C.

l’individualité qui à ses propres yeux est en soi et pour soi-même réelle

La conscience de soi a maintenant saisi le concept d’elle-même qui d’abord était seulement notre concept d’elle, savoir, d’être dans la certitude d’elle-même toute réalité, et sa finalité et essence est pour elle désormais l’interpénétration en mouvement de l’universel — celui des dons et des capacités — et de l’individualité. Les moments singuliers de cet accomplissement et de cette interpénétration, avant l’unité dans laquelle ils sont fondus, sont les fins visées que nous avons examinées jusqu’ici. Ils ont disparu comme autant d’abstractions et de chimères ressortissant à ces premières figures sans relief de la conscience de soi spirituelle, et n’ont leur vérité que dans l’être présumé du cœur, de la présomption et des beaux discours, et non dans la raison qui, désormais certaine en soi et pour soi de sa réalité, ne cherche plus à se produire d’abord comme une fin visée par opposition à l’effectivité qui est immédiatement, mais a pour objet de sa conscience la catégorie en tant que telle. — Est abolie, en effet, la détermination de la conscience de soi qui est pour soi, ou encore de la conscience de soi négative, | 331 | dans laquelle la raison entrait en scène ; la conscience de soi a trouvé telle quelle une effectivité qui serait le négatif d’elle-même, et par l’abolition de laquelle seulement elle réaliserait effectivement sa fin. Mais dès lors que fin visée et être en soi se sont avérés être la même chose que ce que sont l’être pour autre chose et l’effectivité trouvée, la vérité ne se sépare plus de la certitude ; on peut comme on voudra prendre la fin posée pour la certitude de soi-même, et la réalisation effective de cette fin pour la vérité, ou encore, la fin pour la vérité et l’effectivité pour la certitude ; mais l’essence et la fin visée en soi et pour soi-même sont la certitude de la réalité immédiate elle-même, l’interpénétration de l’être en soi et de l’être pour soi, de l’universel et de l’individualité ; l’activité est à même soi sa vérité et son effectivité, et l’exposition ou l’énonciation de l’individualité est pour elle une fin en soi et pour soi-même.

Avec ce concept, la conscience de soi est donc revenue en elle-même et sortie des déterminations opposées que la catégorie avait pour elle, et que son propre comportement, d’abord observant, puis agissant, avait à l’égard de la catégorie. Elle a pour objet la catégorie pure elle-même, ou encore, elle est la catégorie devenue consciente d’elle-même. Les comptes avec ses figures antérieures sont donc clos ; elles sont derrière elle dans | 332 | l’oubli, elles ne viennent pas à sa rencontre comme son monde qu’elle aurait trouvé, mais se développent uniquement à l’intérieur d’elle-même comme des moments transparents. Pourtant elles se désassemblent encore à l’intérieur de sa conscience en un mouvement de moments différents qui ne s’est pas encore rassemblé et résumé dans son unité substantielle. Mais dans touscesmoments, elle tient fermement l’unité simple de l’être et du Soi-même, qui est leur genre.

La conscience, ce faisant, a rejeté toute opposition et tout conditionnement affectant son activité ; elle surgit vive et fraîche d’elle-même et ne s’engage pas vers autre chose, mais vers elle-même. Dès lors que l’individualité est chez elle-même l’effectivité, la matière de l’efficience et la fin visée par l’activité se trouvent à même l’activité proprement dite. C’est pourquoi celle-ci a l’aspect du mouvement d’un cercle qui se meut librement en lui-même dans le vide, et tantôt s’élargit, tantôt diminue, sans être gêné dans ces modifications, qui joue dans un contentement parfait uniquement en et avec lui-même. L’élément dans lequel l’individualité expose sa figure a la signification d’une pure instance d’accueil de cette figure ; il est tout simplement le jour auquel la conscience veut se montrer. Agir ne modifie rien, et ne va à l’encontre de rien ; l’activité est la forme pure de la translation du « n’être pas vu » dans « l’être vu », et le contenu qui est porté et mis au jour, et qui s’expose, n’est rien d’autre que ce que cette activité est déjà en soi. Elle est en soi — c’est là sa forme en tant qu’unité pensée ; et elle est effective — c’est là sa forme | 333 | en tant qu’unité qui est ; elle n’est elle­même contenu que dans cette détermination de simplicité face à celle de son passage ailleurs et de son mouvement.

a. Le règne animal spirituel et la tromperie, ou la Chose elle-même

Cette individualité réelle en soi est d’abord à son tour une individualité singulière et déterminée ; c’est pourquoi la réalité absolue, en tant qu’elle se sait être, est, telle qu’elle en devient consciente, la réalité universelle abstraite, qui, sans contenu et assouvissement, n’est que la pensée vide de cette catégorie. — Il faut voir maintenant comment ce concept de l’individualité réelle en soi-même se détermine dans ses moments, et comment son concept d’elle-même lui vient à la conscience.

 

Le concept de cette individualité, telle que, en tant que telle, elle est pour elle-même toute réalité, est d’abord un résultat ; elle n’a pas encore exposé son mouvement et sa réalité, et est immédiatement posée ici comme être en soi simple. Tandis que la négativité, qui est la même chose que ce qui apparaît comme mouvement, est chez l’en soi simple comme déterminité ; et l’être, ou l’en soi simple, devient un | 334 | périmètre déterminé. L’individualité survient donc comme nature déterminée originelle — comme nature originelle, car elle est en soi — comme nature originellement – déterminée, car le négatif est à même l’en soi, en sorte que celui-ci est une qualité. Toutefois, cette limitation de l’être ne peut pas limiter l’activité de la conscience, car celle-ci est ici une référence à soi-même achevée ; la relation à autre chose, qui serait sa limitation, est abolie. C’est pourquoi la déterminité originelle de la nature n’est que principe simple — élément universel transparent dans lequel l’individualité demeure tout aussi libre et identique à soi-même, qu’elle y déploie sans entraves ses différences et est pure interaction réciproque avec elle-même dans son effectivation. De la même façon, peut­on dire, que le règne animal indéterminé insuffle son haleine à l’élément de l’eau, de l’air ou de la terre, et en chacun de ceux-ci à des principes plus déterminés encore, plonge tous ses moments en eux, mais, nonobstant cette limitation de l’élément, les maintient en son pouvoir en se maintenant, quant à lui, dans son unité, et demeure, en tant que telle organisation particulière, la même vie animale universelle.

Cette nature originelle déterminée de la conscience, qui y demeure libre et entière, apparaît comme le contenu propre immédiat et unique de ce qui est pour l’individu une fin visée ; | 335 | ce contenu est certes un contenu déterminé, mais il n’est à tout prendre contenu que dans la mesure où nous considérons l’être en soi isolément ; alors qu’en vérité il est la réalité pénétrée par l’individualité : l’effectivité, telle que la conscience comme quelque chose de singulier l’a chez elle-même, et qui est d’abord posée comme quelque chose qui est, et pas encore comme quelque chose qui agit. Mais pour l’activité, d’une part, cette déterminité n’est pas une limitation qu’elle voulait dépasser, parce que, considérée comme qualité qui est, elle est la simple couleur de l’élément dans lequel elle se meut ; tandis que, d’autre part, la négativité n’est déterminité qu’à même l’être ; mais l’activité n’est elle-même rien d’autre que la négativité ; chez l’individualité agissante, la déterminité est donc dissoute en négativité en général, ou en la quintessence de toute déterminité.

Or la nature originelle simple, dans l’activité et la conscience de l’activité, entre en la différence qui échoit à celle-ci. L’activité est d’abord présente comme objet, savoir, comme objet tel qu’il ressortit encore à la conscience, comme fin visée, et donc, opposé à une effectivité donnée. L’autre moment est le mouvement de la fin visée représentée comme au repos, l’effectivation comme la relation de la fin visée à l’effectivité entièrement formelle, et donc la représentation du passage lui-même, ou le moyen. Le troisième moment, enfin, est l’objet en ce qu’il n’est plus fin visée, dont l’instance agissante est immédiatement consciente comme étant celle qu’elle vise, mais en ce qu’il est hors de cette instance agissante et un autre pour elle. — Or il faut, selon le concept même de cette sphère, retenir fermement ces différents côtés | 336 | de manière à ce que le contenu en eux demeure le même et qu’aucune différence ne s’introduise, ni celle de l’individualité et de l’être en général, ni celle de la fin visée par rapport à l’individualité comme nature originelle, ni par rapport à l’effectivité existante, non plus que la différence du moyen par rapport à cette effectivité prise comme fin absolue, ni enfin celle de l’effectivité obtenue par rapport à la fin visée, ou à la nature originelle, ou au moyen.

