B.
l’esprit étrangé à lui-même ;
la culture
La substance éthique conservait l’opposition incluse dans sa conscience simple, et conservait celle-ci en unité immédiate avec son essence. C’est pourquoi chez elle l’essence a la déterminité simple de l’être pour la conscience qui est immédiatement orientée vers elle, et dont elle est l’ethos, la coutume ; la conscience ne se considère pas plus comme tel Soi-même exclusif, que la substance n’a le sens d’une existence exclue de cette essence, avec laquelle elle n’aurait à se fondre que par un étrangement de soi-même, qu’elle aurait en même temps à produire. Tandis que l’esprit dont le Soi-même est l’absolument discret a son contenu face à lui comme une effectivité tout aussi dure, et la détermination du monde, ici, est d’être quelque chose d’extérieur, le négatif de la conscience de soi. Mais ce monde est essence spirituelle, il est en soi l’interpénétration de l’être et de l’individualité ; cette sienne existence est l’œuvre de la conscience de soi ; mais elle est tout aussi bien une effectivité immédiatement donnée qui lui est étrangère, qui a un être caractéristique, et en laquelle la conscience de soi ne se reconnaît pas. Cette effectivité extérieure est l’essence extérieure | 430 | et le contenu libre du droit ; mais cette effectivité extérieure dont le maître du monde du droit se saisit en lui-même n’est pas seulement telle essence élémentaire qui se présente au Soi-même de manière contingente, mais elle est son travail, non pas son travail positif, mais au contraire son travail négatif. Elle acquiert son existence par la propre aliénation et désessentiation de la conscience de soi que semble infliger à celle-ci la violence extérieure des éléments déchaînés dans la dévastation qui règne dans le monde du droit. Ceux-ci pris pour soi ne sont que la dévastation pure et la dissolution d’eux-mêmes ; mais cette dissolution, cette essence négative qui est la leur, est précisément le Soi-même, qui est leur sujet, leur activité et leur devenir. Mais cette activité et ce devenir, par lesquels la substance devient effective, sont l’étrangement de la personnalité, car le Soi-même qui vaut immédiatement — c’est-à-dire sans étrangement — en soi et pour soi, est sans substance, est le jouet de ces éléments furieux ; sa substance est donc son aliénation elle-même, et l’aliénation est la substance, ou encore : l’ensemble des puissances spirituelles s’ordonnant en un monde et se conservant par là même.
La substance, de cette manière, est esprit, unité consciente de soi du Soi-même et de l’essence, cependant que l’un et l’autre signifient pourtant aussi l’étrangement l’un pour l’autre. L’esprit est conscience d’une effectivité objectale libre pour soi. Mais à cette conscience fait face l’unité du Soi-même et de l’essence | 431 |, à la conscience effective fait face la conscience pure. D’un côté, la conscience de soi effective passe, en s’aliénant, dans le monde effectif et celui-ci passe en elle ; mais de l’autre, cette effectivité précisément, aussi bien la personne que l’objectalité, est abolie ; elles sont de purs universels. Cet étrangement qui est le leur est la conscience pure, ou encore, l’essence. Le présent a immédiatement son opposé en son au-delà, qui est sa pensée et son être-pensé ; de même que cet au-delà a son opposé en l’ici-bas, qui est son effectivité étrangée à lui.
C’est pourquoi cet esprit ne s’élabore pas seulement Un monde unique, mais un monde double, divisé et opposé. — Le monde de l’esprit éthique est la propre présence de cet esprit ; et c’est pourquoi chaque puissance de ce monde est dans cette unité, et dès lors que l’une et l’autre se distinguent, dans l’équilibre avec le tout. Rien n’a la signification du négatif de la conscience de soi ; même l’esprit qui s’en est allé est présent dans le sang de la parenté, dans le Soi-même de la famille, et la puissance universelle du gouvernement est la VOLONTÉ, le Soi-même du peuple. Tandis qu’ici, le présent ne désigne que l’effectivité objectale qui a sa conscience au-delà ; chaque moment singulier en tant qu’essence reçoit celle-ci, et donc l’effectivité, d’un autre, et dès lors qu’il est effectif, son essence est autre chose que son effectivité. Rien n’a un esprit fondé et immanent en lui-même, | 432 | mais tout est hors de soi dans un esprit étranger — l’équilibre du tout n’est pas l’unité demeurant chez soi-même et l’apaisement de son retour en elle-même, mais repose sur l’étrangement de l’opposé. C’est pourquoi le Tout, de même que chaque moment singulier, est une réalité étrangée à elle-même ; il se décompose en un royaume où la conscience de soi est effective, aussi bien qu’elle y est comme son objet, et un autre royaume, celui de la conscience pure, au-delà du premier, qui n’a pas de présence effective, mais qui est dans la Croyance. Or, de même que le monde éthique abandonne la séparation de la loi divine et de la loi humaine et de leurs figures, et que sa conscience abandonne la séparation en savoir et absence de conscience pour revenir dans son destin, dans le Soi-même en tant que puissance négative de cette opposition, de même ces deux règnes de l’esprit étrangé à soi reviendrontils dans le Soi-même ; mais si le premier était le premier Soi-même, qui a validité immédiate, la personne singulière, ce second règne, celui qui abandonne son aliénation pour rentrer en lui-même, sera le Soi-même universel, la conscience appréhendant le concept ; et ces mondes spirituels dont tous les moments prétendent être une effectivité fixée et une pérexistence non spirituelle se dissoudront dans la pure intelligence. C’est celle-ci, en ce qu’elle est le Soi-même se saisissant lui-même, qui achève la culture ; elle n’appréhende rien que le Soi-même, et appréhende tout comme le Soi-même, c’est-à-dire qu’elle comprend tout conceptuellement comme le Soi-même, éradique toute objectalité, et transforme | 433 | tout être en soi en un être pour soi. Tournée contre la croyance comme royaume de l’essence, à la fois étranger et situé au-delà, elle est ce qu’on appelle les Lumières. Celles-ci, en ce royaume où l’esprit étrangé cherche son salut comme dans la conscience du repos identique à soi, accomplissent aussi l’étrangement ; elles y dérangent le ménage qu’il tenait là, en y introduisant les ustensiles du monde d’ici-bas, dont il ne peut nier qu’ils sont sa propriété, puisque aussi bien sa conscience ressortit pareillement à ce monde. — En même temps, dans cette besogne négative, la pure intelligence se réalise elle-même et produit son propre objet, la méconnaissable essence absolue et l’Utile. Dès lors que, de cette manière, l’effectivité a perdu toute substantialité, et que plus rien n’est en soi en elle, le règne du monde réel, comme celui de la croyance, est renversé, et cette Révolution produit la liberté absolue, grâce à laquelle l’esprit antérieurement étrangé est complètement revenu en soi, abandonne ce pays de la culture et passe dans un autre pays, dans le pays de la conscience morale. | 434 |
I
Le monde de l’esprit étrangé à lui-même
Le monde de cet esprit se dédouble en deux mondes ; le premier est celui de l’effectivité ou de l’étrangement proprement dit de l’esprit ; tandis que l’autre est celui que l’esprit, s’élevant au-dessus du premier, s’édifie dans l’éther de la pure conscience. Ce second monde, opposé qu’il est à l’étrangement du premier, n’en est, pour cette même raison, pas libéré, mais n’est au contraire que l’autre forme de l’étrangement, lequel consiste précisément à avoir la conscience dans deux sortes de monde et englobe les deux. Ce que nous examinons ici n’est donc pas la conscience de soi de l’essence absolue, telle qu’elle est en soi et pour soi, ce n’est pas la religion, mais la croyance, en ce que celle-ci est la fuite hors du monde effectif et n’est donc pas en soi et pour soi. C’est pourquoi cette fuite hors du règne du présent est immédiatement chez elle-même la fuite double. La conscience pure est l’élément dans lequel l’esprit s’élève, mais elle n’est pas seulement l’élément de la croyance, elle est aussi, tout aussi bien, celui du concept ; et c’est pourquoi l’une et l’autre entrent en scène de concert et simultanément, la première n’entrant en ligne de compte que par opposition au second. | 435 |
a. La culture et son royaume de l’effectivité
L’esprit de ce monde est l’essence spirituelle pénétrée par une conscience de soi qui se sait présente immédiatement comme telle conscience qui est pour soi et qui sait l’essence comme une effectivité face à elle-même. — Mais l’existence de ce monde, ainsi que l’effectivité de la conscience de soi, reposent sur le mouvement dans lequel cette conscience de soi se défait de sa personnalité et l’aliène, et ce faisant produit son monde et se rapporte à lui comme à une terre étrangère et lointaine dont elle aurait désormais à faire la conquête. Toutefois, le renoncement à son être pour soi est lui-même l’engendrement de l’effectivité, et c’est par lui que la conscience de soi s’empare donc immédiatement de celle-ci. — Ou encore, la conscience de soi n’est quelque chose, n’a de réalité que dès lors qu’elle s’étrange elle-même ; c’est par là qu’elle se pose comme universelle, et c’est cette sienne universalité qui constitue sa valeur et son effectivité. Cette égalité avec tous dans l’universalité n’est donc pas celle du droit, n’est pas cette reconnaissance et notoriété dont bénéficie la conscience de soi par le seul fait qu’elle est ; mais c’est au contraire le fait qu’elle vaille et soit reconnue qui résulte de la médiation étrangeante où elle s’est rendue conforme à l’universel. L’universalité sans esprit du droit fait bon accueil à n’importe quel mode naturel du caractère comme | 436 | de l’existence et le justifie. Mais l’universalité prise en compte ici est celle qui a connu un devenir, et c’est à cause de cela qu’elle est effective.
Ce par quoi, donc, l’individu a ici valeur et effectivité, c’est la culture. Sa vraie nature et substance originelle est l’esprit de l’étrangement de l’être naturel. C’est pourquoi cette aliénation est tout aussi bien la fin visée par lui que son existence même. Elle est en même temps le moyen ou le passage tant de la substance pensée dans l’effectivité qu’inversement de l’individualité déterminée dans l’essentialité. Cette individualité fait d’elle-même, dans un processus de formation, ce qu’elle est en soi et c’est seulement par là qu’elle finit par être en soi, et a une existence effective ; son effectivité et son pouvoir sont à la mesure de la culture qu’elle a. Bien que le Soi-même se sache ici effectif en tant que tel Soi-même, son effectivité ne consiste cependant qu’en l’abolition du Soi-même naturel ; en sorte que la nature déterminée à l’origine se réduit à l’inessentielle différence de grandeur, à une plus ou moins grande énergie de la volonté. Mais la fin et le contenu de celle-ci ressortissent uniquement à la substance universelle elle-même, et ne peuvent être que quelque chose d’universel ; la particularité d’une nature qui devient fin et contenu est quelque chose d’impuissant et d’ineffectif ; elle est une manière21 qui se donne un mal considérable, aussi vain que ridicule, pour se mettre elle-même en œuvre ; elle est la contradiction qui consiste à donner l’effectivité au particulier, alors que celle-ci est immédiatement l’universel. Quand donc, de façon erronée, on place l’individualité dans la particularité | 437 | de la nature et du caractère, on ne trouve plus alors dans le monde réel d’individualités ni de caractères, mais les individus ont alors au contraire l’un pour l’autre une existence identique ; cette pseudo-individualité à laquelle on croit à tort n’est précisément que l’existence supputée depuis un point de vue intime, laquelle n’a pas de demeure durable en ce monde, où n’acquiert d’effectivité que ce qui s’aliène soi-même, c’est-à-dire uniquement l’universel. — Ce qu’on suppute ainsi intimement vaut donc pour ce que cette existence est, pour une manière. La manière n’est pas tout à fait la même chose que l’espèce, en français, « de tous les sobriquets, le plus redoutable, car il désigne la médiocrité et exprime le plus haut degré de mépris22 ». Les expressions manière et être bon à sa manière23, ou dans son genre, sont des locutions qui, en allemand, ajoutent à cette signification l’honnête mimique destinée à faire savoir qu’on ne voulait pas être si méchant que cela, ou bien encore, n’inclut pas encore en soi, en réalité, la conscience de ce qui est manière et de ce qui est culture et effectivité.
Ce qui, en ce qui concerne l’individu singulier, apparaît comme sa culture, est le moment essentiel de la substance elle-même, savoir le passage immédiat dans l’effectivité de son universalité pensée, ou encore, l’âme simple de celle-ci, pour laquelle l’en soi est quelque chose de reconnu et une existence. C’est pourquoi le mouvement de l’individualité qui se cultive est immédiatement le devenir de celle-ci en ce qu’elle est l’essence objectale universelle, c’est-à-dire que ce mouvement est le devenir du monde effectif. Et ce monde, bien que devenu par l’intermédiaire de l’individualité, est pour la conscience de soi quelque chose d’immédiatement | 438 | étrangé, et a pour elle la forme d’une effectivité qui n’est pas dérangée. Mais étant certaine, en même temps, qu’il est sa substance, la conscience de soi vise à s’en emparer ; elle conquiert ce pouvoir sur lui par la culture, laquelle, de ce côté, apparaît de telle façon que la conscience de soi se conforme à l’effectivité, et ce autant que l’y autorise l’énergie de son caractère et de son talent originaires. Ce qui apparaît ici comme une violence de l’individu à laquelle la substance succomberait et, ce faisant, serait abolie, est la même chose que ce qu’est l’effectivation de cette substance. Car le pouvoir de l’individu consiste en ceci qu’il s’adapte à elle, c’est-à-dire qu’il se défait de son Soi-même, se pose donc lui-même comme la substance objectale qui est. C’est pourquoi sa culture et son effectivité propre sont l’effectivation de la substance elle-même.
