II

La perception

ou la chose et l’illusion

38 | La certitude immédiate ne se saisit pas du vrai, car sa vérité est l’universel, alors que ce qu’elle veut prendre c’est le Ceci. La perception, à l’inverse, prend comme quelque chose d’universel ce qu’elle considère comme ce qui est. De même que l’universalité est son principe en général, ses moments qui se différencient immédiatement en elle sont également universels, le Je est un Je universel, l’objet, un objet universel. Ce principe nous est advenu ; et c’est pourquoi notre prise en charge, la réception des choses qui est la nôtre dans la perception n’est plus une réception qui apparaît de manière phénoménale, comme celle de la certitude sensible, mais une réception nécessaire. En même temps, dans la naissance du principe, les deux moments qui dans leur apparition phénoménale ne font que se détacher l’un de l’autre, ont surgi dans un devenir. L’un est devenu, en effet, le mouvement du désignement, l’autre est devenu ce même mouvement, mais comme quelque chose de simple ; le premier : l’activité de perception, le second : l’objet. L’objet, quant à l’essence, est la même chose que ce qu’est le mouvement ; le mouvement est le déploiement et la différenciation des moments, l’objet est leur somme et résumé. Pour nous, ou en soi, | 39 | l’universel comme principe est l’essence de la perception ; et face à cette abstraction, les deux moments différenciés, le percevant et le perçu, sont l’inessentiel. Mais en fait, comme l’un et l’autre sont eux-mêmes l’universel ou l’essence, ils sont tous deux essentiels ; mais dès lors qu’ils se réfèrent l’un à l’autre comme des termes opposés, il n’y en a qu’un dans cette relation qui peut être l’essentiel ; et la différence de l’essentiel et de l’inessentiel doit se répartir entre eux. L’un, déterminé comme le simple, l’objet, est l’essence, indifférent au fait qu’on le perçoive ou non ; tandis que la perception, en tant qu’elle est le mouvement, est l’inconstant — qui peut être, ou bien ne pas être — et l’inessentiel.

Il faut maintenant déterminer plus précisément cet objet et développer brièvement cette détermination à partir du résultat ressorti de tout cela ; le développement plus complet des choses n’a pas sa place ici. Comme son principe est l’universel, et qu’il est dans sa simplicité le résultat d’une médiation, il faut qu’il exprime cela à même soi comme étant sa propre nature ; il se montre par là comme la chose aux nombreuses propriétés. C’est à la perception qu’appartient la richesse du savoir sensible, et non à la certitude immédiate, où cette richesse n’était que ce qui joue accessoirement, car seule la perception comporte en son essence la négation, la différence, ou encore, la diversité.