En premier lieu, donc, la nature originellement déterminée de l’individualité, son essence immédiate, n’est pas encore posée comme agissante, et s’appelle ainsi aptitude particulière, talent, caractère, etc. Cette teinture caractéristique de l’esprit doit être considérée comme l’unique contenu de la fin elle-même, et comme étant, et elle seule, la réalité. Si l’on se représentait la conscience comme dépassant cela et voulant amener à l’effectivité un autre contenu, on se la représenterait comme un néant travaillant dans la direction du néant. — Cette essence originelle, en outre, n’est pas seulement contenu de la fin visée, mais est en soi aussi l’effectivité qui apparaît par ailleurs comme matière donnée de l’activité, comme effectivité trouvée là et à conformer dans une activité. L’activité, en effet, n’est que pure translation de la forme de l’être non encore représenté en celle de l’être représenté ; l’être en soi de cette effectivité opposée à la conscience a sombré jusqu’au niveau de simple apparence | 337 | vide. Cette conscience, dès lors qu’elle se détermine à agir, ne se laisse donc pas induire en erreur par l’apparence de l’effectivité existante, et, de la même façon, elle doit s’arracher au vagabondage dans les pensées vides et les fins vaines et se concentrer sur le contenu originel de son essence. — Ce contenu originel n’est certes d’abord pour la conscience qu’en ce qu’elle l’a rendu effectif ; mais la différence d’une chose qui n’est pour la conscience qu’à l’intérieur d’elle, et d’une effectivité qui est en soi à l’extérieur d’elle, est tombée. — C’est seulement afin que soit pour elle-même ce qu’elle est en soi que la conscience doit agir, ou encore, l’action est précisément le devenir de l’esprit en tant que conscience. Ce qu’elle est en soi, elle le sait donc à partir de son effectivité. L’individu par conséquent ne peut pas savoir ce qu’il est avant de s’être porté en agissant à l’effectivité. — Mais du coup, il semble ne pouvoir déterminer la fin visée par son activité avant d’avoir été actif ; mais en même temps il faut, dès lors qu’il est conscience, qu’il ait d’abord l’action devant lui comme étant entièrement la sienne, c’est-à-dire, comme fin. L’individu qui va agir semble donc se trouver dans un cercle dans lequel chaque moment présuppose déjà l’autre, et du coup ne pas pouvoir trouver de commencement, parce qu’il ne fait la connaissance de son essence originelle, qui doit nécessairement être sa fin, qu’à partir de l’action, tandis que pour agir, il faut qu’il ait d’abord la fin qu’il vise. Mais c’est précisément à cause de cela qu’il doit commencer immédiatement, et quelles que soient les circonstances, | 338 | qu’il franchisse le pas de l’action sans se poser davantage de questions quant au début, au moyen et au terme. Car son essence et sa nature, qui est en soi, est tout cela en un : le commencement, le moyen, le terme. Comme commencement, cette nature est donnée dans les circonstances de l’action, et l’intérêt que l’individu trouve à quelque chose est la réponse déjà donnée à la question de savoir s’il faut faire quelque chose et quoi. Car ce qui semble devoir être une effectivité trouvée quelque part est en soi sa propre nature originelle, qui n’a que l’apparence d’un être — apparence qui réside dans le concept de l’activité qui se scinde en deux — mais qui, en tant que sa nature originelle, se déclare dans l’intérêt qu’il lui trouve. — De la même façon, le comment, ou les moyens, sont en soi et pour soi déterminés. Le talent, pareillement, n’est rien d’autre que l’individualité originelle déterminée, considérée comme moyen intérieur, ou passage de la fin visée à l’effectivité. Mais le moyen effectif et le passage réel, c’est l’unité du talent et de la nature de la Chose45 présente dans l’intérêt. Le premier représente chez le moyen le côté de l’activité, le second le côté du contenu, l’un et l’autre étant l’individualité elle-même, comme interpénétration de l’être et de l’activité. Ce qui donc est donné, ce sont des circonstances déjà là, qui en soi sont la nature originelle de l’individu ; puis : l’intérêt que sa nature pose comme son intérêt, ou comme fin visée ; et enfin : le rattachement des termes de l’opposition et l’abolition de celle-ci dans le moyen. Ce rattachement | 339 | tombe lui-même encore à l’intérieur de la conscience, et le tout qui vient d’être examiné est l’un des côtés d’une opposition. Cette apparence qui subsiste de termes en opposition est abolie par le passage lui-même ou par le moyen — car ce moyen est unité de l’extérieur et de l’intérieur, le contraire de la déterminité, qu’il a en tant que moyen intérieur, et que donc il abolit, tandis qu’il se pose, pose cette unité de l’activité et de l’être comme un extérieur, comme l’individualité elle-même devenue effective, c’est-à-dire, qui est posée pour elle-même comme ce qui est. L’action tout entière, de cette manière, ne sort pas d’elle-même, ni comme ensemble des circonstances, ni comme fin, ni comme moyen, ni comme œuvre.

Avec l’œuvre, toutefois, semble intervenir la différence des natures originelles ; l’œuvre est, comme la nature originelle qu’elle exprime, quelque chose de déterminé, car affranchie de l’activité en tant qu’effectivité qui est, la négativité est chez elle comme une qualité. Mais la conscience se détermine face à elle comme ce qui a chez soi la déterminité comme négativité en général, comme activité ; elle est donc l’universel face à cette déterminité-là de l’œuvre, elle peut donc la comparer avec d’autres, et, partant de là, appréhender les individualités elles-mêmes comme diverses, appréhender l’individu qui ne cesse pas de gagner en présence dans son œuvre, soit, comme une énergie plus forte de la volonté, soit, comme une nature plus riche, c’est-à-dire, une nature dont la déterminité originelle est moins bornée, ou, à l’inverse, comme une nature plus faible et | 340 | plus démunie. Face à cette inessentielle différence de grandeur, le bon et le mauvais exprimeraient une différence absolue ; mais celle-ci n’intervient pas ici. Ce qui serait pris d’une manière ou d’une autre est de la même manière un ensemble de faits et gestes, une présentation et expression de soi d’une individualité, et partant, tout serait bon, et il n’y aurait, à proprement parler, pas à dire ce qui serait censé être mauvais. Ce qu’on appellerait œuvre mauvaise, c’est la vie individuelle d’une nature déterminée qui s’y effective ; elle ne serait avilie au rang d’œuvre mauvaise que par la pensée comparative, laquelle est cependant quelque chose de vide, étant donné qu’elle va au-delà de l’essence de l’œuvre, qui est d’être une expression de soi de l’individualité, pour y chercher et y requérir on ne sait trop quoi, au reste. — Cette comparaison ne pourrait concerner que la différence mentionnée ci-dessus ; or celle-ci est en soi, comme différence de grandeur, une différence inessentielle ; et l’est ici très précisément pour la raison que ce seraient des œuvres ou des individualités différentes qu’on comparerait entre elles ; alors que celles-ci ne se concernent mutuellement en rien ; chacune ne se réfère qu’à elle-même. Seule la nature originelle est l’en soi ou ce qui pourrait être posé principiellement comme critère du jugement de l’ouvrage et inversement ; les deux choses s’intercorrespondent, il n’est rien pour l’individualité qui ne soit par elle, ou encore, il n’y a pas d’effectivité qui ne soit pas sa propre nature et | 341 | sa propre activité, ni d’activité ou d’en soi de cette individualité qui ne soit pas effectif : et seuls ces moments-là peuvent être comparés.

C’est pourquoi on ne constate ni élévation, ni plainte, ni remords, rien de tout cela ; car ce genre de choses provient toujours de la pensée qui s’imagine un autre contenu et un autre en soi que ce que sont la nature originelle de l’individu et l’accomplissement constatable de celle-ci dans la réalité effective. Quoi que soit ce qu’il fait et ce qui lui arrive, il l’a fait et il l’est ; il ne peut avoir que la conscience de la pure translation de lui-même depuis la nuit de la possibilité jusque dans le jour de la présence, de l’en soi abstrait jusque dans la signification de l’être effectif, ainsi que la certitude que ce qui dans ce jour lui advient n’est pas autre chose que ce qui sommeillait dans cette nuit. La conscience de cette unité est certes pareillement une comparaison, mais ce qui est comparé n’a précisément que l’apparence de l’opposé ; apparence de forme qui pour la conscience de soi qu’a la raison — savoir, que l’individualité est chez elle-même l’effectivité — n’est rien de plus qu’une apparence. Étant donné, donc, qu’il sait qu’il ne peut rien trouver d’autre dans son effectivité que l’unité de celle-ci avec lui-même, ou que la certitude de soi-même dans sa vérité, et que par conséquent il atteint toujours la fin qu’il vise, l’individu ne peut éprouver en et quant à lui-même que de la joie. | 342 |