Le Soi-même n’est effectif à soi qu’en tant que Soi-même aboli. C’est pourquoi il ne constitue pas pour lui l’unité de la conscience de soi-même et de l’objet ; mais c’est ce dernier qui pour lui est le négatif de soi-même. C’est donc le Soi-même, en ce qu’il est l’âme, qui développe et forme la substance en ses moments de telle sorte que l’opposé spiritualise l’autre, que chaque terme opposé donne pérexistence à l’autre par son propre étrangement et la reçoive pareillement de lui. En même temps, chaque moment a, face à l’autre, sa déterminité comme une validité indépassable et une effectivité solidement établie. La pensée fixe cette différence de la plus universelle des façons | 439 | par l’opposition absolue du bon et du mauvais, lesquels, en se fuyant l’un l’autre, ne peuvent en aucune manière devenir la même chose. Mais cet Être fermement établi a pour âme le passage immédiat dans l’opposé ; l’existence est au contraire le renversement de toute déterminité en sa déterminité opposée, et cet étrangement seul est l’essence et la conservation du tout. C’est ce mouvement d’effectivation et cette spiritualisation des moments que nous devons examiner maintenant ; l’étrangement s’étrangera lui-même, et le tout, grâce à lui, se reprendra dans son concept.
Il faut d’abord examiner la substance simple elle-même dans l’organisation immédiate de ses moments existants, mais encore non spiritualisés. De même que la nature se décompose en ses éléments universels, parmi lesquels l’air est l’essence permanente purement universelle et transparente — tandis que l’eau est celle qui est toujours sacrifiée — que le feu est leur unité animante qui résout sans cesse leur opposition tout autant qu’elle scinde leur simplicité en cette opposition — et que la terre enfin est le nœud solide de cette co-articulation et le sujet de ces essences, ainsi que de leur procès, leur départ et leur retour — de la même manière, l’essence intérieure ou l’esprit simple de l’effectivité consciente de soi se décompose en tout autant de masses du même genre, universelles, mais spirituelles, se déploie en un monde — en une première masse, l’essence universelle en soi, l’essence spirituelle identique à soi ; en une seconde masse, l’essence qui est pour soi | 440 | devenue non identique en elle-même, qui se sacrifie et fait don de soi ; et en une troisième essence, qui en tant que conscience de soi est sujet, et a immédiatement chez elle-même la force du feu — dans la première essence, elle est consciente d’elle-même comme étant l’être en soi ; tandis que dans la seconde, elle a le devenir de l’être pour soi grâce au sacrifice de l’universel. Mais l’esprit lui-même est l’être en soi et pour soi du tout qui se scinde en la substance en tant qu’elle perdure et la substance en tant qu’elle se sacrifie, et tout aussi bien la reprend dans son unité, à la fois comme la flamme qui s’allume et la consume, et comme sa figure qui dure. — Nous voyons que ces essences correspondent à la communauté et à la famille du monde éthique, mais sans l’esprit familier que celles-ci possèdent. En revanche, si le destin est étranger à cet esprit, la conscience de soi est et se sait ici comme leur puissance effective.
Il faut examiner ces membres, à la fois tels qu’ils sont d’abord représentés au sein de la conscience pure, comme des pensées ou des essences qui sont en soi, et tels qu’ils le sont dans la conscience effective, en tant qu’essences objectales. Dans la première forme, celle de la simplicité, la première essence, en tant qu’essence identique à soi-même, immédiate et immuable, de toute conscience, est le Bien : la puissance spirituelle, indépendante, de l’En soi, chez qui le mouvement de la conscience qui est pour soi ne joue que de manière accessoire. L’autre essence, en revanche, | 441 | est l’essence spirituelle passive, ou encore, l’universel en ce qu’il s’abandonne complètement et laisse les individus prendre chez lui la conscience de leur singularité ; c’est l’essence nulle, le Mauvais. — Ce processus de dissolution continue absolue de l’essence est lui-même quelque chose qui perdure ; de même que la première essence est la base, le point de départ et le résultat des individus, et que ceux-ci en elle sont purement universels, la seconde en revanche est, d’un côté, le pur être pour autre chose qui se sacrifie, et d’autre part, précisément pour cette raison, leur retour constant à soi-même en tant que singularité, et leur permanent devenir pour soi.
Mais ces notions simples de Bien et de Mauvais sont tout aussi immédiatement étrangées à elles-mêmes ; elles sont effectives et sont dans la conscience effective comme des moments objectaux. Et ainsi la première essence est le pouvoir d’État et l’autre est la richesse. Le pouvoir d’État, de même qu’il est la substance simple, est aussi l’œuvre universelle, l’ouvrage de tous ; et la Chose-même absolue dans laquelle est énoncée aux individus leur essence, et où leur singularité n’est tout simplement que la conscience de leur universalité — il est pareillement l’œuvre et le résultat simple d’où disparaît le fait que celui-ci provient de leur propre activité ; cette œuvre demeure la base absolue et la pérexistence de toute leur activité. — Cette substance éthérique simple de leur vie, du fait de cette détermination de leur immuable identité à soi, est Être, et partant, uniquement être pour autre chose. Elle est donc en soi immédiatement l’opposé | 442 | d’elle-même : richesse. Et bien que cette richesse soit instance passive ou nulle, elle n’en est pas moins pareillement essence spirituelle universelle, elle est tout autant résultat en constant devenir du travail et de l’activité de tous, qu’elle se redissout à son tour en jouissance de tous. Certes, dans la jouissance, l’individualité devient pour soi, ou encore, devient comme individualité singulière, mais cette jouissance elle-même est résultat de l’activité universelle ; de même que réciproquement elle produit le travail universel et la jouissance de tous. L’effectif a tout simplement pour signification spirituelle d’être immédiatement universel. Certes, chaque individu singulier est d’avis qu’à ce moment il agit pour son propre intérêt ; car il s’agit du moment où il se donne la conscience d’être pour soi, et il ne prend pas l’effectif, à cause de cela, pour quelque chose de spirituel ; mais, même en regardant les choses de l’extérieur, il apparaît que chacun dans sa jouissance donne à jouir à tous, travaille tout autant pour les autres que pour soi dans son travail, et que tous travaillent pour chacun ; en sorte que son être pour soi est en soi universel et que l’intérêt personnel est quelque chose qui n’est que dans la tête des gens et ne saurait en aucun cas parvenir à rendre effectif ce dont ils sont persuadés, savoir, de faire quelque chose qui ne profiterait pas à tous.
La conscience de soi reconnaît donc dans ces deux puissances spirituelles sa substance, son contenu et la fin qu’elle vise ; elle y contemple sa double essence, son être en soi dans l’une, son être pour soi dans l’autre. — Mais dans le même temps, étant l’esprit, elle est l’unité négative de leur pérexistence et de la séparation de l’individualité et de l’universel, ou encore, de l’effectivité | 443 | et du Soi-même. Domination et richesse sont donc présentes pour l’individu comme des objets, entendons, comme des objets dont il se sait libre et entre lesquels il croit qu’il peut choisir, ou même dont il croit qu’il peut ne choisir ni l’un ni l’autre. Lui-même, en ce qu’il est telle conscience libre et pure, vient faire face à l’essence en tant qu’essence qui n’est que pour lui. Il a dès lors l’essence en tant qu’essence en soi-même. — Dans cette conscience pure, les moments de la substance ne sont pas à ses yeux pouvoir d’État et richesse, mais les notions de bien et de mauvais. — Mais la conscience de soi est, par ailleurs, la relation de sa conscience pure à sa conscience effective, du pensé à l’essence objectale, elle est essentiellement le jugement. — Certes, pour les deux côtés de l’essence effective, il est déjà ressorti par l’effet de leurs déterminations immédiates lequel était le Bien, et lequel était le Mauvais ; le premier étant le pouvoir d’État, le second la richesse. Mais ce premier jugement ne peut être considéré comme un jugement de l’esprit ; l’un des côtés en lui n’a, en effet, été déterminé que comme ce qui est en soi, ou comme le positif, et l’autre uniquement comme ce qui est pour soi, et comme le négatif. Mais en tant qu’essences spirituelles, ils sont chacun l’interpénétration des deux moments et ne sont donc pas épuisés dans ces déterminations ; et la conscience de soi qui se réfère à eux est en soi et pour soi ; elle doit donc se référer à chacun de la manière double — ce qui fera ressortir leur nature — qui est d’être des déterminations étrangées à elles-mêmes. | 444 |
Or, pour la conscience de soi, est bon et en soi l’objet dans lequel elle se trouve, tandis qu’est mauvais celui dans lequel elle trouve le contraire de soi ; le bien est l’identité, et le mauvais la non-identité de la réalité objectale avec elle. En même temps, ce qui pour elle est bien et mauvais, est bien et mauvais en soi, car elle est précisément ce en quoi ces deux moments de l’être en soi et de l’être pour elle sont la même chose ; elle est l’esprit effectif des essences objectales, et le jugement est la démonstration de son pouvoir sur elles, qui fait d’elles ce qu’elles sont en soi. Ce n’est pas de savoir si ces essences objectales sont immédiatement en soi-même l’identique ou le non-identique, c’est-à-dire l’être en soi ou l’être pour soi abstrait, qui est leur critère et leur vérité, mais c’est ce qu’elles sont dans la relation que l’esprit a à elles ; leur identité, ou leur non-identité avec lui. La relation qu’il a envers ces essences, qui sont d’abord posées comme des objets, et deviennent par lui un en soi, devient en même temps leur propre réflexion en elles-mêmes, réflexion par laquelle elles acquièrent l’être spirituel effectif et qui fait survenir ce qui est leur esprit. Mais de même que leur première détermination immédiate se distingue de la relation que l’esprit instaure avec elles, de même le troisième moment, l’esprit propre de celles-ci, se distinguera du deuxième. — Leur deuxième en soi, celui qui surgit par la relation que l’esprit instaure avec elles, doit d’abord déjà se présenter différemment de l’en soi immédiat ; car cette médiation-là de l’esprit met au contraire la déterminité immédiate en mouvement et fait d’elle quelque chose d’autre. | 445 |
En suite de quoi, si la conscience qui est en soi et pour soi trouve bien maintenant dans le pouvoir d’État son essence simple et sa pérexistence en général, elle n’y trouve pas son individualité en tant que telle ; elle trouve son être en soi, mais pas son être pour soi ; elle y trouve au contraire l’agir dénié comme agir singulier et mis sous le joug de l’obéissance. L’individu, devant ce pouvoir, se réfléchit donc en lui-même ; ce pouvoir est pour lui l’essence oppressive et ce qui est mauvais ; car au lieu d’être ce qui est identique, il est par excellence le non-identique à l’individualité. — La richesse, en revanche, est le bien, elle tend à la jouissance universelle, elle se donne et abandonne et procure à tous la conscience de leur soi-même. Elle est en soi bienfaisance universelle ; quand elle refuse quelque bienfait et n’agrée pas à tout besoin, il s’agit là d’une contingence qui ne porte pas préjudice à son essence nécessaire universelle, qui est de se communiquer à tous les individus singuliers et d’être un donateur à mille mains.
Ces deux jugements donnent aux notions de bien et de mauvais un contenu qui est le contraire de celui qu’elles avaient pour nous. — Toutefois la conscience de soi ne s’est encore référée qu’incomplètement à ses objets, savoir, uniquement selon le critère de l’être pour soi. Or, la conscience est tout aussi bien une essence qui est en soi et doit pareillement faire de ce côté-là aussi un critère qui permette enfin d’achever le jugement spirituel. De ce côté-là, c’est le pouvoir d’État | 446 | qui lui énonce son essence ; ce pouvoir est : partie, loi au repos, stable ; partie, gouvernement et commandement ordonnançant les différents mouvements singuliers de l’activité universelle ; l’une est la substance simple proprement dite, l’autre est son activité, par laquelle elle anime et conserve tous et soi-même. L’individu y trouve donc son fondement et son essence à la fois énoncés, organisés et mis en action. — En revanche, la jouissance de la richesse ne lui permet pas d’éprouver son essence universelle, mais seulement d’obtenir la conscience périssable et la jouissance de lui-même comme d’une singularité qui est pour soi, et de sa non-identité avec son essence. — Les concepts de bien et de mauvais prennent donc ici un contenu opposé au précédent.
Ces deux modalités du jugement trouvent chacune une identité et une non-identité. La première conscience jugeante trouve le pouvoir d’État non identique à elle-même, et la jouissance de la richesse identique à elle-même ; la seconde, en revanche, trouve le premier identique, et cette dernière non identique à elle. On a affaire ici à un double constat d’identité et à un double constat de non-identité, à des façons opposées de se référer aux deux entités réelles. — Ce jugement différent, nous devons nous-mêmes le juger, et pour cela il nous faut adopter le critère déjà mis en place. Celui-ci nous indique que la relation de la conscience qui trouve identique est le bien, et que celle qui trouve non identique est le mauvais ; et ces deux modes de relation, nous devons désormais les fixer eux-mêmes comme autant de figures différentes de la conscience. | 447 | En se comportant de manières différentes, la conscience en vient elle-même à se subsumer sous la détermination de la diversité, savoir, à être bonne ou mauvaise, et ceci n’est pas la conséquence de ce qu’elle aurait pour principe, soit, l’être pour soi, soit, le pur être en soi, étant donné que l’un et l’autre sont des moments également essentiels ; le jugement double que nous avons examiné a représenté les principes séparément, et ne contient donc que des modalités abstraites du jugement. La conscience effective a chez elle-même ces deux principes, et la différence échoit seulement dans son essence, savoir, dans la relation qu’elle entretient elle-même avec le réel.
La modalité de cette relation est celle de l’opposition entre un mode qui est un rapport au pouvoir d’État et à la richesse comme à un égal, et un mode qui est un rapport à quelque chose qui n’est pas son égal. La conscience de la relation fondée sur un sentiment de parité est la conscience noble. Dans la puissance publique elle considère ce qui est son égal de telle sorte qu’en cette puissance elle a son essence simple et l’activation de celle-ci, et se trouve en service d’obéissance effective ainsi que de respect intime vis-à-vis d’elle. Pareillement, dans la richesse, elle vise à ce que cette richesse lui procure la conscience de son autre côté essentiel, de l’être pour soi ; c’est pourquoi elle la considère également comme une essence en relation à elle-même, reconnaît celui dont elle tire jouissance comme un bienfaiteur et se sent tenue par une obligation de gratitude.
