B.
liberté de la conscience de soi ;
stoïcisme, scepticisme, et conscience malheureuse.
Aux yeux de la conscience de soi autonome, d’une part, seule la pure abstraction du Je est son essence, et, d’autre part, tout en se développant et se donnant des différences, cette différenciation ne devient pas cependant pour elle une essence objectale qui est en soi ; cette conscience de soi ne devient donc pas un Je qui se distingue véritablement dans sa simplicité, ou qui reste identique à soi dans cette différenciation absolue. En revanche, la conscience refoulée en soi devient à elle-même un objet dans l’activité formative, comme forme des objets façonnés, et elle contemple chez le maître, en même temps, l’être pour soi comme conscience. Mais pour la conscience servante en tant que telle, ces deux moments — celui de soi-même comme objet autonome, et celui de cet objet comme étant une conscience, et donc son essence propre — se disjoignent. Mais dès lors que pour nous, ou en soi, la forme et l’être pour soi sont la même chose, et que, | 130 | dans le concept de la conscience autonome, l’être en soi est la conscience, le côté de l’être en soi ou de la chosité qui a acquis la forme dans le travail n’est pas une autre substance que la conscience, et nous avons vu advenir une nouvelle figure de la conscience de soi ; une conscience qui pour soi, en tant qu’infinitude, ou que pur mouvement de la conscience, est l’essence ; qui pense, ou qui est conscience de soi libre. Car ce qu’on appelle penser, ce n’est pas être à ses yeux objet en tant que Je abstrait, mais en tant que Je qui a en même temps la signification de l’être en soi, ou encore, c’est se comporter à l’égard de l’essence objectale de telle manière qu’elle ait la signification de l’être pour soi de la conscience pour laquelle elle est. — Pour la pensée, l’objet ne se meut pas dans des représentations ou des figures, mais dans des concepts, c’est-à-dire dans un être en soi différencié qui immédiatement n’est pas pour la conscience quelque chose de différencié d’elle. Ce qu’on se représente, ce qu’on a figuré, ce qui est, en tant que tel, a pour forme d’être quelque chose d’autre que la conscience ; or un concept est en même temps quelque chose qui est – et cette différence, dans la mesure où elle est chez lui, est son contenu déterminé —, mais en ce que ce contenu est en même temps un contenu conçu, elle demeure immédiatement consciente de son unité avec cet étant déterminé et distinct ; non pas comme dans la représentation, où elle a encore d’abord en particulier à se souvenir de ce que ceci est sa représentation ; le concept, au contraire, est immédiatement pour moi | 131 | mon concept. Dans la pensée, Je suis libre parce que je ne suis pas dans un autre, mais demeure tout simplement chez moi-même, et parce que l’objet qui pour moi est l’essence est dans une unité indissociée mon être pour moi ; et mon mouvement dans des concepts est un mouvement en moi-même. — Cependant, dans cette détermination de cette figure de la conscience de soi, il faut essentiellement établir fermement qu’elle est conscience pensante en général, ou que son objet est unité immédiate de l’être en soi et de l’être pour soi. La conscience homonymique à elle-même qui se repousse d’elle-même se voit devenir un élément qui est en soi ; mais elle n’est d’abord pour elle cet élément que comme essence universelle en général, et non en tant que telle ou telle essence objectale dans le développement et le mouvement de son être multiple.
On sait que cette liberté de la conscience de soi, en surgissant dans l’histoire de l’esprit comme phénomène conscient de soi, s’est appelée Stoïcisme. Celui-ci a pour principe que la conscience soit essence pensante, et que rien pour celle-ci n’ait d’essentialité, ou ne soit vrai et bon pour elle, que pour autant que la conscience s’y comporte comme une essence pensante.
L’expansion de la vie, sa singularisation et son intrication multiple et se différenciant en soi, sont l’objet à l’égard duquel le désir et le travail sont en action. Cette activité multiple s’est désormais rétractée | 132 | en la différenciation simple qui est dans le pur mouvement de la pensée. Ce qui a désormais essentialité, ce n’est plus la différence qui est pour soi en tant que chose déterminée, ou que conscience d’une existence naturelle déterminée, en tant que sentiment ou que désir et but pour celui-ci, que ce but soit posé par la conscience propre ou par celle d’autrui, mais uniquement la différence qui est une différence pensée, ou qui immédiatement n’est pas différente de moi. Cette conscience est ainsi négative face au rapport de maîtrise et de servitude ; son activité ne consiste pas à avoir dans la domination sa vérité chez l’asservi, ni à l’avoir comme asservi dans la volonté du maître et dans le fait de le servir, mais à être libre, aussi bien sur le trône que dans les chaînes, et dans toute espèce de dépendance de son existence singulière, et à conserver pour soi l’état d’absence vitale qui constamment se retire du mouvement de l’existence, de l’efficience active comme de la passivité, dans la pure essentialité de la pensée. L’entêtement, c’est la liberté qui s’est fixée à une singularité et demeure en arrêt à l’intérieur de la servitude, tandis que le stoïcisme est la liberté qui revient toujours immédiatement depuis celle-ci et fait retour dans la pure universalité de la pensée ; qui ne pouvait surgir comme forme universelle de l’esprit du monde que dans un temps d’universelle peur et servitude, mais aussi de culture universelle, qui avait fait monter la pratique formative jusqu’à la pensée.
