A.
l’esprit vrai, le souci des bonnes mœurs et de la coutume
L’esprit, dans sa vérité simple, est conscience, et ouvre ses moments dans tout leur déploiement. L’action le sépare en substance et en conscience de celle-ci ; et divise tout aussi bien la substance que la conscience. La substance, comme essence universelle et fin visée, vient se faire face à soi-même comme effectivité singularisée ; le médian infini entre ces termes est la conscience de soi qui est en soi unité de soi et de la substance, et le devient désormais pour soi, réunit l’essence universelle et son effectivité singularisée, élève la seconde au niveau de la première, et agit de manière éthique, soucieuse des bonnes mœurs et de la coutume — et rabaisse la première au niveau de la seconde, et réalise la fin visée, la substance seulement pensée ; elle produit l’unité de son Soi-même et de la substance comme son œuvre, et, ce faisant, comme effectivité.
Dans le désagrégement de la conscience, la substance simple a, pour une part, conservé l’opposition à la conscience de soi, et pour une autre part, tout aussi bien, elle expose chez elle-même la nature de la conscience, | 383 | qui est de se différencier en soi-même, comme un monde articulé en ses masses. Elle se disjoint donc en une essence éthique différenciée, en une loi humaine et une loi divine. De la même façon, la conscience de soi qui vient lui faire face s’impartit, selon son essence, à l’une de ces puissances, et se scinde, comme savoir, à la fois en non-savoir de ce qu’elle fait, et en savoir de ce qu’elle fait, savoir qui, du coup, est un savoir trompé. Elle découvre donc dans son acte tout aussi bien la contradiction des puissances en lesquelles la substance se divisait, et leur destruction réciproque, que la contradiction de son savoir du caractère éthique de son action avec ce qui est éthique en soi et pour soi, et rencontre son propre déclin. Mais en fait, la substance éthique est devenue par ce mouvement conscience de soi effective, ou encore, ce Soi-même-ci est devenu un Soi-même en soi et pour soi, mais en cela précisément, l’attitude éthique, le souci des bonnes mœurs et de la coutume a sombré corps et biens.
a. Le monde éthique, la loi humaine et la loi divine, l’homme et la femme
La substance simple de l’esprit se partage en tant que conscience. Ou encore : de même que la conscience de l’être abstrait, de l’être sensible passe dans la perception, | 384 | il en va ainsi de la certitude immédiate de l’être réel, éthique ; et de même que pour la perception sensible l’être simple devient une chose aux propriétés multiples, de même pour la perception éthique3, l’occasion de l’action est une effectivité faite d’une pluralité de relations éthiques. Mais si pour la première, l’inutile pluralité des propriétés s’étrécit en l’opposition essentielle de la singularité et de l’universalité, plus encore, pour la seconde, qui est la conscience substantielle purifiée, la pluralité des moments éthiques devient la dualité d’une loi de la singularité et d’une loi de l’universalité. Toutefois, chacune de ces masses de la substance demeure l’esprit tout entier ; si, dans la perception sensible, les choses n’ont pas d’autre substance que les deux déterminations de la singularité et de l’universalité, elles n’expriment ici que l’opposition superficielle des deux côtés l’un face à l’autre.
La singularité a en l’essence que nous examinons ici la signification de la conscience de soi en général, et non pas celle d’une conscience contingente singulière. La substance éthique est donc dans cette détermination la substance effective, l’esprit absolu réalisé dans la pluralité de la conscience existante ; il est la communauté, l’essence commune qui était pour nous l’essence absolue au moment de l’entrée dans la configuration pratique de la raison, et qui a surgi ici pour soi-même dans sa vérité d’essence éthique consciente4, et comme l’essence pour la conscience, | 385 | qui est notre objet. Cette communauté est l’esprit qui est pour soi, en ce qu’il se conserve lui-même dans la contre-apparence des individus, et qui est en soi, ou encore, substance, en conservant ceux-ci en lui-même. En tant qu’il est la substance effective, l’esprit est un peuple, en tant que conscience effective, il est citoyen de ce peuple. Cette conscience a son essence à même l’esprit simple et la certitude de soi-même dans l’effectivité de cet esprit, dans le peuple tout entier, et a immédiatement en cela sa vérité ; elle ne l’a donc pas dans quelque chose qui n’est pas effectif, mais dans un esprit qui a une existence et une validité reconnue.
On peut donner à cet esprit le nom de loi humaine, puisqu’il est essentiellement dans la forme de l’effectivité consciente d’elle-même. Il est dans la forme de l’universalité la loi connue et la coutume existante ; et, dans la forme de la singularité, il est la certitude effective de soi-même dans l’individu en général, tandis que la certitude de soi en tant qu’individualité simple, il l’est en tant que gouvernement ; sa vérité est le caractère ouvertement valable et de plein jour ; une existence qui pour la certitude immédiate passe dans la forme de l’existence affranchie et libre.
Mais une autre puissance fait face à cette puissance éthique et à son caractère manifeste : la loi divine. Le pouvoir d’État soucieux des bonnes mœurs et de la coutume, en tant qu’il est le mouvement de l’activité consciente de soi, trouve en l’essence simple et immédiate du souci éthique son opposé ; en tant qu’universalité | 386 | effective, il est une violence exercée contre l’être pour soi individuel ; et en tant qu’effectivité tout court, il a encore en l’essence intérieure un autre que ce qu’il est.
Il a déjà été rappelé que chacune des façons d’exister opposées de la substance éthique contient celle-ci tout entière et tous les moments de son contenu. Si donc la communauté est cette substance, en ce qu’elle est l’activité effective consciente de soi, l’autre côté a la forme de la substance immédiate, ou qui est. Celle-ci est ainsi d’un côté le concept intérieur ou la possibilité universelle du souci éthique, en général, mais elle a d’autre part tout aussi bien chez elle-même le moment de la conscience de soi. Ce moment, qui exprime le souci éthique dans cet élément de l’immédiateté ou de l’être, ou encore une conscience immédiate de soi-même comme essence, tout autant que comme ce Soi-même dans un autre, c’est-à-dire une communauté éthique naturelle, c’est la famille. La famille fait face comme concept sans conscience et encore intérieur à son effectivité consciente pour soi de soi, fait face, comme l’élément de l’effectivité du peuple, au peuple lui-même, et comme être éthique immédiat au souci éthique qui se développe et se conserve par le travail pour l’universel : face-à-face des pénates et de l’esprit universel.
Cependant, bien que l’être éthique de la famille se détermine comme l’immédiat, si celle-ci à l’intérieur d’elle-même est essence éthique, ce n’est pas dans la mesure où elle est le rapport de nature entre ses membres, ni dans la mesure où leur relation est la relation immédiate de membres singuliers effectifs ; car | 387 | ce qui est éthique est en soi universel, et ce rapport de nature est essentiellement et tout aussi bien un esprit, et n’est éthique qu’en tant qu’essence spirituelle. Il faut voir en quoi consiste son caractère éthique propre. — En premier lieu, étant donné que la dimension éthique est l’universel en soi, la relation éthique des membres de la famille n’est pas la relation du sentiment ou le rapport de l’amour. La dimension éthique semble alors devoir être posée dans le rapport du membre singulier de la famille à la famille tout entière en ce qu’elle est la substance ; rapport tel que l’activité et l’effectivité du membre singulier n’ont qu’elle comme finalité et comme contenu. Mais la fin consciente visée par l’activité de ce tout, dans la mesure où elle se rapporte à ce tout, est elle-même le singulier. L’acquisition et la conservation du pouvoir et de la richesse, d’une part, ne touchent que le besoin et ressortissent au désir ; et, d’autre part, dans leur détermination supérieure, deviennent quelque chose qui n’est que médiat. Cette détermination n’échoit pas à la famille elle-même, mais se porte sur ce qui est véritablement universel, la communauté ; elle est même au contraire négative à l’égard de la famille, et consiste en ceci qu’elle lui retire l’individu singulier, assujettit sa dimension naturelle et sa singularité, et le tire vers la vertu, vers la vie dans et pour l’universel. La fin positive qui caractérise la famille, c’est l’individu singulier en tant que tel. Et pour que cette relation, maintenant, soit éthique, cet individu, qu’il soit celui qui agit, ou celui à qui cette action s’adresse, ne peut entrer en scène | 388 | par l’effet d’une contingence, comme cela se produit, par exemple, dans le cas d’une assistance ou de quelque service rendu. Le contenu de l’action mue par le souci des bonnes mœurs et de la coutume5 doit être substantiel, ou encore, être entier et universel ; c’est pourquoi elle ne peut se référer qu’à l’individu singulier tout entier, ou à celui-ci en tant qu’il est universel. Et cela, encore, non pas au sens où l’on se représenterait seulement qu’un service rendu favoriserait tout son bonheur, alors qu’ainsi, tout comme l’action immédiate et effective qu’il est, ce service n’effectuerait chez lui que quelque chose de singulier ; ni non plus au sens où, effective aussi en tant qu’éducation, dans toute une série d’efforts, l’action mue par le souci des bonnes mœurs et de la coutume aurait aussi cet individu en tant que tout comme objet et le produirait comme une œuvre — situation où l’action effective, outre la fin négative qu’elle vise à l’encontre de la famille, n’a par ailleurs qu’un contenu limité ; ni non plus enfin au sens où elle serait un expédient par lequel en vérité l’individu singulier tout entier serait sauvé ; car elle est elle-même un acte complètement contingent, dont l’occasion est une effectivité commune, qui peut aussi bien être, que ne pas être. L’action, donc, qui embrasse l’existence tout entière du parent consanguin, et qui a celui-ci pour objet et contenu — c’est-à-dire, non pas le citoyen, car celui-ci n’appartient pas à la famille, ni celui qui est censé devenir citoyen et cesser de valoir comme tel individu singulier, mais tel individu singulier appartenant à la famille, en tant qu’essence universelle dégagée de l’effectivité sensible, c’est-à-dire singulière — cette action donc, ne concerne plus l’être vivant, mais le mort qui, sortant de la longue série de son existence dispersée, | 389 | se ressaisit dans la configuration une et achevée et s’est élevé de l’inquiétude de la vie contingente au repos de l’universalité simple. — Parce qu’il n’est effectif et substantiel que comme citoyen, l’individu singulier, tel qu’il n’est pas citoyen, et appartient à la famille, n’est que l’ombre ineffective et dépulpée.