La conscience de l’autre relation, en revanche, est la conscience basse ou vile, qui maintient fermement l’inégalité ou la non-identité | 448 | avec les deux essentialités ; qui donc voit dans le pouvoir du souverain une entrave violente et une oppression de l’être pour soi, et par conséquent hait le souverain, n’obéit qu’avec une sourde malignité et est toujours prête à bondir en état de révolte — de la même façon que dans la richesse, par laquelle elle parvient à la jouissance de son être pour soi, elle ne considère que la non-identité, savoir, la non-identité avec l’essence qui dure ; dès lors qu’elle ne parvient, par elle, qu’à la conscience de la singularité et de la jouissance périssable, l’aime tout en la méprisant, et que, quand disparaît la jouissance, ce qui en soi est chose disparaissante, elle considère que disparaît aussi son rapport au riche.
Or ces relations ne font encore qu’exprimer le jugement, la détermination de ce que les deux essences sont pour la conscience en tant qu’objets, mais pas encore ce qu’elles sont en soi et pour soi. La réflexion qui est représentée dans le jugement est d’une part d’abord seulement pour nous une position de l’une aussi bien que de l’autre détermination, et donc une même abolition de l’une et de l’autre, n’est pas encore la réflexion de celles-ci pour la conscience elle-même. Et d’autre part, elles ne sont encore qu’immédiatement des essences, elles ne sont ni devenues ceci, ni chez elles-mêmes conscience de soi ; ce pour quoi elles sont n’est pas encore leur vivification ; elles sont des prédicats qui ne sont pas encore eux-mêmes sujet. Et en vertu de cette séparation le tout du jugement spirituel échoit lui aussi encore à deux consciences dont chacune se trouve sous une détermination unilatérale. — Or, de même que l’indifférence | 449 | des deux côtés de l’étrangement — du côté de l’en soi de la pure conscience, c’est-à-dire des notions déterminées de bien et de mauvais, et du côté de leur existence comme pouvoir d’État et richesse — s’est élevée à la relation de l’un et de l’autre, c’est-à-dire au jugement, de même cette relation extérieure doit s’élever à l’unité interne, ou encore, doit, en tant que relation de pensée, s’élever à l’effectivité, et il faut que survienne l’esprit des deux figures du jugement. Et ceci se produit dès lors que le jugement devient une conclusion, un syllogisme, un mouvement de médiation dans lequel surgit la nécessité et le moyen terme des deux côtés du jugement.
La conscience noble se trouve donc dans le jugement face au pouvoir d’État dans une posture où celui-ci n’est certes pas encore un Soi-même, mais seulement la substance universelle dont cette conscience noble a cependant conscience comme de son essence, comme de sa fin et son contenu absolu. Et tout en se référant ainsi de manière positive à ce pouvoir, elle a un rapport négatif à l’endroit de ses propres fins, de son contenu particulier et de son existence particulière, elle les fait disparaître. Elle est l’héroïsme du service — la vertu qui sacrifie l’être singulier à l’universel, et ce faisant fait accéder celui-ci à l’existence — la personne, qui renonce d’elle-même à la possession et à la jouissance, et qui agit et est effective pour le pouvoir existant.
Par ce mouvement, l’universel est connecté avec l’existence en général, de même que la conscience existante s’éduque et forme par cette aliénation à l’essentialité. Ce dont cette conscience | 450 | s’étrange dans le service, c’est de sa conscience enfouie dans l’existence ; or l’être étrangé à soi est l’en soi ; cette éducation et culture lui confère donc du respect et pour lui-même et auprès des autres. Le pouvoir d’État cependant, qui n’était toujours que l’universel pensé, que l’en soi, devient précisément par ce mouvement un universel qui est, une puissance effective. Il n’est celle-ci que dans l’obéissance effective qu’il obtient par le jugement de la conscience de soi énonçant qu’il est l’essence, et par le libre sacrifice de celle-ci. Cette activité qui connecte l’essence avec le Soi-même produit cette effectivité double, à la fois soi-même comme ce qui a une effectivité vraie, et le pouvoir d’État comme le vrai qui a validité effective.
Mais cet étrangement ne fait pas encore de ce pouvoir une conscience de soi qui se sait comme pouvoir d’État ; il n’y a que sa loi, ou son en soi, qui vaille et soit reconnu ; il n’a pas encore de volonté particulière ; la conscience de soi en position de service, en effet, n’a pas encore aliéné son pur Soi-même, et ce n’est pas par lui qu’elle a investi d’esprit le pouvoir d’État ; elle ne l’a encore fait qu’avec son être ; elle ne lui a sacrifié que son existence, son être-là, pas son être en soi. — Cette conscience de soi vaut comme conscience de soi conforme à l’essence, elle est reconnue en vertu de son être en soi. En elle, c’est leur essence que les autres trouvent mise en action, et non leur être pour soi — leur pensée en général ou leur conscience pure s’y trouve accomplie, pas leur individualité. C’est pourquoi elle a validité dans leurs pensées, et jouit de | 451 | l’honneur. Elle est le fier vassal qui agit pour le pouvoir d’État dans la mesure où celui-ci n’est pas une volonté propre, mais une volonté essentielle et qui ne vaut pour soi que dans cet honneur, que dans la représentation essentielle de l’opinion générale, et non dans la représentation pleine de gratitude de l’individualité, car il n’a pas aidé celle-ci à parvenir à son être pour soi. Son langage, si elle se rapportait à une volonté propre du pouvoir d’État qui n’est pas encore advenue, serait le conseil qu’elle dispense pour le plus grand bien général.
Le pouvoir d’État est donc encore dépourvu de volonté face au conseil et ne décide pas encore entre les différentes opinions quant au plus grand bien général. Il n’est pas encore gouvernement, et du coup, n’est pas encore en vérité pouvoir d’État. — L’être pour soi, la volonté qui n’est pas encore sacrifiée en tant que volonté, est l’esprit intérieur qui s’est détaché des ordres de la société, qui face à son énonciation du plus grand bien général se réserve son plus grand bien particulier et est enclin à faire de ce bavardage sur le plus grand bien général un succédané de l’action. Le sacrifice qui est fait de l’existence dans le service est certes complet quand il s’est poursuivi jusqu’à la mort ; mais l’épreuve surmontée du danger de la mort à laquelle on survit laisse subsister une existence déterminée, et, partant, un pour soi particulier qui rend équivoque et suspect le conseil donné pour le plus grand bien général et se réserve en fait, face à la force d’État, | 452 | l’opinion propre et la volonté particulière. Si bien que le comportement du pour soi par rapport à ce pouvoir est encore un rapport d’inégalité et qu’il tombe sous la détermination de la conscience vile, toujours prête à s’insurger.
Au sein même de cette forme, de l’inégalité de l’être pour soi face à l’universalité du pouvoir d’État, cette contradiction qu’il lui faut abolir contient en même temps la forme qui fait que cette aliénation de l’existence, en s’accomplissant, savoir, dans la mort, est elle-même une aliénation qui est, non une aliénation qui retourne dans la conscience — qui fait que cette conscience ne lui survit pas, et n’est pas en soi et pour soi, mais passe seulement dans son contraire sans réconciliation avec lui. C’est pourquoi le seul vrai sacrifice de l’être pour soi est celui où il s’abandonne de façon aussi parfaite que dans la mort, mais cependant se conserve tout aussi bien dans cette aliénation ; il devient ainsi effectif en tant que ce qu’il est en soi, comme l’unité identique de soi-même et de soi en tant que l’opposé. Par le fait même que l’esprit intérieur mis à l’écart, le Soi-même en tant que tel surgit sur le devant de la scène et s’étrange, le pouvoir d’État est en même temps élevé au Soi-même propre ; de même que sans cet étrangement les actions de l’honneur, de la conscience noble et les bons conseils de son intelligence des choses demeureraient l’équivoque qui aurait encore à l’écart cette embuscade secrète de l’intention particulière et de la volonté propre.
Toutefois, cet étrangement ne se produit que dans le langage, qui apparaît ici dans sa signification | 453 | caractéristique. — Dans le monde du souci des bonnes mœurs et de la coutume, où il est loi et commandement — dans le monde de l’effectivité, où il est d’abord conseil, le langage a l’essence pour contenu et il est la forme de ce contenu ; tandis qu’ici, il acquiert pour contenu même la forme qu’il est, et vaut en tant que langage ; telle est la force de la parole : elle est ce qui accomplit ce qu’il faut accomplir. Car le langage est l’existence du Soi-même pur, en tant que Soi-même. En lui, la singularité pour soi de la conscience de soi accède en tant que telle à l’existence de telle manière qu’elle est pour d’autres. Je, le Je en tant que tel Je pur, n’existe pas autrement. Dans toute autre manifestation, il est enfoncé dans une effectivité, il est dans une figure dont il peut se retirer ; il est réfléchi en soi à partir de son action, comme à partir de son expression physiognomonique, et laisse là, en sa carence d’âme, ce genre d’existence incomplète où il y a toujours aussi bien trop que pas assez. Tandis que le langage contient ce Je dans sa pureté, lui seul prononce Je, le Je proprement dit. Cette existence qui est la sienne est, en tant qu’existence de ce qui est là, une objectalité qui a chez elle-même sa vraie nature. Je est tel Je, ce Je-ci, mais est tout aussi bien Je universel ; son apparition est tout aussi immédiatement l’aliénation et la disparition de ce Je-ci, et par conséquent, sa perdurée dans son universalité. Je qui s’exprime est entendu. C’est une contagion dans laquelle il est immédiatement passé dans l’unité avec ceux pour lesquels il existe, et où il est conscience de soi universelle. — Dans le fait même qu’il soit entendu, l’écho de son existence même se meurt | 454 | immédiatement ; cet être-autre qui est le sien est repris en soi-même ; et c’est précisément ceci qui est son existence de Maintenant conscient de soi, de ne pas être là au moment où il est là, et d’être là, d’exister par cette disparition même. Disparaître ainsi, pour lui, est donc soi-même immédiatement rester ; c’est son propre savoir de soi, et son savoir de soi comme de quelqu’un qui est passé dans un autre Soi-même, qui a été entendu, et qui est quelque chose d’universel.
L’esprit acquiert ici cette effectivité parce que les extrêmes dont il est l’unité ont pour détermination tout aussi immédiate d’être pour eux-mêmes des effectivités propres. Leur unité est désintégrée en côtés rigides dont chacun est pour l’autre un objet effectif exclu de lui. L’unité intervient donc comme un terme médian, qui est exclu et distingué de l’effectivité des côtés à l’écart l’un de l’autre ; elle a donc elle-même une objectalité effective distincte de ses côtés et est pour elle, c’est-à-dire est quelque chose qui existe. La substance spirituelle accède en tant que telle à l’existence, dès lors d’abord qu’elle s’est acquis pour côtés ce genre de consciences de soi, qui savent ce pur Soi-même comme une effectivité immédiatement valable, en sachant tout aussi immédiatement que ceci n’est que par l’étrangement d’une médiation. Par ce premier savoir, les moments se sont purifiés et clarifiés et sont devenus la catégorie qui se sait elle-même, et se sont par là purifiés jusqu’au point où ils sont des moments de l’esprit ; par le second, l’esprit accède en tant que | 455 | spiritualité à l’existence. Il est ainsi le terme médian qui présuppose ces extrêmes et est engendré par leur existence — mais il est tout aussi bien le tout spirituel qui surgit entre eux, qui se scinde en eux et engendre chacun d’eux seulement alors par ce contact, comme quelque chose qui dans son principe est un tout. — C’est le fait que les deux extrêmes soient déjà en soi abolis et désagrégés qui produit leur unité, et cette unité est le mouvement qui connecte les deux, échange leurs déterminations et les connecte, et ce, au sein même de chaque extrême. Cette médiation pose ainsi dans son effectivité le concept de chacun des deux extrêmes dans son effectivité, ou encore, elle fait de ce que chacun est en soi son esprit.
Les deux extrêmes, le pouvoir d’État et la conscience noble, sont désagrégés par cette dernière, le pouvoir d’État se décompose en l’universel abstrait auquel on obéit, et en la volonté qui est pour soi, mais qui n’échoit pas encore elle-même à cet universel abstrait ; et la conscience noble se décompose en l’obéissance de l’existence abolie, ou encore l’être en soi de l’estime de soi et de l’honneur ; et d’autre part en l’être pour soi pur non encore aboli, la volonté qui demeure encore dans l’embuscade de l’arrière-pensée. Les deux moments en lesquels les deux côtés se sont purifiés et clarifiés, et qui donc sont des moments du langage, sont l’universel abstrait, qu’on appelle le plus grand bien général, et le pur Soi-même, qui a renoncé dans le service à sa conscience enfoncée dans une existence multiple. L’un et l’autre sont, dans le concept, la même chose, car le pur Soi-même | 456 | est précisément l’universel abstrait, et c’est pourquoi leur unité est posée comme leur médian. Mais le Soi-même n’est seulement effectif qu’à l’extrême de la conscience — tandis que l’en soi ne l’est qu’à l’extrême du pouvoir d’État ; il manque à la conscience que le pouvoir d’État soit passé chez elle, non seulement en tant qu’honneur, mais aussi effectivement — et au pouvoir d’État, il manque que non seulement on lui obéisse en tant que « plus grand bien général », mais aussi en tant que volonté, ou encore, qu’il soit le Soi-même qui décide. L’unité du concept dans lequel le pouvoir d’État se trouve encore, et que la conscience est devenue en se purifiant, devient effective dans ce mouvement de médiation dont l’existence simple, en tant qu’élément médian, est le langage. — Cependant, elle n’a pas encore comme côtés deux Soi-même déjà là en tant que Soi-même, car le pouvoir d’État n’en est encore qu’à la spiritualisation qui en fait un Soi-même ; c’est pourquoi ce langage n’est pas encore l’esprit, tel qu’il se sait et s’énonce parfaitement.