| 133 | Bien que pour cette conscience de soi, l’essence ne soit donc ni un autre qu’elle-même ni la pure abstraction du Je, mais le Je qui a en soi l’être-autre mais comme différence pensée, en sorte que dans son être-autre il est immédiatement retourné en lui-même — cette sienne essence n’est en même temps qu’une essence abstraite. La liberté de la conscience de soi est indifférente à l’existence naturelle, et c’est pourquoi elle a tout aussi bien abandonné et laissé libre celle-ci, et la réflexion est une réflexion double. La liberté dans la pensée n’a pour vérité que la pensée pure, et cette vérité n’est pas remplie par la vie ; et la liberté n’est donc que le concept de liberté, et non la liberté vivante elle-même ; car à ses yeux, l’essence est uniquement et avant tout la pensée, la forme en tant que telle, revenue en elle-même après avoir quitté l’autonomie des choses. Mais dès lors que l’individualité, en tant qu’elle est agissante, devrait se présenter vivante, ou, en tant qu’elle est pensante, devrait appréhender le monde vivant comme un système de pensée, il faudrait qu’il y ait dans la pensée elle-même pour cette extension-ci, celle de l’action, un contenu de ce qui est bon, et pour cette extension-là, celle de la pensée, un contenu de ce qui est vrai ; ceci absolument pour que dans ce qui est pour la conscience, il n’y ait pas d’autre ingrédient que le concept, qui est l’essence. Simplement, tel qu’il se sépare ici, comme abstraction, de la multiplicité des choses, le concept n’a aucun contenu chez lui-même, mais un contenu qui lui est donné. Certes, en le pensant, la conscience anéantit bien le contenu comme être étranger ; mais le concept | 134 | est concept déterminé, et c’est sa déterminité qui est l’étrangeté qu’il a chez lui. C’est pourquoi le stoïcisme a été embarrassé lorsqu’on l’a interrogé, pour reprendre l’expression d’alors, sur le critère de la vérité en général, c’est-à-dire, à proprement parler, sur un contenu de la pensée elle-même. À la question qui lui était posée de ce qui est bon et de ce qui est vrai, il a une nouvelle fois donné comme réponse la pensée sans contenu elle-même ; c’est dans l’adéquation à la raison que sont censés consister le vrai et le bien. Mais cette identité à soi-même de la pensée, une fois de plus, n’est que la pure forme en laquelle rien ne se détermine ; c’est pourquoi les grands mots universels, le vrai et le bien, la sagesse et la vertu, auxquels il est contraint d’en rester, incitent certes, en général, à l’élévation, mais comme dans les faits ils ne peuvent parvenir à aucune extension du contenu, ils ont tôt fait de provoquer l’ennui.
Cette conscience pensante, telle qu’elle s’est déterminée, comme la liberté abstraite, n’est donc que la négation inachevée de l’être-autre ; n’ayant fait que se retirer de l’existence pour revenir en soi, elle ne s’est pas accomplie comme négation absolue de cette existence à même celle-ci. Certes le contenu n’a à ses yeux de valeur que comme pensée, mais, en l’occurrence, aussi, comme contenu déterminé, et la déterminité ne vaut pour elle en même temps que comme telle.
Le Scepticisme est la réalisation de ce dont le stoïcisme n’est que le concept — en même temps qu’il est l’expérience effective de ce qu’est la liberté | 135 | de la pensée ; celle-ci est en soi le négatif, et doit se présenter, s’exposer ainsi. Avec la réflexion de la conscience de soi dans la pensée simple de soi-même, face à elle en fait, est sortie de l’infinité l’existence autonome, ou la déterminité qui perdure ; désormais, dans le scepticisme, advient pour la conscience la complète inessentialité et non-autonomie de cet autre ; la pensée devient le penser intégral, qui anéantit l’être du monde multiplement déterminé ; et la négativité de la conscience de soi libre devient à ses yeux, en cette configuration multiple de la vie, négativité réelle. — Il apparaît clairement que, de la même façon que le stoïcisme correspond au concept de la conscience autonome qui apparaissait comme rapport de la domination et de la servitude, le scepticisme correspond à sa réalisation comme orientation négative vers l’être-autre, au désir et au travail. Mais si le désir et le travail ne pouvaient réaliser intégralement la négation pour la conscience de soi, en revanche, cette orientation polémique contre l’autonomie plurielle des choses aura quelque succès, parce qu’elle se tourne contre elles comme conscience de soi libre antérieurement achevée au sein d’elle-même ; ou plus précisément, parce qu’elle a chez elle le penser, ou l’infinité, et qu’en celui-ci les autonomies fondées en leur différence ne sont pour elle que des grandeurs évanescentes. Les différences qui, dans la pensée pure de soi-même, ne sont que l’abstraction | 136 | des différences, deviennent ici toutes les différences, et tout être différencié devient une différence de la conscience de soi.
Ainsi a été précisée et déterminée l’activité du scepticisme en général, ainsi que sa modalité. Il met en évidence le mouvement dialectique que sont la certitude sensible, la perception et l’entendement ; de même qu’il montre aussi l’inessentialité de ce qui passe pour être déterminé, et dans le rapport de domination et servitude, et pour la pensée abstraite elle-même. Ce rapport tient en même temps en lui-même une modalité déterminée, dans laquelle on trouve aussi certaines lois éthiques, comme autant de commandements de ceux qui dominent ; mais dans la pensée abstraite, les déterminations sont des concepts de la science en laquelle s’expanse la pensée sans contenu, et dans laquelle, d’une manière qui est en fait uniquement extérieure, elle suspend le concept à l’être autonome qui lui fait face, et constitue son contenu ; où enfin elle n’a comme concepts valables que des concepts déterminés, à moins qu’eux aussi ne soient de pures abstractions.
La dimensiondialectique comme mouvement négatif, tel que ce mouvement est immédiatement, apparaît d’abord à la conscience comme quelque chose à quoi elle est livrée et abandonnée et qui n’est pas son produit. Comme scepticisme, en revanche, ce mouvement est moment de la conscience de soi, à laquelle il n’arrive pas que, sans savoir comment, ce qui est son vrai et son réel vienne à disparaître, mais qui dans la certitude de sa liberté fait disparaître elle-même cet autre qui se donne pour réel | 137 | ; non pas seulement, donc, l’objectal en tant que tel, mais son propre rapport et comportement à son égard, au sein duquel celui-ci a valeur objectale et est pourvu de cette valeur, et donc également son percevoir, ainsi que sa fixation de ce qu’elle, la conscience, est en danger de perdre, la sophistique, ainsi que son vrai, établi et déterminé à partir d’elle ; par cette négation consciente de soi, la conscience se procure pour elle-même la certitude de sa liberté, s’en produit l’expérience, et ce faisant l’élève à la vérité. Ce qui disparaît, c’est le déterminé ou la différence qui, de quelque façon et origine que ce soit, s’installe comme différence établie et immuable. Cette différence n’a rien de durable en elle et doit disparaître pour la pensée, car le différencié consiste précisément à n’être pas en lui-même, et à n’avoir au contraire son essentialité que dans un autre. Tandis que la pensée est l’intelligence de cette nature du différencié, elle est l’essence négative comme quelque chose de simple.
