si ces mots devaient être entendus comme l’écho de quelque quête de renommée ou comme des propos révolutionnaires, toutes tonalités dont je me sais fort éloigné, qu’on songe simplement que l’État scientifique que les mathématiques nous ont légué — tout l’appareil d’explications, de subdivisions, d’axiomes, de séries de théorèmes, avec leurs démonstrations, leurs principes, et les déductions et conclusions qu’on en tire — a déjà, au moins dans l’opinion elle-même, passablement vieilli. Même si l’on ne comprend pas distinctement son inutilité, il est clair qu’on n’en fait plus guère usage, ou qu’on n’en fait que peu usage, et que, sans être en soi tombé en discrédit, il n’est malgré tout pas aimé. Et nous devons préjuger de toute chose excellente qu’elle s’imposera à l’usage et se fera aimer. Or, il n’est pas difficile de comprendre que la manière qui consiste à mettre en place une proposition, et à en avancer des justifications, et pareillement à en avancer | LVIII | d’autres pour réfuter la proposition contraire, n’est pas la forme dans laquelle la vérité peut entrer en scène. La vérité est le mouvement d’elle-même chez elle-même, tandis que cette méthode, c’est la connaissance qui est extérieure à la matière. C’est pourquoi elle est caractéristique des mathématiques, qui, comme nous l’avons noté, ont pour principe le rapport sans concept des relations de grandeur, et pour matière l’espace mort ainsi que l’Un tout aussi mort, et doit leur être laissée. Elle peut aussi subsister sous une manière plus libre, c’est-à-dire davantage mêlée à l’arbitraire et à la contingence, dans la vie ordinaire, dans une conversation ou un enseignement historique s’adressant plus à la curiosité qu’à la connaissance, comme c’est à peu de chose près aussi le cas d’une préface. Dans la vie courante, la conscience a pour contenu des connaissances, des expériences, des concrétions sensibles, ainsi que des pensées, des principes et de façon générale des choses considérées comme un donné existant ou comme un être ou une essence solidement établis et stabilisés. Tantôt, elle se contente de suivre le cours de tout cela, tantôt, elle interrompt cette chaîne par l’intervention de son libre choix et arbitre sur ce contenu, et se comporte en instance extérieure qui le détermine et le manœuvre. Elle le ramène à une quelconque chose certaine, quand ce ne serait que le sentiment de l’instant, et la conviction s’estime satisfaite | LIX | quand elle est enfin parvenue à quelque point de repos qu’elle connaît bien.

Toutefois, si la nécessité du concept bannit la démarche plus relâchée de la conversation raisonneuse, tout aussi bien que la démarche plus crispée du grand apparat scientifique, il n’est pas question non plus, comme nous l’avons déjà rappelé plus haut, de mettre à sa place la non-méthode de l’approche intuitive et de l’enthousiasme, ni l’arbitraire du discours prophétique, qui ne méprise pas seulement cette scientificité-là, mais la scientificité en général.

De même, depuis que la triplicité kantienne — qui n’a encore été retrouvée que par l’instinct, qui est encore morte et n’est pas encore saisie de manière conceptuelle — a été élevée à sa signification absolue, et qu’ainsi, dans le même temps, la forme véritable a été mise en place dans son contenu véritable et le concept de la science a surgi, on ne peut pas davantage tenir pour quelque chose de scientifique un usage de cette forme par lequel nous la voyons rabaissée au rang de schéma sans vie, de schème fantomatique stricto sensu, et l’organisation scientifique ramenée à un tableau. — Ce formalisme, dont nous avons déjà parlé ci-dessus de manière générale, et dont nous voulons indiquer ici plus précisément la manière, estime avoir conçu et énoncé la nature et la vie d’une figure | LX | quand il a énoncé à son sujet une détermination du schéma comme prédicat — que ce soit la subjectivité ou l’objectivité, ou encore le magnétisme, l’électricité et ainsi de suite, la contraction ou l’expansion, l’est ou l’ouest et autres déterminations de ce genre qu’on pourrait multiplier à l’infini, étant donné que de cette manière chaque détermination ou figure peut à son tour être réutilisée chez l’autre comme forme ou comme moment du schéma, et que chacune peut rendre obligeamment ce service à l’autre — bref tout un cycle de réciprocité qui ne permet pas d’apprendre ce qu’est la chose même, ni ce qu’est l’une, ni ce qu’est l’autre. D’une part, on y emprunte à la contemplation extérieure commune des déterminations sensibles, qui sont certes censées signifier autre chose que ce qu’elles disent, et d’autre part, on utilise ce qui est en soi signifiant, les déterminations pures de la pensée, telles que sujet, objet, substance, cause, l’Universel, etc., de manière aussi machinale et non critique que dans la vie courante, de la même façon qu’on emploie les notions de forces et de faiblesses, d’expansion et de contraction ; en sorte que toute cette métaphysique est aussi non scientifique que ces représentations sensibles. | LXI |