La conscience noble, parce qu’elle est l’extrême du Soi-même, apparaît comme ce dont procède le langage, par lequel les côtés du rapport se configurent en totalités pourvues d’une d’âme. — L’héroïsme du service muet devient héroïsme de la flatterie. Cette réflexion parlante du service constitue le milieu et moyen terme spirituel qui se décompose, et réfléchit non seulement son extrême propre en soi-même, mais aussi en cet extrême lui-même l’extrême de la puissance universelle, et fait d’elle, | 457 | qui n’est encore qu’en soi, un être pour soi et une singularité de la conscience de soi. En sorte que l’esprit de ce pouvoir finit par être un monarque illimité — illimité, en ce que le langage de la flatterie élève le pouvoir à son universalité purifiée — ce moment, en tant que production du langage, de l’existence purifiée jusqu’à la clarté de l’esprit, est une identité à soi-même purifiée ; monarque, car il élève tout aussi bien la singularité à son sommet ; ce dont la conscience noble se défait de ce côté de l’unité spirituelle simple, est le pur en soi de sa pensée, son Je lui-même. Plus précisément, le langage élève la singularité, qui sans cela demeure de l’ordre du simple point de vue intime, à sa pureté existante en donnant au monarque le nom propre ; c’est en effet seulement dans le nom que la différence de l’individu singulier d’avec tous les autres est, non pas estimée telle dans une opinion, mais rendue effective par tous ; dans le nom, l’individu singulier vaut et est reconnu en sa singularité pure non plus seulement dans sa conscience, mais dans la conscience de tous. C’est par lui donc que le monarque est tout bonnement dissocié de tous, mis à part, et devient solitaire. En lui, il est l’atome qui ne peut rien partager ni communiquer à d’autres de son essence et qui n’a pas son pareil. — Ce nom est ainsi la réflexion en soi ou l’effectivité qui détient en sa personne le pouvoir universel ; c’est par lui que ce pouvoir est le monarque. Lui, cet individu singulier-ci, se sait à l’inverse être lui-même cet individu singulier-ci en ce qu’il est | 458 | le pouvoir universel par le fait que les nobles se disposent autour du trône, non seulement pour signifier qu’ils sont prêts à servir le pouvoir d’État, mais aussi à titre d’ornements, et qu’ils disent et redisent à celui qui est assis dessus ce qu’il est.
Le langage de leurs louanges est, de la sorte, l’esprit qui connecte les deux extrêmes dans le pouvoir d’État lui-même ; il réfléchit en soi la puissance abstraite et lui donne le moment de l’autre extrême, l’être pour soi qui veut et qui décide, et par là même lui donne une existence consciente de soi ; ou encore, cette conscience de soi effective singulière finit ainsi par se savoir de manière certaine comme le pouvoir. Il est le point du Soi-même dans lequel, par l’aliénation de la certitude intérieure, la multitude des points a conflué. — Mais dès lors que cet esprit propre du pouvoir d’État consiste à avoir son effectivité et son aliment dans le sacrifice de l’activité et du penser de la conscience noble, il est l’autonomie étrangée à elle-même ; la conscience noble, l’extrême de l’être pour soi, récupère l’extrême de l’universalité effective en échange de l’universalité de pensée dont elle s’est défaite. La puissance de l’État est passée à elle. C’est seulement chez elle que la puissance d’État est enfin véritablement mise en action ; dans son être pour soi, elle cesse d’être l’essence indolente, ainsi qu’elle apparaissait en tant qu’extrême de l’être en soi abstrait. — Considéré en soi, le pouvoir d’État réfléchi en lui-même, ou encore, le fait qu’il soit devenu esprit, ne signifie pas autre chose que ceci : qu’il | 459 | est devenu moment de la conscience de soi, c’est-à-dire qu’il n’est qu’en tant que pouvoir aboli. Ce faisant, il est désormais l’essence comme quelque chose dont l’esprit est d’être sacrifié et abandonné, ou encore, il existe comme richesse. Certes, face à la richesse que, selon le concept, il devient continûment, il perdure et pérexiste en même temps comme effectivité ; mais une effectivité dont le concept est précisément ce mouvement qui la fait passer, par le service et la vénération qui la font advenir, en son contraire, savoir, dans l’aliénation du pouvoir. Pour soi, le Soi-même caractéristique qui est sa volonté devient, en rejetant la conscience noble, une universalité qui s’aliène, une parfaite singularité et contingence abandonnée à la merci de la première volonté plus puissante venue ; ce qui lui reste d’autonomie universellement reconnue et non communicable, c’est le nom vide.
Si donc la conscience noble se déterminait et définissait comme celle qui se rapportait au pouvoir universel sur un mode de parité, sa vérité est au contraire de se conserver son propre être pour soi dans le service qu’elle accomplit, mais d’être, dans le renoncement proprement dit à sa personnalité, l’abolition et la destruction effectives de la substance universelle. Son esprit est le rapport de complète disparité qui consiste, d’un côté, à conserver sa volonté dans son honneur ; de l’autre, dans l’abandon de celle-ci, à s’étranger | 460 | pour une part son intériorité et devenir la suprême disparité avec soi-même, et pour une autre part à s’y soumettre la substance universelle et à rendre celle-ci complètement disparate à elle-même. — Il appert que, du coup, la déterminité qu’elle avait dans le jugement en regard de ce qui était traité de conscience vile, et, par là même, celle-ci aussi, ont disparu. Cette dernière a atteint son but, savoir, de faire passer le pouvoir universel sous l’être pour soi.
Ainsi enrichie par le pouvoir universel, la conscience de soi existe comme le bienfait universel, ou encore, elle est la richesse qui elle-même à son tour est objet pour la conscience. La richesse, en effet, est certes pour celle-ci l’universel assujetti, mais qui par cette première abolition n’est pas encore absolument revenu dans le Soi-même. — Le Soi-même n’a pas encore pour objet lui-même en tant que Soi-même, mais l’essence universelle abolie. Dès lors que cet objet vient seulement d’advenir, la relation que la conscience — qui n’a donc pas encore exposé sa non-identité avec lui — entretient avec lui, et qui est posée, est la relation immédiate ; elle est la conscience noble qui tient son être pour soi de l’universel devenu inessentiel, et par conséquent reconnaît cet objet et a de la reconnaissance envers le bienfaiteur.
La richesse a déjà chez elle-même le moment de l’être pour soi. Elle n’est pas l’universel désintéressé, dépourvu de Soi-même, du pouvoir d’État, ou encore la nature inorganique, naïve et spontanée de l’esprit, | 461 | mais elle est ce pouvoir tel qu’il se tient fermement à lui-même par la volonté, face à celui qui veut s’emparer de lui à des fins de jouissance. Mais dès lors que la richesse n’a que la forme de l’essence, cet être pour soi unilatéral, qui n’est pas en soi, mais est au contraire l’en soi aboli, est le retour inessentiel de l’individu en soi-même dans sa jouissance. La richesse a donc elle-même besoin d’être vivifiée ; et le mouvement de sa réflexion consiste en ce qu’elle devienne, elle, qui n’est que pour soi, un être en soi et pour soi, qu’elle, qui est l’essence abolie, devienne essence ; et ainsi elle tire et tient son propre esprit d’elle-même. — Il suffira, étant donné que la forme de ce mouvement a été discutée antérieurement, d’en déterminer ici le contenu.
La conscience noble ne se réfère donc pas ici à l’objet en tant qu’essence en général, mais c’est l’être pour soi lui-même qui pour elle est quelque chose d’étranger ; elle trouve son Soi-même, en tant que tel, étrangé, comme une effectivité objectale fermement établie qu’elle doit recevoir d’un autre être pour soi tout aussi fermement établi. Son objet est l’être pour soi ; il est donc ce qui est à elle ; mais parce qu’il est l’objet, cet être pour soi est en même temps immédiatement une effectivité étrangère qui est un être pour soi propre, une volonté propre, c’est-à-dire qu’elle voit son Soi-même soumis au pouvoir d’une volonté étrangère et c’est de celle-ci qu’il dépend qu’elle veuille bien lui laisser ce Soi-même. | 462 |
La conscience de soi peut faire abstraction de tout côté singulier et c’est pourquoi, dans une obligation la liant à un côté de ce genre, elle garde son statut d’instance reconnue et sa validité en soi d’essence qui est pour soi. Mais ici, elle se voit, du côté de sa pure effectivité la plus propre, de son Je, à la fois hors d’elle-même et appartenant à un autre, elle voit sa personnalité en tant que telle dépendante de la personnalité contingente d’un autre, de la contingence d’un instant, d’un arbitraire ou même de la plus quelconque des circonstances. — Dans le statut juridique, ce qui est soumis au pouvoir de l’essence objectale apparaît comme un contenu contingent dont on peut faire abstraction, et ce pouvoir ne concerne pas le Soi-même en tant que tel : celui-ci, au contraire, est reconnu. Mais ici, le Soi-même voit la certitude de soi en tant que telle être la chose la plus dénuée d’importance, la personnalité pure être l’impersonnalité absolue. C’est pourquoi l’esprit de sa gratitude est le sentiment aussi bien de cette très profonde abjection que de la plus profonde révolte. Dès lors que le Je pur lui-même se contemple hors de lui et déchiré, tout ce qui a continuité et universalité, tout ce qui est loi et est réputé juste et bon, est, en même temps, dans ce déchirement, disloqué et réduit à néant. Tout ce qui est identique est dissous, car ce à quoi on a affaire, c’est à la plus pure absence d’identité, à l’inessentialité absolue de l’absolument essentiel, à l’être hors de soi de l’être pour soi ; le pur Je lui-même est absolument désagrégé. | 463 |
Si donc cette conscience récupère certes de la richesse l’objectalité de l’être pour soi et l’abolit, elle n’est pas seulement non achevée selon son concept, comme l’était la réflexion précédente, mais insatisfaite pour elle-même ; la réflexion, étant donné que le Soi-même se reçoit comme quelque chose d’objectal, est la contradiction immédiate posée dans le pur Je lui-même. Mais en tant que Soi-même, il est en même temps immédiatement au-dessus de cette contradiction, il est l’élasticité absolue qui réabolit ce caractère aboli du Soi-même, rejette cette abjection, où son être pour soi finit par lui être étranger, et se rebelle contre cette réception de lui-même, est pour soi dans le fait même du recevoir.
Dès lors, donc, que le rapport qui est celui de cette conscience est lié à ce déchirement absolu, la différence inhérente à ce rapport, savoir, d’être déterminé comme noblesse d’esprit face à la bassesse, tombe dans son esprit, et l’une et l’autre y sont la même chose. En outre, l’esprit de la richesse bienfaisante peut être distingué de l’esprit de la conscience qui reçoit le bienfait, et doit être examiné en particulier. — Il était l’être pour soi sans essence, l’essence abandonnée ; mais en étant communiqué, il devient En soi ; en accomplissant sa détermination, qui était de se sacrifier, la richesse abolit la singularité, qui consiste à ne consommer et jouir que pour soi, et, en tant que singularité abolie, elle est universalité ou essence. — Ce qu’elle communique, ce qu’elle donne à d’autres, c’est l’être pour soi. Toutefois | 464 | elle ne s’adonne pas comme une nature dépourvue de Soi-même, comme la condition de la vie s’abandonnant de manière spontanée et naïve, mais comme une essence consciente de soi, qui se tient soi-même pour soi-même : elle n’est pas la puissance inorganique de l’élément, dont la conscience réceptrice sait qu’elle est en soi périssable, mais le pouvoir sur le Soi-même, la puissance qui se sait indépendante et arbitraire, et qui sait en même temps que ce qu’elle dispense et dépense est le Soi-même d’un autre. — La richesse partage donc l’abjection avec le client, mais c’est l’orgueil qui vient prendre la place de la révolte. Car, tout comme le client, elle sait d’un côté l’être pour soi comme une chose contingente ; mais elle est elle-même cette contingence sous la coupe de laquelle la personnalité se trouve. Dans cette outrecuidance qui s’imagine avoir obtenu par un repas un Moi-même étranger et s’être acquis par là même la soumission de son essence la plus intime, elle ne voit pas la révolte intérieure de l’autre ; elle ne voit pas la répudiation intégrale de toute entrave, ce pur déchirement pour qui, dès lors que l’identité à soi de l’être pour soi est tout bonnement devenue non identique, tout ce qui est identique, toute pérexistence est déchirée et détruite, et qui donc détruit, de plus, l’opinion et le point de vue sur le bienfaiteur. La richesse se trouve immédiatement au bord de ce plus intime des précipices, de cet abîme sans fond où il n’est plus de substance ni rien à quoi se retenir ; et dans cet abîme elle ne voit rien d’autre qu’une chose commune, un jeu de son humeur, un hasard de | 465 | son arbitraire ; son esprit est d’être l’opinion inconsistante, tout à fait dépourvue d’essence, la superficie désertée par l’esprit.
De même que la conscience de soi avait son langage face au pouvoir d’État, ou que l’esprit surgissait entre ces extrêmes comme terme médian effectif, elle n’est pas non plus dépourvue de langage face à la richesse, mais plus encore, c’est sa révolte qui a son langage propre. Le langage qui donne à la richesse le sentiment de son essentialité, et s’empare d’elle ce faisant, est également le langage de la flatterie, mais de la flatterie non noble — ce qu’il énonce en effet comme étant l’essence, il sait que c’est l’essence abandonnée, l’essence qui n’est pas en soi. Or, le langage de la flatterie, comme nous l’avons déjà rappelé antérieurement, est l’esprit encore unilatéral. Car si les moments de cet esprit sont bien le Soi-même parvenu à l’existence pure par purification de la culture du service, et l’être en soi du pouvoir, le pur concept cependant dans lequel le Soi-même simple et l’en soi, ce pur Je et cette essence ou cette pensée pure sont la même chose — cette unité des deux côtés entre lesquels l’interaction se déroule, n’est pas dans la conscience de ce langage. Pour lui l’objet est encore l’en soi par opposition au Soi-même. Ou encore : l’objet n’est pas en même temps pour lui son propre Soi-même en tant que tel. — Tandis que le langage du déchirement est le langage parfait et le véritable esprit existant de tout ce monde de la culture. Cette conscience de soi, | 466 | à laquelle échoit la révolte qui déclare abjecte son abjection, est immédiatement l’identité absolue à soi-même au sein du déchirement absolu, la pure médiation avec soi-même de la pure conscience de soi. Elle est l’identité du jugement d’identité dans lequel une seule et même personne est aussi bien sujet que prédicat. Mais ce jugement d’identité est en même temps le jugement infini ; car cette personnalité est absolument coupée en deux, et sujet et prédicat sont des Êtres chacun dans leur être tout simplement indifférents l’un à l’autre, qui ne sont en rien concernés l’un par l’autre, sans unité nécessaire, à tel point même que chacun est le pouvoir d’une personnalité propre. L’être pour soi a pour objet son être pour soi comme quelque chose de tout simplement autre et en même temps, tout aussi immédiatement, comme soi-même, soi-même en tant qu’un autre, non pas que cet autre eût un autre contenu, mais parce que le contenu est le même Soi-même dans la forme de l’antagonisme absolu et de l’existence parfaitement propre et indifférente. On a donc affaire ici à l’esprit de ce monde réel de la culture, conscient de soi dans sa vérité et conscient de son concept.