Le ceci est donc posé, comme non-ceci, ou comme ayant été aboli ; et du coup, il n’est pas rien, un néant, | 40 | mais un néant déterminé, ou encore, un néant d’un certain contenu, savoir, du ceci. Le sensible est ainsi encore lui-même présent dans la perception, mais pas tel qu’il était censé être dans la certitude immédiate, savoir, comme la singularité présumée selon un point de vue intime, mais comme universel, ou encore, comme ce qui se déterminera comme propriété1. L’abolir expose ici sa signification véritable et double, que nous avons observée chez le négatif : il est à la fois une négation et une conservation ; le néant, en tant que néant du ceci, conserve l’immédiateté et est lui-même sensible, mais c’est une immédiateté universelle. — Mais l’être est un universel par le fait qu’il a la médiation, ou encore, le négatif, chez lui-même ; en ce qu’il exprime ceci à même son immédiateté, il est une propriété différenciée, déterminée. Ainsi se trouve posée dans le même temps une pluralité de propriétés de ce genre, chacune étant la propriété négative de l’autre. Dès lors qu’elles sont exprimées dans la simplicité de l’universel, ces déterminités, qui ne sont à vrai dire des propriétés qu’à partir du moment où vient s’ajouter une détermination ultérieure, se réfèrent à elles-mêmes, sont indifférentes les unes aux autres, chacune étant pour soi, libre de l’autre. Mais l’universalité simple identique à elle-même est à son tour elle-même distincte de ces siennes déterminités, et libre : elle est la pure relation à soi, ou encore le medium au sein duquel ces déterminités sont toutes et donc s’interpénètrent en elle comme en une unité simple, sans cependant se toucher ; car précisément, | 41 | par le fait de la participation à cette universalité, elles sont indifférentes pour soi. — Ce medium universel abstrait, qu’on peut appeler la chosité en général, ou encore l’essence pure, n’est autre que l’Ici et Maintenant tel qu’il s’est avéré, savoir, comme un ensemble simple réunissant un grand nombre de termes ; mais ces nombreux termes sont dans leur déterminité eux-mêmes de simples universels. Ce sel est un Ici simple, et en même temps multiple ; il est blanc, il est aussi piquant, et aussi de forme cubique, et aussi d’un poids déterminé, et cetera. Toutes ces nombreuses propriétés sont situées en un seul et simple Ici, où elles s’interpénètrent donc ; aucune d’entre elles n’a un autre Ici que l’autre, mais chacune est partout dans le même Ici que celui où l’autre se trouve ; et en même temps, sans être séparées par des Ici distincts, elles ne s’affectent pas mutuellement dans cette interpénétration ; le blanc n’affecte ni ne modifie le cubique, pas plus que l’un et l’autre n’affectent le piquant, etc., mais comme chaque propriété est elle-même pure référence à soi-même, elle laisse les autres tranquilles et ne se réfère à elles que par l’indifférent « et aussi ». Cet Aussi est donc le pur universel proprement dit, ou le medium, la chosité qui les rassemble toutes ainsi.

Dans ce rapport tel qu’il résulte ainsi, c’est seulement encore le caractère de l’universalité positive qui est observé et développé ; mais il se présente encore un autre côté qu’il faut aussi introduire et prendre en compte ici. Savoir, que si les nombreuses propriétés déterminées étaient tout à fait indifférentes, | 42 | et ne se référaient absolument qu’à elles­mêmes, elles ne seraient pas des propriétés déterminées. Elles ne le sont, en effet, que dans la mesure où elles se différencientd’autres et se réfèrent à d’autres comme à leurs opposées. Or, en raison de cette opposition, elles ne peuvent être ensemble dans l’unité simple de leur medium, laquelle leur est tout aussi essentielle que la négation. La différenciation de celle-ci, dans la mesure où elle n’est pas indifférente, mais exclusive, négatrice de l’autre, tombe donc hors de ce medium simple ; et du coup celui-ci n’est pas seulement un aussi, unité indifférente, mais aussi un Un, une unité excluante. – L’Un est le moment de la négation, tel qu’il se réfère à lui-même d’une manière simple et exclut autre chose, et par lequel la chosité est déterminée comme chose. Chez la propriété, la négation est comme déterminité qui fait immédiatement un avec l’immédiateté de l’être, laquelle, par cette unité avec la négation, est universalité ; mais en tant qu’Un, elle est telle qu’elle est libérée de cette unité avec le contraire, telle qu’elle est en soi et pour soi-même.

Dans ces moments pris tous ensemble, et pour autant, en tout cas, qu’il y a lieu ici de la développer, la chose est achevée comme le vrai de la perception. Elle est α) l’universalité passive indifférente, l’aussi des nombreuses propriétés, ou plus précisément des nombreuses matières, β) la négation, tout aussi bien, dans sa simplicité ; ou encore, l’Un, l’exclusion des propriétés opposées, et γ) les nombreuses propriétés elles-mêmes, | 43 | la relation des deux premiers moments ; la négation, telle qu’elle se réfère à l’élément indifférent et s’y déploie comme foule de différences : le point de la singularité rayonnant dans toutes les directions de la pluralité au sein du médium de la pérexistence. Si l’on prend la chose par le côté où ces différences appartiennent au medium indifférent, elles sont elles-mêmes universelles, ne sont en relation qu’avec soi, et ne s’affectent pas les unes les autres ; cependant, du côté où elles appartiennent à l’unité négative, elles sont en même temps exclusives ; mais elles ont nécessairement cette relation opposée en des propriétés qui sont éloignées de LEURaussi. L’universalité sensible, ou l’unité immédiate de l’être et du négatif, est seulement alors ainsi propriété, dans la mesure où l’Un et l’universalité pure sont développés à partir d’elle et sont distingués l’un de l’autre, et où elle les réunit conjointement ; c’est seulement cette relation de l’universalité sensible aux purs moments essentiels qui achève la chose.