À la place de la vie intérieure et du mouvement autonome de son existence, on énonce alors, selon une analogie superficielle, ce genre de déterminité simple issue de la contemplation directe des choses, c’est-à-dire du savoir sensible, mais on donne à cette application externe et vide de la formule le nom de construction. — Il en va de ce formalisme comme de tous les autres. Bien obtus celui à qui on ne ferait pas ingurgiter en un quart d’heure la théorie qui pose l’existence de maladies asthéniques, sthéniques et indirectasthéniques, ainsi qu’un nombre égal de programmes thérapeutiques, et qui, puisque aussi bien ce genre d’enseignement, il y a peu, était suffisant, ne saurait métamorphoser dans ce bref laps de temps le praticien routinier qu’il était en théoricien docteur ès sciences médicales. Quand le formalisme de la philosophie de la nature nous enseigne par exemple que l’entendement c’est l’électricité, ou que l’animal c’est l’azote, ou qu’ils équivalent au sud et au nord, etc., ou qu’ils le représentent, tout aussi crûment qu’on le dit ici, voire en brassant tout cela dans davantage de terminologie encore, il se peut que pareille force capable de capter toutes ensemble des choses qui semblent si éloignées, que la violence infligée par cette corrélation au sensible en repos, et qui lui confère ce faisant l’apparence d’un concept, mais se garde bien d’énoncer | LXII | le principal, savoir, le concept lui-même ou la signification de la représentation sensible — il se peut, dis-je, que cette force et cette violence plongent l’inexpérience dans une stupeur admirative, la mettent à genoux devant si profonde génialité ; et aussi que la sereine gaieté de ce genre de déterminations, qui remplacent le concept abstrait par du visible observable et le rendent moins triste, la mette en joie et la pousse à s’adresser elle-même des congratulations pour l’heureuse parenté d’âme ainsi pressentie avec une si magnifique opération. Le truc à l’œuvre dans ce genre de sagesse est aussi vite appris que facile à faire marcher. Une fois qu’il est connu, sa répétition devient aussi insupportable que la répétition d’un tour de prestidigitation dont on a compris le procédé. L’instrument de ce formalisme monotone n’est pas plus difficile à manier que la palette d’un peintre qui n’aurait que deux couleurs, par exemple le rouge et le vert, pour colorier une surface, la première, quand on lui demanderait une scène historique, la seconde quand on lui demanderait un paysage. — Il serait difficile de trancher et de dire ce qui l’emporte en l’espèce, si c’est la grâce agréable avec laquelle tout ce qu’il y a dans le ciel, sur la terre et sous la terre, serait ainsi badigeonné avec ce genre de bouillon de peinture, ou la présomption de l’excellence de ce moyen universel ; | LXIII | chacune conforte l’autre. Le produit de cette méthode, qui consiste à coller les deux ou trois déterminations du schéma général sur toutes choses célestes et terrestres, sur toutes les figures naturelles et spirituelles, et à tout ranger de cette manière, n’est rien moins qu’un lumineux rapport sur l’organisme de l’univers, c’est-à-dire un tableau semblable à ces squelettes encollés de petites fiches ou à ces rangs de boîtes fermées adornées d’étiquettes qu’on trouve dans les boutiques de marchands d’épices, tableau aussi clair et distinct que la différence du ceci et du cela, et qui, de la même façon qu’on a retiré la chair et le sang des os du squelette, ou que dans la boutique la chose tout aussi peu vivante est cachée dans les boîtes, a lui aussi abandonné ou caché l’essence vivante de la chose. Comme on l’a déjà fait remarquer ci-dessus, cette manière de procéder aboutit aussi, en fin de compte, à une espèce de peinture monochrome absolue, dès lors que la hantise des honteuses différences du schéma l’entraîne à enfoncer celles-ci, pour prix de leur appartenance à la réflexion, dans la vacuité de l’absolu, fabriquant ainsi la pure Identité, le blanc sans forme. Cette homochromie du schéma et de ses déterminations sans vie, d’une part, et, d’autre part, cette Identité absolue, ainsi que le passage de l’une à l’autre | LXIV | sont, tout autant l’une que l’autre, entendement mort et connaissance extérieure.

Toutefois, non seulement les plus excellentes choses ne peuvent échapper au destin d’être de la sorte privées de vie et privées d’esprit, et ainsi écorchées, de voir leur peau habiller les épaules du savoir sans vie et de la vanité qui l’habite. Mais, dans ce destin-là lui-même, il faut même encore reconnaître la violence que ces choses excellentes exercent sur les cœurs, sinon sur des esprits, ainsi que la formation progressive à l’universalité et à la déterminité de la forme, en laquelle consiste son achèvement, et qui seule permet que l’usage de cette universalité fasse de celle-ci une superficialité.

La science ne peut s’organiser qu’à travers la vie propre du concept ; en elle, cette déterminité prise au schéma et collée de l’extérieur sur l’existence est l’âme du contenu accompli qui se meut elle-même. Le mouvement de ce qui est consiste, d’une part, à devenir à soi un autre, et à devenir ainsi son propre contenu immanent ; et d’autre part, ce qui est reprend en soi-même ce déploiement ou cette existence qui est la sienne, c’est-à-dire fait de soi un moment et se simplifie en une déterminité. Dans le premier mouvement, la négativité est l’activité de différenciation et de position de l’existence ; dans le second, | LXV | dans ce retour en soi, elle est le devenir de la simplicité déterminée. C’est de cette façon que le contenu montre sa déterminité non comme quelque chose qu’il a reçu, ou s’est fait épingler dessus par un autre, mais en se la donnant à lui-même, et c’est à partir de lui-même qu’il vient prendre rang de moment et se désigner comme une localisation, parmi d’autres, du tout. L’entendement de type tabulaire conserve pour soi la nécessité et le concept du contenu, ce qui fait le concret, l’effectivité et le mouvement vivant de la chose qu’il range dans son tableau, ou, plus exactement, on ne dira pas qu’il conserve tout cela pour soi, mais qu’il ne le connaît pas ; car s’il avait cette intelligence des choses, il la montrerait sans doute. Il n’en connaît pas même le besoin ; car alors, il mettrait sa schématisation en sourdine, ou, du moins, ne pourrait, grâce à elle, en savoir plus que ce que donne une table des matières ; cet entendement ne donne que la table des matières, un sommaire du contenu, mais il ne fournit pas le contenu proprement dit. — Même quand la déterminité, comme c’est, par exemple, le cas du magnétisme, est une déterminité en soi concrète ou effective, elle n’en est pas moins descendue au niveau de quelque chose de mort, puisqu’elle ne fait qu’être le prédicat d’une autre existence, sans être connue comme une vie immanente de cette existence, ou telle qu’elle ait en celle-ci son autoengendrement et son exposition propres et natifs. L’entendement formel laisse aux autres le soin d’ajouter | LXVI | cette chose capitale. — Au lieu d’entrer dans le contenu immanent de la chose, il regarde toujours le tout de très haut, et se tient au-dessus de l’existence singulière dont il parle, c’est-à-dire, ne la voit pas du tout. Tandis que la connaissance scientifique exige au contraire qu’on se remette à la vie de l’objet, ou, ce qui revient au même, qu’on ait devant soi et qu’on énonce la nécessité intérieure de celui-ci. En s’enfonçant ainsi profondément dans son objet, elle ne se souvient plus de cette vue d’ensemble qui n’est que la réflexion du savoir en soi-même à partir du contenu. Toutefois, enfouie ainsi dans la matière et progressant continûment dans son mouvement, elle revient en soi-même, mais ce retour ne s’opère pas autrement que par la reprise en soi du remplissement ou du contenu qui se simplifie en une déterminité, se réduit lui-même jusqu’à être un seul et unique côté d’une existence, et passe dans sa vérité supérieure. Et par là, le Tout simple qui se regardait de très haut, émerge lui-même de la richesse où sa réflexion semblait perdue.