Il est cet invertissement et cet étrangement absolus et universels de l’effectivité et de la pensée ; la pure culture. Ce dont on fait l’expérience dans ce monde, c’est que ni les essences effectives du pouvoir et de la richesse — ni leurs concepts déterminés, le bien et le mal, ou la conscience du bien et du mal, la conscience noble et la conscience vile, n’ont de vérité ; mais que tous ces | 467 | moments s’invertissent au contraire l’un à l’intérieur de l’autre, et que chacun est le contraire de soi-même. — Le pouvoir universel qui est la substance, en parvenant à la spiritualité propre par le principe de l’individualité, ne reçoit le Soi-même propre que comme le nom qui lui est apposé, et tout en étant pouvoir effectif, est au contraire l’essence impuissante qui se sacrifie elle-même. — Mais cette essence démunie de Soi-même, et complètement abandonnée, ou encore, le Soi-même devenu chose, est au contraire le retour de l’essence en soi-même, l’être pour soi qui est pour soi, l’existence de l’esprit. — Les pensées de ces essences, les notions de bien et de mauvais, s’invertissent donc tout aussi bien dans ce mouvement ; ce qui est déterminé comme bien est mauvais ; ce qui est déterminé comme mauvais est bon. Les consciences de chacun de ces moments, jugées comme conscience noble et conscience vile, sont au contraire dans leur vérité tout aussi bien l’inverse de ce que ces déterminations sont censées être. La conscience noble est donc vile et abjecte, de la même façon que l’abjection se retourne en noblesse de la plus cultivée des libertés de la conscience de soi. Tout, d’un point de vue formel, est aussi bien, vu de l’extérieur, l’inverse de ce qu’il est pour soi ; et à son tour, ce qu’il est pour soi, il ne l’est pas en vérité, mais est autre chose que ce qu’il veut être. L’être pour soi est, au contraire, la perte de soi-même, et l’étrangement de soi est bien plutôt conservation de soi. — On constate donc ceci, que tous les moments exercent l’un à l’égard de l’autre une justice universelle, | 468 | que chacun est tout aussi bien en soi-même étrangé à soi, qu’il va par ailleurs s’imaginer en son contraire et de la sorte invertit ce contraire. — Mais l’esprit vrai est précisément cette unité des moments absolument séparés, et c’est, au reste, précisément par la libre effectivité de ces extrêmes dépourvus de Soi-même, en étant leur médian, qu’il accède à l’existence. Son existence est la parlerie universelle et le jugement ravageur, sous l’effet desquels tous ces moments censés valoir comme essences et membres effectifs du tout, se dissolvent, et qui sont aussi bien ce jeu avec soi-même qui se dissout lui-même. C’est pourquoi cette parlerie et ce jugement sont le vrai et l’incoercible aussi longtemps qu’ils submergent tout ; ce dont il y a seulement vraiment à s’occuper dans ce monde réel. La moindre partie de ce monde y parvient à ce que son esprit soit exprimé, ou à ce qu’on parle d’elle ou dise avec esprit ce qu’elle est. — La conscience honnête prend chaque moment comme une essentialité durable et est l’inculte irréflexion qui consiste à ne pas savoir qu’elle fait tout aussi bien l’inverse. Tandis que la conscience déchirée est la conscience de l’invertissement, en l’occurrence, de l’invertissement absolu ; l’élément dominant en elle est le concept, qui rassemble les pensées fortement éloignées les unes des autres aux yeux de l’honnêteté, et dont le langage est par conséquent très spirituel : il a de l’esprit.
Le contenu du discours que l’esprit tient de et sur lui-même est donc l’invertissement de tous les concepts et de toutes les réalités, | 469 | la tromperie universelle de soi-même et des autres, et c’est précisément pour cela que l’impudence qu’il y a à énoncer cette tromperie est la plus grande vérité. Ce discours est l’extravagance du musicien dérangé qui « entassait et brouillait ensemble trente airs italiens, français, tragiques, comiques, de toutes sortes de caractères ; tantôt avec une voix de basse-taille il descendait jusqu’aux enfers, tantôt s’égosillant et contrefaisant le fausset, il déchirait le haut des airs, successivement furieux, radouci, impérieux, ricaneur24 ». — À la conscience tranquille qui place d’honnête façon la mélodie du bien et du vrai dans l’égalité des tons, c’est-à-dire dans une seule et même note, ce discours apparaît comme « un galimatias de sagesse et de folie, comme un mélange d’habileté autant que de bassesse, d’idées justes et alternativement fausses, d’une perversité si générale de sentiments, d’une turpitude si complète, et d’une franchise si peu commune. Elle ne pourra refuser d’entrer dans tous ces tons et de parcourir de haut en bas toute l’échelle des sentiments, depuis le rejet et le mépris le plus profond jusqu’à la plus haute admiration et émotion ; dans celle-ci sera fondue une teinte de ridicule qui les dénature25 » ; tandis que les premiers sentiments auront dans leur franchise même une teinte réconciliante, auront dans leur bouleversante profondeur ce caractère tout-puissant qui se donne à lui-même l’esprit. | 470 |
Si nous examinons maintenant, face au discours de cette confusion qui à ses propres yeux se trouve claire, le discours de cette conscience simple du vrai et du bien dont nous parlions, celui-ci ne pourra guère, face à la faconde franche et consciente d’elle-même de l’esprit de la culture, être autrement que monosyllabique ; cette conscience simple ne peut rien dire en effet à l’esprit qu’il ne sache et dise lui-même. Si elle va au-delà de son monosyllabisme, elle dit donc la même chose que ce que lui énonce, en y ajoutant la déraison d’imaginer qu’elle dit quelque chose de nouveau et de différent. Même les syllabes qu’elle prononce, honteux, vil, sont déjà cette déraison, car cet esprit les dit lui-même spontanément. Quand cet esprit invertit dans son discours tout ce qu’il y a de monotone, parce que ces choses identiques à soi ne sont qu’une abstraction, alors que dans leur effectivité elles sont au contraire l’invertissement en soi-même, et quand, à l’inverse, la conscience bien droite prend sous sa protection le bien et le noble, c’est-à-dire ce qui se maintient identique dans sa manifestation extérieure, de la seule manière qui soit ici possible — c’est-à-dire de telle manière qu’il ne perde pas sa valeur parce qu’il serait lié ou mêlé au mal (car c’est là sa condition et son corollaire nécessaire, et c’est en cela que consiste la sagesse de la nature) — cette conscience, tout en s’imaginant qu’elle contredisait, n’a fait alors que résumer le contenu du discours de l’esprit d’une manière triviale qui consiste à s’imaginer, de façon irréfléchie, qu’en faisant du contraire de ce qui est noble et bien la condition et le corollaire nécessaire de ce qui est noble et bien, elle fait autre chose que de dire que ce qui est nommé noble | 471 | et bon est dans son essence le contraire de soi-même, de même qu’à l’inverse ce qui est mauvais est ce qui est excellent.
Si la conscience simple substitue à cette pensée peu spirituelle l’effectivité de l’excellence, en exposant cette dernière dans l’exemple d’un cas inventé, ou même d’une anecdote authentique, et montre ainsi qu’elle n’est pas un nom vide, mais existe bel et bien, vient s’y opposer alors l’effectivité universelle de l’activité invertie du monde réel tout entier, où cet exemple ne constitue que quelque chose de tout à fait isolé, un cas d’espèce. Et exposer l’existence de ce qui est noble et bon comme une anecdote singulière, qu’elle soit inventée ou réelle, est bien la plus amère chose qu’on puisse en dire. — Si, pour finir, la conscience simple réclame la dissolution de ce monde où tout est inverti, elle ne peut adresser à l’individu l’exigence qu’il s’éloigne de ce monde, car Diogène dans son tonneau est encore conditionné par lui, et l’exigence formulée à l’endroit de l’individu singulier est précisément ce qui est considéré comme mauvais, savoir, se soucier de soi en tant qu’individu singulier. Mais adressée à l’individualité universelle, l’exigence de cet éloignement ne peut avoir ce sens que la raison abandonnerait de nouveau la conscience spirituelle cultivée à laquelle elle est parvenue, enfoncerait de nouveau toute la richesse déployée de ses moments dans la simplicité du cœur naturel, et retomberait dans la sauvagerie et la proximité de la conscience animale | 472 | qu’on appelle nature, et aussi innocence, l’exigence de cette dissolution ne peut au contraire s’adresser qu’à l’esprit de la culture lui-même, pour lui demander de sortir de sa confusion, de revenir à soi comme esprit et d’acquérir une conscience plus haute encore.
Or l’esprit, en fait, a déjà accompli ceci chez lui-même. Le déchirement de la conscience, qui est conscient de lui-même et qui s’exprime, est l’éclat de rire méprisant sur l’existence, aussi bien que sur la confusion du tout et sur soi-même ; et ce rire est en même temps l’écho déclinant qui peut encore s’entendre de toute cette confusion. — Cette vanité, qui se perçoit elle-même, de toute effectivité et de tout concept déterminé est la réflexion redoublée du monde réel en soi-même ; une première fois, au sein de ce Soi-même de la conscience, en tant que celle-ci est telle conscience particulière, une deuxième fois, dans sa pure universalité, ou encore, dans la pensée. Du premier côté, l’esprit parvenu à soi a le regard dirigé vers l’intérieur du monde de l’effectivité, et a encore celui-ci pour fin et contenu immédiat ; mais de l’autre côté, son regard, pour une part, porte uniquement en lui-même, et est négatif à l’égard de ce monde, et, pour une autre part, est détourné de soi et dirigé vers le ciel, c’est l’au-delà de ce monde qui est son objet.
Dans ce premier côté, celui du retour dans le Soi-même, la vanité de toutes choses est sa propre vanité, ou encore, c’est le Soi-même qui est vain. C’est le Soi-même qui est pour soi, qui sait non seulement juger et discourir bavardement de tout, mais aussi dire, avec esprit, dans leur contradiction les essences fermement établies | 473 | de l’effectivité, aussi bien que les déterminations fermement établies que le jugement pose, et cette contradiction est leur vérité. — Du point de vue de la forme, il sait toute chose étrangée à soi-même ; l’être pour soi séparé de l’être en soi ; ce qu’on veut dire, et la fin visée, séparés de la vérité ; et, séparé à son tour de l’un et de l’autre, l’être pour autre chose, ce qui est avancé séparé de l’opinion véritable qu’on a, de ce qui est vraiment en cause et de l’intention vraiment poursuivie. — Il sait donc énoncer correctement chaque moment par opposition à l’autre, et notamment il sait dire l’état d’invertissement de tous, il sait mieux qu’il ne l’est ce que chaque moment est, quelle que soit sa déterminité. Dès lors qu’il connaît le substantiel selon le côté de l’absence d’unité et du conflit qu’il unit en lui-même, mais non du côté de cette unité, il s’y entend très bien à juger le substantiel, mais il a perdu la capacité de le comprendre, de l’appréhender. — Cette vanité a besoin en l’occurrence de la vanité de toutes choses pour puiser dans celles-ci la conscience du Soi-même qu’elle se donne, et donc les produit elle-même, est l’âme qui les porte. Pouvoir et richesse sont les fins suprêmes qu’il s’efforce d’atteindre, il sait que par le renoncement et le sacrifice il s’éduque jusqu’à l’Universel, parvient à la possession de celui-ci et atteint dans cette possession la validité universelle ; pouvoir et richesse sont les puissances reconnues effectives. Mais cette valeur qu’il a est elle-même vaine, et en s’emparant, précisément, de l’une et de l’autre, il les sait comme n’étant pas des instances autonomes, il sait au contraire que c’est lui-même qui est leur pouvoir dominant, et que, quant à elles, elles sont vaines. Et qu’il soit ainsi, | 474 | dans leur possession même, sorti d’elles, c’est ce qu’il expose dans ce langage plein d’esprit, qui, du coup, est à la fois son intérêt suprême et la vérité de tout cela. C’est en lui que ce Soi-même, en ce qu’il est ce pur Soi-même ne ressortissant pas aux déterminations effectives ni pensées, devient pour lui-même Soi-même spirituel, qu’il détient véritablement une validité universelle. Il est la nature de tous les rapports qui se déchire elle-même, et le déchirement conscient de celle-ci ; mais c’est uniquement comme conscience de soi révoltée qu’il connaît son propre déchirement, et dans ce savoir-là de celui-ci, il s’est immédiatement élevé au-dessus de lui. Tout contenu devient dans cette vanité quelque chose de négatif qui ne peut plus être compris positivement ; l’objet positif est seulement le pur Je lui-même, et la conscience déchirée est en soi cette pure identité à soi-même de la conscience de soi revenue à elle-même.