C’est ainsi donc, maintenant, que la chose de la perception est faite ; et la conscience est déterminée comme instance percevante dans la mesure où c’est cette chose qui est son objet ; elle n’a qu’à le prendre et à se comporter comme pure appréhension ; et le produit pour elle de cela est le vrai. Si elle faisait elle-même quelque chose dans cette prise, elle modifierait la vérité, en ajoutant, ou en laissant de côté par là même quelque chose. Dès lors que l’objet est le vrai et l’universel, l’identique à soi, tandis que la conscience est à ses propres yeux le changeant | 44 | et l’inessentiel, il peut lui arriver d’appréhender incorrectement l’objet et de s’illusionner. Ce qui perçoit a la conscience de la possibilité de l’illusion ; dans l’universalité, en effet, qui est le principe, l’être-autre lui-même est immédiatement pour elle, mais comme le nul, l’aboli. C’est pourquoi son critère de vérité est l’identité à soi-même, et sa démarche consiste à appréhender comme identique à soi-même. Dès lors, en effet, que le différent est pour elle, la conscience percevante est une interréférence des différents moments de son appréhension ; cependant, si dans cette comparaison surgit une non-identité, ce n’est pas là une non-vérité de l’objet, car celui-ci est l’identique à soi, mais une non-vérité de la perception.

Regardons maintenant quelle expérience fait la conscience dans sa perception effective. Cette expérience, pour nous, est déjà contenue dans le développement qui vient d’être donné de l’objet et du rapport et comportement de la conscience à son égard : et elle ne sera que le développement des contradictions qui s’y trouvent. — L’objet que Je reçois dans la perception se présente comme un objet purement Un ; je remarque en outre chez lui la propriété, qui est universelle, mais qui, par là même, va au-delà de la singularité. Le premier être de l’essence objectale, en ce qu’elle est Une, n’était donc pas son être vrai ; comme c’est l’objet qui est le vrai, c’est en moi qu’échoit la non-vérité, et c’est l’appréhension qui n’était pas correcte. Il faut, en vertu de l’universalité45 | de la propriété, que je prenne au contraire l’essence objectale comme étant tout simplement une communauté. Or, je perçois par ailleurs la propriété comme propriété déterminée, opposée à autre chose et l’excluant. Je n’appréhendais donc pas correctement, en fait, l’essence objectale, quand je la déterminais comme une communauté avec d’autres, ou comme la continuité, et il faut au contraire, en vertu de la déterminité de la propriété, que j’interrompe la continuité, et que je pose l’essence objectale comme un Un exclusif. Chez cet Un disjoint, je trouve de nombreuses propriétés de ce genre, qui ne s’affectent pas mutuellement, mais s’indiffèrent mutuellement ; je ne percevais donc pas correctement l’objet quand je l’appréhendais comme quelque chose d’exclusif. Celui-ci, au contraire, de même qu’antérieurement il était uniquement continuité en général, est désormais un medium collectif universel où l’on trouve de nombreuses propriétés comme autant d’universalités sensibles, où chacune est pour soi et exclut, en tant que propriété déterminée, les autres propriétés. Toutefois, le simple et vrai que je perçois n’en est pas non plus pour autant un medium universel, mais la propriété singulière pour soi qui cependant n’est ni propriété, ni un être déterminé ; car, désormais, elle n’est ni chez un Un, ni en relation à d’autres. Or elle n’est propriété que chez l’Un, et n’est déterminée qu’en relation à d’autres. Elle demeure simplement, en tant que cette pure référence à soi-même, un être sensible en général, car elle n’a plus chez elle le caractère de négativité ; et la conscience | 46 | pour laquelle il y a maintenant un être sensible n’est qu’un point de vue intime, c’est-à-dire qu’elle est complètement sortie de la perception et est retournée en soi. Simplement, l’être sensible et le « point de vue sur » passent eux-mêmes dans la perception : je suis rejeté au début et de nouveau emporté dans le même circuit qui s’abolit, à la fois, dans chacun des moments, et en tant que tout.