Cette universalité à laquelle parvient l’individu singulier en tant que tel est l’être pur, la mort ; c’est l’état passif naturel immédiat de ce qui est devenu, et non l’activité d’une conscience. C’est pourquoi le devoir du membre de la famille est d’ajouter ce dernier aspect, afin que son dernier être aussi, cet être universel, n’appartienne pas uniquement à la nature et ne demeure pas quelque chose de non doué de raison, mais soit le produit d’une activité et qu’en lui soit affirmé le droit de la conscience. Ou encore, étant donné qu’en vérité le repos et l’universalité de l’essence consciente de soi n’appartiennent pas à la nature, le sens de l’action est au contraire que tombe l’apparence de pareille activité dont la nature a eu la prétention, et que la vérité soit instaurée. — Ce que la nature faisait chez lui, c’est le côté à partir duquel son devenir universel se présente comme le mouvement de quelque chose qui est. Certes, ce côté tombe lui-même à l’intérieur de la communauté éthique et a celle-ci pour fin ; la mort est l’achèvement et le travail suprême que l’individu en tant que tel prend en charge pour elle. Mais dès lors que l’individu est essentiellement quelque chose de singulier, il est contingent | 390 | que sa mort ait été immédiatement en connexion avec son travail pour l’universel et qu’elle ait été le résultat de ce travail. D’une part, si elle l’a été, elle est la négativité naturelle et le mouvement du singulier en tant qu’être qui est, dans lequel la conscience ne rentre pas en soi, ni ne devient conscience de soi ; ou encore, dès lors que le mouvement de ce qui est, est d’être aboli et de parvenir à l’être pour soi, la mort est le côté de la scission dans lequel l’être pour soi qui est obtenu est autre chose que l’être étant qui entrait dans le mouvement. — Comme le souci éthique est l’esprit dans sa vérité immédiate, les côtés en lesquels sa conscience se disjoint, tombent aussi dans cette forme de l’immédiateté, et la singularité passe dans cette négativité abstraite qu’elle doit, essentiellement, sans consolation ni réconciliation chez elle-même, recevoir par une action effective et extérieure. — La consanguinité complète donc le mouvement naturel abstrait, par le fait qu’elle ajoute le mouvement de la conscience, interrompt l’œuvre de la nature, et arrache à la destruction la personne parente par le sang, ou, mieux, parce que la destruction, son devenir-être pur, est nécessaire, qu’elle prend même sur soi l’acte de destruction. — Ce qui se produit par là, c’est que l’être mort, l’être universel devient aussi quelque chose qui est rentré en soi, un être pour soi, ou que la singularité singulière pure et sans force est élevée à l’individualité universelle. Le mort, puisqu’il a libéré son être de son activité | 391 | ou de son Unicité négative, est la singularité vide, un simple être pour autre chose passif, livré à toutes espèces d’individualité basses et déraisonnables, et aux forces de matières abstraites, qui sont maintenant plus puissantes que lui, la première, en raison de la vie qu’elle a, les secondes en raison de leur nature négative. Cette activité du désir sans conscience et d’essences abstraites, qui déshonore le mort, la famille l’en préserve, elle y substitue la sienne, et marie le parent aux entrailles de la terre, à l’impérissable individualité élémentaire ; et elle en fait ainsi le compagnon d’une communauté qui au contraire surmonte et maintient liées les forces des matières singulières et les puissances vitales viles, qui voulaient se libérer face à lui et le détruire.
C’est donc cet ultime devoir qui constitue la parfaite loi divine, ou encore, l’action éthique positive à l’égard de l’individu singulier. Tout autre rapport envers lui, qui n’en reste pas à l’amour, mais est de l’ordre du souci éthique, ressortit à la loi humaine, et a cette signification négative qu’il élève l’individu singulier au-dessus de l’inclusion dans la communauté naturelle à laquelle il appartient en tant qu’individu singulier effectif. Mais quand bien même le droit humain a pour contenu et puissance la substance éthique effective consciente d’elle-même, le peuple tout entier, tandis que, de leur côté, la loi et le droit divins ont pour contenu et puissance l’individu singulier qui est au-delà de l’effectivité, celui-ci n’est pas dépourvu de puissance ; | 392 | sa puissance est le pur universel abstrait ; l’individu élémentaire qui, en ce qu’il est son fondement, arrache à son tour et réinsère dans l’abstraction pure comme en son essence l’individualité, qui elle-même s’arrache à l’élément et constitue l’effectivité consciente d’elle-même du peuple. — Nous développerons plus loin la façon dont cette puissance se présente chez le peuple lui-même.
Or il y a aussi, dans l’une comme dans l’autre loi, des différences et des degrés. Dès lors, en effet, que les deux essences ont chez elles le moment de la conscience, la différence se déploie au sein d’elles-mêmes, et cela constitue leur mouvement et leur vie propre et caractéristique. L’examen de ces différences montre le mode d’activation et de conscience de soi des deux essences universelles du monde éthique, ainsi que leur corrélation et le passage de l’une dans l’autre.
La communauté, la loi supérieure publiquement en vigueur sous le soleil, a sa dimension vivante effective dans le gouvernement, comme ce en quoi elle est individu. Ce gouvernement est l’esprit effectif réfléchi en soi, le Soi-même simple de la substance éthique tout entière. Cette force simple permet certes à l’essence de s’étendre dans toute son articulation et de donner à chaque partie pérexistence et être pour soi propre. L’esprit y a sa réalité ou son existence, et la famille est l’élément de cette réalité. Mais il est en même temps la force du tout qui rassemble de nouveau | 393 | ces parties en l’Un négatif, leur donne le sentiment de leur non-autonomie et les maintient dans la conscience de n’avoir leur vie que dans le tout. La communauté peut donc bien, d’un côté, s’organiser dans les systèmes de l’autonomie personnelle et de la propriété, du droit des personnes et du droit concernant les choses ; et, pareillement, les modes de travail en vue des fins d’abord singulières — du rapport et de la jouissance — peuvent bien s’articuler et s’autonomiser en rassemblements propres. L’esprit du rassemblement universel est la simplicité et l’essence négative de ces systèmes qui s’isolent. Pour ne pas les laisser s’enraciner et se figer dans cet isolement, pour ne pas laisser par là même le tout se disloquer et l’esprit se dissiper dans les airs, le gouvernement doit de temps en temps les secouer dans leur intérieur par des guerres, et donc perturber et léser l’ordre qu’ils se sont ménagé et le droit d’autonomie, mais donner à sentir aux individus, qui en s’y enfonçant s’arrachent au tout et tendent de toutes leurs forces vers l’inviolable être pour soi et la sécurité de la personne, au sein même de ce travail qui leur est imposé, leur maître : la mort. Par cette dissolution de la forme de la pérexistence, l’esprit contrecarre le glissement hors de l’existence éthique et l’engloutissement dans l’existence naturelle, préserve et élève le Soi-même de sa conscience dans la liberté et dans sa force. — L’essence négative se montre comme la puissance proprement dite de la communauté et comme la force | 394 | de son autoconservation ; la communauté a donc la vérité et le confortement de sa puissance à même l’essence de la loi divine et du royaume souterrain.