Par le simple fait que la substance, selon l’expression que nous avons employée ci-dessus, est en elle-même sujet, tout contenu est sa propre réflexion en soi-même. La pérexistence, ou la substance d’une existence | LXVII | est l’identité à soi-même ; sa non-identité avec soi serait en effet sa dissolution. Mais l’identité à soi-même est la pure abstraction ; or celle-ci est la pensée en acte, le penser. Quand je dis qualité, je dis la déterminité simple ; c’est par la qualité qu’une existence est distincte d’une autre, ou qu’elle est une existence ; elle est pour soi-même, ou encore, elle pérexiste par et à travers cette simplicité avec soi-même. Mais par là même elle est essentiellement la pensée. C’est cela qui implique que l’être est un penser ; c’est en cela qu’aboutit l’intelligence qui s’emploie à éviter l’ordinaire parlerie sans concept sur l’Identité de la pensée et de l’être. — Or, en étant l’identité à soi-même ou la pure abstraction, la pérexistence de l’existence est l’abstraction qu’elle-même fait d’elle-même, ou encore, elle est elle-même sa non-identité avec soi, ou sa dissolution — sa propre intériorité et sa reprise en soi : son devenir. Par cette nature de ce qui est, et dans la mesure où ce qui est a cette nature pour le savoir, ce dernier n’est pas l’activité qui manie le contenu comme quelque chose d’étranger, n’est pas la réflexion en soi à partir du contenu et sortant de lui ; la science n’est pas cet idéalisme venu prendre la place du dogmatisme assertorique et lui substituer un dogmatismeLXVIII | de l’assurance ou le dogmatisme de la certitude de soi-même ; mais, dès lors que le savoir voit le contenu revenir dans sa propre intériorité, son activité est au contraire tout aussi bien enfoncée dans ce contenu — car elle est le Soi-même immanent du contenu —, qu’elle est en même temps revenue en soi, car elle est la pure identité à soi-même dans l’être-autre ; et ainsi elle est la ruse qui, tout en faisant semblant de se garder d’être active, jette un œil pour voir comment la déterminité et sa vie concrète, précisément en ce que cette vie s’imagine faire progresser sa propre conservation et son intérêt particulier, sont en réalité l’inverse : une activité qui se dissout elle-même et fait de soi un moment du tout.

Si, plus haut, nous avons donné la signification de l’entendement selon le côté de la conscience de soi de la substance, ce que nous venons de dire ici fait apparaître à l’évidence sa signification selon la détermination de la substance comme quelque chose qui est. — L’existence est qualité, déterminité identique à soi-même, ou simplicité déterminée, pensée déterminée ; c’est là l’entendement de l’existence. C’est ce qui fait d’elle le « noûs » grec, ce comme quoi Anaxagore reconnaissait d’abord l’essence. Ceux qui sont venus après lui ont conçu de manière plus déterminée la nature de l’existence comme eidos ou idea ; c’est-à-dire universalité déterminée, espèce. Le terme espèce semble être par trop ordinaire | LXIX | et insuffisant pour les idées, pour le beau, le sacré et l’éternel qui sévissent de plus en plus à notre époque. Mais il est de fait que l’Idée n’exprime ni plus ni moins que le terme espèce. Simplement, nous voyons souvent aujourd’hui une expression qui détermine un concept de manière précise se trouver en butte au mépris, tandis qu’on lui en préfère une autre, quand ce ne serait que parce que cette dernière appartient à une langue étrangère, enveloppe le concept dans un brouillard, et du coup sonne de manière plus édifiante. — C’est précisément en ce que l’existence est déterminée comme espèce qu’elle est une pensée simple ; le « noûs », la simplicité est la substance. En vertu de sa simplicité ou de son identité à soi-même, elle apparaît comme quelque chose de solidement établi et qui subsiste. Mais cette identité à soi-même est tout aussi bien négativité ; et c’est par là que cette existence solide passe dans sa dissolution. La déterminité ne semble d’abord être déterminité que par le fait qu’elle se réfère à autre chose, et son mouvement semble lui être communiqué de l’extérieur par une puissance étrangère ; mais le fait qu’elle ait chez elle-même son être-autre, et qu’elle soit son mouvement propre et autonome, cela est précisément contenu dans cette simplicité du penser lui-même ; car cette simplicité-ci est la pensée se mouvant et se différenciant elle-même, et l’intériorité propre, le pur concept. Et ainsi donc l’intelligence des choses par l’entendement est un devenir, et en tant qu’elle est ce devenir, elle est la rationalité. | LXX |

C’est dans cette nature propre à ce qui est, et qui est d’être dans son être son propre concept, que réside tout simplement la nécessité logique ; elle seule est le rationnel et le rythme du tout organique ; elle est tout autant savoir du contenu, que le contenu est concept et essence — ou encore : elle seule est le spéculatif. — La figure concrète, en se mouvant elle-même, fait d’elle une déterminité simple, et par là s’élève à la forme logique et est dans son essentialité ; son existence concrète n’est que ce mouvement et est immédiatement existence logique. C’est pourquoi il n’est pas besoin de plaquer de l’extérieur le formalisme sur le contenu concret ; ce dernier est en lui-même le passage dans le premier, lequel cependant cesse d’être ce formalisme extérieur, parce que la forme est le devenir natif du contenu concret proprement dit.