Tel est donc le concept que se fait d’elle-même la conscience certaine de soi comme interpénétration absolue de l’individualité et de l’être ; voyons maintenant si ce concept se confirme à elle par l’expérience, et si sa réalité est en accord avec lui. L’œuvre est la réalité que la conscience se donne ; elle est ce dans quoi l’individu est pour elle ce qu’il est en soi, et ce de telle manière que la conscience pour laquelle il devient dans l’œuvre n’est pas la conscience particulière, mais la conscience universelle ; dans l’œuvre, la conscience s’est tout simplement mise à l’extérieur, ex-posée dans l’élément de l’universalité, dans l’espace sans déterminité de l’être. La conscience qui prend du recul par rapport à son œuvre est en fait la conscience universelle — parce que dans cette opposition elle devient la négativité absolue ou l’activité — face à son œuvre qui est le déterminé ; elle va donc au-delà d’elle-même en tant qu’œuvre, et est elle-même l’espace sans déterminité qui ne se trouve pas comblé par son œuvre. Si malgré tout, antérieurement, dans le concept, leur unité se conservait, cette conservation était le résultat de l’abolition de l’œuvre en tant qu’œuvre qui est. Mais l’œuvre est censée être, et il faut voir comment dans cet être de l’œuvre l’individualité conservera son universalité et saura se satisfaire. — Il faut d’abord examiner pour soi l’œuvre devenue. Elle a recueilli en son sein la nature tout entière de l’individualité ; son être est donc lui-même une pratique active dans laquelle toutes les différences s’interpénètrent | 343 | et se dissolvent. L’œuvre est donc expulsée dans une pérexistence où la déterminité de la nature originelle s’exhibe et se fait valoir expressément, en fait, face à d’autres natures déterminées, intervient en elles, tout comme ces autres natures interviennent en elle-même, et se perd comme un moment évanescent dans ce mouvement universel. Si à l’intérieur du concept de l’individualité réelle en soi et pour soi-même, tous les moments, circonstances, fin visée, moyen, et effectivation sont identiques les uns aux autres, et si la nature déterminée originelle a uniquement valeur d’élément universel, en revanche, dès lors que cet élément devient un être objectal, sa déterminité en tant que telle vient au jour dans l’œuvre et acquiert sa vérité propre dans sa propre dissolution. Cette dissolution se présente plus précisément de telle manière que l’individu, dans cette déterminité, est devenu effectif à ses propres yeux en tant que tel individu ; mais, cette déterminité n’est pas seulement le contenu de l’effectivité : elle est également sa forme ; ou encore, l’effectivité en général, en tant que telle, est précisément cette déterminité qui consiste à être opposé à la conscience de soi. De ce côté, elle se montre comme l’effectivité étrangère, disparue du concept, trouvée telle quelle. L’œuvre est, c’est-à-dire qu’elle est pour d’autres individualités, et qu’elle est pour eux une effectivité étrangère, à la place de laquelle elles doivent mettre la leur, afin de se donner par leur activité la conscience de leur unité avec l’effectivité ; ou encore, leur intérêt pour cette œuvre posé par leur nature originelle | 344 | est un autre que l’intérêt proprement dit caractéristique de cette œuvre, qui du coup est transformée en quelque chose d’autre. L’œuvre est donc de manière générale quelque chose de transitoire et périssable, qui est effacé par le contre-jeu d’autres forces et intérêts, et qui présente bien plutôt la réalité de l’individualité comme évanescente que comme accomplie.

La conscience voit donc naître dans son œuvre l’opposition du faire et de l’être, qui dans les figures antérieures de la conscience était en même temps le commencement du faire, de l’activité, et ici n’est que résultat. Mais, en fait, cette opposition a, pareillement, été au fondement, dès lors que la conscience, en tant qu’individualité réelle en soi, se mettait à l’action ; car était présupposée à l’action, comme son en soi, la nature originelle déterminée, et le pur accomplissement pour l’accomplissement avait cette nature pour contenu. Tandis que la pure activité, le pur faire, est la forme identique à soi-même, à laquelle la déterminité de la nature originelle n’est donc pas identique. Il est indifférent ici, comme ailleurs, de savoir lequel des deux est appelé concept, et lequel réalité ; la nature originelle est le pensé ou l’en soi face au faire, à l’activité au sein de laquelle seulement elle a sa réalité ; ou encore, la nature originelle est l’être tout aussi bien de l’individualité en tant que telle, que de celle-ci en tant qu’œuvre, tandis que l’activité, le faire, est le concept originel en tant que passage absolu, ou encore en tant que devenir. Cette inadéquation46 du concept et de la réalité, qui réside dans son essence, la conscience en fait l’expérience | 345 | dans son œuvre ; en elle, elle devient donc pour soi-même telle qu’elle est en vérité, et le concept vide qu’elle avait d’elle-même disparaît.

Dans cette contradiction fondamentale de l’œuvre qui est la vérité de cette individualité à soi-même réelle en soi, tous les côtés de cette individualité entrent donc en scène à leur tour comme activement contradictoires ; ou encore, l’œuvre, comme contenu de l’individualité tout entière, tirée hors de l’activité — qui est l’unité négative et tient prisonniers tous les moments — et ostensiblement mise à l’extérieur dans l’être, les laisse désormais en liberté ; et dans l’élément de la pérexistence, ces moments deviennent indifférents les uns à l’égard des autres. Concept et réalité se séparent donc en fin visée, d’un côté, et en ce qui est l’essentialité originelle, de l’autre. Il est contingent que la fin ait une essence véritable, ou que l’on fasse de l’en soi la fin. De la même façon, concept et réalité se redisjoignent en passage dans l’effectivité, d’un côté, et en fin visée, de l’autre ; ou encore, il est contingent qu’on choisisse le moyen qui exprime la fin. Et enfin, que ces moments intérieurs aient en soi une unité intérieure ou non, l’activité de l’individu est à son tour contingente face à l’effectivité en général ; c’est la fortune qui tranche, aussi bien en faveur d’une fin mal déterminée et de moyens mal choisis, que contre eux.

Si donc advient ainsi à la conscience, à même son œuvre, l’opposition du vouloir et de l’accomplir, de la fin visée et des moyens, et tout ensemble derechef de tous ces moments intérieurs et de l’effectivité elle-même, | 346 | toutes choses que, d’une manière générale, la contingence de son activité contient en elle, sont également présentes tout aussi bien l’unité et la nécessité de cette activité ; c’est ce côté-ci qui gagne sur l’autre, et l’expérience de la contingence de l’activité n’est elle-même qu’une expérience contingente. La nécessité de l’activité consiste en ceci que de la visée, tout simplement, est référé à l’effectivité, et cette unité est le concept de l’activité, du faire ; il y a action parce que l’activité, le faire, est en soi et pour soi-même l’essence de l’effectivité. Certes, il se produit dans l’œuvre la contingence qui caractérise l’accompli face au vouloir et à l’accomplir, et cette expérience, qui semble devoir valoir comme la vérité, contredit ce concept de l’action. Mais si nous examinons le contenu de cette expérience dans son intégralité, il est l’œuvre qui disparaît ; ce qui se conserve, ce n’est pas le disparaître, mais le disparaître est lui-même effectif et attaché à l’œuvre, et disparaît avec celle-ci ; le négatif sombre lui-même avec le positif dont il est la négation.

Cette disparition de la disparition réside dans le concept même d’individualité réelle en soi. Car ce en quoi l’œuvre, ou ce qui à même l’œuvre, disparaît, et ce qui devrait donner à ce qu’on a appelé expérience sa suprématie sur le concept que l’individualité a d’elle-même, c’est l’effectivité objectale ; mais celle-ci | 347 | est un moment qui, y compris dans cette conscience même, n’a plus de vérité pour soi ; cette vérité ne consiste que dans l’unité de la conscience avec l’activité, avec le faire, et l’œuvre vraie n’est que cette unité du faire et de l’être, du vouloir et de l’accomplir. Pour la conscience, donc, en vertu de la certitude qui est au fondement de son action, l’effectivité qui lui est opposée est elle-même quelque chose qui n’est que pour elle, comme conscience de soi retournée en soi, pour qui toute opposition a disparu, il ne peut plus lui advenir d’opposition dans cette forme de son être pour soi face à l’effectivité ; simplement, l’opposition et la négativité qui apparaissent en l’œuvre touchent par là non seulement le contenu de l’œuvre ou même de la conscience, mais l’effectivité en tant que telle, et, partant, l’opposition qui n’est présente que par elle et chez elle, et la disparition de l’œuvre. De la sorte, la conscience se reflète donc en soi à partir de son œuvre périssable et affirme son concept et sa certitude comme ce qui est et demeure face à l’expérience de la contingence de l’activité pratique ; elle fait en réalité l’expérience de son concept, dans lequel l’effectivité n’est qu’un moment, quelque chose pour elle, et non l’en soi et pour soi ; elle apprend l’effectivité comme moment évanescent, et celle-ci ne vaut pour elle par conséquent que comme être en général dont l’universalité est une seule et même chose que l’activité pratique. Et cette unité est l’œuvre vraie ; laquelle est la Chose elle-même qui s’affirme tout simplement et | 348 | qui est découverte par expérience comme ce qui dure, indépendamment de la Chose qui est la contingence de l’activité individuelle en tant que telle, des circonstances, des moyens, et de l’effectivité.