La conscience de soi sceptique fait donc dans le cours changeant de tout ce qui veut se fixer pour elle, l’expérience de sa propre liberté, pour autant que cette liberté, c’est elle-même qui se la donne et conserve ; elle est à soi-même cette ataraxie du se penser soi-même, l’immuable et véritable certitude de soi. Cette certitude ne procède pas d’une réalité étrangère qui précipiterait et effondrerait en soi-même son multiple développement, et surgirait de là comme un résultat qui aurait son devenir derrière lui ; mais c’est la conscience elle-même qui est l’absolue inquiétude dialectique, | 138 | ce mélange de représentations sensibles et pensées dont les différences coïncident, et dont l’identité, tout aussi bien — car elle est elle-même la déterminité face au non-identique — se dissout à son tour. Mais précisément en ceci, cette conscience, au lieu d’être conscience identique à soi-même, n’est en fait que confusion tout simplement contingente, le vertige d’un désordre qui toujours se réengendre. Elle est ceci pour elle-même ; car c’est elle-même qui conserve et produit cette confusion en mouvement. C’est pourquoi, du reste, elle s’en réclame et fait profession d’être une conscience entièrement contingente et singulière, d’être une conscience qui est empirique, s’oriente sur des choses qui n’ont aucune réalité pour elle, obéit à ce qui pour elle n’est pas une essence, fait et amène à l’effectivité ce qui pour elle n’a pas de vérité. Mais de même que, de la sorte, elle passe à ses yeux pour une vie singulière, contingente et en fait animale, ainsi que pour une conscience de soi perdue, elle refait, à son tour, au contraire, de soi aussi, un universel identique à soi ; car elle est la négativité de toute singularité et de toute différence. De cette identité à soi, ou plutôt au sein même de celle-ci, elle retombe de nouveau dans cette contingence et confusion, car cette négativité en mouvement n’a affaire précisément qu’à du singulier, et se baguenaude ici et là en compagnie du contingent. Cette conscience est donc ce bavardage inconscient, et sans queue ni tête, qui va et vient d’un extrême à l’autre, de la conscience de soi identique à soi | 139 | à la conscience contingente, embrouillée et embrouillante. Elle ne parvient pas elle-même à rassembler ces deux pensées d’elle-même ; tantôt elle reconnaît sa liberté comme élévation au-dessus de toute confusion et de toute contingence de l’existence, tantôt et tout aussi bien elle fait profession de rechuter dans l’inessentialité et de s’y baguenauder sans vergogne. Elle fait disparaître le contenu inessentiel dans sa pensée, mais en cela elle est précisément la conscience d’un inessentiel ; elle énonce la disparition absolue, mais cette énonciationEST, et cette conscience est la disparition énoncée ; elle énonce la nullité du voir, de l’entendre, etc., et elle-même voit, entend, etc. ; elle énonce la nullité des essentialités éthiques, dans le domaine des mœurs et de la coutume, tout en en faisant les puissances régissant son action. Ses actes et ses paroles sont toujours en contradiction, et elle a elle-même la double conscience contradictoire tout aussi bien de l’immuabilité et de l’identité que de la totale contingence et non-identité avec soi. Mais elle tient écartés les pôles de cette contradiction d’elle-même et se comporte à son sujet comme elle le fait en général dans son mouvement purement négatif. Quand on lui montre l’identité, elle montre la non-identité ; et si maintenant on lui fait voir cette même non-identité qu’elle vient de montrer, elle passe au désignement de l’identité ; son bavardage est en fait une querelle permanente | 140 | de jeunes gens entêtés, dont l’un dit A, quand l’autre dit B, puis dit à son tour B quand l’autre dit A, et qui s’achètent eux-mêmes ainsi par la contradiction avec soi-même la joie de demeurer l’un avec l’autre en contradiction.
Dans le scepticisme, la conscience fait en vérité l’expérience d’elle-même comme d’une conscience contradictoire au sein d’elle-même, expérience dont ressort une nouvelle figure qui rassemble les deux pensées que le scepticisme maintient écartées. Il faut que disparaisse l’absence de pensée sur soi-même du scepticisme, parce que en fait c’est une seule et unique conscience qui a chez elle ces deux modalités. Si bien que cette nouvelle figure est quelque chose qui a pour soi la conscience double, à la fois de soi comme instance immuable et identique à soi qui se libère, et de soi comme ce qui absolument se renverse et sombre dans la confusion — et qui est en même temps la conscience de cette sienne contradiction. — Dans le stoïcisme, la conscience de soi est la liberté simple de soi-même ; dans le scepticisme, cette liberté se réalise, anéantit l’autre côté, celui de l’existence déterminée, mais aussi bien plutôt se redouble soi-même, et désormais est pour soi une dualité. Ce qui fait que le redoublement, qui antérieurement se partageait sur deux réalités singulières, le maître et l’asservi, s’installe dans l’unité. Le redoublement de la conscience de soi en elle-même, qui est essentiel dans le concept de l’esprit, est ainsi présent, mais l’unité de ce redoublement n’est pas encore présente, et la conscience malheureuse est la conscience de soi-même | 141 | comme essence double qui ne fait que contredire.
Cette conscience malheureuse, scindéeen elle-même, étant donné que cette contradiction de son essence est à ses yeux une seule et unique conscience, doit donc toujours dans l’une des consciences issues de la scission avoir également l’autre, et ainsi en être chaque fois immédiatement réexpulsée, dès lors même qu’elle estime être parvenue à la victoire et au repos de l’unité. Mais son véritable retour en soi-même, ou sa réconciliation avec soi, exposera le concept de l’esprit devenu vivant et ayant accédé à l’existence, ceci parce que chez elle il y a déjà ceci qu’en tant que conscience indivise unique elle est quelque chose de double ; elle est elle-même le regard d’une conscience de soi dans une autre, et elle est elle-même les deux, et l’unité des deux est également pour elle l’essence, mais elle-même pour soi n’est pas encore à ses yeux cette essence proprement dite, n’est pas encore l’unité des deux.