b. La croyance et l’intelligence pure
L’esprit de l’étrangement de soi-même a, dans le monde de la culture, son existence. Mais dès lors que ce tout a été étrangé à lui-même, il y a, au-delà de ce monde, le monde non effectif de la pure conscience, ou de la pensée en général. Ce monde-ci a pour contenu le purement pensé, la pensée est son élément absolu. Mais dès lors que la pensée est d’abord l’élément de ce monde-ci, la conscience ne fait qu’avoir ces pensées, mais | 475 | elle ne les pense pas encore, ou ne sait pas que ce sont des pensées ; celles-ci sont au contraire pour elles dans la forme de la représentation. Elle quitte en effet l’effectivité pour passer dans la conscience pure, mais elle est elle-même encore de toute façon dans la sphère et la déterminité de l’effectivité. La conscience déchirée n’est d’abord qu’en soi l’identité à soi de la conscience pure, pour nous, et non pas pour elle-même. Elle n’est donc que l’élévation immédiate, non encore achevée en elle-même, et a encore en soi son principe opposé qui la conditionne, sans s’en être rendu maître par le mouvement intermédié. C’est pourquoi l’essence de sa pensée ne vaut pas pour elle comme essence uniquement dans la forme de l’En soi abstrait, mais dans celle d’un En soi d’effectivité commune, d’une effectivité qui a seulement été élevée dans un autre élément, sans avoir perdu en celui-ci la déterminité d’une effectivité non pensée. — Elle doit être essentiellement distinguée de l’En soi qui est l’essence de la conscience stoïcienne ; celle-ci ne prenait en compte que la forme de la pensée en tant que telle, qui, en l’espèce, puisait dans la réalité effective un contenu quelconque étranger à elle ; tandis que, pour la conscience dont nous parlons, ce n’est pas la forme de la pensée qui doit être prise en compte. — De la même façon, elle doit être distinguée de l’En soi de la conscience vertueuse, pour qui certes l’essence est en relation avec l’effectivité, pour qui elle est l’essence de l’effectivité elle-même — mais une essence de l’effectivité qui n’est elle-même encore qu’ineffective ; ce qui compte pour la conscience dont nous parlons c’est qu’au-delà même de | 476 | l’effectivité, elle soit quand même essence effective. De la même façon, le Juste et Bon en soi de la raison légiférante et l’universel de la conscience qui examine la loi n’ont pas la détermination de l’effectivité. — Si donc, à l’intérieur du monde de la culture lui-même, la pure pensée tombait comme un côté de l’étrangement, savoir, comme le critère du bien et du mauvais abstraits dans le jugement, une fois qu’elle a effectué tout le parcours du mouvement du tout, elle a été enrichie du moment de l’effectivité, et par là, du contenu. Mais cette effectivité de l’essence n’est en même temps qu’une effectivité de la conscience pure, non de la conscience effective ; et si elle est élevée dans l’élément de la pensée, elle ne vaut pas encore pour cette conscience comme une pensée, mais, au contraire, est pour elle au-delà de son effectivité propre ; car la première, l’effectivité de la conscience pure, est la fuite hors de cette dernière.
Si la religion — car il va de soi que c’est d’elle qu’il est question — entre en scène ici comme la croyance propre au monde de la culture, elle n’entre pas encore en scène telle qu’elle est en soi et pour soi. — Elle nous est déjà apparue dans d’autres déterminités, savoir, comme conscience malheureuse, comme figure du mouvement sans substance de la conscience elle-même. — Elle est apparue aussi à même la substance éthique, comme croyance aux Enfers, mais la conscience de l’esprit qui s’en est allé n’est pas à proprement parler croyance, n’est pas l’essence posée au-delà de l’effectif, dans l’élément de la conscience pure, elle a au contraire une présence | 477 | immédiate ; son élément est la famille. — Tandis qu’ici, la religion a pour une part procédé de la substance, et en est conscience pure ; et, d’autre part, cette conscience pure s’est étrangée à sa conscience effective, son essence s’est étrangée à son existence. Elle n’est donc certes plus le mouvement sans substance de la conscience, mais elle a encore la déterminité d’opposition à l’effectivité, en tant qu’elle est telle effectivité en général, et d’opposition à l’effectivité de la conscience de soi en particulier, c’est pourquoi elle n’est essentiellement qu’une croyance.
Cette conscience pure de l’essence absolue est une conscience étrangée. Il faut voir de plus près comment se détermine ce dont elle est l’autre, et on ne peut l’examiner qu’en liaison avec celui-ci. Dans un premier temps, en effet, cette conscience pure semble n’avoir face à soi que le monde de l’effectivité. Mais dès lors qu’elle est la fuite hors de ce monde-là, ce qui fait d’elle la déterminité de l’opposition, elle a ce monde chez elle-même ; c’est pourquoi la conscience pure est essentiellement étrangée à soi chez elle-même, et la croyance ne constitue qu’un côté d’elle. L’autre côté, en même temps, a déjà surgi pour nous. La conscience pure, en effet, est une réflexion depuis le monde de la culture telle que la substance de ce monde, ainsi que les masses en lesquels il s’articule, se montrent pour ce qu’elles sont, comme des entités spirituelles, comme des mouvements absolument inquiets ou des déterminations qui s’abolissent immédiatement en leur contraire. Leur essence, la conscience | 478 | simple, est donc la simplicité de la différence absolue, qui, immédiatement, n’est pas une différence. Elle est ainsi le pur être pour soi, non pas en tant qu’être pour soi de tel individu singulier, mais le Soi-même universel en lui-même, en tant que mouvement inquiet qui agresse la quiète essence stable de la chose et la pénètre de part en part. En elle, la certitude, qui se sait immédiatement comme vérité, est la pensée pure, présente comme le concept absolu dans la puissance de sa négativité, qui détruit radicalement toute essence objectale censée se trouver face à la conscience, et en fait un être de la conscience. — Cette conscience pure est en même temps et tout aussi bien simple, puisque sa différence, précisément, n’en est pas une. Mais au titre de cette forme de la réflexion simple en soi-même, elle est l’élément de la croyance, dans lequel l’esprit a la déterminité de l’universalité positive, de l’être en soi face à cet être pour soi de la conscience de soi. — Refoulé de ce monde sans essence qui ne fait que se dissoudre, repoussé en soi-même, l’esprit, quant à sa vérité, est, de manière indissociablement unie, aussi bien le mouvement absolu et la négativité de sa propre apparition phénoménale, que l’essence satisfaite en elle-même, et le repos positif de ces deux moments. Mais quand ils se trouvent tout simplement sous la déterminité de l’étrangement, ces deux moments se disjoignent en une conscience double. Le premier moment est l’intelligence pure, en ce que celle-ci est le procès spirituel qui se résume dans la conscience de soi, procès qui a face à lui-même la conscience du positif, la forme de l’objectalité | 479 | ou de la représentation, et se tourne contre tout cela ; mais l’objet propre de l’intelligence pure est seulement le pur Je. — Tandis que la conscience simple du positif ou de la tranquille identité à soi a pour objet l’essence intérieure en tant qu’essence. C’est pourquoi l’intelligence pure n’a d’abord aucun contenu chez elle-même, puisqu’elle est l’être pour soi négatif ; tandis qu’à la croyance appartient le contenu, sans qu’il y ait intelligence des choses. Si l’intelligence ne sort pas de la conscience de soi, la croyance a certes pareillement son contenu dans l’élément de la pure conscience de soi, mais c’est dans l’activité de pensée, et non dans des concepts, dans la pure conscience, pas dans la pure conscience de soi. Ce qui fait, certes, qu’elle est pure conscience de l’essence, c’est-à-dire de l’intérieur simple, et donc est pensée : c’est-à-dire le moment principal dans la nature de la croyance, que le plus souvent on ne voit pas. L’immédiateté avec laquelle l’essence est en elle réside en ceci que son objet est essence, c’est-à-dire une pure pensée. Mais dans la mesure où l’activité de pensée pénètre dans la conscience, où la pure conscience pénètre dans la conscience de soi, cette immédiateté prend la signification d’un être objectal résidant au-delà de la conscience du Soi-même. C’est cette signification, que l’immédiateté et la simplicité du pur penser prennent dans la conscience, qui fait que l’essence de la croyance tombe du penser dans la représentation et devient un monde suprasensible, qui serait essentiellement un autre de la conscience de soi. | 480 | — Tandis que dans l’intelligence pure, le passage de la pensée pure dans la conscience a la détermination opposée ; l’objectalité y signifie un contenu seulement négatif, qui s’abolit et retourne dans le Soi-même, c’est-à-dire que seul le Soi-même est à ses yeux à proprement parler l’objet, ou encore, que l’objet n’a de vérité que pour autant qu’il a la forme du Soi-même.
De même que la croyance et l’intelligence pure ressortissent conjointement à l’élément de la conscience pure, elles sont aussi conjointement le retour depuis le monde effectif de la culture. C’est pourquoi elles se présentent sous trois aspects : chaque moment est, en premier lieu, en soi et pour soi hors de tout rapport avec l’autre ; en second lieu, chacun est en relation au monde effectif opposé à la pure conscience, et enfin, troisièmement, chaque moment est en relation à l’autre au sein de la pure conscience.
Le côté de l’être en soi et pour soi dans la conscience croyante est son objet absolu, dont nous avons mis en évidence le contenu et la détermination. Cet objet, en effet, d’après le concept de la croyance, n’est rien d’autre que le monde réel élevé à l’universalité de la pure conscience. C’est pourquoi c’est aussi l’articulation de ce monde réel qui constitue l’organisation de celui de la croyance, à ceci près que dans ce dernier, les différentes parties ne s’étrangent pas dans leur spiritualisation, mais sont des essences qui sont en soi et pour soi, des esprits retournés en soi et demeurant chez eux-mêmes. — C’est pourquoi le mouvement | 481 | de leur passage n’est que pour nous un étrangement de la déterminité dans laquelle elles sont dans leur différence, et ne constitue que pour nous une série nécessaire ; tandis que pour la croyance, leur différence n’est qu’une diversité au repos, et leur mouvement un advenir, un événement.
Pour les nommer brièvement d’après la détermination extérieure de leur forme, on dira que, de même que dans le monde de la culture le premier élément était le pouvoir d’État ou le bien, la première chose ici est l’essence absolue, l’esprit en soi et pour soi dans la mesure où il est la substance éternelle et simple. Mais cette substance, dans la réalisation de son concept, qui la détermine et définit comme esprit, passe dans l’être pour autre chose ; son identité à soi-même devient l’essence absolue effective qui se sacrifie, qui devient un Soi-même, mais un Soi-même transitoire et périssable. C’est pourquoi le troisième moment est celui du retour de ce Soi étrangé et de la substance humiliée en sa simplicité première, et c’est seulement de cette manière qu’elle est enfin représentée comme esprit. –
Ces essences différenciées, une fois revenues du cours changeant du monde effectif et reprises en elles-mêmes par la pensée, sont les immuables esprits éternels dont l’être est de penser l’unité qu’elles constituent. Ainsi dégagées de la conscience de soi, ces essences y interviennent pourtant ; si l’essence était inébranlablement dans la forme de la première substance simple, elle resterait étrangère à la conscience. Mais l’aliénation de cette substance et ensuite son esprit ont chez eux le moment de l’effectivité, et par là même participent de la conscience de soi | 482 | croyante, ou encore, la conscience croyante appartient au monde réel.
Selon ce deuxième rapport, la conscience croyante a, d’une part, elle-même son effectivité dans le monde réel de la culture, elle en constitue l’esprit et l’existence, que nous avons examinés ; mais, d’autre part, elle vient s’opposer à cette effectivité qui est la sienne, en ce que celle-ci est vanité, et elle est le mouvement d’abolition de celle-ci. Ce mouvement ne consiste pas en une conscience débordant d’esprit qui dénoncerait le caractère inverti de ce monde réel, car elle est la conscience simple qui compte l’attitude spirituelle elle-même au nombre de ce qui est vain, étant donné que cette attitude a encore le monde réel pour fin. Mais face au règne tranquille de sa pensée, l’effectivité se tient comme une existence dépourvue d’esprit dont il faut donc venir à bout de manière externe. C’est cette obéissance du service et de l’action de grâce qui par l’abolition du savoir et de l’activité sensibles produit la conscience de l’unité avec l’essence en soi et pour soi, mais non pas toutefois comme unité effective contemplée : ce service est au contraire seulement la production continue qui n’atteint jamais parfaitement son but dans le présent. La communauté certes y parvient, car elle est la conscience de soi universelle ; mais pour la conscience de soi singulière il faut nécessairement que le royaume de la pensée pure demeure un au-delà de son effectivité, ou encore, dès lors que, par l’aliénation de l’essence éternelle, cet au-delà a accédé à l’effectivité, celle-ci est une effectivité sensible | 483 | non comprise conceptuellement ; or une effectivité sensible demeure indifférente aux autres effectivités sensibles, et l’au-delà n’a gagné en l’espèce que la détermination d’éloignement dans l’espace et le temps. Mais le concept, l’effectivité présente à soi de l’esprit, demeure dans la conscience croyante l’intérieur qui est tout, et qui est efficient, mais ne vient pas lui-même sur le devant de la scène.
À l’inverse, dans l’intelligence pure, le concept est ce qui seul est effectif, et ce troisième côté de la croyance, le fait d’être objet pour l’intelligence pure, est le rapport proprement dit dans lequel celle-ci se présente ici. — L’intelligence pure doit elle-même tout aussi bien être examinée, d’une part, en soi et pour soi, et d’autre part, dans le rapport au monde effectif, dès lors qu’elle est encore présente positivement, c’est-à-dire comme conscience vaine, et troisièmement enfin, dans ce rapport à la croyance.