Cette nature de la méthode scientifique, savoir, d’une part qu’elle n’est pas séparée du contenu, d’autre part qu’elle se détermine par soi-même son propre rythme, a son exposition propre, comme nous l’avons déjà rappelé, dans la philosophie spéculative. — Ce qu’on dit par là exprime certes le concept, mais ne peut valoir pour plus que pour une assurance donnée par anticipation. La vérité de celle-ci ne réside pas dans ce simple exposé partiellement | LXXI | narratif ; et donc, et pareillement, est tout aussi peu réfutée, lorsqu’on affirme comme sûr, à l’inverse, qu’il n’en va pas ainsi, mais que les choses en l’espèce se passent comme ceci ou comme cela, lorsqu’on nous remémore et énumère des représentations courantes comme autant de vérités bien connues sur lesquelles il y aurait accord, ou encore lorsqu’on nous sert à grand renfort d’« assurément » les dernières nouveautés tout droit sorties du saint écrin de l’intuition divine intérieure. — Cette façon d’accueillir les choses est ordinairement la première réaction du savoir pour qui quelque chose était inconnu, celle qui consiste à « être contre » afin de préserver sa liberté et sa propre intelligence, sa propre autorité face à celle qui lui est étrangère, car c’est sous cette figure étrangère qu’apparaît ce qui est accueilli alors pour la première fois — mais aussi pour se débarrasser de l’apparence et de l’espèce de honte censée flétrir le fait que quelque chose a été appris, de la même façon que dans l’acceptation bruyamment approbatrice de ce qui est inconnu, la réaction analogue consiste en ce qui, dans une autre sphère, était le discours et l’action ultrarévolutionnaire.

C’est pourquoi ce qui importe dans l’étude menée par la science, c’est d’assumer l’effort, la fatigue du concept. La science exige que l’attention soit tournée vers le concept en tant que tel, vers les déterminations simples, par exemple, celle d’être en soi, d’être pour soi, d’identité à soi-même, etc., car ces déterminations sont le genre de purs automouvements | LXXII | qu’on pourrait appeler des âmes si leur concept ne désignait pas quelque chose de plus élevé que celles-ci. Pour qui a pris l’habitude de se laisser courir au fil des représentations, l’interruption de celles-ci par le concept est aussi gênante que pour la pensée formelle qui « raisonne » une fois dans un sens, une fois dans l’autre, dans des pensées sans effectivité. On donnera à la première habitude le nom de pensée matérielle, de conscience contingente, qui est seulement enfoncée dans la matière, et qui donc trouve plutôt saumâtre de devoir à la fois extraire son Soi-même pur de la matière et en même temps être chez soi. Tandis que la pensée qui « raisonne », c’est au contraire la liberté par rapport au contenu et le dédain vaniteux qui regarde celui-ci de haut ; dédain vaniteux auquel on enjoint de faire l’effort d’abandonner cette liberté, et, plutôt que d’être le principe moteur arbitraire du contenu, d’enfouir en lui cette liberté, de laisser ce contenu se mouvoir par sa propre nature, c’est-à-dire par le Soi-même en tant qu’il est à lui, et d’observer ce mouvement. Le renoncement aux incursions personnelles dans le rythme immanent des concepts, le refus de faire intervenir en lui l’arbitraire, ou quelque sagesse acquise par ailleurs, cette attitude abstinente est elle-même un moment essentiel de l’attention au concept. | LXXIII |

Il faut souligner de manière plus soutenue, chez le comportement raisonneur, les deux aspects sous lesquels la pensée concevante lui est opposée. — D’une part, ce comportement a un rapport négatif vis-à-vis du contenu appréhendé, il sait le réfuter et le réduire à rien. Le constat par l’intelligence « qu’il n’en va pas ainsi » en reste au négatif pur et simple, c’est la position ultime qui ne se dépasse pas soi-même pour aller à un nouveau contenu ; pour avoir de nouveau un contenu, il faut au contraire que, partant de n’importe où, soit entrepris quelque chose d’autre. C’est donc la réflexion dans le Je vide, la vanité de son savoir. — Toutefois cette vanité n’exprime pas seulement le fait que ce contenu est vain, mais aussi que cette intelligence elle-même est vaine ; car elle est le négatif qui n’aperçoit pas en soi le positif. Et en ne récoltant pas sa propre négativité elle-même comme contenu, cette réflexion n’est tout simplement pas dans la chose, mais toujours au-delà d’elle ; c’est pourquoi elle s’imagine qu’en affirmant le vide elle est toujours plus loin qu’une intelligence pleine de contenu. Tandis que dans la pensée concevante, ainsi que nous l’avons montré précédemment, le négatif appartient au contenu lui-même, et qu’il est, aussi bien comme détermination et mouvement immanents de ce contenu, que comme tout de ceux-ci, | LXXIV | le positif. Pris comme résultat, il est le négatif issu de ce mouvement, le négatif déterminé, et par là même, tout aussi bien, un contenu positif.