Dès lors qu’elle n’est d’abord que l’unité immédiate des deux, mais que pour elle l’une et l’autre ne sont pas la même chose, mais des contraires, l’une, savoir, l’immuable conscience simple, est considérée par elle comme l’essence, tandis que l’autre, la conscience changeante et multiple, est tenue pour l’inessentiel. L’une et l’autre sont pour elle des essences étrangères l’une à l’autre ; et elle-même, parce qu’elle est la conscience de cette contradiction, se met du côté de la conscience changeante et est pour soi l’inessentiel ; mais en tant que conscience de l’immuabilité, ou de l’essence simple, elle doit tendre dans le même temps | 142 | à se libérer de l’inessentiel, c’est-à-dire d’elle-même. En effet, bien que pour soi elle ne soit que la conscience changeante, et que la conscience immuable, non changeante, soit pour elle quelque chose d’étranger, elle est elle-même conscience simple et donc immuable, et donc consciente de celle-ci comme de son essence, mais de telle manière cependant qu’elle-même pour soi n’est à son tour pas cette essence. La position qu’elle donne aux deux ne peut donc pas être celle de l’indifférence mutuelle, i.e. ne peut pas être une indifférence d’elle-même à l’égard de l’immuable ; elle est au contraire immédiatement elle-même l’une et l’autre, et il y a pour elle la relation des deux comme relation de l’essence à l’inessence, telle qu’il faut abolir cette dernière, mais dès lors que l’une et l’autre conscience sont pour elle également essentielles et contradictoires, elle n’est que le mouvement contredisant dans lequel le contraire ne parvient pas au repos dans son contraire, mais ne fait que se réengendrer en lui comme contraire.
Nous sommes ainsi en présence d’un combat contre un ennemi face auquel la victoire est bien plutôt une défaite, face auquel le fait d’avoir obtenu une chose signifie bien plutôt la perte de celle-ci dans son contraire. La conscience qu’on a de la vie, de son existence et de son activité, n’est que la douleur que suggèrent cette existence et cette activité, car elle n’y a que la conscience de son contraire comme étant l’essence, et la conscience de sa propre nullité. Elle passe dans l’élévation hors de cet état jusqu’à l’immuable. Mais cette élévation est elle-même cette conscience ; elle est donc immédiatement | 143 | la conscience du contraire, savoir, de soi-même comme singularité. Et par là même précisément, l’immuable, qui passe dans la conscience, est en même temps touché par la singularité, et n’a de présence qu’avec celle-ci ; au lieu d’avoir anéanti cette singularité dans la conscience de l’immuable, elle ne fait jamais qu’y surgir.
Mais dans ce mouvement, elle fait l’expérience de ce surgissement de la singularité À MÊMEl’immuable, et de l’immuable À MÊME la singularité. La singularité en général advient pour elle à même l’essence immuable, en même temps qu’y advient sa singularité à elle. Car la vérité de ce mouvement est précisément l’unicité de cette conscience redoublée. Cette unité lui advient, mais celle-ci est d’abord elle-même une unité dans laquelle la diversité des deux est encore ce qui domine. Si bien qu’il y a pour elle une triple modalité de rattachement de la singularité à l’immuable ; une première, où elle ressurgit elle-même à ses yeux en tant qu’opposé à l’essence immuable ; et où elle est rejetée au début du combat, qui demeure l’élément de tout le rapport. Dans la seconde, en revanche, l’immuable lui-même a chez elle, la conscience, la singularité pour elle ; en sorte que celle-ci est figure de l’immuable vers lequel passe ainsi toute la modalité de l’existence. Et la troisième fois elle se trouve elle-même comme étant ce singulier-ci dans l’immuable. Le premier immuable n’est pour elle que l’essence étrangère qui condamne la singularité ; | 144 | et dès lors que le second est comme elle-même une figure de la singularité, elle devient alors, troisièmement, esprit, connaît la joie de se trouver ellemême en celui-ci, et prend conscience de ce que sa singularité est réconciliée avec l’universel.
Ce qui se présente ici comme modalité et rapport de l’immuable est apparu comme l’expérience que la conscience de soi divisée fait dans son malheur. Or cette expérience n’est certes pas son mouvement unilatéral, car elle est elle-même conscience immuable, laquelle est en même temps aussi conscience singulière, tandis que le mouvement est tout autant mouvement de la conscience immuable qui apparaît, tout aussi bien que l’autre conscience, dans ce mouvement, étant donné qu’il parcourt les moments suivants : le premier, où l’immuable est opposé au singulier en général, puis, l’autre où l’immuable lui-même singulier l’est à l’autre singulier, enfin celui où il fait un avec lui. Toutefois, cette observation, dans la mesure où c’est la nôtre, est ici prématurée, car nous n’avons vu naître ici que l’immuabilité en tant qu’immuabilité de la conscience, qui pour cette raison n’est pas la vraie immuabilité, mais est encore affectée d’un contraire, et non l’immuable en soi et pour soi-même ; c’est pourquoi nous ne savons pas comment ce dernier se comportera. La seule chose qui a résulté ici, c’est qu’aux yeux de la conscience, qui ici est notre objet, ces déterminations que nous avons mises en évidence apparaissent chez l’immuable.