Nous avons vu ce que l’intelligence pure est en soi et pour soi. De même que la croyance est la pure conscience au repos de l’esprit en ce qu’il est l’essence, l’intelligence pure est sa conscience de soi. C’est pourquoi elle sait l’essence non comme essence, mais comme Soi-même absolu. Aussi s’attache-telle à abolir toute autonomie autre que celle de la conscience de soi, qu’il s’agisse de ce qui est effectif ou de ce qui est en soi, et à en faire un concept. Elle n’est pas seulement la certitude qu’a la raison consciente de soi d’être toute vérité, mais elle sait qu’elle est cela. | 484 |
Toutefois, tel que le concept de cette intelligence pure apparaît, il n’est pas pour autant encore réalisé. La conscience qu’on en a apparaît encore, en conséquence, comme une conscience singulière et contingente, et ce qui pour cette conscience est l’essence apparaît comme une fin visée qu’elle a encore à réaliser effectivement. Elle n’a d’abord que l’intention26 de rendre universelle l’intelligence pure, c’est-à-dire de faire de tout ce qui est effectif un concept, et un concept dans toutes les consciences de soi. L’intention est pure, car elle a pour contenu l’intelligence pure ; et cette intelligence est tout aussi pure car son contenu n’est que le concept absolu qui n’a pas d’opposé dans un objet, ni de limite en lui-même. Dans le concept non limité il y a immédiatement ces deux côtés que tout ce qui est objectal n’ait que la signification de l’être pour soi, de la conscience de soi, et que cette dernière ait la signification d’un universel, que l’intelligence pure devienne la propriété de toutes les consciences de soi. Ce deuxième côté de l’intention est un résultat de la culture dans la mesure où, tout comme les différences de l’esprit objectal, comme les parties et les déterminations de jugement de son monde, les différences qui apparaissaient comme des natures originellement déterminées, ont également périclité. Génie, talent, bref, toutes les aptitudes particulières en général, appartiennent au monde de l’effectivité, dans la mesure où celui-ci a encore chez lui ce côté où il est règne animal de l’esprit qui se combat et se trompe lui-même pour ce qui est de conquérir les essences du monde réel, dans la violence mutuelle et la confusion. — Certes les différences | 485 | n’ont pas place en celui-ci en tant qu’espèces honnêtes. L’individualité ne se satisfait pas de la Chose elle-même ineffective, pas plus qu’elle n’a de contenu particulier, ni de fins propres. Elle n’a de valeur, au contraire, que comme quelque chose d’universellement valable, c’est-à-dire, en ce qu’elle est cultivée ; et la différence se réduit à une plus ou moins grande énergie ; à une différence de grandeur, c’est-à-dire à la différence inessentielle. Cette dernière diversité a elle-même périclité en ce que la différence, dans le parfait déchirement de la conscience, s’est entièrement renversée en différence absolument qualitative. Ce qui ici est l’Autre pour le Je, n’est que le Je lui-même. Dans ce jugement infini, toute unilatéralité et tout caractère propre de l’être pour soi originel sont anéantis ; le Soi-même se sait être, en tant que pur Soi-même, son propre objet ; et cette identité absolue des deux côtés est l’élément de l’intelligence pure. — C’est pourquoi elle est l’essence simple non différenciée en elle-même, ainsi que l’œuvre universelle et la possession universelle. Dans cette substance spirituelle simple, la conscience de soi se donne et se garde en tout objet la conscience de cette sienne singularité ou de l’activité, tout aussi bien qu’inversement son individualité y est identique à elle-même et universelle. Cette intelligence pure est donc l’esprit qui crie à l’adresse de toute conscience : soyez pour vous-mêmes ce que tous vous êtes en vous-mêmes — des êtres de raison. | 486 |
II
Les Lumières
L’objet spécifique contre lequel l’intelligence pure dirige la force du concept est la croyance, en ce qu’elle est la forme de la conscience pure qui l’affronte au sein du même élément. Mais elle a aussi une relation au monde effectif, car comme la croyance, elle est le retour depuis ce monde dans la pure conscience. Nous verrons d’abord comment se présente l’activité qu’elle déploie contre les intentions pas très pures et les intelligences qui comprennent ce monde à l’envers.
Nous avons déjà fait mention, ci-dessus, de la conscience en repos qui fait face à ce tourbillon qui se dissout et se reproduit sans cesse en lui-même ; c’est elle qui constitue le côté de l’intelligence et de l’intention pures. Mais, comme nous l’avons vu, il ne tombe pas dans cette conscience en repos d’intelligence particulière appliquée au monde de la culture ; c’est plutôt celui-ci, au contraire, qui a le sentiment le plus douloureux et l’intelligence la plus vraie de lui-même, le sentiment d’être la dissolution de tout ce qui s’attache de manière solide, de voir tous les moments de son existence écartelés sur la roue du supplice, de se voir briser tous les os ; il est également le langage de ce sentiment et le discours | 487 | très spirituel et sentencieux sur tous les aspects de son état. C’est pourquoi l’intelligence pure ne peut avoir ici aucune activité propre ni aucun contenu, et ne peut donc se comporter que comme l’appréhension fidèle formelle de cette intelligence spirituelle propre du monde et du discours qu’il tient. Et dès lors que ce langage est dispersé, que le jugement est un bavardage inepte d’un instant, tout aussitôt réoublié, et qu’il n’y a de tout que pour une tierce conscience, cette dernière ne peut se distinguer comme intelligence pure qu’en rassemblant en une image universelle ces traits qui se dispersent et en en faisant une seule et unique intelligence de tous.
Elle parviendra, par ce moyen simple, à dénouer la confusion de ce monde. Il est apparu en effet que ce ne sont pas les masses, ni les concepts et individualités déterminés qui sont l’essence de cette effectivité, mais que c’est celle-ci qui a sa substance et son ancrage uniquement dans l’esprit qui existe sous l’espèce du juger et du commenter, et que c’est seulement l’intérêt qu’il y ait un contenu pour cette pratique discoureuse et raisonneuse qui conserve le tout et les masses en lesquelles il est articulé. Dans ce langage de l’intelligence, sa conscience de soi est encore à ses propres yeux quelque chose qui est pour soi, telle entité singulière ; mais la vanité du contenu est en même temps vanité du Soi-même qui en sait la vanité. Or, dès lors que la conscience qui appréhende tranquillement tout ce bavardage spirituel de la vanité rassemble en une même collection les conceptions les plus perspicaces et incisives quant à la Chose, on voit péricliter à son tour, outre toute la | 488 | vanité qui peut exister par ailleurs, l’âme qui retient encore le tout, la vanité du jugement spirituel. Cette collection montre au plus grand nombre un Witz, un vif-esprit encore meilleur, ou, à tout le moins, montre à tous un vif-esprit plus multiple que le leur, montre le mieux-savoir et le jugement en général comme quelque chose d’universel et de désormais universellement bien connu ; en sorte que s’anéantit l’unique intérêt qui était encore présent, et que l’intelligence singulière qu’on pouvait avoir individuellement se dissout dans l’intelligence universelle.
Cependant, le savoir de l’essence occupe encore une position solide au-dessus du savoir vain, et l’intelligence pure n’apparaît d’abord comme étant proprement en activité que dans la mesure où elle intervient contre la croyance.
a. La lutte des Lumières avec la superstition27
Les différents modes de comportement négatif de la conscience, d’une part, celui du scepticisme, d’autre part, celui de l’idéalisme théorique et pratique, sont des figures subordonnées par rapport à celui de l’intelligence pure, et de son extension, les Lumières. L’intelligence pure, en effet, est née de la substance, elle sait le pur Soi-même de la conscience comme étant absolu, et entre en rivalité avec la conscience pure de l’essence absolue de toute effectivité. — Dès lors que la croyance et | 489 | l’intelligence sont la même conscience pure, mais sont opposées quant à la forme, dès lors que pour la croyance l’essence est en tant que pensée et non en tant que concept, et, donc, est purement et simplement quelque chose d’opposé à la conscience de soi — tandis que pour l’intelligence pure l’essence est le Soi-même — elles sont chacune mutuellement le négatif pur et simple de l’autre. C’est à la croyance qu’échoit, lorsque l’une et l’autre se font face, tout contenu, car dans son paisible élément de pensée, chaque moment acquiert de la pérexistence — tandis que l’intelligence pure est d’abord sans contenu, elle en est même au contraire la pure disparition ; mais c’est par son mouvement négatif contre ce qui pour elle est négatif qu’elle se réalisera et se donnera un contenu.
Elle sait la croyance comme l’opposé d’elle-même, de la raison et vérité. De même qu’à ses yeux la croyance, de manière générale, est un tissu de superstitions, de préjugés et d’erreurs, de même à ses yeux la conscience de ce contenu continue à s’organiser en un règne de l’erreur, au sein duquel l’intelligence fausse se trouve être une première fois comme la masse générale de la conscience, de manière immédiate, spontanée et sans réflexion en soi-même ; mais où elle a aussi chez elle le moment de la réflexion en soi, ou de la conscience de soi, séparé de la spontanéité naïve, comme une intelligence et une intention mauvaise qui demeurent pour soi à l’arrière-plan, et par lesquelles cette conscience est bernée. La première, la masse, est la victime de la tromperie d’une prêtrise qui s’emploie à la réalisation de son envieuse vanité, c’est-à-dire son désir de rester seule en possession de l’intelligence, | 490 | ainsi qu’à l’accomplissement de ses autres intérêts personnels, et en même temps se conjure avec le despotisme, lequel à son tour, comme unité synthétique et sans concept du règne réel et de ce règne idéal — essence étrangement inconséquente au demeurant — domine la mauvaise intelligence de la masse et la mauvaise intention des prêtres, et réunit l’une et l’autre en elle-même, tire de la bêtise et de la confusion du peuple par le moyen de la prêtrise trompeuse, tout en méprisant l’un et l’autre, l’avantage de la domination tranquille et de l’accomplissement de ses envies et de son arbitraire, mais, en même temps, est tout autant que l’un et l’autre le même étouffement de l’intelligence, la même superstition et la même erreur.
Contre ces trois côtés de l’ennemi, les Lumières ne partent pas en guerre sans faire de différences ; dès lors, en effet, que leur essence est pure intelligence des choses, l’universel en soi et pour soi, leur véritable relation à l’autre extrême est celle où elles s’adressent à ce qui est communautaire et semblable. Le côté de la singularité s’isolant de la conscience spontanée universelle est ce qui leur est opposé et qu’elles ne peuvent pas toucher immédiatement. C’est pourquoi ce n’est pas la volonté de la prêtrise trompeuse et du despote oppresseur qui est l’objet immédiat de leur activité, mais c’est l’intelligence sans volonté, qui ne se singularise pas en être pour soi, le concept de la conscience de soi rationnelle qui a son existence dans la masse, mais n’y est pas encore présent comme concept. Toutefois, | 491 | en arrachant cette intelligence honnête et son essence spontanée aux préjugés et aux erreurs, l’intelligence pure détourne la réalité et la puissance de sa tromperie des mains de la mauvaise intention, dont le royaume a son sol et son matériau dans la conscience sans concept de la masse universelle — dont l’être pour soi a sa substance dans la conscience simple en général.
Or, la relation de l’intelligence pure à la conscience spontanée et naïve de l’essence absolue a alors ce double côté que, d’une part, elle est en soi la même chose qu’elle, mais que, d’autre part, cette conscience laisse libre cours à l’essence absolue et à ses parties dans l’élément simple de sa pensée, fait en sorte qu’elles s’y donnent de la pérexistence, ne les laisse valoir que comme son en soi et donc de manière objectale, mais dénie dans son En soi cet être pour soi. — Dans la mesure où, selon le premier côté, cette croyance est en soi pour l’intelligence pure, pure conscience de soi, et où elle n’est censée devenir ceci que pour soi, l’intelligence pure trouve chez ce concept de la croyance l’élément où elle se réalise elle, plutôt que la fausse intelligence.
Sous cet aspect où l’une et l’autre sont essentiellement la même chose, et où la relation d’intelligence pure a lieu dans et par le même élément, leur communication est une communication immédiate, leur échange par don et réception est un écoulement continu de l’une dans l’autre que rien ne vient troubler. Quels que soient sinon, par ailleurs, les pieux rentrés à force dans la conscience, elle est en soi cette simplicité | 492 | dans laquelle tout est dissous, oublié, naïf et spontané, et qui pour cette raison est purement et simplement réceptrice du concept. C’est pour cette raison que la communication de l’intelligence pure doit être comparée à une dilatation tranquille, ou à quelque chose comme l’expansion d’un parfum dans une atmosphère sans résistance. Elle est une contagion pénétrante qui dans un premier temps ne se fait pas remarquer comme quelque chose d’opposé par rapport à l’élément indifférent dans lequel elle s’insinue, et contre laquelle par conséquent on ne peut pas se défendre. C’est seulement quand la contagion s’est répandue qu’elle est pour la conscience qui s’est confiée à elle sans se faire de souci. C’était bien, en effet, l’essence simple, identique à soi et à elle-même, que la conscience recevait en soi-même, mais aussi, en même temps, la simplicité de la négativité réfléchie en soi, laquelle, après cela, se déploie à son tour, selon sa nature, comme quelque chose d’opposé, et rappelle ainsi à la conscience sa modalité d’avant ; cette simplicité est le concept qui est le savoir simple qui se sait soi-même et en même temps son contraire, mais sait ce dernier comme aboli en lui-même. Dans le même temps, donc, que l’intelligence pure est pour la conscience, elle s’est déjà répandue ; la lutte contre elle trahit la contagion qui s’est produite, elle intervient trop tardivement, et toute médecine ne fait qu’aggraver la maladie, car celle-ci a désormais attaqué la moelle de la vie spirituelle, savoir, la conscience dans son concept ou sa pure essence elle-même ; c’est pourquoi il n’est pas de force en elle qui serait plus forte que cette maladie. Étant donné qu’elle est dans l’essence elle-même, ses manifestations encore isolées | 493 | se laissent refouler et les symptômes superficiels peuvent être atténués. Ce qui lui est d’un extrême avantage, car, dès lors, elle ne dissipe pas inutilement sa force, ni ne se montre indigne de son essence, ce qui est le cas quand elle explose en symptômes et en éruptions singulières contre le contenu de la croyance et contre l’ensemble de tous les corrélats de son effectivité extérieure. Désormais au contraire, esprit invisible et discret, elle s’infuse de part en part dans toutes les parties nobles, et bientôt elle s’est méthodiquement emparée de toutes les entrailles et de tous les membres de l’idole sans conscience, puis « un beau matin, elle donne un coup de coude au camarade et patatras, l’idole est à terre28 ». Un beau matin, dont le midi n’est pas sanglant, quand la contagion a pénétré tous les organes de la vie spirituelle. Seule la mémoire conserve encore, comme une espèce d’histoire passée on ne sait trop comment, la modalité morte de la figure antérieure de l’esprit ; et le nouveau serpent de la sagesse, surélevé pour l’adoration, n’a fait de cette manière que se dépouiller sans douleur d’une peau morte.