Mais si l’on veut bien considérer que ce genre de pensée a un contenu, que ce soit de représentations ou de pensées, ou du mélange des deux, elle a également un autre côté qui lui rend le concevoir difficile. La nature remarquable de ce côté est elle-même étroitement liée à l’essence de l’idée, que nous avons mentionnée plus haut, ou plus exactement, ce côté exprime l’idée telle qu’elle apparaît comme le mouvement qui est appréhension pensante. — De la même façon, en effet, que dans son comportement négatif, dont il vient d’être question, la pensée qui raisonne est elle-même le Soi-même dans lequel le contenu revient, de même, et à l’inverse, dans sa connaissance positive le Soi-même est un sujet représenté, auquel le contenu se réfère comme accident et prédicat. C’est ce sujet qui constitue la base à laquelle le contenu est rattaché et sur laquelle le mouvement court dans un sens et dans l’autre. Il en va autrement dans la pensée concevante. Dès lors que le concept est le Soi-même propre de l’objet, qui se présente comme le devenir de cet objet, ce n’est pas un sujet immobile et au repos qui porte les accidents sans sourciller, mais le concept qui se meut et reprend en soi | LXXV | ses déterminations. Dans ce mouvement, le sujet immobile en question est lui-même perdu ; il entre dans les différences et le contenu, et, plutôt que de demeurer face à la déterminité, il la constitue au contraire, c’est-à-dire constitue à la fois le contenu différencié et le mouvement de celui-ci. En sorte que la terre ferme que la pensée qui raisonne trouve chez le sujet au repos vacille, et que seul ce mouvement lui-même devient l’objet. Le sujet qui remplit son contenu cesse de passer au-delà de celui-ci, et ne peut pas avoir encore d’autres prédicats ou accidents. À l’inverse, toute la dispersion du contenu se trouve par là même regroupée sous le Soi-même ; il n’est pas l’universel qui, libre du sujet, échoirait à plusieurs. Et donc, de fait, le contenu n’est plus prédicat du sujet, mais il est la substance, il est l’essence et le concept de ce dont il est question. La pensée représentative, dès lors que sa nature est de suivre le cours des accidents ou des prédicats, et de les dépasser — à juste titre, aussi bien, puisqu’ils ne sont rien d’autre que des prédicats et des accidents —, se trouve freinée dans la suite de sa course, dès lors que ce qui, dans la proposition, a la forme d’un prédicat est la substance elle-même. Elle subit, pour représenter les choses ainsi, un contrecoup. | LXXVI | Commençant par le sujet, comme si celui-ci demeurait le fondement, elle trouve, dès lors que c’est au contraire le prédicat qui est la substance, le sujet passé au prédicat, et par là même aboli. Et dès lors que ce qui semble être prédicat est devenu ainsi la masse entière et autonome, la pensée ne peut pas errer et vagabonder librement, mais est retenue par cette pesanteur. D’ordinaire, c’est d’abord le sujet en tant qu’il est le Soi-même fixe objectal qui est posé comme principe de départ ; c’est de là que part le mouvement nécessaire vers la multiplicité des déterminations ou des prédicats ; ici, à la place de ce sujet-là, c’est le Je qui sait qui entre lui-même en scène, qui est le lien fédérateur des prédicats et le sujet qui les tient. Mais dès lors que ce premier sujet entre dans les déterminations elles-mêmes et est leur âme, le second sujet, celui qui sait, trouve encore le premier sujet dans le prédicat, c’est-à-dire celui avec lequel il voudrait en avoir déjà terminé et par-dessus lequel il voudrait passer pour rentrer en soi ; et au lieu de pouvoir être dans le mouvoir du prédicat l’élément agissant, comme pensée qui raisonne décidant si tel ou tel prédicat devrait être apposé à ce premier sujet, il a, au contraire, encore à faire avec le Soi-même du contenu, n’est pas censé être pour soi, mais être avec ce contenu, conjoint à lui. | LXXVII |

Ceci revient à dire, pour exprimer les choses de manière formelle, que la nature du jugement, ou tout simplement de la proposition, qui inclut en soi la différence du sujet et du prédicat est détruite par la proposition spéculative, et que la proposition d’identité que devient la première contient le contrecoup qui réagit à ce premier rapport. — Ce conflit entre la forme d’une proposition en général et l’unité du concept qui détruit cette forme est semblable à celui qui se produit dans le rythme entre le mètre et l’accent. Le rythme résulte du moyen terme suspendu en leur milieu et de leur réunion. De la même façon, dans la proposition philosophique, l’identité du sujet et du prédicat ne doit pas anéantir leur différence, qui est exprimée par la forme de la proposition, et leur unité doit surgir, au contraire, comme une harmonie. La forme de la proposition, c’est l’apparition du sens déterminé, ou l’accent, qui différencie le substrat dont elle est remplie ; mais le fait que le prédicat exprime la substance, et que le sujet lui-même tombe dans l’universel, constitue l’unité dans laquelle cet accent s’évanouit jusqu’à n’être plus entendu.

Pour éclairer et commenter par des exemples ce qui vient d’être dit, prenons la proposition : Dieu est l’être, le prédicat, dans cette proposition, est l’être ; il a une signification substantielle dans laquelle le sujet se répand. Être, ici, n’est pas censé | LXXVIII | être prédicat, mais être l’essence ; ce qui fait que Dieu semble cesser d’être ce qu’il est d’après la disposition de la proposition, savoir, le sujet ferme et consistant. La pensée, au lieu de continuer à avancer dans le passage du sujet au prédicat, et étant donné que le sujet se perd, se sent au contraire freinée et rejetée vers la pensée du sujet, puisqu’elle en déplore l’absence ; ou alors, étant donné que le prédicat lui-même est énoncé comme un sujet, comme l’être, comme l’essence qui épuise la nature du sujet, elle trouve aussi le sujet immédiatement dans le prédicat ; et alors, au lieu de conquérir, entrée en soi dans le prédicat, la position libre du raisonnement, elle est encore plongée dans le contenu, ou, à tout le moins, l’exigence qu’elle soit plongée dans ses profondeurs existe. De même encore que lorsqu’on dit que le réel effectif est l’universel, le réel effectif, en tant que sujet, disparaît dans son prédicat. L’universel ne doit pas seulement avoir la signification du prédicat au sens où cette proposition dirait que le réel effectif est universel, mais il doit exprimer l’essence du réel effectif. — C’est pourquoi la pensée perd tout autant le ferme terrain et le sol objectal qu’elle avait chez le sujet, qu’elle est renvoyée à eux dans le prédicat, et revient, au sein même de celui-ci, | LXXIX | non pas en soi-même, mais dans le sujet du contenu.