La Chose elle-même n’est opposée à ces moments que pour autant qu’ils sont censés valoir isolément, mais est essentiellement, en tant qu’interpénétration de l’effectivité et de l’individualité, l’unité de celles-ci ; pareillement elle est un faire, une activité, et, en tant qu’activité, activité pure en général, et en même temps tout aussi bien l’activité, le faire de tel individu, et elle est cette activité en tant qu’elle lui appartient encore par opposition à l’effectivité, en tant que fin visée ; de la même façon, elle est le passage de telle déterminité dans la déterminité opposée ; et enfin, elle est une effectivité présente pour la conscience. La Chose elle-même exprime donc l’essentialité spirituelle en laquelle tous ces moments sont abolis comme valant pour soi, et ne valent donc que comme moments universels, et en laquelle pour la conscience sa certitude de soi-même est une essence objectale, une Chose : l’objet né, comme étant le sien, à partir de la conscience de soi, sans cesser d’être objet proprement dit, objet libre. — Aux yeux de la conscience de soi, la chose ordinaire de la certitude sensible et de la perception n’a donc maintenant sa signification que par elle ; c’est là-dessus que repose la différence entre une chose ordinaire [ein Ding], et une Chose au sens de cause ou affaire de quelqu’un [eine Sache]. — La conscience de soi y parcourra un mouvement correspondant à la certitude sensible et à la perception. | 349 |

Dans la Chose elle-même donc, comme interpénétration devenue objectale de l’individualité et de l’objectalité, la conscience de soi s’est vu advenir son vrai concept d’elle-même, ou encore, elle est parvenue à la conscience de sa substance. Elle est en même temps, comme elle est ici, une conscience de la substance qui vient d’advenir et donc est immédiate, et ceci constitue la modalité déterminée dans laquelle l’essence spirituelle est ici présente et n’a pas encore prospéré jusqu’à être la substance véritablement réelle. La Chose elle-même a dans cette conscience immédiate de celle-ci la forme de l’essence simple qui contient en soi, en tant qu’universelle, tous ses moments distincts, et qui leur échoit, mais est aussi, à son tour, à la fois indifférente à eux, comme autant de moments déterminés, et libre pour soi, et en tant que cette Chose elle-même libre, simple, abstraite, vaut pour l’essence. Les différents moments de la déterminité originelle ou de la Chose propre de tel individu, de la fin qu’il vise, des moyens, de l’activité elle-même et de l’effectivité, sont pour cette conscience d’un côté des moments singuliers que la conscience peut céder et abandonner en échange de la Chose elle-même ; mais d’un autre côté ces moments n’ont tous la Chose elle-même pour essence que de telle manière qu’elle se trouve à chacun de ces divers moments comme leur universel abstrait et peut être leur prédicat. Elle n’est pas elle-même encore le sujet, mais ces moments comptent pour tels, parce qu’ils tombent du côté de la singularité en général, tandis que la Chose elle-même n’est encore | 350 | que l’universel simple. Elle est le genre qui se trouve en tous ces moments comme en ses espèces, et tout aussi bien en est libre.

Est dite honnête la conscience qui, d’un côté, est parvenue à cet idéalisme qu’exprime la Chose elle-même et qui, d’autre part, a en cette Chose en ce qu’elle est cette universalité formelle, le vrai ; qui n’a toujours souci que de la Chose, et qui donc se promène dans ses différents moments ou espèces, et ne l’atteignant pas dans l’un de ces moments ou dans une signification, s’en empare précisément par là même dans un autre, et, partant, obtient toujours, de fait, la satisfaction censée, selon son concept, être impartie à cette conscience. Que cela aille comme ça veut, la conscience a toujours accompli et atteint la Chose elle-même, car en tant qu’elle est ce genre universel de ces moments, elle est le prédicat de tous.

Si elle n’amène pas à l’effectivité une fin visée, elle l’a cependant voulue, c’est-à-dire qu’elle fait de la fin en tant que fin, de la pure activité, du pur faire, qui ne fait rien, la Chose elle-même ; et peut donc s’exprimer et se consoler en se disant que, malgré tout, il y a eu quelque chose de fait et de mis en œuvre. Étant donné que l’universel lui-même contient et tient sous lui le négatif ou le disparaître, le fait que l’œuvre s’anéantisse est soi-même son fait ; elle y a incité les autres et trouve encore sa satisfaction dans la disparition de son effectivité, à la façon dont les méchants gamins ont dans la gifle | 351 | qu’on leur donne la jouissance d’eux-mêmes, savoir, d’en être la cause. Ou encore, la conscience n’a pas même essayé de réaliser la Chose elle-même, et n’a rien fait du tout, et alors c’est qu’elle n’a pas pu ; la Chose elle-même est pour elle précisément unité de sa décision et de la réalité ; elle prétend que l’effectivité ne serait rien d’autre que ce qui lui est loisible. — Enfin c’est devenu pour elle quelque chose d’intéressant tout simplement sans son intervention active, et alors cette effectivité est pour elle la Chose elle-même précisément dans l’intérêt qu’elle y trouve, bien qu’elle n’ait pas été produite par elle ; si c’est une chance qu’elle a eue personnellement, elle y tient comme à quelque chose qu’elle a fait et mérité ; et si c’est un événement de l’histoire du monde qui ne la concerne pas plus avant, elle en fait tout aussi bien le sien, et l’intérêt sans actes lui tient lieu de parti qu’elle a pris pour ou contre, et qu’elle a combattu ou soutenu.

L’honnêteté de cette conscience, ainsi que la satisfaction qu’elle vit en tous lieux, consiste, en fait, comme il va de soi, en ceci qu’elle ne rassemble pas côte à côte les pensées qu’elle a de la Chose elle-même. La Chose elle-même est pour elle tout aussi bien sa Chose, son affaire, sa cause propres que pas une œuvre du tout, ou la pure activité et la fin visée vide, ou encore une effectivité sans actes ; elle fait d’une signification après l’autre, pour les oublier tout aussitôt, le sujet de ce prédicat. Dans le pur avoir voulu, ou encore le pur ne pas avoir pu, la Chose elle-même a désormais la signification | 352 | de la fin vide et de l’unité pensée du vouloir et de l’accomplir. La consolation quant à l’anéantissement de la fin visée, d’avoir quand même voulu, ou d’avoir quand même agi purement, ainsi que la satisfaction d’avoir donné aux autres quelque chose à faire, font de l’activité pure, ou plutôt, de la très mauvaise œuvre, l’essence, car il faut appeler mauvaise une œuvre qui n’en est absolument pas une. Enfin dans les coups de chance où l’on trouve là telle quelle l’effectivité sans avoir à rien faire, cet être sans acte devient la Chose elle-même.

Mais la vérité de cette honnêteté, c’est qu’elle n’est pas aussi honnête qu’elle en a l’air. Elle ne peut en effet être à tel point dépourvue de pensée qu’elle laisse se disjoindre ainsi, en fait, ces différents moments, mais doit au contraire avoir la conscience immédiate de leur opposition, tout simplement parce qu’ils se réfèrent les uns aux autres. L’activité pure est essentiellement activité de tel individu, et cette activité-là est tout aussi essentiellement une effectivité ou une Chose. À l’inverse, l’effectivité n’est essentiellement que comme l’activité de cet individu, ainsi que comme activité en général ; et son activité n’est en même temps, de même qu’activité en général, également qu’effectivité. Dans le même temps donc que seule la Chose elle-même en tant qu’effectivité abstraite semble lui importer, on constate aussi qu’elle lui importe en ce qu’elle est son activité. Mais pareillement, dans le même temps qu’il lui importe simplement d’agir et de s’activer, cet affairement est quelque chose qui ne lui importe pas sérieusement, mais l’important pour lui c’est une Chose, et la Chose en ce qu’elle est la sienne, | 353 | son affaire. Dans le même temps que, finalement, il semble ne vouloir que sa Chose et que son activité, ce qui de nouveau importe, c’est la Chose en général, ou encore, l’effectivité qui perdure en soi et pour soi.