La loi divine qui règne dans la famille a pareillement de son côté des différences en soi, dont la relation constitue le mouvement vivant de son effectivité. Mais parmi les trois rapports, celui de l’homme et de la femme, celui des parents et des enfants, et celui des enfants entre eux, en qualité de frères et sœurs, c’est d’abord le rapport de l’homme et de la femme qui est la connaissance immédiate qu’une conscience a de soi dans l’autre, et la connaissance de la reconnaissance mutuelle. Mais comme il s’agit de la connaissance naturelle, et non de la connaissance éthique de soi, elle n’est que la représentation et l’image de l’esprit, et non l’esprit effectif lui-même. — Or la représentation ou l’image a son effectivité chez un autre que ce qu’elle est ; c’est pourquoi ce rapport n’a pas son effectivité chez lui-même, mais chez l’enfant, c’est-à-dire chez un autre dont il est le devenir et où lui-même disparaît ; et cette alternance des générations qui progressent continûment a sa consistance durable6 dans le peuple. — La piété réciproque de l’homme et de la femme est donc mêlée de relation naturelle et de sentiment, et leur rapport n’a pas chez lui-même son retour en soi ; il en va de même s’agissant du second rapport, celui de la piété réciproque des parents et des enfants. La piété des parents à | 395 | l’égard de leurs enfants est précisément affectée par cet attendrissement que procure le fait d’avoir la conscience de son effectivité dans l’autre et de voir devenir en lui l’être pour soi, sans le récupérer : celui-ci demeure au contraire une effectivité propre, étrangère — tandis qu’à l’inverse la piété filiale des enfants à l’égard des parents est affectée de l’émotion d’avoir le devenir de soi-même ou l’en soi chez un autre en voie de disparition, et de n’obtenir l’être pour soi et la conscience de soi propre que par la séparation d’avec l’origine ; séparation en laquelle cette origine s’éteint.
Ces deux rapports demeurent à l’intérieur du passage d’une partie à l’autre et de la non-identité des côtés qui leur sont impartis. — Mais c’est entre le frère et la sœur que se produit le rapport non mêlé. Ils sont l’un et l’autre le même sang, mais ce sang est parvenu chez eux à son repos et à son équilibre. C’est pourquoi ils ne se désirent pas l’un l’autre, pas plus qu’ils ne se sont donné l’un à l’autre, ni n’ont reçu l’un de l’autre cet être pour soi, mais ils sont l’un face à l’autre des individualités libres. C’est pourquoi le féminin a en tant que sœur le sentiment intime suprême de l’essence éthique ; il ne parvient pas à la conscience et à l’effectivité de celle-ci, parce que la loi de la famille est l’essence qui est en soi, l’essence intérieure qui ne se trouve pas au jour de la conscience, mais demeure sentiment intérieur, le divin dégagé de l’effectivité. Le féminin est attaché à | 396 | ces pénates, il contemple en eux d’une part sa substance universelle, mais d’autre part aussi sa singularité, de telle manière cependant que cette relation de singularité n’est pas en même temps la relation naturelle du plaisir. — Or, en tant que fille, la femme doit voir disparaître les parents avec un émoi naturel et une tranquillité éthique, car c’est seulement aux dépens de ce rapport qu’elle parvient à l’être pour soi dont elle est capable ; dans les parents, elle ne contemple donc pas son être pour soi de manière positive. — Mais les rapports de la mère et de la femme ont la singularité, d’une part, comme quelque chose de naturel qui appartient au plaisir, d’autre part, comme quelque chose de négatif qui n’y aperçoit que son disparaître, et c’est pourquoi précisément cette singularité est pour une part quelque chose de contingent, qui peut être remplacé par une autre. Dans la maison du souci éthique, du souci des bonnes mœurs et de la coutume, ce n’est pas sur tel homme, ce n’est pas sur tel enfant, mais sur un homme, des enfants, en général — ce n’est pas sur la sensibilité, mais sur l’universel que ces rapports et que la condition de la femme7 se fondent. La différence de son souci éthique par rapport à celui de l’homme consiste précisément en ceci que dans sa détermination et destination à la singularité, et dans son plaisir, elle demeure immédiatement universelle et étrangère à la singularité du désir8 ; cependant que chez l’homme ces deux côtés se disjoignent, et dès lors qu’il possède, en tant que citoyen, la force consciente de soi de l’universalité, il s’achète par là même le droit du désir, tout en se conservant en même temps la liberté de s’en affranchir. Dès lors donc que dans ce rapport de la femme la singularité est immiscée, le caractère éthique de ce rapport n’est pas pur ; mais dès lors que ce caractère éthique l’est, | 397 | la singularité est indifférente, et la femme se passe du moment de la connaissance de soi comme étant tel Soi-même dans l’autre. — Le frère, au contraire, par rapport à la sœur, est la tranquille essence identique en général, et la reconnaissance de la sœur en lui est pure et non mêlée de relation naturelle ; c’est pourquoi l’indifférence de la singularité et la contingence éthique de celle-ci ne sont pas présentes dans ce rapport ; mais le moment du Soi-même singulier reconnu et reconnaissant est autorisé ici à proclamer son droit, parce qu’il est attaché à l’équilibre du sang et à la relation sans désir. C’est pourquoi, pour la sœur, la perte du frère est irremplaçable, et le devoir qu’elle a envers lui est le devoir suprême.
Ce rapport est en même temps la frontière où la famille fermée sur elle-même se dissout et sort d’elle-même. Le frère est le côté par lequel l’esprit de la famille devient une individualité qui se tourne vers autre chose et passe dans la conscience de l’universalité. Le frère quitte ce souci éthique immédiat, élémentaire, et donc, à proprement parler, négatif de la famille, pour aller conquérir et produire le souci éthique effectif, conscient de lui-même.
Il passe de la loi divine, dans la sphère de laquelle il vivait, à la loi humaine. Tandis que la sœur devient, ou que la femme demeure celle qui préside la maison et la conservatrice de la loi | 398 | divine. L’un et l’autre sexe dépassent de la sorte leur essence naturelle et entrent en scène dans leur signification éthique, comme des diversités que se répartissent entre elles les deux différences que la substance éthique se donne. Ces deux essences universelles du monde éthique ont leur individualité déterminée en des consciences de soi naturellement distinctes, parce que l’esprit éthique est l’unité immédiate de la substance avec la conscience de soi — immédiateté qui apparaît donc, en même temps, du côté de la réalité et de la différence, comme l’existence d’une différence naturelle. — Il s’agit du côté qui, chez la figure de l’individualité à soi-même réelle, se montrait, dans le concept de l’essence spirituelle, comme nature originellement déterminée. Ce moment perd l’indéterminité qu’il a encore là, ainsi que la diversité contingente des dispositions et aptitudes. Il est maintenant l’opposition déterminée des deux sexes, dont la naturalité reçoit en même temps la signification de leur détermination éthique.
La différence des sexes et de leur contenu éthique demeure cependant dans l’unité de la substance, et le mouvement de cette différence est précisément le devenir durable de celle-ci. L’homme est expédié par l’esprit familial dans la communauté et trouve en celle-ci son essence consciente de soi ; de même que la famille a par là même en lui sa substance et pérexistence universelle, de même à l’inverse la communauté | 399 | a en la famille l’élément formel de son effectivité et en la loi divine sa force et ce qui fait sa preuve. Ni l’une ni l’autre n’est, seule, en soi et pour soi ; la loi humaine, dans son mouvement vivant, sort de la loi divine, la loi en vigueur sur terre sort de la loi souterraine, la loi consciente de la loi inconsciente, la médiation sort de l’immédiateté et retourne précisément ainsi au lieu d’où elle était partie. Tandis que la puissance souterraine a son effectivité sur la terre ; elle devient par la conscience existence et activité.
Les essences éthiques universelles sont donc la substance en tant que conscience universelle, et la sont en tant que conscience singulière. Elles ont pour effectivité universelle le peuple et la famille, mais elles ont l’homme et la femme pour Soi-même naturel et comme individualité activante. C’est dans ce contenu du monde éthique que nous voyons atteintes les fins que s’assignaient les précédentes figures sans substance de la conscience ; ce que la raison n’appréhendait que comme objet est devenu conscience de soi, et ce que cette dernière n’avait qu’en elle-même est présent comme effectivité vraie. — Ce que l’observation savait comme quelque chose de trouvé en l’état, à quoi le Soi-même n’avait aucune part, est certes ici un ethos, une coutume éthique trouvée telle quelle, mais est une effectivité qui en même temps est acte et œuvre de celui qui trouve. — L’individu singulier, tout en cherchant le plaisir de la jouissance de sa singularité, le trouve dans la famille, et la nécessité en laquelle ce plaisir périt est sa propre | 400 | conscience de soi en tant que citoyen de son peuple — ou encore, c’est de savoir la loi du cœur comme loi de tous les cœurs, la conscience du Soi-même comme l’ordre universel reconnu — c’est la vertu qui jouit des fruits de son sacrifice ; elle produit ce à quoi elle tend, savoir, faire sortir et élever l’essence à la présence effective, et la jouissance est cette vie universelle. — Enfin, c’est la conscience de la Chose elle-même qui est satisfaite dans la substance réelle qui contient et conserve de manière positive les moments abstraits de cette catégorie vide. Celle-ci9 dispose chez les puissances éthiques d’un contenu authentique qui est venu se mettre à la place des commandements sans substance que la saine raison voulait donner et savoir — de même qu’elle détient par là un critère, à la fois riche d’un contenu et déterminé à même soi, permettant de soumettre à examen et vérification non pas les lois, mais ce qui est fait.