C’est en grande partie sur ce blocage inhabituel que reposent les plaintes quant au caractère incompréhensible des écrits philosophiques, quand par ailleurs les autres conditions de culture requises pour qu’il les comprenne se trouvent réunies chez un individu. Nous voyons dans ce qui a été dit la raison du reproche très précis qui leur est souvent adressé, savoir, que bien des choses doivent d’abord être lues et relues avant de pouvoir être comprises ; reproche censé contenir quelque chose d’inadmissible et d’ultime, à telle enseigne que s’il était fondé, il n’autoriserait aucune réplique. Ce qui a été dit ci-dessus montre clairement ce qu’il en est. La proposition philosophique, parce qu’elle est une proposition, suscite l’opinion qu’on a affaire au rapport ordinaire du sujet et du prédicat et au comportement habituel du savoir. Ce comportement et l’opinion qui est la sienne, le contenu philosophique de la proposition les détruit ; l’opinion découvre qu’on voulait dire autre chose que ce qu’elle croyait, et cette correction de son opinion oblige le savoir à revenir à la proposition et à la comprendre maintenant autrement.

Il y a une difficulté qu’il faudrait éviter, et qui est produite par le mélange du mode spéculatif | LXXX | et du mode raisonnant, lorsque ce qui est dit du sujet a tantôt la signification de son concept, mais tantôt aussi uniquement celle de son prédicat ou de son accident. — Chacun des modes perturbe l’autre et inversement, et la seule exposition philosophique qui parviendrait à être plastique serait celle qui exclurait enfin rigoureusement le type de rapport ordinaire qui régit les parties d’une proposition.

En fait, la pensée non spéculative a également un droit qui est le sien et qui est valable, mais qui n’est pas pris en compte dans le mode de la proposition spéculative. L’abolition de la forme de la proposition ne doit pas seulement se produire sur un mode immédiat, par le seul fait du contenu de la proposition. Mais il faut que ce mouvement contraire soit énoncé ; il faut qu’il ne soit pas seulement ce blocage interne, mais que ce retour du concept en soi soit exposé. Ce mouvement, qui constitue ce qui autrement devait être le travail de la preuve, est le mouvement dialectique de la proposition elle-même. Ce mouvement seul est le spéculatif effectif, et seule son énonciation est exposition spéculative. En tant que proposition, le spéculatif n’est que le blocage interne et le retour non existant de l’essence en soi. C’est pourquoi nous nous voyons souvent renvoyés par des exposés philosophiques | LXXXI | à cette intuition intérieure, et dispensés par là de la présentation du mouvement dialectique de la proposition que nous demandions. — C’est la proposition qui doit exprimer ce qu’est le vrai, mais essentiellement le vrai est sujet ; et étant sujet, il n’est que le mouvement dialectique, cette marche qui s’autoengendre, s’emmène plus loin et revient en soi. — Dans les autres niveaux de connaissance, c’est la preuve qui constitue ce côté de l’intériorité exprimée. Mais depuis que la dialectique a été séparée de la preuve, c’est en fait le concept de démonstration philosophique qui s’est perdu.

On peut rappeler à ce propos que le mouvement dialectique a, lui aussi, des propositions comme parties ou comme éléments ; c’est pourquoi la difficulté que nous avons indiquée semble continuellement revenir et être une difficulté de la chose même. — On a là quelque chose de semblable à ce qui se passe dans la démonstration ordinaire, où les raisons et fondements auxquels elle a recours ont eux-mêmes besoin à leur tour d’être fondés, et ainsi de suite à l’infini. Toutefois, cette forme d’argumentation par établissement justifié et soumission à des conditions ressortit à ce type de démonstration — dont le mouvement dialectique se distingue — et, partant, relève de la connaissance externe. Ce mouvement, quant à lui, a pour élément | LXXXII | le pur concept, ce qui fait qu’il a un contenu qui à même soi est de part en part sujet. On ne trouve donc pas de contenu qui se comporterait comme un sujet principiel, auquel sa signification échoirait comme un prédicat ; la proposition est immédiatement une simple forme vide. — En dehors du Soi-même contemplé de manière sensorielle ou représenté, c’est surtout le nom en tant que nom qui désigne le pur sujet, l’Un vide et sans concept. C’est pour cette raison qu’il peut être utile, par exemple, d’éviter le nom : Dieu, parce que ce mot n’est pas immédiatement en même temps un concept, mais le nom proprement dit, la solide tranquillité du sujet principiel ; tandis qu’à l’inverse, par exemple, l’être, ou l’Un, la singularité, et même aussi, le sujet, etc., suggèrent immédiatement des concepts. — Même si des vérités spéculatives sont dites sur ce premier sujet, leur contenu cependant est dépourvu de concept immanent, car il n’est présent que comme sujet au repos, circonstances qui font que ces vérités prennent facilement la forme de la simple édification. De ce côté-là aussi, donc, l’obstacle inhérent à l’habitude prise d’appréhender le prédicat spéculatif en fonction de la forme de la proposition, et non pas comme concept et essence, pourra être aggravé ou amoindri par la faute | LXXXIII | de l’exposé philosophique lui-même. L’exposition, tout en demeurant fidèle à l’intelligence de la nature du spéculatif, doit préserver la forme dialectique et n’y rien introduire sinon dans la mesure où il s’agit d’une chose conçue et qui est le concept.