De même que la Chose elle-même et ses moments apparaissent ici comme contenu, ils sont, de manière tout aussi nécessaire, comme formes chez la conscience. Ils n’entrent en scène comme contenu que pour disparaître, chacun faisant place à l’autre. C’est pourquoi ils doivent être présents dans la déterminité d’instances abolies ; mais ainsi ils sont des côtés de la conscience elle-même. La Chose elle-même est présente comme l’en soi ou comme la réflexion en soi de la conscience, mais le refoulement des moments les uns par les autres s’exprime chez elle de telle sorte qu’ils ne sont pas posés chez elle en soi, mais seulement pour un autre. L’un des moments du contenu est exposé au jour par la conscience, et représenté pour d’autres ; mais en même temps, la conscience en est réfléchie en soi, et le moment opposé est tout aussi bien présent en elle ; elle le conserve pour soi comme étant à elle. Il ne s’agit pas non plus en même temps de n’importe quel moment qui serait seulement, et lui seul, mis à l’extérieur, tandis que tel autre ne serait gardé qu’à l’intérieur, mais la conscience alterne avec eux ; car elle doit faire de l’un comme de l’autre l’essentiel pour soi et pour les autres. Le tout est l’interpénétration en mouvement de l’individualité et de l’universel ; mais comme ce tout n’est présent pour cette conscience que comme l’essence simple et partant comme l’abstraction de la Chose elle-même, ses moments se désagrègent d’elle et les uns des autres | 354 | en autant de moments séparés ; et il n’est épuisé et présenté, en tant que tout, que par l’alternance séparatrice de l’exposition à l’extérieur et de la conservation pour soi. Dès lors que, dans cette alternance, la conscience a un unique moment pour soi et comme quelque chose d’essentiel dans sa réflexion, tandis qu’elle en a un autre de manière seulement extérieure chez elle ou pour les autres, il s’ensuit l’émergence d’un jeu entre les individualités au cours duquel elles se trompent tout autant elles-mêmes qu’elles se trompent mutuellement, se trompent tout autant qu’elles sont trompées.

Une individualité va donc réaliser quelque chose ; ce faisant, elle semble avoir fait de quelque chose une Chose, une cause, une affaire ; elle agit, devient en cela pour d’autres, et il semble que ce qui lui importe, ce soit l’effectivité. Les autres prennent donc son activité, ce qu’elle fait, pour un intérêt quant à la Chose en tant que telle, et estiment que la fin visée par elle c’est l’accomplissement de la Chose en soi ; il leur est égal que ce soit par la première individualité ou par eux-mêmes. Dès lors qu’ils montrent alors cette Chose comme une affaire qu’ils ont déjà fait aboutir, ou quand ce n’est pas le cas, offrent et prêtent leur assistance, cette conscience est bien plutôt sortie de l’endroit où ils croient qu’elle est. Ce sont ses faits et gestes qui l’intéressent en l’affaire, et dès lors qu’ils se rendent compte que c’était cela la Chose elle-même, ils se trouvent bernés. — Mais, de fait, leur empressement à prêter assistance n’était lui-même pas autre chose que leur volonté de voir et de montrer leur propre activité, et non la Chose elle-même ; c’est-à-dire qu’ils voulaient tromper l’autre exactement de la même manière qu’ils se plaignent | 355 | d’avoir eux-mêmes été trompés. — Dès lors qu’il s’est avéré désormais que ce sont ses propres faits et gestes, le jeu de ses propres forces, qui valent pour la Chose elle-même, la conscience semble alors faire avancer son essence pour soi, et non pour les autres, et ne se soucier de l’activité qu’en tant qu’elle est la sienne, et non en tant qu’activité des autres, et laisser par là même tout aussi bien les autres faire ce qu’ils veulent et vaquer à leur propre affaire, à leur Chose. Ceux-ci, pourtant, sont de nouveau dans l’erreur ; elle est déjà sortie de là où ils estimaient qu’elle était. La Chose ne lui importe pas comme affaire individuelle, en tant que telle Chose singulière et sienne, mais comme cause générale, en tant que Chose, que quelque chose d’universel, qui est pour tous. Elle s’immisce en conséquence dans leur activité et dans leurs œuvres, et si elle ne peut plus les leur retirer des mains, elle s’y intéresse au moins en se donnant à faire par la voie de ses jugements ; quand elle appose à l’œuvre le tampon de son approbation et de son éloge, le sens de ce geste est qu’elle ne loue pas, dans l’œuvre, l’œuvre elle-même, mais aussi, en même temps, sa propre magnanimité et sa propre modération, savoir, s’encense de n’avoir pas abîmé l’œuvre en tant qu’œuvre, ni non plus par ses blâmes. En montrant un intérêt quant à l’œuvre, c’est d’elle-même qu’elle jouit ; et de la même façon, l’œuvre qu’elle blâme est pour elle la bienvenue en raison précisément de cette jouissance de sa propre activité qui lui est ainsi procurée. Mais ceux qui se considèrent ou se déclarent trompés par cette ingérence voulaient, au contraire, eux-mêmes tromper de pareille manière. Ils font passer leurs faits et gestes pour quelque chose qui est seulement pour eux-mêmes, en quoi ils n’avaient d’autre fin qu’eux-mêmes et leur356 | propre essence. Simplement, en faisant quelque chose, et en se faisant voir ainsi et s’exposant au jour, ils contredisent immédiatement par leurs actes leur prétendue volonté d’exclure le jour lui-même, la conscience universelle et la participation de tous ; rendre effectif, c’est au contraire aller exposer ce qui est sien dans l’élément universel, en sorte qu’il devient, et est censé devenir, l’affaire, la Chose de tous.

Il y a donc tout autant tromperie de soi-même et tromperie des autres quand il est censé ne s’agir que de la pure Chose ; une conscience qui ouvre une Chose fait au contraire l’expérience que les autres rappliquent aussitôt, comme les mouches sur le lait qu’on vient de verser, et font les affairés ; et les autres font chez elle l’expérience qu’il s’agit pour elle, pareillement, non de la Chose en tant qu’objet, mais de la Chose en tant qu’elle est sa Chose, son affaire. En revanche, quand ce qui est censé être l’essentiel, c’est seulement le faire, l’activité pratique elle-même, l’usage des forces et capacités, ou encore, l’expression de telle individualité, l’expérience faite alors tout aussi mutuellement par chacun est que tous se remuent et se tiennent pour invités, et que plutôt qu’une activité pure, ou qu’une activité singulière propre, ce qui a été ouvert au contraire, c’est quelque chose qui est tout aussi bien pour d’autres, ou encore, est une Chose proprement dite. Il se passe dans l’un et l’autre cas la même chose, qui ne prend un sens différent que face au sens qui en l’espèce avait été admis, et était censé valoir. La conscience découvre les deux côtés comme des moments | 357 | également essentiels, et en cela apprend ce qui est la nature de la Chose elle-même, savoir, qu’elle n’est ni uniquement Chose qui serait opposée à l’activité en général et à l’activité singulière, ni activité opposée à la consistance de ce qui pérexiste et qui serait le genre libre de ces moments considérés comme ses espèces, mais qu’elle est une essence dont l’être est l’activité de l’individu singulier et de tous les individus, et dont l’activité est immédiatement pour d’autres, ou encore, est une Chose et n’est Chose que comme activité de tous et de chacun : l’essence qui est l’essence de toutes les essences, l’essence spirituelle. La conscience découvre qu’aucun de tous ces moments n’est sujet, mais qu’au contraire ils se dissolvent dans la Chose universelle elle-même ; les moments de l’individualité qui avaient, les uns après les autres, valeur de sujet pour l’absence de pensée de cette conscience, se rassemblent dans l’individualité simple, laquelle, en tant qu’elle est telle individualité, est tout aussi bien immédiatement universelle. Ceci fait perdre à la Chose elle-même le rapport de prédicat et la déterminité d’universalité abstraite et sans vie, elle est au contraire la substance pénétrée par l’individualité : le sujet, dans lequel l’individualité est tout à la fois en tant qu’elle-même, ou que telle individualité, et en ce qu’elle est tous les individus, et en même temps l’universel qui n’est un être qu’en ce qu’il est telle activité de tous et de chacun, une effectivité en ce que telle conscience la sait comme étant son effectivité singulière et comme étant l’effectivité de tous. La pure Chose elle-même est ce qui s’est déterminé ci-dessus comme la catégorie, l’être qui est Je, et le Je qui est être, mais comme pensée qui se distingue encore de la conscience de soi effective ; | 358 | mais ici les moments de la conscience de soi effective, pour autant que nous les appelons son contenu, la fin qu’elle vise, son activité et effectivité, de même que pour autant que nous les appelons sa forme, son être pour soi et son être pour autre chose, sont posés comme ne faisant qu’un avec la catégorie simple elle-même, et celle-ci, par là même, est en même temps tout contenu.

b. La raison législatrice

L’essence spirituelle est dans son être simple à la fois pure conscience et telle conscience de soi. La nature originellement déterminée de l’individu a perdu sa signification positive, qui est d’être en soi l’élément et la finalité de son activité ; elle n’est qu’un moment aboli, et l’individu est un Soi-même, en tant que Soi-même universel. Inversement, la Chose elle-même formelle a son accomplissement dans l’individualité agissante qui se différencie en soi-même ; ce sont en effet les différences de celle-ci qui constituent le contenu de cet universel. La catégorie, comme universel de la conscience pure, est en soi ; et elle est tout aussi bien pour soi, car le Soi-même de la conscience est tout aussi bien son moment. Elle est être absolu, car cette universalité est la simple identité à soi-même de l’être.