| 145 | C’est donc pour cette raison que la conscience immuable aussi garde dans sa configuration le caractère et le socle de l’être-divisé et de l’être pour soi face à la conscience singulière. Et pour celle-ci, le fait que l’immuable prenne la figure de la singularité est donc tout simplement un événement, une chose qui arrive, au même titre que le fait qu’elle ne fasse que se trouver opposée à lui, et que ce soit par la nature qu’elle a donc ce rapport ; qu’elle finisse par se trouver en lui est certes quelque chose qui lui apparaît en partie produit par elle-même, ou qui semble avoir lieu parce qu’elle-même est singulière ; mais une partie de cette unité lui apparaît comme appartenant à l’immuable, aussi bien selon sa genèse, que dans la mesure où elle est ; et l’opposition demeure dans cette unité même. En réalité, par le fait que l’immuable prenne figure, non seulement le moment de l’au-delà est demeuré, mais il s’est même encore consolidé ; en effet, bien que, d’un côté, par la figure de la réalité singulière il semble avoir été rapproché d’elle, il est par ailleurs désormais, face à elle, comme une unité sensible non transparente, avec toute la sécheresse cassante de quelque chose d’effectif ; l’espoir de finir par ne faire qu’un avec lui doit demeurer à l’état d’espoir, c’est-à-dire sans s’accomplir ni devenir présence, car entre l’espoir et son accomplissement il y a précisément la contingence absolue ou l’indifférence immobile qui réside dans la configuration elle-même, dans ce qui fonde l’espoir. La nature de l’Un qui est, l’effectivité qu’il a revêtue | 146 | font qu’il arrive nécessairement qu’il ait disparu dans le temps et dans l’espace, et qu’il ait été lointain et demeure de toute façon lointain.
Si dans un premier temps le simple concept de la conscience divisée se déterminait de telle manière qu’elle tende à l’abolition de soi en tant que conscience singulière, et à devenir conscience immuable, son effort désormais a au contraire pour détermination et destination d’abolir son rapport à l’Immuable pur et non configuré et de ne se donner que la relation à l’immuable figuré. Désormais en effet, la fusion du singulier avec l’Immuable est pour elle l’essence et l’objet, tout comme dans le concept seul l’immuable abstrait et sans figure était l’objet essentiel ; et le rapport de cette scission absolue du concept est maintenant celui dont elle doit se départir. Mais il faut qu’elle élève au devenir-un absolu la relation d’abord extérieure à l’immuable figuré, comme effectivité qui lui est étrangère.
Le mouvement dans lequel la conscience inessentielle s’efforce d’atteindre cette fusion est lui-même le mouvement triple, en fonction du rapport triple qu’il aura à son au-delà configuré ; d’abord comme pure conscience ; ensuite comme essence singulière qui se rapporte en l’affrontant, comme désir et travail, à la réalité ; et troisièmement comme conscience de son être pour soi. – Il faut voir maintenant comment ces trois modalités de son être sont présentes et déterminées | 147 | dans ce rapport universel.
Premièrement donc, si l’on considère la conscience comme conscience pure, l’Immuable configuré, dès lors qu’il est pour la conscience pure, semble être posé tel qu’il est en soi et pour soi-même. Simplement, cet Immuable tel qu’il est en soi et pour soi, c’est une chose qui, comme nous l’avons déjà rappelé, n’est pas encore advenue. S’il devait être dans la conscience tel qu’il est en soi et pour soi, cela devrait bien plutôt procéder de lui que de la conscience ; mais de cette manière, cette sienne présence ici n’est d’abord qu’unilatéralement présente par la conscience, et précisément pour cette raison n’est pas parfaite ni véritable, mais demeure grevée d’imperfection, ou d’une opposition.
Cependant, bien que la conscience malheureuse ne possède donc pas cette présence, elle est néanmoins en même temps au-delà de la pensée pure, dans la mesure où celle-ci est l’abstraite pensée du stoïcisme, qui tout simplement ne regarde pas la singularité, et la pensée seulement inquiète du scepticisme — qui en réalité n’est que la seule singularité, comme contradiction sans conscience et mouvement incessant de cette contradiction, elle est au-delà de l’une et de l’autre, rassemble et maintient rassemblés le pur penser et la singularité, mais n’est pas encore élevée au penser pour lequel la singularité de la conscience est réconciliée avec le pur penser proprement dit. Elle stagne au contraire dans ce lieu médian où la pensée abstraite touche la singularité de la conscience | 148 | en tant que singularité. Elle est elle-même ce contact ; elle est l’unité de la singularité et du pur penser ; et c’est pour elle aussi que cette singularité pensante, ou le pur penser, et l’immuable sont essentiellement eux-mêmes comme singularité. Mais il n’est pas pour elle que cet objet qui est le sien, l’immuable — qui pour elle a essentiellement la figure de la singularité — soit elle-même, elle-même, qui est la singularité de la conscience.
C’est pourquoi dans cette première modalité, où nous la considérons comme pure conscience, elle ne se rapporte pas à son objet de manière pensante, mais, dès lors qu’elle est elle-même, certes en soi, pure singularité pensante et que son objet est précisément cette pure pensée, tandis que leur relation réciproque elle-même ne l’est pas, elle ne fait, pour ainsi dire, qu’aller au penser, que se diriger vers lui : elle est « pensée-à », ferveur. Sa pensée en tant qu’elle est cette ferveur demeure le bourdonnement vague et confus des cloches, une espèce de brouillard envahissant et chaud, une pensée musicale qui ne parvient pas au concept qui serait l’unique modalité objectale immanente. Il advient certes bien son objet à cet infini et pur sentir intime ; mais il s’introduit de telle manière que ce n’est pas comme objet conçu, mais donc, au contraire, comme quelque chose d’étranger. On a, du coup, affaire ici au mouvement intérieur de la pure intimité affective4 qui se sent certes elle-même, mais douloureusement, en sa division ; le mouvement d’un infini désir de voir, d’une infinie nostalgie, qui a la certitude que son essence est une pure intimité affective de ce genre, pur penser qui | 149 | se pense comme singularité ; la certitude que, étant donné que cet objet qui est le sien se pense comme singularité, celle-ci est connue et reconnue par lui. Mais dans le même temps cette essence est l’inaccessible au-delà qui s’échappe, ou plutôt s’est déjà échappé quand on l’attrape. Il s’est déjà enfui parce qu’il est d’un côté l’immuable qui se pense comme singularité et que la conscience pour cela s’atteint elle-même immédiatement en lui, mais c’est elle-même, en tant que ce qui est opposé à l’immuable, au lieu de saisir l’essence, elle ne fait que sentir, est retombée en soi, dès lors que, dans cette atteinte, elle ne peut pas se retenir comme cet opposé, au lieu d’avoir saisi l’essence, elle n’a saisi que l’inessentialité. De même qu’ainsi d’un côté, en s’efforçant de s’atteindre soidans l’essence, elle n’appréhende que sa propre effectivité séparée, elle ne peut pas, de l’autre côté, saisir l’autre comme autre singulier, ou comme effectif. Où qu’on le cherche, on ne peut pas le trouver, car il doit précisément être un au-delà, une chose de nature telle, qu’on ne puisse la trouver. Si on le cherche comme entité singulière, il n’est pas une singularité universelle, une singularité pensée, n’est pas concept, mais quelque chose de singulier en tant qu’objet, ou encore, quelque chose d’effectif ; objet de la certitude sensible immédiate ; et précisément pour cette raison, uniquement une chose du genre qui a disparu. Ne peut donc venir à la présence pour la conscience que le tombeau de sa vie. Mais comme celui-ci est lui-même une effectivité et qu’il est contre la nature | 150 | de celle-ci de garder une possession qui dure, cette présence du tombeau n’est elle aussi que le combat d’un effort déployé, et un combat qui ne peut qu’être perdu. Simplement, en ayant fait cette expérience que le tombeau de son essence immuable effective n’a pas d’effectivité, que la singularité disparue en tant que disparue n’est pas la vraie singularité, la conscience abandonnera la recherche de la singularité immuable comme d’une singularité effective, ou renoncera à la garder en tant que disparue, et c’est seulement par là qu’elle est capable de trouver la singularité comme véritable ou comme universelle.