Le Tout est un tranquille équilibre de toutes les parties, et chaque partie est un esprit indigène qui ne cherche pas sa satisfaction au-delà de lui-même, mais l’a en lui par cela même qu’il est lui-même dans cet équilibre avec le tout. — Certes, cet équilibre ne peut être vivant que par le surgissement en lui de l’inégalité10 et l’intervention de la Justice qui ramène celle-ci à l’égalité. Mais la justice n’est ni une entité étrangère, une essence11 qui se trouverait dans un au-delà, ni l’effectivité, indigne de cette essence, de méchancetés, de trahisons, d’ingratitudes | 401 | mutuelles, etc., que le tribunal mettrait en œuvre sur le mode de la contingence sans pensée, en agissant comme une corrélation non comprise et par action et omission inconscientes ; au contraire, en tant que Justice du droit humain, qui ramène dans l’universel l’être pour soi sorti de l’équilibre, l’autonomie des différents ordres sociaux et des individus, elle est bien plutôt le gouvernement du peuple, qui est l’individualité présente à soi de l’essence universelle et la volonté propre et consciente de soi de tous. — Mais la Justice qui ramène à l’équilibre l’universel, dont le pouvoir sur l’individu singulier devient plus fort que tout, est tout aussi bien l’esprit simple de celui qui a subi une injustice ; lequel ne se décompose pas en celui qui a subi ce tort, d’une part, c’est-à-dire lui-même, et d’autre part une essence dans quelque au-delà. C’est cet esprit lui-même qui est la puissance souterraine, et c’est son Érinye12 qui exerce la vengeance ; car son individualité, son sang, continue de vivre dans sa maison ; sa substance a une effectivité qui perdure. L’injustice qui peut être commise à l’endroit de l’individu singulier dans le royaume du souci éthique consiste uniquement en ceci qu’il lui arrive, tout simplement, quelque chose. La puissance qui inflige à la conscience l’injustice d’en faire une pure chose, c’est la nature, c’est l’universalité, non pas celle de la communauté, mais l’abstraite universalité de l’être ; et dans la résorption13 de l’injustice14 subie, la singularité ne se tourne pas contre la première, car ce n’est pas d’elle qu’elle a souffert, mais contre la seconde. La conscience du sang de l’individu résorbe cette injustice, | 402 | comme nous l’avons vu, de telle manière que ce qui est arrivé devienne bien plutôt une œuvre, afin que l’être, l’Ultime, soit aussi quelque chose de voulu et donc de réjouissant.
Le royaume éthique est, de la sorte, dans sa pérexistence, un monde immaculé que ne souille aucune scission. De même, son mouvement est un devenir tranquille de l’une à l’autre de ses puissances, où chacune d’elles conserve et produit l’autre. Certes, nous voyons bien ce monde se partager en deux essences et en leurs effectivités ; mais leur opposition est au contraire l’avération de l’une par l’autre, et ce en quoi elles se touchent immédiatement en ce qu’elles sont effectives, leur mitan et élément, est leur interpénétration immédiate. L’un des extrêmes, l’esprit universel à soi-même conscient, est concaténé avec son autre extrême, sa force et son élément, avec l’esprit sans conscience, par l’individualité de l’homme. En revanche, la loi divine a son individualisation, ou encore, l’esprit sans conscience de l’individu singulier a son existence chez la femme, par l’intermédiaire de laquelle, en tant qu’elle est le terme médian, il monte de son ineffectivité à l’effectivité, passe de l’ignorant et du non-su au royaume conscient. C’est la réunion de l’homme et de la femme qui constitue le milieu actif du tout et l’élément qui, scindé en ces extrêmes de la loi divine et de la loi humaine, est tout aussi bien leur réunion immédiate, qui fait de ces deux premiers syllogismes un seul et même syllogisme, | 403 | et qui réunit le mouvement antagonique de l’effectivité descendant vers l’ineffectivité — de la loi humaine qui s’organise en membres autonomes, et descend vers le danger et l’épreuve de la mort — et, d’autre part, celui de la loi souterraine montant à l’effectivité du jour et à l’existence consciente — qui ressortissent pour le premier à l’homme, et pour le second à la femme — en un seul et unique mouvement.
b. L’action mue par le souci éthique, le savoir humain et le savoir divin, la faute et le destin
Compte tenu, cependant, de la façon dont est constituée l’opposition dans ce royaume éthique, la conscience de soi n’est pas encore entrée en scène dans son droit comme individualité singulière ; celle-ci ne vaut ici en lui, d’un côté, que comme volonté générale, et de l’autre que comme sang de la famille ; tel individu singulier ne vaut guère que comme l’ombre ineffective. — Aucun acte n’a encore été commis ; or c’est l’acte qui est le Soi-même effectif. — C’est lui qui trouble la tranquillité de l’organisation et du mouvement du monde éthique. Ce qui apparaît dans celui-ci comme ordre et accord de ses deux essences, dont l’une avère et complète l’autre, devient par l’acte un passage d’opposés, où chacun se démontre, au contraire, | 404 | davantage comme la nullité de soi-même et de l’autre que comme leur avération — devient le mouvement négatif ou l’éternelle nécessité du terrible destin, qui engloutissent et emportent dans l’abîme de la simplicité de celui-ci la loi divine aussi bien que la loi humaine, ainsi que les deux consciences de soi dans lesquelles ces puissances ont leur existence — et passe pour nous dans l’être pour soi absolu de la conscience de soi purement individuelle.
Le fond d’où procède et sur lequel se déploie ce mouvement est le royaume du souci éthique ; mais l’activité de ce mouvement est la conscience de soi. En tant que conscience éthique, elle est la simple et pure orientation dans la direction de l’essentialité éthique, ou encore, elle est le devoir. Il n’y a pas en elle d’arbitraire, et pareillement, pas de lutte, pas d’indécision, dès lors que sont abandonnées la pratique légiférante et celle de l’examen vérificateur des lois : l’essentialité éthique est au contraire pour la conscience l’immédiat, l’inflexible, le non-contradictoire. C’est pourquoi on n’a pas ici ce mauvais spectacle de celui qui se trouve pris dans la collision du devoir et de la passion, ni le spectacle comique de celui qui se trouve dans la collision du devoir et du devoir, laquelle, quant au contenu, est la même chose que celle qui oppose le devoir et la passion ; car la passion est tout aussi susceptible d’être représentée comme devoir, étant donné que, dès que la conscience se retire de l’essentialité substantielle immédiate du devoir et rentre en soi-même, celui-ci devient le formel-universel dans lequel tous les contenus rentrent et s’adaptent aussi bien, ainsi qu’il est apparu ci-dessus. Mais la collision | 405 | des devoirs est comique parce qu’elle exprime la contradiction, savoir, celle d’un absolu habité d’une opposition, qui donc est l’absolu et, immédiatement, la nullité de ce prétendu absolu, ou du devoir. — Mais la conscience éthique sait ce qu’elle a à faire, et elle est bien décidée à appartenir à une loi, que ce soit la loi divine ou la loi humaine. Cette immédiateté de sa résolution est un être en soi et a donc en même temps la signification d’un être naturel, ainsi que nous l’avons vu. C’est la nature, et non la contingence des circonstances ou du choix, qui impartit l’un des sexes à l’une, et l’autre à l’autre loi — ou inversement, ce sont les deux puissances éthiques elles-mêmes qui se donnent chez les deux sexes leur existence et réalisation effective individuelle.
Or, par le fait que d’une part l’attitude éthique consiste essentiellement en ce caractère immédiatement décidé, et donc que, pour la conscience, seule l’une des lois est l’essence, et que d’autre part les puissances éthiques sont effectives dans le Soi-même de la conscience, il leur revient cette signification de s’exclure et d’être opposées les unes aux autres ; elles sont pour soi dans la conscience de soi, de la même manière que, dans le royaume du souci éthique, elles ne sont qu’en soi. La conscience éthique, parce qu’elle est décidée pour l’une d’entre elles, est essentiellement un caractère ; pour elle, l’essentialité de l’une et de l’autre n’est pas la même ; si bien que l’opposition apparaît comme une malheureuse collision du seul devoir et de l’effectivité dépourvue de droit. La conscience éthique, | 406 | en tant que conscience de soi, est dans cette opposition, et, en tant que telle, elle tend dans le même temps à soumettre par la violence cette effectivité, contraire à la loi à laquelle elle appartient, ou à la circonvenir. Dès lors qu’elle ne voit le droit que d’un côté, tandis qu’elle voit le non-droit de l’autre, le tort, celle des deux qui appartient à la loi divine aperçoit, de l’autre côté, violence humaine et contingente ; tandis que celle qui est impartie à la loi humaine ne voit de l’autre côté que l’obstination15 et la désobéissance de l’être pour soi intérieur ; car les ordres du gouvernement sont le sens universel, public, exposé au grand jour ; tandis que la volonté de l’autre loi est le sens souterrain, enfermé et verrouillé dans l’intérieur, qui apparaît dans son existence comme volonté de la singularité, et qui, dans sa contradiction avec la première loi, est l’outrage, la forfaiture.