La conscience parcourt donc de nouveau nécessairement ce circuit, mais, en même temps, elle ne le fait pas de la même manière que la première fois. Elle a fait l’expérience, en effet, quant à l’activité percevante, que le résultat et le vrai de celle-ci étaient sa dissolution, ou encore, la réflexion en soi-même à partir du vrai et hors de lui. S’est ainsi déterminée pour la conscience la façon dont sa perception est essentiellement constituée, savoir, qu’elle n’est pas une pure et simple appréhension, mais qu’en même temps, dans son appréhension, elle est sortie du vrai et est réfléchie en soi. Ce retour de la conscience en soi-même, qui s’immisce immédiatement dans l’appréhension pure — car il s’est avéré essentiel à la perception — modifie le vrai. La conscience reconnaît en même temps ce côté pour le sien et le prend sur soi, grâce à quoi elle conservera donc l’objet vrai dans sa pureté. On observe ainsi maintenant, comme il était advenu avec la certitude sensible, que la perception comporte ce côté qui veut que la conscience soit refoulée en soi, mais non pas d’abord | 47 | au sens où c’était le cas pour la certitude sensible, comme si c’était la vérité de la perception qui tombait en elle : elle reconnaît bien au contraire que c’est la non-vérité qu’on y trouve qui tombait en elle. Mais en même temps, cette connaissance la rend capable d’abolir cette non-vérité ; elle distingue son appréhension du vrai de la non-vérité de sa perception, corrige cette non-vérité, et dans la mesure où elle entreprend cette correction elle-même, il est vrai que c’est la vérité, comme vérité de la perception, qui tombe dans celle-ci. Le comportement de la conscience qu’il faut désormais examiner est donc ainsi fait qu’elle ne se contente plus de percevoir, mais est aussi consciente de sa réflexion en soi et disjoint celle-ci de la simple appréhension proprement dite.

Je remarque donc d’abord la chose en ce qu’elle est Une, et dois la maintenir dans cette détermination vraie ; s’il survient dans le mouvement de la perception quelque chose qui contredit celle-ci, il faut reconnaître en cela ma réflexion. Or, on voit survenir dans la perception diverses propriétés encore, qui semblent être des propriétés de la chose ; simplement, la chose est une, et cette diversité par laquelle elle cesserait d’être une, nous sommes conscients qu’elle nous échoit. Cette chose, donc, n’est effectivement blanche que transportée à notre œil, piquante que portée à notre langue, et cubique que portée à notre toucher, et ainsi de suite. Toute la diversité | 48 | de ces aspects, nous ne la prenons pas à la chose, mais la tirons de nous ; c’est à nous qu’ils échoient en se décomposant successivement sur chacun de nos sens, sur notre œil, qui est tout à fait distinct de la langue, et ainsi de suite. C’est nous qui sommes ainsi le medium universel au sein duquel ces moments se particularisent et sont pour soi. Et c’est donc en ce que nous considérons comme le fait de notre réflexion que nous soyons déterminés à être medium universel, que nous conservons l’identité à soi et la vérité de la chose, qui est d’être une.