Autre obstacle tout aussi préjudiciable à l’étude de la philosophie que l’attitude raisonnante : la prétention non raisonnante fondée sur des vérités convenues, sur lesquelles leur détenteur n’estime pas qu’il soit nécessaire de revenir, mais qu’il pose au contraire comme points de départ et croit pouvoir énoncer, mais aussi utiliser pour juger et interdire. Il y a de ce côté une urgence tout à fait particulière à ce que la pratique de la philosophie redevienne une affaire sérieuse. Pour toutes les sciences, tous les arts, toutes les sortes de compétences et habiletés, tous les métiers, prévaut la conviction qu’on ne les acquiert pas sans les multiples efforts de l’apprentissage et de l’exercice. Tandis que, s’agissant de la philosophie, il semble régner aujourd’hui le préjugé que, s’il est indiscutable que quiconque a des yeux et des doigts et se voit remettre le cuir et les outils n’est pas pour autant en mesure de faire des chaussures, n’importe qui en revanche s’y entendrait à faire de la philosophie | LXXXIV | et à la juger, parce que sa raison naturelle lui en fournirait le critère, comme s’il n’avait pas également en l’espèce de son propre pied le critère d’une chaussure. — Il semble même qu’on situe la possession de la philosophie précisément dans le manque de connaissances et d’études, et qu’elle cesse là où celles-ci commencent. On la tient fréquemment pour un savoir formel et sans contenu, et il faut déplorer fortement qu’on comprenne si peu que toute chose considérée comme vérité, y compris quant au contenu, dans quelque connaissance et science que ce soit, ne saurait mériter ce nom que lorsqu’elle a été engendrée par la philosophie ; que les autres sciences auront beau tenter sans elle et en raisonnant à l’envi tout ce qu’elles voudront, elles ne pourront avoir en elles-mêmes ni vie, ni esprit, ni vérité.

Pour ce qui concerne la véritable philosophie, nous voyons la révélation immédiate du divin, ainsi que le bon sens humain qui ne s’est ni formé ni donné quelque peine que ce soit avec un autre savoir ou avec la pratique philosophique proprement dite, se considérer immédiatement comme un parfait équivalent du long chemin de la culture, de ce mouvement aussi riche que profond par lequel l’esprit accède au savoir, comme un succédané de tout cela aussi bon que, par exemple, | LXXXV | celui que la chicorée est réputée être pour le café. Il n’est nullement réjouissant de relever que l’ignorance, et jusqu’à la grossièreté aussi informe qu’insipide, qui sont incapables de fixer leur pensée dans une unique proposition abstraite, et encore moins dans la corrélation de plusieurs, se donnent avec certitude, tantôt, pour la liberté et la tolérance de la pensée, mais tantôt même pour la génialité. Cette dernière, comme c’est le cas aujourd’hui en philosophie, a sévi jadis tout autant, on le sait, dans la poésie ; mais au lieu de poésie, quand la production de cette génialité avait un sens, elle a fourni de la prose triviale, ou, quand elle allait au-delà de celle-ci, des discours aberrants. De la même façon aujourd’hui, un discours philosophique naturel, qui se considère comme trop bon pour le concept, et se tient, grâce à l’absence de celui-ci, pour un penser contemplatif et poétique, vient mettre sur le marché des combinaisons arbitraires d’une imagination que la pensée ne fait que désorganiser — toutes créatures qui ne sont ni chair, ni poisson, ni poésie, ni philosophie.

Face à quoi, s’écoulant sans encombre dans le lit plus tranquille du bon sens, la pratique philosophique naturelle nous gratifie d’une rhétorique de vérités ordinaires. Et quand on lui brandit l’insignifiance de celle-ci, elle nous assure là-contre que le sens et tout le contenu consistant | LXXXVI | existent bien dans son cœur, et doivent bien également exister ainsi chez d’autres, s’imaginant qu’en invoquant l’innocence du cœur, la pureté de la conviction morale, et autres choses de la même eau, elle a dit des choses définitives, à l’encontre desquelles il n’y a ni objection qui tienne, ni quoi que ce soit d’autre à demander. Or, ce qui importait, c’était que le plus grand bien ne restât pas à l’intérieur, mais fût hissé du fond de ce puits jusqu’au jour. Pour ce qui est de produire ce genre de vérités ultimes, il y a longtemps qu’on peut s’en épargner la peine, car il y a belle lurette qu’on les trouve dans le catéchisme, par exemple, dans les proverbes populaires, etc. — Il n’est pas difficile d’attraper ce genre de vérités par ce qu’elles ont d’imprécis et de bancal, et souvent de mettre en évidence pour la conscience qui les détient, et en cette conscience elle-même, la vérité exactement inverse. En cherchant à se tirer du désarroi ainsi installé en elle, cette conscience rechutera dans un autre embarras et finira bien par se fâcher tout rouge en expliquant qu’il en va incontestablement de telle et telle manière, tandis que tout ce qu’on lui oppose est pure sophistique — grand mot que le bon sens commun finit toujours par lâcher contre la raison cultivée, de même que l’ignorance de la philosophie s’est mis une fois pour toutes en réserve, pour la lui appliquer, l’expression « rêveries ». — Dès lors qu’il s’est réclamé du sentiment, | LXXXVII | de son oracle intime, le sens commun, face à quelqu’un qui n’est pas d’accord avec lui, en a terminé ; il est obligé d’expliquer qu’il n’a plus rien d’autre à dire à celui qui ne trouve pas et ne sent pas en lui-même la même chose — en d’autres termes, il foule aux pieds les racines de l’humanité. La nature de celle-ci, en effet, est de pousser à l’accord avec d’autres et elle n’a d’existence que dans la communauté des consciences réalisée. Tandis que l’attitude antihumaine, animale, consiste à demeurer dans le sentiment et à ne se pouvoir communiquer que par lui.