Tout ceci fait naître chez la conscience l’opposition de ce qui est su et de ce qui n’est pas su, de même que cela fait naître, dans la substance, celle du conscient et de l’inconscient ; et le droit absolu de la conscience de soi éthique entre en conflit avec le droit divin de l’essence. Pour la conscience de soi en tant que conscience, l’effectivité objectale a, en tant que telle, une essence ; mais selon sa substance, la conscience de soi est l’unité de soi et de cet opposé ; et la conscience de soi éthique est la conscience de la substance ; c’est pourquoi l’objet en ce qu’il est opposé à la conscience de soi a complètement perdu la signification d’avoir | 407 | pour soi une essence. De même que les sphères où il n’est qu’une simple chose ont disparu depuis longtemps, ont disparu aussi celles où la conscience sort quelque chose de soi, le fige et fait d’un moment singulier une essence. Face à ce genre d’unilatéralité, l’effectivité a une force propre ; elle est liguée à la vérité contre la conscience, et expose seulement alors à celle-ci ce qui est la vérité. Mais la conscience éthique a bu dans la coupe de la substance absolue l’oubli de toute unilatéralité de l’être pour soi, de ses fins et de ses concepts caractéristiques et propres, et du coup, elle a en même temps noyé dans cette eau stygique toute essentialité propre et toute signification autonome de l’effectivité objectale. C’est pourquoi son droit absolu est qu’en agissant selon la loi éthique elle ne trouve dans cette effectivation quoi que ce soit d’autre que le seul accomplissement de cette loi elle-même, et que l’acte ne montre rien d’autre que ce qu’est la pratique éthique. — Le souci éthique, en ce qu’il est l’essence absolue et, en même temps, la puissance absolue, ne peut pas tolérer qu’on invertisse son contenu. S’il n’était que l’essence absolue sans la puissance, il pourrait encore faire l’épreuve d’un invertissement par l’individualité ; mais celle-ci, en tant que conscience éthique a, en abandonnant l’être pour soi unilatéral, renoncé à pratiquer l’invertissement ; de même qu’à l’inverse, la simple puissance serait invertie par l’essence, si elle était encore un être pour soi de ce genre. C’est en vertu de | 408 | cette unité que l’individualité est forme pure de la substance, qui est le contenu, et l’activité n’est le passage de la pensée dans l’effectivité que comme le mouvement d’une opposition inessentielle dont les moments n’ont pas de contenu particulier, distinct l’un de l’autre, ni d’essentialité. C’est pourquoi le droit absolu de la conscience éthique est que l’acte, la figure de son effectivité, ne soit rien d’autre que ce qu’elle sait.
Mais l’essence éthique s’est elle-même dissociée en deux lois, et la conscience, comme conduite non scindée à l’égard de la loi, n’est impartie qu’à l’une des deux lois. De même que cette conscience simple s’en tient sans démordre au droit absolu que l’essence, telle qu’elle est en soi, lui soit apparue, à elle en tant que conscience éthique, de même cette essence s’en tient au droit de sa réalité, ou encore, au fait d’être double. Mais ce droit de l’essence ne fait pas face, en même temps, à la conscience de soi, de telle sorte qu’il serait quelque part ailleurs : il est au contraire l’essence propre de la conscience de soi ; c’est là seul qu’il a son existence et sa puissance, et son opposition est l’acte de cette dernière. Celle-ci, en effet, la conscience de soi, dès lors précisément qu’elle est à ses propres yeux comme Soi-même et passe à l’acte, s’élève de l’immédiateté simple et pose elle-même la scission. L’acte lui fait abandonner la déterminité du souci éthique, qui est d’être la certitude simple de la vérité immédiate, et pose la séparation de soi-même en soi-même comme l’actif et en l’effectivité négative pour lui | 409 | qui lui fait face. L’acte fait donc qu’elle devient faute. Car dans cet acte c’est elle qui agit, et cet agir est son essence la plus propre ; et la faute acquiert aussi la signification de crime : car en tant que conscience éthique simple elle s’est tournée vers l’une des lois, mais elle s’est dédite de l’autre, elle l’offense par son acte. — La faute n’est pas l’indifférente essence ambiguë, selon laquelle l’acte, tel qu’il appert effectivement au grand jour, pourrait être ou ne pas être l’agir de son Soi-même, comme s’il pouvait se rattacher à l’agir quelque chose d’extérieur et de contingent qui ne ressortirait pas à l’agir, en sorte que de ce côté l’agir serait innocent. Mais l’agir est lui-même cette scission qui consiste à se poser, soi, pour soi, et à poser, face à ce soi, une effectivité extérieure étrangère ; qu’il y ait semblable effectivité relève de l’agir lui-même et est son fait. C’est pourquoi il n’est d’innocent que l’inactivité, comme celle de l’être d’une pierre, mais même celle d’un enfant ne l’est pas. — Mais, quant au contenu, l’actionéthique, mue par le souci des mœurs et de la coutume, a chez elle-même le moment du crime, parce qu’elle n’abolit pas la répartition naturelle des deux lois entre les deux sexes, mais demeure au contraire, en tant qu’orientation non scindée dans la direction de la loi, à l’intérieur de l’immédiateté naturelle, et fait, en tant qu’agir, de cette unilatéralité une faute, celle qui consiste à ne saisir que l’un des côtés de l’essence et à se comporter négativement par rapport à l’autre, c’est-à-dire à l’offenser. Quant à savoir où échoient dans la vie éthique universelle | 410 | la faute et le crime, les faits et agissements, nous l’exprimerons plus tard avec davantage de précision ; pour l’instant, il va immédiatement de soi que ce n’est pas tel individu singulier qui agit et qui est coupable ; cet individu, en effet, en ce qu’il est tel Soi-même, n’est que l’ombre ineffective, ou encore, n’est que comme Soi-même universel, et l’individualité est purement et simplement le moment formel de l’agir, tandis que le contenu ce sont les lois et les mœurs, et plus précisément pour l’individu singulier, celles de son état social ; il est la substance, en tant que genre, qui certes devient espèce du fait de sa déterminité, mais dans le même temps que l’espèce demeure l’universel du genre. La conscience de soi ne descend au sein du peuple que de l’universel à la particularité, et non jusqu’à l’individualité singulière qui pose dans son activité un Soi-même exclusif, une effectivité à soi négative ; au fondement de son action, au contraire, il y a la confiance assurée dans le Tout, où rien d’étranger, aucune crainte ni hostilité, ne s’immisce.
La conscience de soi éthique fait donc maintenant à même son acte l’expérience de la nature développée de l’action effective, aussi bien quand elle s’est rendue à la loi divine, que lorsqu’elle s’est rendue à la loi humaine. La loi manifeste pour elle est dans l’essence rattachée à la loi opposée ; l’essence est l’unité des deux lois ; mais l’acte n’a mis en œuvre que l’une d’entre elles contre l’autre. Toutefois, étant rattachée à elle dans l’essence, l’accomplissement de l’une provoque l’autre, et ce, telle que l’acte l’a rendue, c’est-à-dire en tant qu’essence lésée, | 411 | et désormais hostile, criant vengeance. N’est clair pour l’action que l’un des côtés, celui de la décision en général. Mais cette décision est en soi le négatif qui pose en face d’elle quelque chose qui lui est étranger16, alors qu’elle est le savoir. C’est pourquoi l’effectivité garde caché en soi l’autre côté étranger au savoir, et ne se montre pas à la conscience telle qu’elle est en soi et pour soi : elle ne montre pas au fils le père dans celui qui l’a insulté et qu’il tue ; elle ne montre pas la mère en la personne de la reine qu’il prend pour femme. Il y a de la sorte aux trousses de la conscience de soi éthique une puissance occulte qui ne se montre qu’une fois l’acte commis, et qui la saisit dans l’occurrence même de l’acte ; l’acte accompli est en effet l’opposition abolie du Soi-même qui sait et de l’effectivité qui lui fait face. L’instance agissante ne peut nier le crime ni sa faute — commettre l’acte c’est mettre en mouvement l’immobile, faire devenir ce qui était encore seulement enfermé dans sa virtualité, et ainsi rattacher l’inconscient au conscient, ce qui n’est pas à l’être. C’est donc dans cette vérité que l’acte se montre au grand jour — comme quelque chose en quoi un conscient est relié à un inconscient, le propre à une instance étrangère, comme l’essence scindée dont la conscience découvre l’autre côté, comme étant également le sien, mais comme la puissance qu’elle a offensée et dont elle a provoqué l’hostilité. | 412 |
Il se peut que le droit qui se tenait en embuscade ne soit pas dans sa figure caractéristique pour la conscience agissante, mais soit seulement en soi, dans la faute intérieure de la décision et de l’action. Mais la conscience éthique est plus complète, sa faute est plus pure lorsqu’elle connaît à l’avance la loi et la puissance à laquelle elle vient faire face, lorsqu’elle la tient pour une force de violence et d’injustice, pour une contingence éthique et, comme Antigone, commet sciemment le crime. L’acte accompli inverse son point de vue : l’accomplissement du crime énonce lui-même que ce qui est éthique doit nécessairement être effectif ; car l’effectivité de la fin visée est la fin visée par l’action. L’action énonce précisément l’unité de l’effectivité et de la substance, elle énonce que l’effectivité n’est pas contingente pour l’essence, mais que, liguée avec elle, elle n’est donnée à aucun droit qui ne soit le vrai droit. La conscience éthique doit reconnaître son opposé en vertu de cette effectivité et en vertu de sa propre activité, elle doit, comme étant son effectivité, reconnaître sa faute ;
C’est parce que nous souffrons que nous reconnaissons avoir failli17.