Mais d’abord il faut prendre le retour de l’intimité affective en elle-même telle qu’elle a pour soi, en tant que singularité, une effectivité. C’est la pure intimité affective qui est pour nous ou en soi, qui s’est trouvée et s’est rassasiée en elle-même, car, bien que pour elle dans son sentiment l’essence se sépare d’elle, ce sentiment est en soi sentiment de soi, elle a senti l’objet de son pur sentir, et cet objet c’est elle-même ; elle surgit donc de là comme fierté du sentiment de soi, ou comme quelque chose d’effectif qui est pour soi. Dans ce retour en soi s’est développé pour nous le devenir de son deuxième rapport, celui du désir et du travail qui assurent à la conscience la certitude intérieure de soi-même, que celle-ci a obtenue pour nous par l’abolition et la jouissance de l’essence étrangère, savoir, de celle-ci sous la forme des choses autonomes. Mais la conscience malheureuse ne se trouve que comme instance désirante et | 151 | travaillante ; il n’est pas donné pour elle que se trouver ainsi implique la certitude intérieure de soi-même, et que son sentiment de l’essence est ce sentiment de soi. Dès lors qu’elle n’a pas cette certitude pour soi-même, son intérieur demeure au contraire encore la certitude brisée d’elle-même ; c’est pourquoi la validation et avération qu’elle obtiendrait par le travail et la jouissance est pareillement une validation et avération brisée ; ou encore, elle doit au contraire renoncer en la détruisant à cette validation et avération, en sorte qu’on trouve en elle certes la validation et avération, mais uniquement celle de ce qui est pour soi, savoir, de sa scission en deux éléments.
L’effectivité vers laquelle se tournent le désir et le travail n’est plus pour cette conscience quelque chose de nul en soi, qu’elle n’aurait qu’à abolir et à consommer, mais une chose du même genre que ce qu’elle est elle-même, une effectivité brisée en deux, qui n’est nulle en soi que d’un côté, tandis que d’autre part elle est aussi un univers sanctifié ; cette effectivité est figure de l’immuable, car celui-ci a conservé la singularité en soi, et comme, en tant que l’immuable, il est l’universel, sa singularité a tout simplement la signification de toute réalité effective.
Si la conscience était pour soi conscience autonome, et si pour elle l’effectivité en soi et pour soi était nulle, elle parviendrait dans le travail et dans la jouissance au sentiment de son autonomie, par le fait qu’elle serait alors elle-même | 152 | ce qui abolirait l’effectivité. Simplement, dans la mesure où c’est cette dernière qui pour elle est figure de l’immuable, elle n’est pas capable de l’abolir par sa propre opération. Mais, en ce qu’elle parvient bien à la destruction de l’effectivité et à la jouissance, c’est là une chose qui ne se produit pour elle essentiellement que par le fait que l’immuable lui-même abandonne sa figure et la lui confie pour qu’elle en jouisse. — La conscience entre en scène ici pareillement de son côté comme quelque chose d’effectif, mais tout autant en ce qu’elle est intérieurement brisée, et cette scission s’expose dans son travail et son jouir, pour se briser en un rapport à l’effectivité, ou l’être pour soi, d’un côté, et en un être en soi, d’autre part. Ce rapport à l’effectivité, c’est la pratique transformatrice, l’activité, l’être pour soi qui ressortit à la conscience singulière en tant que telle. Mais en cela elle est aussi en soi ; ce côté-là ressortit à l’immuable au-delà ; c’est ce côté que constituent les aptitudes et les forces, don étranger que l’immuable confie pareillement à la conscience pour qu’elle en fasse usage.
Dans son activité, conséquemment, la conscience est d’abord dans le rapport de deux extrêmes ; elle se tient d’un côté comme l’ici-bas actif, tandis que lui fait face l’effectivité passive, l’un et l’autre étant en relation mutuelle, mais aussi étant tous les deux revenus dans l’immuable, et se cramponnant à soi. C’est pourquoi il ne se détache mutuellement des deux côtés qu’une surface, qui vient faire face à l’autre dans le jeu du mouvement. — L’extrême de l’effectivité est aboli par l’extrême actif | 153 | ; mais elle de son côté ne peut être abolie que parce que son essence immuable l’abolit elle-même, se repousse d’elle, et abandonne à l’activité ce qu’elle a ainsi rejeté. La force active apparaît comme la puissance en laquelle l’effectivité se dissout ; mais c’est pour cela que pour cette conscience, aux yeux de qui l’en soi ou l’essence est autre chose qu’elle, cette puissance en l’espèce de laquelle elle survient dans l’activité, est l’au-delà d’elle-même. Au lieu donc de revenir de son action en soi-même, de s’être confirmée et avoir fait ses preuves pour soi-même, elle réfléchit au contraire ce mouvement de l’activité dans l’autre extrême, lequel est ainsi présenté comme pur universel, comme la puissance absolue, d’où le mouvement serait parti dans toutes les directions, et qui serait l’essence aussi bien des extrêmes qui se décomposent, tels qu’ils sont d’abord survenus, que de l’échange lui-même.