À qui s’enquerrait d’une voie royale de la science, on ne pourrait donc en indiquer aucune de plus aisée que celle qui consiste à s’en remettre au bon sens, puis — pour continuer à progresser en même temps que son époque et que la philosophie — à lire des comptes rendus d’ouvrages philosophiques, voire, au besoin, leurs préfaces et leurs premiers paragraphes, car ceux-ci nous donnent les principes universels dont tout dépend, tandis que les comptes rendus, outre la brève notice historique, fournissent encore le jugement porté sur ces œuvres, lequel, parce qu’il est un jugement, porte même au-delà encore de la chose jugée. Tout ce chemin commun se fait en robe de chambre, cependant que le haut sentiment de l’éternel, | LXXXVIII | du sacré et de l’infini, s’avance, majestueux, en habit de grand prêtre — chemin du reste qui est déjà lui-même bien plutôt l’être-au-centre immédiat, le génie des idées profondes originales et des hauts éclairs intellectuels. Mais de même que ce genre de profondeur ne révèle pas encore la source de l’essence, ces feux de Bengale ne sont pas l’empyrée. Pensées vraies et intelligence scientifique ne s’acquièrent que dans le travail du concept. Seul le concept peut produire l’universalité du savoir, laquelle n’est ni l’indéterminité et l’indigence communes du bon sens commun, mais une connaissance cultivée et complète — ni la non commune universalité des dispositions de la raison corrompue par l’effet de la paresse et de la présomptueuse conviction d’être génial, mais la vérité qui a grandi et prospéré jusqu’à sa forme native, et qui est capable d’être la propriété de toute raison consciente de soi.

Dès lors que je pose ce par quoi la science existe dans le mouvement propre du concept, il peut sembler que les considérations que je développe sur le fait que les aspects extérieurs — que j’ai cités, ainsi que d’autres encore — des représentations de notre époque quant à la nature et à la figure de la vérité s’écartent de cette position, | LXXXIX | voire s’opposent entièrement à elle, ne promettent guère un accueil favorable à une tentative d’exposition du système de la science engagée sous cette détermination. Je puis aussi me dire cependant que, si par exemple, ce qu’il y a de plus excellent dans la philosophie de Platon est parfois placé dans ses mythes, qui n’ont aucune valeur scientifique, il y a également eu des époques, qu’on appelle même des époques d’exaltation enthousiaste, où la philosophie aristotélicienne était estimée pour sa profondeur spéculative, et où le Parménide de Platon, qui est sans doute la plus grande œuvre d’art de la dialectique antique, était tenue pour le véritable dévoilement et l’expression positive de la vie divine, et où même, malgré l’importante opacité de ce qui engendrait l’extase, cette même extase incomprise devait bien ne rien être d’autre en fait que le pur concept — et me dire aussi, en outre, que ce qu’il y a d’excellent dans la philosophie de notre temps place sa valeur même dans la scientificité, et bien que les autres prennent les choses autrement, ne se fait en réalité reconnaître et valoir que par elle. Et donc je peux également espérer que cette tentative de revendiquer la science pour le concept et de l’exposer dans cet élément caractéristique d’elle qui est le sien saura se frayer une entrée par la vérité intérieure de la chose. Il faut que nous soyons convaincus | XC | que le vrai a pour nature de faire irruption quand son temps est venu, et qu’il n’apparaît que lorsque ce temps est venu, que, pour cette raison, il n’apparaît jamais trop tôt ni ne trouve jamais de public non mûr ; et aussi que l’individu a besoin de cet effet pour y éprouver et avérer ce qui est encore sa solitaire affaire à lui et découvrir par expérience comme quelque chose d’universel la conviction qui n’appartient encore qu’à la particularité. Mais en cette matière, il faut souvent distinguer le public de ceux qui se conduisent comme ses représentants et ses porte-parole. Il se comporte, à bien des égards, autrement que ceux-ci, voire de manière opposée. Si, par bonté, il prend plutôt sur lui la faute, en reconnaissant que tel texte philosophique ne lui dit rien, ceux-ci au contraire, assurés qu’ils sont de leur compétence, rejettent toute la faute sur l’écrivain. L’effet chez lui est plus silencieux que toute l’activité de ces morts quand ils enterrent leurs morts. Maintenant, si l’intelligence universelle en général est plus développée et cultivée, si sa curiosité est plus vigilante et son jugement plus promptement déterminé, en sorte que les pieds de ceux qui te porteront dehors sont déjà devant la porte, il faut souvent distinguer de cela l’effet plus lent qui corrige aussi bien l’attention | XCI | imposée à coup d’assertions intimidantes que le discrédit et le rejet, et ne donne qu’au bout de quelque temps à l’une des parties un monde qui est celui des siens, tandis que l’autre partie, passé ce temps, n’a plus de postérité.

Comme, au reste, en un temps où l’universalité de l’esprit s’est à ce point renforcée, et où la singularité, ainsi qu’il convient, n’en est devenue que bien plus indifférente, en un temps aussi où cette universalité tient à sa totale et complète extension ainsi qu’à la richesse qu’elle s’est constituée, et les revendique, la part de l’œuvre globale de l’esprit qui échoit à l’activité de l’individu ne peut être que faible, il faut que celui-ci, comme la nature de la science l’implique déjà, s’oublie d’autant, devienne et fasse, bien évidemment, ce qu’il peut ; mais il faut d’autant moins exiger de cet individu, que lui-même doit attendre moins de soi et réclamer moins pour lui.

La pagination indiquée est celle de l’édition originale, donnée entre barres verticales dans notre traduction.

Supprimé dans la révision de 1830.