Cette reconnaissance exprime le clivage aboli de la fin éthique et de l’effectivité, elle exprime le retour à la mentalité éthique qui sait que rien ne vaut sinon ce qui est juste et droit. Mais par là même l’instance agissante abandonne son caractère et l’effectivité de son Soi-même et a péri corps | 413 | et biens. Son être, c’est d’appartenir à sa loi éthique comme à sa substance ; mais, dans la reconnaissance de l’opposé, cette loi a cessé d’être à ses yeux la substance ; et plutôt que son effectivité, elle a atteint l’ineffectivité, la mentalité. — Certes, la substance apparaît bien à même l’individualité, comme le pathos de celle-ci, et celle-ci apparaît comme ce qui anime cette substance et donc est au-dessus d’elle ; mais elle est un pathos qui est en même temps le caractère de l’instance agissante. L’individualité éthique ne fait qu’un, immédiatement et en soi, avec cet universel de l’instance agissante, elle n’a son existence qu’en lui, et n’est pas en mesure de survivre au naufrage que cette puissance éthique endure par le fait de la puissance opposée.
Mais elle a en l’espèce la certitude que l’individualité dont le pathos est cette puissance opposée n’endure pas davantage de mal qu’elle n’en a infligé. Le mouvement des puissances éthiques l’une face à l’autre, et des individualités qui les font naître à la vie et à l’action, n’a atteint son véritable terme ultime qu’en ce que les deux côtés ont connu le même naufrage. Aucune des puissances, en effet, n’a quelque avance sur l’autre qui ferait d’elle un moment plus essentiel de la substance. La même essentialité et la coexistence indifférente de chacune aux côtés de l’autre est leur être vide de Soi-même ; dans l’acte elles sont une instance radicalement autonome, mais différente, ce qui contredit l’unité du Soi-même et constitue leur absence de droit | 414 | et leur nécessaire déclin. Le caractère appartient tout aussi bien, pour une part, selon son pathos ou sa substance, à une seule de ces puissances, que d’autre part, du côté du savoir, l’un comme l’autre caractère sont divisés en quelque chose de conscient et quelque chose d’inconscient ; et dès lors que chacun suscite lui-même cette opposition, et que, par l’acte, le non-savoir aussi est son œuvre, il se met dans la faute qui le consume. La victoire de l’une des puissances et de son caractère et la défaite de l’autre côté seraient donc uniquement la partie et l’œuvre inachevée, qui progresse irrésistiblement vers l’équilibre des deux. C’est seulement dans l’égale soumission des deux côtés que le droit absolu est accompli, et que la substance éthique est entrée en scène comme la puissance négative qui engloutit les deux côtés, comme le destin tout-puissant et juste.
Si les deux puissances sont prises selon leur contenu déterminé et l’individualisation de celui-ci, l’image de leur conflit qui a pris figure se présente, quant à son côté formel, comme le conflit du souci éthique et de la conscience de soi avec la nature sans conscience et une contingence qu’elle rend présente — contingence qui a un droit face à la conscience, car celle-ci n’est que l’esprit vrai, n’est en unité qu’immédiate avec sa substance — et, quant à son contenu, comme le clivage de la loi divine et de la loi humaine. Le jeune homme sort de l’essence sans conscience, de l’esprit familial, et devient l’individualité de la communauté ; mais le fait qu’il appartienne encore à la nature | 415 | à laquelle il s’est arraché se manifeste en ce qu’il sort dans la contingence de deux frères qui s’emparent de cette communauté avec un même droit ; l’inégalité qui résulte de ce que la naissance de l’un est postérieure à celle de l’autre, n’a pour eux, qui entrent dans l’essence éthique, en tant que différence naturelle, aucune espèce d’importance. Mais le gouvernement, en ce qu’il est l’âme simple ou le Soi-même de l’esprit du peuple, ne supporte pas de dualité de l’individualité, et la nature, comme contingence de la pluralité, vient faire face à la nécessité éthique de cette unité. C’est pourquoi ces deux frères se désunissent, et leur même droit au pouvoir d’État18 les détruit tous les deux, qui ont aussi pareillement tort l’un et l’autre. Vu de manière humaine, celui qui a commis le crime est celui qui, n’étant pas en possession, agresse la communauté à la tête de laquelle se trouvait l’autre ; celui, en revanche, qui a le droit de son côté est celui qui a su prendre l’autre uniquement en tant qu’individu singulier, détaché de la communauté, et l’a chassé dans le cadre de cette absence de pouvoir ; il n’a porté atteinte qu’a l’individu en tant que tel, et non pas à la communauté, à l’essence du droit humain. La communauté attaquée et défendue par la singularité vide se maintient, cependant que les frères trouvent l’un et l’autre, et l’un par l’autre, leur mutuel trépas ; car l’individualité qui attache à son être pour soi la mise en péril du Tout, s’est elle-même rejetée de la communauté, et se dissout en elle-même. Mais | 416 | elle honorera l’un d’entre eux, celui qui se trouvait de son côté ; tandis que s’agissant de celui qui proclamait déjà sur ses murailles qu’elle serait dévastée, le gouvernement, la simplicité restaurée du Soi-même de la communauté, le prive par punition des derniers honneurs ; celui qui était venu, l’infâme, porter la main sur l’esprit suprême de la conscience, doit être dépouillé de l’honneur de son essence tout entière achevée, de l’honneur de l’esprit qui s’en est allé.
Mais si l’Universel ébrèche ainsi légèrement la pointe pure de sa pyramide, et l’emporte assurément sur le principe de singularité en révolte, sur la famille, il s’est, ce faisant, seulement laissé entraîner dans un combat avec la loi divine, l’esprit conscient de soi-même ne s’est engagé que dans une lutte avec l’esprit non-conscient. Ce dernier, en effet, est l’autre puissance essentielle et donc non point détruite, mais simplement offensée par la première. Mais face à la loi qui exerce le pouvoir au grand jour, l’esprit conscient de soi n’a pour la réalisation effective que l’aide de l’ombre exsangue. C’est pourquoi, en tant que loi de la faiblesse et de l’obscurité, il succombe d’abord à la loi du jour et de la force, car de ces deux puissances, la première est en vigueur sous la terre, mais non sur la terre. Simplement, la réalité effective qui a enlevé à l’intérieur son honneur et son pouvoir, a, ce faisant, consumé son essence. L’esprit manifeste a la racine de sa force dans le monde souterrain des enfers. La certitude à la fois sûre et s’assurant d’elle-même qui est celle du peuple n’a la vérité de son serment, de ce lien qui rassemble tout le monde en un ensemble unique, que dans la substance | 417 | non consciente et muette de tous, dans les eaux de l’oubli. En sorte que l’accomplissement de l’esprit manifeste se transforme en son contraire, et l’esprit découvre que son droit suprême est le suprême déni de droit, que sa victoire est bien plutôt son propre naufrage. C’est pourquoi le mort outragé dans son droit sait trouver pour sa vengeance des outils qui sont de mêmes effectivité et violence que ceux de la puissance qui l’offense. Et ces puissances-là sont d’autres communautés dont les chiens ou les oiseaux ont souillé les autels avec le cadavre qui n’a pas été élevé à l’universalité non consciente par la restitution aux profondeurs de l’individu élémentaire qu’il méritait, mais est resté posé sur la terre dans le royaume de l’effectivité, et acquiert désormais, comme force de la loi divine, une universalité effective consciente de soi. Elles engagent les hostilités et détruisent la communauté qui a déshonoré et brisé sa propre force : la piété familiale.