Ce qui donc pour la conscience est l’objet a pour signification d’être le vrai ; c’est-à-dire est et a valeur de vrai | 359 | au sens d’être et de valoir en et pour soi-même ; c’est la Chose absolue qui ne souffre plus de l’opposition de la certitude et de sa vérité, de l’universel et du singulier, de la fin visée et de sa réalité, mais dont l’existence est l’effectivité et l’activité de la conscience de soi. C’est pourquoi cette Chose est la substance éthique, et la conscience de cette substance est conscience éthique. Une conscience dont l’objet a également à ses yeux valeur de vrai, car il réunit dans une seule unité être conscient de soi et être ; il vaut pour l’absolu, car la conscience de soi ne peut et ne veut plus aller au-delà de cet objet, car elle y est chez elle-même ; elle ne le peut pas, parce qu’il est tout être et toute puissance ; et elle ne le veut pas par ce qu’il est le Soi-même ou la volonté de ce Soi-même. Il est l’objet réel à même soi en tant qu’objet, parce qu’il a, à même soi, la différence de la conscience ; il se partage en masses qui sont les lois déterminées de l’essence absolue. Mais ces masses ne troublent pas le concept, car dans celui­ci les moments de l’être, de la conscience pure et du Soi-même demeurent inclus : unité qui constitue l’essence de ces masses, et ne laisse plus dans cette différence ces moments se dissocier les uns des autres.

Ces lois ou masses de la substance éthique sont immédiatement reconnues ; on ne peut pas s’interroger sur leur origine et justification, ni se mettre à chercher quelque chose d’autre, car autre chose que | 360 | l’essence qui est en soi et pour soi, ce ne serait jamais que la conscience de soi elle-même ; or celle-ci n’est rien d’autre que cette essence, puisqu’elle-même est l’être pour soi de cette essence, qui précisément pour cette raison est la vérité, puisqu’elle est tout autant le Soi-même de la conscience que son en soi ou encore : pure conscience.

Dès lors qu’elle se sait moment de l’être pour soi de cette substance, la conscience de soi y exprime donc l’existence de la loi de telle sorte que la saine raison, le bon sens, sait immédiatement ce qui est juste et bon. Sitôt que cette saine raison le sait, et de manière tout aussi immédiate, cela vaut aussi immédiatement pour elle, et elle dit immédiatement : ceci est juste et bon. Et c’est ceci : ce sont des lois déterminées, c’est la Chose elle-même accomplie et pleine de contenu.

Ce qui se donne aussi immédiatement doit être reçu et examiné de façon tout aussi immédiate ; de même que, pour ce que la certitude sensible énonce immédiatement comme étant, il faut voir aussi à quoi ressemblent, comment sont faits l’être que cette certitude éthique immédiate énonce, ou les masses de l’essence éthique qui ont cet être immédiat. C’est ce que nous montreront un certain nombre d’exemples de ces lois, et en les prenant sous la forme de maximes de la saine raison qui sait, nous n’aurons pas à avancer d’abord de notre côté le moment qu’il faut faire valoir chez elles, quand on les considère comme des lois immédiates de la conduite correcte, des lois éthiques immédiates.

« Chacun doit dire la vérité. » — Dans le cas de ce devoir énoncé comme ne souffrant aucune condition, on concédera cependant tout aussitôt | 361 | la condition suivante : s’il sait la vérité. Le commandement s’énoncera donc désormais comme suit : chacun doit dire la vérité, chaque fois selon la connaissance et la persuasionqu’il en a. La saine raison, cette conscience éthique, précisément, qui sait immédiatement ce qui est juste et bon, expliquera aussi que cette condition était déjà à ce point liée à sa maxime universelle qu’elle avait entendu ce commandement en ce sens. Mais en fait elle reconnaît par là qu’en l’énonçant, bien au contraire, elle l’enfreint déjà immédiatement ; elle proclamait : chacun doit dire la vérité ; mais elle avait en tête que chacun devait la dire en fonction de ce qu’il savait et de la persuasion qu’il en avait ; c’est-à-dire qu’elle parlait autrement qu’elle pensait intimement ; et dire autre chose que ce qu’on pense intimement, cela signifie ne pas dire la vérité. La non-vérité ou la maladresse corrigées s’exprimeront alors de la manière suivante : chacun doit dire la vérité selon ce que chaque fois il en connaît et la persuasion qu’il en a. — Mais par là même, l’universellement nécessaire qui vaut en soi, que la proposition voulait exprimer, s’est retourné au contraire en une parfaite contingence. Car le fait que la vérité soit dite est attribué au hasard, à la contingente question de savoir si je la connais et peux m’en convaincre. On n’en dit pas davantage que ceci : que du vrai et du faux sont censés être dits pêle-mêle, comme ça vient, selon ce que quelqu’un connaît, estime tel et comprend. Cette contingence du contenu n’a l’universalité qu’en | 362 | la forme d’une proposition dans laquelle elle est énoncée. Mais en tant que proposition éthique, celle-ci promet un contenu universel et nécessaire, et se contredit donc elle-même par la contingence de celui-ci. — Si enfin on corrige la proposition en expliquant que la contingence de la connaissance et de la persuasion qu’on a de la vérité devrait tomber et que la vérité devrait aussi être sue, ce sera là un commandement exactement contradictoire avec ce dont on est parti. La saine raison était censée avoir d’abord immédiatement la capacité d’énoncer la vérité ; et voilà qu’on nous dit maintenant qu’elle devrait la savoir, c’est-à-dire qu’elle ne sait pas l’énoncer immédiatement. — Si l’on considère les choses du côté du contenu, celui-ci a lui-même été évacué dans l’exigence qui veut qu’on sache la vérité ; celle-ci, en effet, fait référence au savoir en général : on doit savoir ; ce qui est exigé, c’est donc au contraire ce qui est libre de tout contenu précis et déterminé. Or, ici, il était question d’un contenu déterminé, d’une différence à même la substance éthique. Mais cette détermination immédiate de la substance est un contenu du genre de ceux qui se manifestaient au contraire comme une parfaite contingence, et qui, tout au contraire, une fois élevés à l’universalité et à la nécessité, de telle manière que le savoir soit énoncé comme la loi, disparaissent.

Autre commandement célèbre : Aime ton prochain comme toi-même. Il est adressé à l’individu singulier dans son rapport aux individus singuliers, et affirme ce rapportCOMMEun rapport de l’individu à l’individu, | 363 | ou comme un rapport de sentiment éprouvé. L’amour actif — car un amour inactif n’a pas d’être, et pour cette raison, ce n’est pas à lui qu’on pense — vise à écarter un mal47 d’un homme et à lui faire du bien. À cette fin, il faut distinguer ce qui chez lui est le mal, ce qui face à ce mal est le Bien48 adéquat, et ce qui est tout simplement son bien-être49 ; c’est-à-dire, que je dois l’aimer en faisant preuve d’entendement ; un amour irréfléchi, sans entendement, lui nuira, plus peut-être que la haine. Mais le bienfait essentiel réfléchi de la sorte, dans sa figure la plus riche et la plus importante, est l’activité universelle, et gouvernée par l’entendement, qui est celle de l’État, en comparaison de laquelle l’activité de l’individu singulier en tant que singulier devient quelque chose de si infime et minuscule, qu’il ne vaut pratiquement plus la peine d’en parler. Cette pratique de l’État agissant est au demeurant d’une puissance si grande, que si l’activité singulière voulait s’opposer à lui et soit, être pour soi-même et directement un crime, soit, par amour pour un autre, tromper l’universel quant au droit et à la part qu’il y a, il serait tout simplement inutile et irrésistiblement détruit. Il ne reste au bienfait qui est sentiment, que l’importance et la signification d’une activité entièrement singulière, d’un secours ponctuel aussi contingent que momentané. Le hasard ne détermine pas seulement l’occasion de ce genre d’activité, mais c’est aussi lui qui décide si elle est tout simplement une œuvre, si elle n’est pas tout aussitôt redissoute, voire, au contraire, | 364 | retournée en un mal. Tout cet agissement donc pour le bien d’autres, déclaré comme nécessaire, est constitué de telle manière qu’il peut éventuellement exister, mais aussi ne pas exister non plus ; de telle manière que, si, par hasard, le cas se présente, l’activité sera peut-être une œuvre, peut-être sera bonne, ou peut-être pas. Et partant, cette loi a tout aussi peu de contenu universel que la première que nous avons examinée, et n’exprime pas, comme elle devrait le faire en tant que loi absolue des mœurs et de la coutume, quelque chose qui est en soi et pour soi. Ou encore, ce genre de lois en restent au niveau du censé être, de ce qui devrait être, mais n’ont pas d’effectivité ; ce ne sont pas des lois, mais seulement des commandements.