Que la conscience immuable renonce à sa figure et l’abandonne, cependant que, par contre, la conscience singulière rend grâce, c’est-à-dire s’interdit le contentement de la conscience de son autonomie, et départit de soi l’essence du faire pour l’impartir à l’au-delà, ce sont là les deux moments de l’abandon réciproque de soi des deux parties, lesquels, il est vrai, font naître pour la conscience son unité avec l’immuable. Simplement, cette unité est dans le même temps affectée de la séparation, brisée à son tour en elle-même, et il en sort de nouveau l’opposition de l’universel et du singulier. La conscience | 154 | en effet renonce certes en apparence au contentement de son sentiment de soi ; mais parvient en réalité à la satisfaction effective de celui-ci ; car elle a été désir, travail et jouissance ; c’est elle qui a en tant que conscience voulu, fait, joui. Son remerciement, pareillement, l’action de grâce dans laquelle elle reconnaît l’autre extrême comme l’essence et s’abolit, est elle-même son activité propre, laquelle équilibre l’action de l’autre extrême et oppose à la bonne action qui s’abandonne une identique activité ; quand la première action lui confie sa surface, elle n’en continue pas moins de remercier et rendre grâce, et en cela, en ce qu’elle abandonne elle-même son activité, c’est-à-dire son essence, elle fait à proprement parler davantage que l’autre, qui se contente de repousser de soi une surface. Le mouvement tout entier se reflète donc non seulement au sein du désir, du travail et de la jouissance effectifs, mais au sein même du remerciement où c’est le contraire qui semble se produire, dans l’extrême de la singularité. La conscience s’y sent comme cette conscience singulière-ci et ne se laisse pas abuser par l’apparence de son renoncement, car la vérité de ce renoncement est qu’elle ne s’est pas abandonnée ; ce qui s’est constitué, c’est seulement la réflexion redoublée dans les deux extrêmes, et le résultat, c’est l’éclatement répété dans la conscience opposée de l’immuable et dans la conscience du vouloir, de l’accomplir et du jouir qui lui font face, et du renoncement à soi lui-même, ou encore, tout simplement, de la singularité qui est pour soi. | 155 |
Ainsi donc s’est introduit le troisième rapport du mouvement de cette conscience, qui procède et se dégage du second comme conscience qui a en vérité, par son vouloir et son accomplissement, fait l’épreuve de soi comme d’une conscience autonome. Dans le premier rapport, elle n’était que concept de la conscience effective, elle était l’intimité affective intérieure qui n’est pas encore effective dans l’activité et la jouissance ; le second rapport est cette effectivation, comme agir et jouir extérieurs ; mais, revenue de cette effectivation, elle est une conscience qui a fait l’expérience de soi comme conscience effective et efficiente, ou encore, pour laquelle il est vrai d’être en soi et pour soi. Mais c’est là qu’est découvert maintenant l’ennemi dans sa figure la plus propre. Dans la lutte de l’intimité affective, la conscience singulière n’a que le statut de moment musical, abstrait ; dans le travail et la jouissance, en tant que réalisation de cet être inessentiel, elle peut s’oublier immédiatement, et la caractéristique dont elle est consciente comme de la sienne propre dans cette effectivité est écrasée par la reconnaissance remerciante. Mais cette défaite est en vérité un retour de la conscience en soi-même, savoir, en soi-même comme l’effectivité qui pour elle est véritable.
Ce troisième rapport, au sein duquel cette effectivité véritable est l’un des extrêmes, est la relation et référence de celle-ci — en tant qu’elle est la nullité — à l’essence universelle ; et il faut maintenant encore examiner le mouvement propre de cette relation.
| 156 | En ce qui concerne d’abord la relation antagonique qui est celle de la conscience, où à ses yeux sa réalité est immédiatement le nul, son activité effective devient donc « une activité de rien », et sa jouissance devient le sentiment de son malheur. Activité et jouissance perdent par là tous contenu et signification universels, car en cela ils auraient un être en soi et pour soi, et font retraite l’un et l’autre dans la singularité vers laquelle, pour l’abolir, est dirigée la conscience. De soi en tant que telle entité singulière effective, la conscience est consciente dans les fonctions animales. Et celles-ci, au lieu d’être accomplies sans gêne, comme quelque chose qui en soi et pour soi est nul, et ne peut obtenir d’importance et d’essentialité pour l’esprit, étant donné qu’elles sont ce en quoi l’ennemi se montre dans sa figure la plus caractéristique, sont au contraire l’objet auquel on s’emploie avec rigueur et deviennent précisément l’affaire la plus importante. Mais dès lors que cet ennemi s’engendre dans sa défaite, et que la conscience, puisqu’elle se le fixe, au lieu, au contraire, de s’en libérer, séjourne toujours dans cet élément, et se voit toujours salie, et qu’en même temps ce contenu de ses efforts, plutôt qu’une chose essentielle pour l’esprit, est au contraire la plus basse qui soit, et plutôt qu’une chose universelle est la plus singulière qui soit, nous ne voyons en conséquence qu’une personnalité confinée à elle-même et à ses petites activités, couvant son souci, aussi malheureuse que misérable.
Mais à l’un et l’autre, au sentiment de son malheur et à la misère de son activité, se rattache | 157 | tout aussi bien la conscience de son unité avec l’immuable. La destruction immédiate qu’elle tente de son être réel est, en effet, intermédiée par la pensée de l’immuable, et advient dans cette relation. C’est la relation médiate qui constitue l’essence du mouvement négatif dans lequel elle s’oriente contre sa singularité, mais qui tout aussi bien, en tant que relation, en soi, est positif, et produira pour elle-même cette unité qui est la sienne.