Ces différents aspects que la conscience assume sont cependant, chacun considéré pour lui-même, en ce qu’ils se trouvent dans le medium universel, déterminés ; le blanc n’est que par opposition au noir, et ainsi de suite, et la chose n’est Une, précisément, que parce qu’elle s’oppose à d’autres. Mais ce n’est pas dans la mesure où elle est une, qu’elle exclut d’autres de soi ; car être Une c’est l’universelle référence à soi-même, et au contraire, par le fait qu’elle est une, elle est identique à toutes ; si elle les exclut, c’est par la déterminité. Les choses elles-mêmes sont donc des choses déterminées en soi et pour soi ; elles ont des propriétés par lesquelles elles se distinguent d’autres choses. Dès lors que la propriété est la propriété propre de la chose, ou qu’il y a chez elle-même une déterminité, la chose a plusieurs propriétés. Premièrement, en effet, la chose est le vrai, elle est en soi-même ; et ce qui ainsi est chez elle, est chez elle comme son essence propre, et non en vertu et au nom d’autres choses ; et deuxièmement, donc, les propriétés déterminées ne sont pas seulement en vertu et au nom d’autres choses, | 49 | et pour d’autres choses, mais chez elle-même. Mais elles ne sont chez elle des propriétés déterminées que dès lors qu’elles sont plusieurs, qui se distinguent les unes des autres ; enfin, troisièmement, en étant ainsi dans la chosité, elles sont en soi et pour soi, et indifférentes les unes aux autres. C’est donc en vérité la chose elle-même qui est blanche, et aussi, cubique, et aussi piquante, etc., ou encore, la chose est l’Aussi, ou le medium universel dans lequel les nombreuses propriétés subsistent les unes en dehors des autres, sans se toucher et sans s’abolir ; et c’est prise ainsi qu’elle est prise comme la chose vraie.

Cela étant, dans cette perception, ce « prendre comme vrai », la conscience est en même temps conscience qu’elle se réfléchit aussi en elle-même, et que dans la perception survient le moment opposé à l’aussi. Mais ce moment est unité de la chose avec elle-même, qui exclut de soi la différence. C’est cette unité, en conséquence, que la conscience doit prendre sur soi ; car la chose proprement dite est la pérexistencedes nombreuses propriétés diverses et indépendantes. On dit donc de la chose : elle est blanche, elle est aussi cubique, et aussi piquante, etc. Mais dans la mesure où elle est blanche, elle n’est pas cubique, et dans la mesure où elle est cubique et aussi blanche, elle n’est pas piquante, etc. L’Unification de ces propriétés échoit seulement à la conscience, qui du coup n’a pas à les faire coïncider au niveau de la chose. À cette fin, elle amène le dans la mesure où par lequel elle les maintient disjointes | 50 | et maintient la chose comme l’Aussi. À proprement parler, l’être-un n’est assumé par la conscience qu’en ceci que ce qui était nommé propriété est maintenant représenté comme matière libre. La chose, de cette façon, est élevée au véritable Aussi, en devenant une collection de matières, en devenant, au lieu d’être Une, simple superficie enveloppante.

Si nous regardons en arrière ce que la conscience avait pris sur elle antérieurement et ce qu’elle prend maintenant, ce qu’elle attribuait auparavant à la chose, et ce qu’elle lui attribue maintenant, il ressort qu’elle fait alternativement, à la fois d’elle-même et de la chose, l’un et l’autre, savoir, aussi bien le pur Un dépourvu de pluralité, qu’un Aussi dissous en matières autonomes. La conscience découvre donc par cette comparaison que ce n’est pas seulement sa captation du vrai qui a en soi la diversité de l’appréhension et du retour en soi, mais bien plutôt que c’est le vrai lui-même, la chose, qui se montre de cette manière double. Il est fait ici l’expérience que la chose se présente d’une certaine manière déterminée pour la conscience qui appréhende, mais qu’en même temps elle sort de la façon dont elle se présente et est réfléchie en soi, ou encore, a chez elle-même une vérité opposée.