Mais, en fait, il appert clairement de la nature de la Chose elle-même qu’il faut renoncer à un contenu absolu universel ; car est inadéquate à la substance simple — et son essence est d’être simple — toute déterminité qui y est apposée. Dans son absoluité simple, le commandement énonce lui-même de l’être éthique immédiat ; la différence qui apparaît chez lui est une déterminité, et donc un contenu qui se tient sous l’universalité absolue de cet être simple. Dès lors qu’il faut donc renoncer à un contenu absolu, il ne peut lui échoir que l’universalité formelle, ou simplement le fait qu’il ne se contredise pas, car l’universalité sans contenu est l’universalité formelle, et parler de contenu absolu équivaut à énoncer une différence qui n’en est pas une, ou encore, une absence de contenu. | 365 |

Ce qui reste à la pratique légiférante, c’est donc la pure forme de l’universalité, ou, en fait, la tautologie de la conscience qui vient faire face au contenu, et qui est un savoir non du contenu qui est, ou du contenu proprement dit, mais de l’essence ou de l’identité à soi du contenu.

Si bien que l’essence éthique n’est pas elle-même immédiatement un contenu, mais seulement un critère de référence permettant d’évaluer si un contenu est capable d’être ou non une loi, dès lors qu’il ne se contredit pas lui-même. La raison légiférante est rabaissée au rang de raison simplement vérificatrice.

c. La raison vérificatrice des lois

Une différence chez la substance éthique simple est pour elle une contingence, que nous avons vu surgir dans le commandement déterminé comme contingence du savoir, de l’effectivité et de l’activité pratique. La comparaison de cet être simple et de la déterminité qui ne lui correspond pas nous est alors échue ; et la substance simple s’y est avérée être universalité formelle ou pure conscience qui, libre du contenu, vient lui faire face et est un savoir de celui-ci comme de quelque chose de déterminé. Cette universalité reste de cette manière la même chose que ce qu’était la Chose elle-même. Mais elle est dans la conscience quelque chose d’autre ; elle n’est plus en effet le | 366 | genre indolent et sans pensée, mais est référée au particulier et vaut pour la puissance et la vérité de celui-ci. — Cette conscience semble d’abord être la même pratique vérificatrice que nous étions nous-mêmes antérieurement, et son activité ne pouvoir être rien d’autre que ce qui est déjà arrivé, savoir, une comparaison de l’universel et du déterminé, dont il sortirait, comme précédemment, la conclusion qu’ils sont inadéquats l’un à l’autre. Mais le rapport du contenu à l’universel est ici tout autre, dès lors que ce dernier a lui-même pris un autre sens ; il est une universalité formelle dont le contenu déterminé est capable, car en elle il n’est examiné qu’en relation à soi-même. Dans la vérification à laquelle nous nous livrions, la dense et pure substance universelle faisait face à la déterminité qui se développait comme contingence de la conscience en laquelle entrait la substance. Tandis qu’ici, l’un des membres de la comparaison a disparu ; l’universel n’est plus la substance qui est et qui vaut, ou ce qui est juste et droit en soi et pour soi, mais simple savoir ou forme qui ne compare un contenu qu’avec soi-même et l’examine pour voir s’il est une tautologie. On ne légifère plus, on soumet les lois à une vérification, et, pour la conscience vérificatrice, les lois sont déjà données ; elle enregistre leur contenu, tel qu’il est de manière simple, sans entrer, comme nous l’avions fait, dans l’examen de la singularité et de la contingence qui collent à son effectivité, mais en reste au commandement en tant que commandement, et se comporte d’autant plus simplement par rapport à celui-ci qu’elle est son critère. | 367 |

Mais, pour cette raison même, cette vérification ne va pas loin ; dès lors, précisément, que le critère est la tautologie, et qu’il est indifférent au contenu, il accueille en lui aussi bien celui-ci que tel autre contenu opposé. — Soit la question : y a-t­il nécessité légale en soi et pour soi à ce qu’il y ait propriété ? Je dis bien en soi et pour soi, et non par utilité en vue d’autres fins ; l’essentialité éthique consiste précisément en ceci que la loi soit semblable uniquement à elle-même, et qu’elle soit fondée dans son essence propre par cette identité à soi ne soit pas quelque chose de conditionné. La propriété en soi et pour soi ne se contredit pas ; c’est une déterminité isolée, ou encore, seulement posée comme identique à soi. Mais la non-propriété, le fait que les choses n’aient pas de maître, ou encore, la communauté des biens, sont tout aussi peu contradictoires. Qu’une chose n’appartienne à personne, ou qu’elle appartienne à la première personne venue qui s’en fait le possesseur, ou à tout le monde en même temps, et à chacun selon ses besoins, ou à parts égales, tout cela est une déterminité simple, une notion formelle, tout comme son contraire, la propriété. — Certes, si l’on considère la chose ordinaire sans maître comme un objet nécessaire du besoin, il est nécessaire qu’elle devienne la possession d’un quelconque individu singulier ; et il serait contradictoire d’instaurer au contraire comme une loi la liberté de la chose. Toutefois, par absence de maître pour une chose, on ne veut pas dire non plus absence absolue, mais qu’elle est censée devenir un bien possédé, en fonction du besoin de l’individu singulier ; et ce, non pas certes pour être mise en conserve, mais pour être | 368 | immédiatement utilisée. Mais pourvoir ainsi complètement au besoin uniquement selon la contingence est en contradiction avec la nature de l’essence consciente, dont il est ici uniquement question ; il faut en effet qu’elle se représente son besoin sous la forme de l’universalité, pourvoie à toute son existence et se procure un bien durable. L’idée donc qu’une chose échoie de manière contingente et selon son besoin à la plus proche vie consciente de soi rencontrée, n’était pas en accord avec elle-même. — Dans la communauté des biens, où il serait pourvu à cela de manière universelle et permanente, ou bien, il revient à chacun autant que ce dont il a besoin, et alors il y a contradiction entre cette inégalité et l’essence de la conscience pour qui l’égalité50 des individus singuliers est un principe ; ou bien, en fonction de ce dernier principe, on fait le partage de manière égale, et la part obtenue n’a pas la relation au besoin, qui seule pourtant est son concept.

Mais si la non-propriété apparaît ainsi contradictoire, c’est uniquement pour la raison qu’elle n’a pas été laissée en l’état de déterminité simple. La propriété connaît le même sort quand elle est dissoute en plusieurs moments. La chose singulière qui est ma propriété a par là même valeur d’universel, de définitif, de perdurable ; or ceci contredit sa nature, qui est d’être utilisée, consommée, et de disparaître. Elle a également valeur de chose qui est mienne, et que tous les autres reconnaissent comme telle, et dont ils | 369 | s’excluent. Mais dans le fait même que je suis reconnu, réside au contraire mon identité avec tous, c’est-à-dire le contraire de cette exclusion. — Ce que je possède est une chose, c’est-à-dire un être pour d’autres, tout simplement, tout à fait universel et non destiné à n’être que pour moi. Que ce soit Moi qui possède cette chose contredit sa chosité universelle. C’est pourquoi la propriété se contredit elle-même sous tous les aspects, tout autant que la non-propriété ; il y a chez l’une et l’autre les deux moments opposés et contradictoires de la singularité et de l’universalité. — Mais si l’on se représente chacune de ces déterminités de manière simple, comme propriété ou non-propriété, sans développer davantage, chacune d’elle est aussi simple que l’autre, ce qui veut dire qu’elle ne se contredit pas. C’est pourquoi le critère de la loi que la raison trouve chez elle-même convient également à tout, et de fait, par conséquent, n’est pas un critère. — Il faudrait, au reste, que les choses se passent de bien étrange façon si la tautologie, le principe de contradiction, dont on veut bien reconnaître qu’il n’est qu’un critérium formel pour la connaissance de la vérité théorique, c’est-à-dire qu’on reconnaît comme quelque chose de tout à fait indifférent à la vérité et à la non-vérité, devait être plus encore que cela pour la connaissance de la vérité pratique.

Dans ces deux moments — que nous venons d’examiner — où se remplit et accomplit l’essence spirituelle antérieurement vide, se sont abolis l’apposition de déterminités immédiates chez la substance éthique, puis le savoir de celles-ci quant à leur statut de lois. Si bien | 370 | que le résultat semble être qu’il ne puisse y avoir ni lois déterminées ni savoir de celles-ci. Mais la substance est la conscience de soi comme essentialité absolue, conscience qui ne peut par conséquent abandonner ni la différence qu’il y a chez celle-ci, ni le savoir de cette différence. Le fait que légiférer et mettre la loi à l’épreuve aient montré leur nullité signifie que l’une et l’autre pratique, prises une à une et isolément, ne sont que des moments sans consistance de la conscience éthique ; et le mouvement dans lequel ils entrent en scène a ce sens formel que par là même la substance éthique se présente comme conscience.