Si bien que cette relation médiate est un syllogisme dans lequel la singularité qui se fixait d’abord comme opposée à l’en soi n’est mise en co-inclusion avec cet autre extrême que par un tiers. C’est par l’entremise de cet élément médian que l’extrême de la conscience immuable est pour la conscience inessentielle, en laquelle, en même temps, il y a aussi le fait qu’elle n’est pareillement pour l’autre que par ce moyen terme, et que donc ce médian est un médian qui représente les deux extrêmes l’un à l’autre, est le serviteur mutuel de chacun auprès de l’autre. Cet élément médian est lui-même une essence consciente, car il est une activité qui intermédie la conscience comme telle ; le contenu de cette activité est la destruction radicale à laquelle la conscience se livre sur sa singularité.
En lui, donc, elle se libère de l’action et de la jouissance en ce qu’elles sont les siennes ; elle repousse de soi en tant qu’extrême pour soi l’essence de sa volonté, et rejette sur l’élément médian ou le serviteur le caractère propre | 158 | et la liberté de la décision, et ce faisant, la faute et responsabilité de ce qu’elle fait. Ce médiateur, en ce qu’il est en relation immédiate avec l’essence immuable, accomplit son service par le conseil qu’il délivre quant à ce qui est juste. L’action, dès lors qu’elle est la suite donnée à un décret d’autrui, cesse du côté de l’agir ou de la volonté d’être l’action propre de la conscience. Mais il reste encore à la conscience inessentielle son côté objectal, savoir, le fruit de son travail et la jouissance. C’est pourquoi elle repousse pareillement cette dernière de soi, et renonce, tout aussi bien qu’à sa volonté, à l’effectivité obtenue dans le travail et la jouissance. Elle renonce à celle-ci, partie, en ce que celle-ci est la vérité atteinte de son autonomie consciente de soi — dès lors qu’elle se met en mouvement en lui représentant et racontant des choses tout à fait étrangères et dénuées de sens — partie, y renonce en tant que cette effectivité est propriété possédée extérieure – dans la mesure où elle se démet de quelque chose de la possession qu’elle a acquise par le travail ; partie, renonce à la jouissance qu’elle a eue — en se l’interdisant de nouveau entièrement dans le jeûne et la mortification.
Par ces moments de l’abandon de la décision propre, puis de la propriété et de la jouissance, et finalement par le moment positif de la gestion d’une affaire qu’elle ne comprend pas, elle s’ôte en vérité et complètement la conscience de la liberté intérieure et extérieure, de l’effectivité en tant qu’elle est son être pour soi ; elle a la certitude de s’être en vérité dépossédée de son Je, et d’avoir fait de sa conscience de soi immédiate une chose, | 159 | un être objectal. — Elle n’a pu valider et avérer le renoncement à soi que par l’épreuve de ce sacrifice effectif ; car c’est seulement en lui que disparaît la tromperie qu’il y a dans la reconnaissance intérieure du remerciement par le cœur, l’état d’esprit et la bouche, reconnaissance qui, certes, rebute de soi pour s’en remettre à autrui toute espèce de puissance de l’être pour soi, et l’attribue à un don de là-haut, mais qui dans ce rebutement lui-même se garde le caractère propre extérieur dans la possession, qu’elle n’abandonne pas, mais aussi le caractère propre intérieur dans la conscience de la décision qu’elle a prise elle-même, et dans la conscience du contenu qu’elle s’est elle-même déterminé et qu’elle n’a pas échangé contre un contenu étranger qui l’occuperait absurdement.
Mais de même que la conscience, dans le sacrifice effectivement accompli, a aboli son activité en ce qu’elle est la sienne, son malheur, en soi, s’est également dessaisi d’elle. Toutefois, le fait que ce dessaisissement soit advenu en soi est une opération de l’autre extrême du syllogisme, qu’est l’essence qui est en soi. Mais en même temps, ce sacrifice de l’extrême inessentiel n’était pas un acte unilatéral, mais contenait en soi l’agir de l’autre. L’abandon de la volonté propre en effet n’est négatif que d’un côté, selon son concept ou en soi, mais il est en même temps positif, savoir, qu’il pose la volonté en tant qu’autre, et très précisément pose la volonté comme étant non point quelque chose de singulier, mais quelque chose d’universel. Pour cette conscience, | 160 | cette signification positive de la volonté singulière posée négativement est la volonté de l’autre extrême, laquelle advient à ses yeux, précisément parce que pour elle, elle est un autre, non point par soi, mais par le tiers, le médiateur en tant que conseil. En sorte que sa volonté devient pour elle, certes, volonté universelle qui est en soi, mais elle-même, la conscience, n’est pas pour elle-même cet en soi ; l’abandon de sa volonté en tant que singulière n’est pas à ses yeux selon le concept le positif de la volonté universelle. Pareillement, son abandon de la possession et de la jouissance n’a que cette même signification négative, et l’universel qui advient pour elle par là, n’est pas quant à elle son activitépropre. De même que cette unité de l’objectal et de l’être pour soi, qui est dans le concept de l’activité, et qui pour cette raison advient à la conscience comme étant l’essence et l’objet, n’est pas à ses yeux le concept de son activité, le fait qu’elle devienne pour elle comme objet ne lui appert pas davantage de manière immédiate et générée par elle-même, mais elle se fait énoncer par le serviteur médiateur cette certitude elle-même encore brisée que son malheur n’est qu’en soi l’inverse, savoir, une activité s’autosatisfaisant dans son activité, ou encore, jouissance bienheureuse ; que sa misérable activité pareillement est en soi l’inverse, savoir, activité absolue ; que selon le concept, l’activité n’est activité en général que comme activité du singulier. Mais pour elle, la conscience, l’activité et son activité effective demeurent une activité misérable, et sa jouissance demeure la douleur, et l’abolescence de celles-ci, dans la signification positive, demeure un au-delà. Mais dans cet objet où pour elle son activité et son être en tant qu’ils sont l’être et l’activité de telle conscience singulière sont activité et être en soi, ce qui lui est advenu, c’est la représentation de la raison, la certitude qu’a la conscience d’être dans sa singularité absolument en soi, ou encore, d’être toute réalité. | 161 |
4 Das Gemüt. Souvent traduit par « cœur », « âme », etc., ce terme désigne la totalité de la vie psychique, intellectuelle, affective, etc.