La conscience est donc elle-même sortie aussi de cette deuxième manière de se comporter dans la perception, qui consiste à prendre la chose pour le vrai identique à soi, | 51 | et à se prendre soi pour le non-identique, pour ce qui sort de l’identité et retourne en soi, et l’objet est désormais pour elle l’ensemble de ce mouvement qui, précédemment, était réparti sur l’objet et sur la conscience. La chose est Une, réfléchie en soi ; elle est pour soi ; mais elle est aussi pour un autre ; entendons qu’elle est pour soi un autre que ce qu’elle est pour un autre. Si bien que la chose est pour soi, et est aussi pour un autre, elle est un être divers double ; mais elle est aussi Une ; or, l’être-une contredit cette sienne diversité ; la conscience devrait donc reprendre sur soi cette unification et la tenir à l’écart de la chose. Elle devrait donc dire que la chose, dans la mesure où elle est pour soi, n’est pas pour autre chose. Simplement, l’être-Un échoit aussi à la chose elle-même, ainsi que la conscience en a fait l’expérience ; la chose est essentiellement réfléchie en soi. L’aussi, ou la différence indifférente, échoit donc certes tout aussi bien dans la chose que l’être-un ; mais comme les deux sont distincts, il n’échoit pas dans la même chose, mais dans différentes choses distinctes ; la contradiction qu’il y a chez l’essence objectale en général se répartit sur deux objets. La chose est donc bien en soi et pour soi, identique à soi, mais cette unité avec elle-même est perturbée par d’autres choses ; ainsi, l’unité de la chose est­elle préservée, en même temps que l’être-autre est, à la fois, hors d’elle, et hors de la conscience. | 52 |

Or, bien que la contradiction de l’essence objectale soit ainsi répartie sur des choses différentes, cela n’empêchera pas pour autant que la différence parvienne à la chose singulière elle-même malgré son statut séparé. Les différentes choses sont donc posées pour soi ; et le conflit intérieur y échoit de telle manière réciproque que chacune est différente non de soi, mais uniquement de l’autre. Mais chacune, par là même, est déterminée elle-même comme une chose différenciée et a chez elle la différence essentielle par rapport aux autres ; mais, en même temps, cela ne se produit pas de telle manière qu’il en résulterait une mise en opposition chez elle­même ; elle est au contraire pour soi une déterminité simple qui constitue son caractère essentiel, celui qui la différencie des autres. Certes, comme elle comporte la diversité, celle-ci, de fait, est nécessairement chez elle comme différence effective de constitutions variées. Simplement, comme c’est la déterminité qui fait l’essence de la chose, ce par quoi elle se distingue des autres et est pour soi, toute cette constitution multiple et variée qui existe par ailleurs est l’inessentiel. La chose a certes bien par là, chez elle, dans son unité, le double dans la mesure où ; mais avec des valeurs qui ne sont pas les mêmes ; ce qui a pour effet que cet état d’opposition ne devient pas l’opposition effective de la chose proprement dite, mais que, dans la mesure où celle-ci parvient à la mise en opposition par sa différenceABSOLUE, elle l’a face à une autre chose hors d’elle. Mais, par ailleurs, toute la variété doit bien nécessairement être dans la chose, en sorte qu’elle ne peut rester à l’écart | 53 | d’elle, mais elle lui est inessentielle.

Or, cette déterminité, qui constitue le caractère essentiel de la chose et la différencie de toutes les autres, est elle-même déterminée de telle manière que la chose par là est en opposition à d’autres, mais qu’elle est censée en cela se conserver pour soi. Toutefois, elle n’est chose, ou un Un qui est pour soi, que dans la mesure où elle ne se trouve pas dans cette relation à d’autres ; car ce qui au contraire est posé dans cette relation, c’est la connexion avec autre chose ; et connexion avec autre chose signifie la cessation de l’être pour soi. C’est par le caractère absolu précisément, et par le fait qu’elle s’oppose, qu’elle se met en rapport à d’autres et n’est essentiellement que ce comportement et ce rapport ; mais le rapport est la négation de son autonomie, et la chose périt bien plutôt de cette propriété essentielle qui est la sienne.

La nécessité pour la conscience de découvrir par l’expérience que la chose périt précisément du fait de la déterminité qui constitue son essence et son être pour soi, peut être un bref instant considérée comme suit, selon le concept simple : la chose est posée comme être pour soi, ou encore, comme négation absolue de tout être-autre ; elle est donc négation absolue, ne se référant qu’à soi-même ; mais la négation qui se réfère à elle-même est abolition de soi-même, ou revient à avoir son essence dans un autre.