Dans la mesure où ces deux moments sont des déterminations plus précises de la conscience de la Chose elle-même, ils peuvent être considérés comme des formes de l’honnêteté, laquelle, comme elle le faisait antérieurement avec ses moments formels, se promène partout maintenant avec un contenu censé être du juste et du bon, et nantie d’une vérification de ce genre de vérité définitive, s’imaginant détenir en la saine raison et dans l’intelligence des choses par l’entendement la force et la validité des commandements.

Mais sans cette honnêteté, les lois n’ont pas valeur d’essence de la conscience, et la pratique vérificatrice n’a pas davantage valeur d’activité au sein de la conscience ; ces moments expriment au contraire, tels qu’ils entrent en scène chacun pour soi immédiatement comme une effectivité, l’un, une mise en place et un être non valables de lois effectives, et l’autre, un affranchissement, une libération tout aussi nulle et non avenue de ces mêmes lois. La loi, en tant que loi déterminée, | 371 | a un contenu contingent — et ceci a pour signification ici que la loi est loi d’une conscience singulière d’un contenu arbitraire. Cette pratique légiférante immédiate dont nous parlions est donc le blasphème tyrannique qui fait de l’arbitraire la loi, et du respect des bonnes mœurs et de la coutume un comportement d’obéissance face à l’arbitraire, face à des lois qui ne sont que des lois, sans être dans le même temps des commandements. De la même façon que le deuxième moment, dans la mesure où il est isolé, la vérification des lois, signifie le remuement de l’immuable et le blasphème du savoir, l’impudence qui se libère, avec force raisonnements, des lois absolues et les prend pour le choix arbitraire d’une instance qui lui est étrangère.

Dans les deux formes, ces moments sont un rapport négatif à la substance ou à l’essence spirituelle réelle ; ou encore : en eux la substance n’a pas encore sa réalité, mais la conscience, au contraire, la contient encore dans la forme de sa propre immédiateté, et elle n’est toujours et encore qu’un vouloir et savoir de tel individu, ou le « il faut » d’un commandement ineffectif, ainsi qu’un savoir de l’universalité formelle. Mais dès lors que ces modalités se sont abolies, la conscience est retournée dans l’universel, et ces oppositions ont disparu. Ce qui fait que l’essence spirituelle est substance effective, c’est que ces modalités ne valent pas de manière singulière, mais uniquement en tant que modalités abolies, et l’unité dans laquelle elles ne sont que des moments est le Soi-même de la conscience, qui, désormais posé dans l’essence | 372 | spirituelle, fait de celle-ci l’essence effective, accomplie et consciente de soi.

L’essence spirituelle est donc en tout premier lieu pour la conscience de soi comme une loi qui est en soi ; l’universalité de l’examen vérificateur, qui était l’universalité formelle qui n’est pas en soi, est abolie. Elle est tout aussi bien une loi éternelle qui n’a pas son fondement dans le vouloir de tel individu, mais est au contraire en soi et pour soi l’absolue volonté pure de Tous qui a la forme de l’être immédiat. Cette volonté n’est pas non plus un commandement qui n’est que censé être, mais elle est et a validité ; c’est le Je universel de la catégorie qui est immédiatement l’effectivité, et le monde n’est que cette effectivité. Mais, dès lors que cette loi qui est vaut, tout simplement, l’obéissance de la conscience de soi n’est pas le service rendu à un seigneur et maître dont les ordres seraient un arbitraire, et en lesquels elle ne se reconnaîtrait pas. Mais les lois sont des pensées de sa propre conscience absolue qu’elle a elle-même immédiatement. Elle ne croit pas non plus en elles, car si la croyance contemple bien aussi l’essence, il s’agit d’une essence étrangère. La conscience de soi éthique, soucieuse des bonnes mœurs et de la coutume, par le fait de l’universalité de son Soi-même, ne fait immédiatement qu’un avec l’essence ; tandis que la croyance commence à partir de la conscience singulière, elle est le mouvement dans lequel celle-ci va toujours vers cette unité, sans parvenir à la présence de son essence. Cette conscience éthique au contraire s’est abolie en tant que conscience singulière, cette médiation est | 373 | accomplie, et c’est seulement parce qu’elle est accomplie que la conscience est conscience de soi immédiate de la substance éthique.

La différence de la conscience de soi d’avec l’essence est donc parfaitement transparente. En sorte que les différences présentes à même l’essence ne sont pas elles-mêmes des déterminités contingentes, mais qu’en vertu de l’unité de l’essence et de la conscience de soi, d’où seule pourrait venir la non-identité, elles sont les masses de l’articulation de cette unité pénétrée de la vie même de celle-ci, de clairs esprits non scindés transparents pour eux-mêmes, d’immaculées figures célestes qui ont gardé dans leurs différences l’innocence virginale et l’harmonieuse équanimité51 de leur essence. — La conscience de soi est pareillement un rapport clair et simple à elles. C’est le fait qu’elles soient, un point c’est tout, qui constitue la conscience de son rapport. C’est ainsi qu’aux yeux de l’Antigone de Sophocle elles ont valeur de droit non écrit et infaillible52 des dieux :

Ce n’est pas d’aujourd’hui, ou d’hier, mais c’est depuis toujours

Qu’il vit, et nul ne sait quand il est apparu53.

Elles sont. Quand je pose la question de leur genèse et les réduis au point de leur origine, c’est que je suis déjà passé au-delà d’elles ; car je suis désormais l’universel, tandis qu’elles sont le conditionné et le limité. Si elles sont censées se légitimer aux yeux de mon intelligence, c’est que j’ai déjà, pour ma part, fait bouger leur imperturbable être en soi, et les considère comme quelque chose qui pourrait bien, peut-être, être vrai pour moi, mais aussi, peut-être, ne pas | 374 | l’être. La mentalité éthique, son souci des bonnes mœurs et de la coutume, consiste précisément à persister fermement, sans se laisser déloger, dans ce qui est le juste, et à s’abstenir de tout ce qui peut le faire bouger, le secouer, le ramener en arrière. — On fait un dépôt chez moi ; ce dépôt est la propriété d’un autre, et cela je le reconnais, parce que c’est ainsi, et je me maintiens inébranlablement dans ce rapport. Si je garde ce dépôt pour moi, je ne commets, selon le principe de tautologie qui est celui de mon examen vérificateur, absolument aucune contradiction ; car, dès lors, je ne le considère plus comme la propriété d’un autre ; garder pour soi quelque chose que je ne considère pas comme la propriété d’autrui est une attitude parfaitement conséquente. Le changement de point de vue n’est pas une contradiction, car il n’est pas question de ce point de vue en tant que tel, mais de l’objet et contenu, qui ne doit pas se contredire. Tout de même que je peux — comme je fais quand je me débarrasse de quelque chose en en faisant cadeau à quelqu’un — changer le point de vue selon lequel quelque chose est ma propriété en celui que c’est la propriété d’un autre, sans être coupable ce faisant d’une contradiction, je peux aussi et tout autant parcourir le chemin inverse. — Ce n’est donc pas parce que je trouve que quelque chose ne se contredit pas que ce quelque chose est un droit ; mais c’est parce que cette chose est ce qui est juste et droit, qu’elle est un droit. Que quelque chose soit la propriété de l’autre, c’est le fondement même de tout ; je n’ai pas à raisonner sur cela, ni à rechercher ou attendre que me viennent toutes sortes de pensées, associations et autres considérants ; je n’ai | 375 | à penser ni à l’édiction de lois, ni à la vérification ; avec ce genre de mouvement de ma pensée je bousculerais ce rapport, dès lors qu’en fait je pourrais tout aussi bien faire du contraire, à ma convenance, une chose adéquate à mon savoir tautologique indéterminé, et donc en faire la loi. Mais au contraire, savoir si telle détermination ou telle autre détermination opposée est le juste et droit, est une chose déterminée en soi et pour soi ; moi, pour moi-même, je pourrais faire loi celle que je voudrais, voire tout aussi bien ne faire d’aucune détermination une loi, et dès lors que je commence à vérifier, je suis déjà sur la voie non éthique de l’insouci des bonnes mœurs et de la coutume. Que le juste soit pour moi en soi et pour soi, c’est cela qui fait que je suis dans la substance éthique ; en sorte qu’elle est l’essence de la conscience de soi ; tandis que cette dernière est l’effectivité et l’existence de cette substance, son Soi-même et sa volonté. | 376 |

45 Sache.

46 Unangemessenheit.

47 Übel : le « mal » au sens général, y compris médical — comme dans la maladie — par opposition à das Böse, qui est un mal plus moral (le Mal du Malin, du Méchant, du Mauvais, etc.).

48 Das Gute.

49 Das Wohl.

50 Gleichheit. Dans tout ce contexte, la notion d’égalité prend le dessus, sans se défaire toutefois du sens majeur de gleich.

51 Einmütigkeit.

52 Untrüglich. C’est-à-dire aussi « absolument sûr et certain ».

53 Sophocle, Antigone, vers 456-457. La traduction est sans doute, d’après Karl Rosenkranz, celle que Hegel s’était faite lui-même.