Dans cette représentation, le mouvement de la loi humaine et de la loi divine a l’expression de sa nécessité en des individus chez lesquels l’universel apparaît comme un pathos et l’activité du mouvement comme un agir individuel, qui donne à la nécessité de celui-ci l’apparence de la contingence. Mais l’individualité et l’agir constituent le principe de la singularité en général qu’on a nommé, dans sa pure universalité, loi divine intérieure. | 418 | Comme moment de la communauté manifeste, ce principe n’a pas seulement cette efficience souterraine — ou extérieure dans son existence — mais également une existence et un mouvement effectifs tout aussi manifestes à même le peuple effectif. Et, pris sous cette forme, ce qui avait été représenté comme mouvement simple du pathos individualisé prend une autre allure, le crime et la destruction de la communauté qu’il instaure prennent la forme propre de son existence. La loi humaine donc — c’est-à-dire, dans son existence universelle : la communauté ; dans son activation en général : la virilité ; et dans son activation effective ; le gouvernement — est, se meut et se conserve en consommant en soi-même la séparation des pénates, ou encore la singularisation autonome en familles auxquelles préside la féminité, et les maintient dissoutes dans la continuité de sa fluidité. Mais la famille est en même temps de manière générale l’élément de cette loi humaine, le fondement universel moteur de la conscience singulière. Dès lors qu’elle ne se donne d’existence durable qu’en troublant le bonheur familial et en dissolvant la conscience de soi dans l’universel, la communauté se crée chez cela même qu’elle opprime et qui lui est en même temps essentiel, dans la féminité en général, son propre ennemi intérieur. Celle-ci — l’éternelle ironie de la communauté — modifie par l’intrigue la fin universelle visée par le gouvernement | 419 | en une fin privée, transforme son activité universelle en œuvre de tel individu déterminé, et invertit la propriété générale de l’État en possession et ornement de la famille. Elle fait par là même de la sévère et rigoureuse sagesse de l’âge mûr, qui, dans le dépérissement de la singularité — du plaisir, de la jouissance, ainsi que de l’activité effective —, ne pense plus que l’universel et ne pourvoit plus qu’à soi, un objet de raillerie pour la malice velléitaire de l’immature jeunesse, et un objet de mépris pour son enthousiasme ; elle élève tout simplement à la position de ce qui a validité reconnue la force de la jeunesse, celle du fils en qui la mère a mis au monde son seigneur et maître, du frère, en qui la sœur détient l’homme comme son semblable, du jeune homme, par qui la fille est enlevée à sa non-autonomie et parvient à la jouissance et à la dignité du statut de femme parmi les femmes. — Mais la communauté ne peut se conserver qu’en réprimant cet esprit de singularité, et comme celui-ci est un moment essentiel, elle le crée certes lui-même précisément ainsi, et ce en adoptant une attitude répressive à l’égard de cet esprit qu’elle considère comme un principe hostile. Toutefois, dès lors que, se séparant de la fin universelle, il n’est que malice et néant en soi, ce principe ne pourrait rien si la communauté ne reconnaissait pas elle-même la force de la jeunesse, la virilité, qui n’est pas encore mûre et demeure au sein de la singularité, comme la force du Tout. Car la communauté est un peuple, elle est elle-même individualité, et n’est essentiellement pour soi qu’en ce que d’autres individualités | 420 | sont pour elle, et qu’elle les exclut d’elle et se sait indépendante d’elles. Le côté négatif de la communauté, réprimant vers l’intérieur la singularisation des individus, mais auto-agissante vers l’extérieur, trouve ses armes chez l’individualité. La guerre est l’esprit et la forme en lesquels le moment essentiel de la substance éthique, la liberté absolue de l’essence éthique radicalement autonome par rapport à toute existence, est donné dans son effectivité et son avération. Dès lors que, d’un côté, elle fait sentir la force du négatif aux systèmes singuliers de la propriété et de l’autonomie personnelle, ainsi qu’à la personnalité singulière elle-même, cette essence négative, précisément, s’élève d’autre part, dans la guerre, comme conservatrice du Tout ; le vaillant jeune homme chez qui la gent féminine trouve son plaisir, le principe réprimé de corruption, sort en pleine lumière et est ce qui prévaut. C’est désormais la force naturelle, et ce qui apparaît comme contingence de la chance, qui décide de l’existence de l’essence éthique et de la nécessité spirituelle ; et dès lors que l’existence de l’essence éthique repose sur la force et la bonne fortune, il est déjà décidé qu’elle a péri. — Comme c’était le cas des seuls pénates antérieurement dans l’esprit du peuple, ce sont maintenant les esprits-du-peuple vivants qui par l’effet de leur individualité périssent dans une communauté universelle, dont l’universalité simple est morte et sans esprit, et dont la vie est l’individu singulier en tant qu’il est singulier. | 421 | La figure éthique de l’esprit a disparu, une autre vient prendre sa place.
Ce déclin et naufrage de la substance éthique et son passage dans une autre figure sont donc déterminés par le fait que la conscience éthique est par essence immédiatement orientée dans la direction de la loi ; cette détermination d’immédiateté implique que la nature tout simplement entre dans l’action mue par le souci éthique. Son effectivité dévoile seulement la contradiction et le germe de mort et corruption que la belle unanimité et le tranquille équilibre de l’esprit éthique ont, précisément, à même cette quiétude et beauté ; l’immédiateté a en effet cette signification contradictoire d’être à la fois la tranquillité sans conscience de la nature et l’inquiète quiétude consciente de soi de l’esprit. — C’est en vertu de cette naturalité que ce peuple éthique tout particulièrement est une individualité déterminée, et donc limitée par la nature, dont il trouve l’abolition chez une autre individualité. Mais dès lors que cette déterminité — qui est posée dans l’existence, qui est limitation, mais qui tout aussi bien est le négatif en général et le Soi-même de l’individualité — disparaît, la vie de l’esprit et cette substance consciente en tous d’elle-même sont perdues. Cette substance émerge chez eux comme une universalité formelle, elle ne leur est plus immanente comme esprit vivant : la simple et pure compacité de son individualité a explosé au contraire en une multitude de points. | 422 |
c. Le statut juridique19
L’unité universelle en laquelle revient l’unité vivante immédiate de l’individualité et de la substance est la communauté sans esprit qui a cessé d’être la substance elle-même sans conscience de soi des individus, et où ils ont maintenant, selon leur être pour soi singulier, le statut reconnu d’instances radicalement autonomes et de substances. L’Universel éclaté dans l’atomicité de la pluralité absolue des individus, cet esprit maintenant mort est une identité dans laquelle tous valent, comme autant de chacuns, pour des personnes. Ce qui dans le monde du souci éthique s’appelait la loi divine cachée est effectivement passé de son intérieur dans l’effectivité ; dans le premier, l’individu singulier n’avait de valeur et n’était effectif qu’au titre du sang universel, commun à toute la famille. En tant que tel individu singulier, il était l’esprit privé de Soi-même qui s’en est allé ; désormais il est sorti de son ineffectivité. C’est parce que la substance éthique n’est que l’esprit vrai, que l’individu singulier revient dans la certitude de lui-même. Il est la substance éthique en tant qu’elle est l’universel positif, mais son effectivité est d’être un Soi-même universel négatif. — Nous avons vu les puissances et les figures du monde éthique sombrer dans la nécessité simple du destin vide. Cette puissance qui est la sienne est la substance se réfléchissant dans sa simplicité ; mais l’essence absolue se réfléchissant en soi, cette nécessité du destin | 423 | vide, que nous venons d’évoquer précisément, n’est rien d’autre que le Je de la conscience de soi.
Ce Je vaut ainsi et est désormais considéré comme l’essence qui est en soi et pour soi ; ce statut de reconnaissance est sa substantialité ; mais celle-ci est l’universalité abstraite, parce que son contenu est tel Soi-même dur et desséché, et non le Soi-même dissous dans la substance.
C’est donc la personnalité qui, ici, est sortie de la vie de la substance éthique ; elle est l’autonomie de la conscience effectivement en vigueur et reconnue. La pensée non effective de cette autonomie, qui advient à soi par le renoncement à l’effectivité, s’est déjà présentée antérieurement comme conscience de soi stoïque ; de même que cette conscience stoïque procédait de la domination et de la servitude, comme existence immédiate de la conscience de soi, de même la personnalité procède de l’esprit immédiat — qui est la volonté générale dominante de tous et tout aussi bien leur obéissance de serviteur. Ce qui pour le stoïcisme n’était l’en soi que dans l’abstraction est désormais monde effectif. Le stoïcisme n’est rien d’autre que la conscience qui amène à sa forme abstraite le principe du statut juridique, l’autonomie plate et sans esprit ; par sa fuite hors de l’effectivité, elle n’atteignait que la pensée de l’autonomie ; la conscience y est absolument pour soi par le fait qu’elle ne rattache pas son essence à une quelconque existence, mais a abandonné toute existence, et pose son essence uniquement dans l’unité de la pensée pure. De la même façon, le droit de la personne n’est attaché ni à une existence | 424 | plus riche ou plus puissante de l’individu en tant que tel, ni non plus à un esprit vivant universel, mais au contraire à la pure unicité de son effectivité abstraite, ou encore, à cette unicité comme conscience de soi en général.