Et, de fait, la détermination de l’objet, tel qu’il a résulté, ne contient rien d’autre ; il est censé | 54 | avoir une propriété essentielle qui constitue son être pour soi simple, mais aussi avoir à même cette simplicité la diversité chez lui-même, laquelle est censée certes être nécessaire, mais non pas constituer la déterminité essentielle. Toutefois, c’est là une distinction qui n’est encore que dans les mots ; l’inessentiel, qui cependant est en même temps censé être nécessaire, s’abolit lui-même, ou encore, est ce qui vient précisément d’être appelé négation de soi-même.

En sorte que disparaît maintenant le dernier dans la mesure où qui séparait l’être pour soi et l’être pour autre chose ; l’objet est bien plutôt, dans une seule et même perspective, le contraire de soi-même, est pour soi dans la mesure où il est pour autre chose, et pour autre chose dans la mesure où il est pour soi. Il est pour soi, réfléchi en soi, Un ; mais cet être pour soi, réfléchi en soi, Un, se trouve en unité avec son contraire, l’être pour autre chose, et donc n’est posé que comme quelque chose d’aboli ; ou encore, cet être pour soi est tout aussi inessentiel que ce qui était seul censé être l’inessentiel, savoir, le rapport à autre chose.

Par là même, l’objet est tout aussi aboli dans ses déterminités pures, ou dans les déterminités censées constituer son essentialité, qu’il était devenu quelque chose d’aboli dans son être sensible. D’être sensible qu’il était, il devient un être universel ; mais étant donné que cet être universel provient de l’être sensible, il est essentiellement conditionné55 | par ce dernier, et donc n’est pas une universalité véritablement identique à soi-même, mais une universalité affectée d’un opposé, et qui se sépare pour cette raison en les extrêmes de la singularité et de l’universalité, de l’Un des propriétés et de l’Aussi des matières libres. Ces déterminités pures semblent exprimer l’essentialité elle-même, mais elles ne sont qu’un être pour soi auquel est accolé l’être pour autre chose ; cependant, dès lors que l’un et l’autre sont essentiellement dans une unité, on a désormais affaire à l’universalité absolue et inconditionnée, et c’est seulement maintenant que la conscience entre véritablement dans le royaume de l’entendement.

La singularité sensible disparaît donc, certes, dans le mouvement dialectique de la certitude immédiate et devient universalité, mais seulement une universalité sensible. Le point de vue intime a disparu, et la perception prend l’objet tel qu’il est en soi ; ou encore, le prend comme universel tout simplement ; en sorte que la singularité surgit chez lui comme singularité vraie, comme être en soi de l’Un, ou comme être réfléchi dans soi-même. Mais c’est encore un être pour soi conditionné, à côté duquel se présente un autre être pour soi, savoir, l’Universalité opposée à la singularité et conditionnée par elle ; toutefois, ces deux extrêmes contradictoires ne sont pas seulement à côté l’un de l’autre, mais aussi dans une Unique Unité, ou, ce qui est la même chose, ce qu’il y a de commun aux deux, l’être pour soi, est tout simplement flanqué de l’opposé, c’est-à-dire qu’en même temps, il n’est pas un être pour soi. La sophistique de la perception | 56 | tente de sauver ces moments de leur contradiction, et de les maintenir en l’état par la différenciation des perspectives, par l’Aussi et le Dans la mesure où, de même que finalement, par la différenciation de l’inessentiel et d’une essence qui lui est opposée, elle tâche de saisir le vrai. Simplement, ces échappatoires, plutôt que tenir à l’écart l’illusion dans l’appréhension, s’avèrent elles-mêmes, au contraire, plutôt nulles, et le vrai qu’on était censé conquérir par cette logique de la perception, s’avère, dans une seule et même perspective, être le contraire, et avoir donc pour essence l’universalité sans différenciation ni détermination.