De même, maintenant, que l’autonomie abstraite du stoïcisme représentait l’effectivation de la personnalité, cette autonomie-ci répétera à son tour le mouvement de la première. La première passe dans le trouble et le désarroi sceptique de la conscience, dans un verbiage sans queue ni tête du négatif, qui erre d’une contingence de l’être et de la pensée à l’autre, les résout, certes, mais tout aussi bien les réengendre dans l’autonomie absolue, et n’est en fait que la contradiction de l’autonomie et de la non-autonomie de la conscience. — De la même façon, l’autonomie personnelle du droit est bien plutôt ce même désarroi universel et cette dissolution réciproque. Car ce qui vaut et est tenu pour l’essence absolue, est la conscience de soi comme pure unicité vide de la personne. Face à cette universalité vide, la substance a la forme de ce qui remplit et du contenu, et ce contenu, désormais, est laissé entièrement libre et non ordonné ; car l’esprit qui le soumettait et le contenait dans son unité n’est plus présent. — C’est pourquoi, dans sa réalité, cette unicité vide de la personne est une existence contingente, un ensemble de faits et gestes sans essence qui ne parviennent à aucune consistance. Comme le scepticisme, le formalisme du droit | 425 | est donc, du fait même de son concept, dépourvu de contenu caractéristique, il trouve en l’état une pérexistence multiple, la possession, et lui imprime, comme lui, la même universalité abstraite qui la fait appeler propriété. Mais si, dans le scepticisme, l’effectivité ainsi déterminée s’appelle tout simplement apparence, et n’a qu’une valeur négative, dans le droit, elle a une valeur positive. Cette valeur négative de l’apparence consiste en ceci que l’effectif a la signification du Soi-même en tant que pensée, en tant qu’universel en soi, tandis que cette valeur positive dans le droit consiste en ceci que la réalité effective est Mienne, au sens de la catégorie, comme validité reconnue et effective. — L’une et l’autre sont le même universel abstrait20 ; le contenu effectif ou la déterminité du Mien — que ce caractère mien concerne une possession extérieure, ou encore, la richesse, ou la pauvreté intérieure de l’esprit et du caractère — n’est pas contenu dans cette forme vide et ne la concerne en rien. Il ressortit donc à une puissance propre, qui est autre chose que ce qui est le formellement universel : qui est le hasard et l’arbitraire. — C’est pourquoi la conscience du droit fait dans l’exercice de sa validité effective bien plutôt l’expérience même de la perte de sa réalité et de sa parfaite inessentialité ; et c’est pourquoi désigner un individu comme une personne est une expression de mépris.
La libre puissance du contenu se détermine de telle manière que la dispersion dans la pluralité absolue des atomes personnels est en même temps, par la nature même de cette déterminité, recollectée en Un point unique tout | 426 | aussi dépourvu d’esprit, qui leur est étranger, et qui, pour une part, semblablement à la raideur cassante de leur personnalité d’atome est une effectivité purement singulière, mais en même temps, par opposition à leur singularité vide, a pour eux le sens de tout contenu, et donc de l’essence réelle, et par opposition à leur effectivité prétendument absolue, et en soi sans essence, est la puissance universelle et l’effectivité absolue. Ce maître du monde est de la sorte à ses yeux la personne absolue qui englobe en même temps en soi toute existence, et pour la conscience de qui il n’existe pas d’esprit plus élevé. Il est une personne ; mais la personne solitaire qui est venue faire face à Tous ; ce Tous est ce qui constitue l’universalité reconnue de la personne, car le singulier en tant que tel n’est vrai que comme pluralité universelle de la singularité ; séparé de celle-ci, le Soi-même solitaire est en réalité le Soi-même ineffectif, sans force. — En même temps, il est la conscience du contenu passé de l’autre côté et venu face à cette personnalité universelle. Mais ce contenu, une fois libéré de sa puissance négative, est le chaos des puissances spirituelles qui, déchaînées en autant d’entités élémentaires, s’affrontent sauvagement dans une débauche furieuse et destructrice ; leur conscience de soi sans force est l’enclos impuissant et le sol de leur tumulte. Et se sachant ainsi la quintessence de toutes les puissances effectives, ce maître du monde est la monstrueuse conscience de soi qui se sait comme le dieu effectif ; mais dès lors qu’il n’est que le Soi-même | 427 | formel qui ne parvient pas à les dompter, son mouvement et sa jouissance de soi sont une débauche tout aussi monstrueuse.
Le maître du monde a la conscience effective de ce qu’il est, de la puissance universelle de l’effectivité, dans la violence destructrice qu’il exerce à l’égard du Soi-même de ses sujets qui lui fait face. Sa puissance, en effet, n’est pas l’unicité de l’esprit, en laquelle les personnes reconnaîtraient leur propre conscience de soi ; celles-ci, au contraire, en tant que personnes, sont pour soi et excluent la continuité avec d’autres de la raideur cassante absolue de leur ponctualité ; elles sont donc dans un rapport uniquement négatif, aussi bien les unes envers les autres qu’envers lui-même, qui est leur relation ou leur continuité. En tant qu’il est cette continuité, il est l’essence et le contenu de leur formalisme ; mais un contenu qui leur est étranger, et une essence hostile qui abolit précisément ce qui pour elles était leur essence, l’être pour soi vide de contenu, et qui, en tant que continuité de leur personnalité, détruit précisément cette dernière. La personnalité juridique, dès lors que le contenu qui lui est étranger se fait valoir et reconnaître en elle — et il se fait valoir en elles parce qu’il est leur réalité —, découvre donc, au contraire, son insubstantialité. L’affouillement ravageur de ce sol sans essence se donne face à cela la conscience de sa totale maîtrise sur toutes choses, mais ce Soi-même n’est que dévastation, et donc il est seulement hors de soi ; il est même, bien plutôt, le rejet de sa conscience de soi. | 428 |
Voici donc en quoi consiste et à quoi ressemble le côté dans lequel la conscience de soi comme essence absolue est effective. Mais la conscience refoulée de cette effectivité et repoussée en soi-même pense cette inessentialité qui est la sienne ; nous avons vu antérieurement l’autonomie stoïcienne du pur penser traverser le scepticisme et trouver sa vérité dans la conscience malheureuse, c’est-à-dire la vérité quant à ce qu’il en est de son être en soi et pour soi. Si ce savoir apparaissait, alors, uniquement comme l’opinion unilatérale de la conscience en tant que telle, ici c’est la vérité effective de cette opinion qui entre en jeu. Elle consiste en ceci que cette validité universelle de la conscience de soi est la réalité qui s’est étrangée à elle. Cette validité est l’effectivité universelle du Soi-même, mais celle-ci est immédiatement tout aussi bien son invertissement : la perte de son essence. — L’effectivité du Soi-même qui n’est pas présente dans le monde éthique, dans le monde soucieux des bonnes mœurs et de la coutume a été obtenue par son retour dans la personne ; ce qui dans ce monde éthique était uni et unanime entre en scène désormais de façon développée, mais étrangé à soi. | 429 |
3 Jeu de mots entre sinnlich (« sensible ») et sittlich (« éthique »).
4 Ein bewußtes, sittliches Wesen. C’est-à-dire aussi une personne qui consciemment se comporte comme il faut…
5 Die sittliche Handlung. Cette notion évoque les titres de nouvelles ou brefs romans moraux du XVIIIe siècle. Il s’agit presque de la « bonne action » du discours populaire.
6 Der Bestand. Ce terme, qui est l’abstractum du verbe bestehen, désigne encore le stock, la réserve disponible, les ressources inventoriables, mais aussi une plantation homogène bien circonscrite dans l’espace, le plus souvent une forêt.
7 Des Weibes. Le terme est plus « biblique » et dépréciatif que die Frau, employé ci-dessus notamment.
8 Begierde : ce terme a pris aujourd’hui une connotation « libidineuse » forte, déjà présente à l’époque de Hegel (nominalisation de begehren : « désirer fortement »).
9 La Chose elle-même.
10 Die Ungleichheit. Le terme signifie aussi la rupture de l’harmonie, la discordance, par référence à l’équilibre (das Gleichgewicht).
11 Le sens « institutionnel » de Wesen pèse ici fortement en raison du contexte : c’est l’instance judiciaire qui est évoquée presque directement.
12 Dans sa graphie allemande, le nom des déesses de la Vengeance, filles de la Nuit et du Temps, évoque très directement la notion de souvenir (Erinnerung).
13 Die Auflösung : le processus (judiciaire) de réparation du dommage aboutit au dénouement de l’affaire et à la disparition du tort causé.
14 Das Unrecht. Le terme, dans tout ce contexte, assume aussi les connotations judiciaires courantes, telles que tort, dol, dommage, etc.
15 Der Eigensinn.
16 Fremd a assez souvent, comme ici, le sens d’« inconnu », « non familier ».
17 Antigone, vers 926.
18 Die Staatsmacht. Il s’agit du concept qui, plus généralement, désigne jusqu’au XIXe siècle, « le pouvoir politique ».
19 Der Rechtzustand. Der Zustand désigne littéralement l’état dans lequel on se trouve, la situation, ce que nous traduisons ici par « statut », afin d’éviter la confusion avec l’État comme instance politique. Le mot composé comporte une connotation forte de passivité : les choses et les personnes sont dans un certain état, elles sont disposées d’une certaine façon (en l’espèce : atomisées).
20 Jeu de mots sur Mein (« le mien ») et Allgemeine (« universel »).