Ces abstractions vides que sont la singularité et l’universalité qui lui est opposée, de même que celle de l’essence, qui est liée à un inessentiel, et d’un inessentiel, qui cependant demeure en même temps nécessaire, sont les puissances dont l’entendement percevant — qu’on appelle souvent le bon sens — est le jeu. Lui qui se prend pour la conscience réelle, massive et consistante, n’est dans la perception que le jeu de ces abstractions ; d’une manière générale, c’est toujours là où il estime être le plus riche, qu’il est le plus pauvre. En étant ainsi ballotté de droite et de gauche par ces essences nulles, jeté des bras de l’une dans ceux de l’autre et en s’employant à grand renfort de sophistique à maintenir et affirmer en alternance tantôt ceci, tantôt son contraire direct, en résistant à la | 57 | vérité, il estime que la philosophie n’a affaire qu’avec des choses de pensée2. Et, de fait, elle a aussi affaire avec elles, et les reconnaît pour les essences pures, pour les éléments et puissances absolus ; mais en même temps elle les reconnaît dans leur déterminité, et donc en est maître, tandis que cet entendement percevant les prend pour le vrai3, et qu’elles le renvoient d’un égarement dans l’autre. Lui-même ne parvient pas à la conscience de ce que c’est ce genre d’essentialités simples qui le gouvernent, mais estime toujours avoir affaire à des matières et des contenus tout à fait massifs et consistants, de la même façon que la certitude sensible ne sait pas que c’est l’abstraction vide de l’être pur qui est son essence ; mais, de fait, c’est en s’appuyant sur elles qu’il parcourt ainsi en tous sens et de part en part toute espèce de matière et de contenu ; elles sont la jonction interne et la maîtrise de ceux-ci, et sont seules ce qui pour la conscience est le sensible en tant qu’essence, ce qui détermine ses rapports à celui-ci, et ce sur quoi se guide et se déroule le mouvement du percevoir et de son vrai. C’est ce déroulement, qui est en continuelle alternance une détermination du vrai et une abolition de cette détermination, qui constitue à proprement parler la vie, l’ensemble des faits et gestes quotidiens et constants de la conscience qui perçoit et estime se mouvoir dans la vérité. Elle y progresse irrésistiblement vers le résultat d’un identique processus d’abolition de toutes ces essentialités ou déterminations essentielles, | 58 | mais n’a conscience comme du vrai, dans chacun des ces moments singuliers, que de cette Unique déterminité, puis de nouveau, de la déterminité opposée. Elle subodore sans doute son inessentialité ; et pour la sauver du péril qui menace, elle passe à la sophistique, qui lui fait affirmer maintenant comme le vrai ce qu’elle-même, l’instant d’avant, affirmait comme n’étant pas vrai. Face à ce que la nature de ces essences non vraies veut, à proprement parler, le pousser à faire, c’est-à-dire à rassembler les pensées de cette universalité et de cette singularité, de l’Aussi et de l’Un, de cette essentialité nécessairement liée à une inessentialité, et d’un inessentiel qui cependant est nécessaire — à rassembler toutes ensemble les pensées de ces monstrueuses inessences, et ce faisant à les abolir — cet entendement résiste en s’appuyant sur le dans la mesure où et sur les diverses perspectives, ou encore, en prenant sur lui telle pensée, pour conserver l’autre à part, comme la pensée vraie. Mais la nature de ces abstractions les rassemble en soi et pour soi, le bon sens de l’entendement c’est le rapt qu’elles font de lui en l’emportant dans leur course tourbillonnante. Tout en voulant leur donner la vérité, tantôt, en prenant sur lui leur non-vérité, tantôt en appelant l’illusion une apparence des choses incertaines, et en séparant l’essentiel de quelque chose qui est censé leur être nécessaire, mais cependant être inessentiel, et en établissant cet inessentiel comme leur vérité contre l’essentiel, il ne leur conserve pas leur vérité, mais se rend lui-même non vrai. | 59 |

Eigenschaft : la « caractéristique propre », souvent traduit par « qualité », ce qui ouvrirait ici trop d’échos inadéquats.

Gedankendinge. Le terme est légèrement péjoratif.

Nimmt sie für das Wahre. Ce dernier jeu de mots situe dans le terme lui-même la virtuelle illusion que comporte la perception : percevoir, c’est toujours prendre pour.