Mais ce tissage continu et muet, dans l’intérieur simple de sa substance, de l’esprit qui se cache à lui-même ce qu’il fait, n’est qu’un côté de la réalisation de l’intelligence pure. Son expansion ne consiste pas seulement en ce que ce qui se ressemble s’assemble ; et son effectivation n’est pas une simple extension sans opposition. L’activité | 494 | de l’essence négative est, tout aussi essentiellement, un mouvement développé qui se différencie en lui-même, qui doit, en tant qu’activité consciente, exposer ses moments dans une existence manifeste déterminée, et être présent comme une rumeur bruyante et un combat violent avec de l’opposé en tant que tel.
C’est pourquoi il faut voir maintenant comment intelligence et intention pures se comportent négativement par rapport à l’autre opposé qu’elles rencontrent. — L’intelligence et l’intention pures qui se comportent négativement, étant donné que leur concept est toute essentialité et que rien n’est en dehors d’elles, ne peuvent qu’être le négatif d’elles-mêmes. Elles deviennent ainsi, en tant qu’intelligence, le négatif de l’intelligence pure, non-vérité et non-raison, et en tant qu’intention, le négatif de l’intention pure, le mensonge et la malhonnêteté du but visé.
L’intelligence pure s’empêtre dans cette contradiction en se lançant dans le conflit et en estimant qu’elle combat autre chose. — Elle ne fait qu’estimer ceci, car son essence, en tant que négativité absolue, est précisément d’avoir l’être-autre chez elle-même. Le concept absolu est la catégorie ; il est ceci, que le savoir et l’objet du savoir sont la même chose. Du coup, ce que l’intelligence pure énonce comme son autre, ce qu’elle énonce comme erreur ou mensonge, ne peut rien être d’autre qu’elle-même ; elle ne peut condamner que ce qu’elle est. Ce qui n’est pas rationnel n’a pas de vérité, ou encore, ce qui n’est pas conçu, n’est pas ; en parlant donc d’un autre | 495 | que ce qu’elle est, la raison ne parle en réalité que d’elle-même ; en cela, elle ne sort pas d’elle-même. — Cette lutte avec l’opposé réunit donc en soi-même la signification qu’elle a d’être son effectivation. Celle-ci consiste, en effet, précisément dans le mouvement du développement des moments et de leur reprise en soi ; une partie de ce mouvement est la différenciation dans laquelle l’intelligence concevante se pose face à elle-même comme objet ; aussi longtemps qu’elle séjourne dans ce moment, elle est étrangée à elle-même. En tant qu’intelligence pure, elle est sans aucun contenu ; le mouvement de sa réalisation consiste en ce qu’elle advienne elle-même à elle-même en tant que contenu, car il ne peut lui advenir d’autre contenu, puisqu’elle est la conscience de soi de la catégorie. Mais en ne sachant le contenu d’abord dans l’opposé que comme contenu, et non encore comme soi-même, elle se méconnaît en lui. C’est pourquoi son achèvement a ce sens, qu’elle reconnaisse comme sien le contenu qui pour elle est d’abord objectal. Son résultat, pourtant, ne sera par là même ni la réparation des erreurs qu’elle combat ni même simplement son premier concept, mais une intelligence qui reconnaît la négation absolue d’elle-même comme sa propre effectivité, comme soi-même, ou encore : son concept qui se connaît lui-même. — Cette nature de la lutte des Lumières avec les erreurs, qui est de s’y combattre elles-mêmes et d’y condamner ce qu’elles affirment, est pour nous, ou encore, elle est ce qu’elles sont et ce que leur lutte est en soi. Mais le premier côté | 496 | de cette lutte, leur souillure par l’accueil dans leur pureté identique à soi du comportement négatif, est le côté où elles sont objet pour la croyance, qui les découvre donc comme mensonge, non-raison et mauvaise intention, de la même manière qu’elle est pour les Lumières erreur et préjugé. — À l’égard de leur contenu, elles sont d’abord l’intelligence vide à laquelle leur contenu apparaît comme quelque chose d’autre, c’est pourquoi elles le trouvent tel quel dans cette figure où il n’est pas encore le leur, comme une existence tout à fait indépendante d’elle, dans la croyance.
Les Lumières appréhendent donc leur objet dans un premier temps, et de manière générale, de telle manière qu’elles le prennent lui-même en tant qu’intelligence pure et, ne se reconnaissant pas elles-mêmes, le déclarent alors pour une erreur. Dans l’intelligence en tant que telle, la conscience comprend un objet de telle manière qu’il devient pour elle une essence de la conscience ou un objet qu’elle pénètre, dans lequel elle se maintient, demeure chez soi et présente à soi, et étant ainsi le mouvement de cet objet, qu’elle produit. Les Lumières ont tout à fait raison de caractériser précisément la croyance comme une conscience telle que ce qui pour elle est l’essence absolue, est un être de sa propre conscience, une notion à elle, quelque chose qui est produit par la conscience. Ce disant, elles la déclarent pour erreur et invention fictive quant à la même chose que ce qu’elles sont. — Les Lumières qui veulent instruire la croyance dans la nouvelle sagesse ne lui disent par là rien de nouveau ; car l’objet de la croyance est pour elle aussi, exactement | 497 | cela, savoir, pure essence de sa propre conscience, en sorte que celle-ci ne se pose pas comme perdue et niée en lui, mais au contraire lui fait confiance, c’est-à-dire précisément se trouve en lui comme étant cette conscience-ci, ou encore, comme conscience de soi. La certitude de soi de celui à qui je fais confiance est pour moi la certitude de moi-même ; je reconnais en lui mon être pour moi, en sorte qu’il le reconnaît, et que cet être pour moi est pour lui l’essence et la fin qu’il vise. Or, la croyance est confiance parce que sa conscience se réfère immédiatement à son objet et qu’elle contemple donc aussi le fait qu’elle est une avec lui, en lui. — En outre, dès lors qu’est objet pour moi ce en quoi je me reconnais moi-même, je suis, en même temps, en lui purement et simplement comme autre conscience de soi, c’est-à-dire comme une conscience de soi qui y a été étrangée à sa singularité particulière, c’est-à-dire à sa naturalité et contingence, mais qui, pour une part, y demeure conscience de soi, pour une part, y est précisément conscience essentielle, comme l’est l’intelligence pure. — Dans le concept de l’intelligence, il n’y a pas seulement ce fait que la conscience se reconnaisse elle-même dans l’objet dont elle a l’intelligence, et que sans abandonner le pensé et en sortir pour revenir d’abord en soi, elle s’y détient elle-même immédiatement, mais elle est consciente d’elle-même aussi comme mouvement de médiation, ou encore, d’elle-même en tant qu’activité ou que production. Il y a par là même pour elle dans la pensée cette unité de soi comme unité du Soi-même et de l’objet. — Cette conscience-là précisément, la croyance l’est aussi ; l’obéissance | 498 | et l’activité sont un moment nécessaire par lequel s’instaure la certitude de l’être dans l’essence absolue. Cette activité de la croyance n’apparaît certes pas de telle manière que l’essence absolue elle-même serait produite par lui. Mais l’essence absolue de la croyance, essentiellement, n’est pas l’essence abstraite qui serait au-delà de la conscience croyante, mais, au contraire, l’esprit de la communauté, l’unité de l’essence abstraite et de la conscience de soi. C’est en ce que l’essence absolue est cet esprit de la communauté que l’activité de la communauté y est un moment essentiel ; mais l’esprit n’est cette essence que par la production de la conscience ; ou, plus exactement, il ne l’est pas sans être produit par la conscience ; de même, en effet, que cette production est essentielle, elle n’est pas non plus, d’aussi essentielle façon, l’unique fondement de l’essence, mais n’est qu’un moment. L’essence est en même temps en soi et pour soi-même.
De l’autre côté, le concept de l’intelligence pure est à ses propres yeux quelque chose d’autre que son objet ; car c’est précisément cette détermination négative qui fait l’objet. Elle exprime donc aussi, de l’autre côté, l’essence de la croyance comme quelque chose d’étranger à la conscience de soi, qui ne serait pas son essence, mais qu’on aurait glissé sous elle comme un monstrueux rejeton d’incube. Simplement, les Lumières ici sont complètement sottes ; la croyance les découvre comme un discours qui ne sait pas ce qu’il dit, et qui, lorsqu’il parle de tromperie des curés et d’illusion du peuple, ne comprend rien à la chose. | 499 | Elles en parlent comme si, par quelque abracadabra de prêtres illusionnistes, la conscience se voyait refiler, en guise d’essence, quelque chose d’absolument autre et étranger, et dans le même temps déclarent que c’est une essence de la conscience que d’y croire, d’avoir confiance en cette chose étrangère, et d’essayer de l’incliner en sa faveur ; c’est-à-dire qu’elle y contemplerait tout aussi bien sa pure essence que son individualité singulière et universelle, et produirait par son activité cette unité de soi avec son essence. Elles disent immédiatement de ce qu’elles déclarent comme quelque chose d’étranger à la conscience que c’est là ce qu’elle a de plus propre. — Comment peuventelles donc parler de tromperie et d’illusion ? En énonçant elles-mêmes immédiatement le contraire de ce qu’elles affirment de la croyance, elles se montrent, au contraire, elles-mêmes à celle-ci comme le mensonge conscient. Comment pourraitil y avoir tromperie et illusion là où la conscience a immédiatement dans sa vérité la certitude de soi-même ; où elle se possède elle-même dans son objet, en ce qu’elle s’y trouve tout aussi bien qu’elle s’y produit ? La différence n’est même plus dans les mots. — Quand la question générale a été posée de savoir s’il était permis d’abuser un peuple, la réponse aurait dû être, en réalité, que c’était la question proprement dite qui ne valait rien, parce qu’il est impossible d’abuser un peuple en cette matière. — On peut certes, isolément, vendre du laiton en lieu et place d’or, placer des traites contrefaites à la place de vraies, on peut afficher pour un tas de gens une bataille perdue comme une bataille | 500 | gagnée, et rendre crédible pendant un certain temps toute une série d’autres mensonges sur des choses sensibles et des événements singuliers ; mais dans le savoir de l’essence au sein duquel la conscience a la certitude immédiate d’elle-même, l’idée d’une illusion fait complètement faillite.
Voyons maintenant comment la croyance reçoit les Lumières dans les moments différenciés de sa conscience, que la perspective mentionnée n’abordait d’abord que de manière générale. Or ces moments, sont : la pure pensée, ou encore, comme objet, l’essence absolue en soi et pour soi-même ; puis, sa relation à cet objet, en tant qu’elle est un savoir, le fondement de sa croyance, et finalement sa relation à cette essence dans sa pratique, ou encore, son service. De la même façon que l’intelligence pure s’est tout simplement reniée et méprise sur elle-même dans la croyance, elle va dans ces différents moments se comporter de façon tout aussi invertie.
L’intelligence pure a un rapport négatif à l’essence absolue de la conscience croyante. Cette essence est pure pensée, et la pure pensée est posée au sein d’elle-même comme objet ou comme l’essence ; dans la conscience croyante, cet en soi de la pensée reçoit en même temps, pour la conscience qui est pour soi, la forme, mais malgré tout uniquement la forme vide de l’objectalité ; il est dans la détermination du représenté. Or, dès lors que l’intelligence pure est la conscience pure selon le côté du Soi-même qui est pour soi, l’Autre lui apparaît comme un négatif de | 501 | la conscience de soi. Cet Autre pourrait encore être pris comme le pur En soi de la pensée, ou encore, comme l’être de la certitude sensible. Mais dès lors qu’il est pour le Soi-même, et que celui-ci, dans le même temps, en tant que Soi-même qui a un objet, est conscience effective, l’objet caractéristique, en tant que tel, de l’intelligence pure est une chose commune de la certitude sensible, une chose qui est. Cet objet qui est le sien lui apparaît à même la représentation de la croyance. Elle la condamne, et condamne en elle son propre objet. Mais, en cela, elle commet déjà à l’égard de la croyance l’injustice d’appréhender son objet en en faisant le sien propre. Ce qui lui fait dire à propos de la croyance, que son essence absolue est un morceau de pierre, un bloc de bois qui a des yeux et qui ne voit pas29, ou encore, un peu de pâte à pain qui aurait d’abord poussé dans les champs, et qui, transformée par des hommes, serait renvoyée sur ces mêmes arpents sous la forme de fumier — ou qu’il s’agisse encore d’autres façons dont la croyance anthropomorphise l’essence, en fait pour soi un objet et une représentation.
Les Lumières, qui se font passer pour le pur, font ici de ce qui pour l’Esprit est la vie éternelle et l’esprit saint une chose périssable effective, et la souillent de la perspective nulle en soi de la certitude sensible — d’une perspective qui n’est absolument pas présente pour la croyance en adoration, en sorte qu’elles la lui imputent de façon purement mensongère. Ce que la croyance vénère n’est absolument pas à ses yeux pierre ou bois ou pâte de pain, ni quelque autre chose sensible temporelle. S’il vient à l’idée des Lumières | 502 | de dire que l’objet de la croyance est aussi cela, ou même de dire qu’il est cela en soi et en vérité, la croyance, d’une part, connaît cet Aussi tout aussi bien qu’elles, mais pour elle il est hors de son adoration ; et, d’autre part, d’une manière générale, quelque chose comme une pierre (etc.) n’est pas à ses yeux en soi ; n’est en soi à ses yeux que l’essence de la pure pensée.
Le second moment est celui de la relation de la croyance, en tant que conscience qui sait, à cette essence. Pour elle, en tant que conscience pure qui pense, cette essence est immédiate ; mais la conscience pure est tout aussi bien relation intermédiée de la certitude à la vérité ; relation qui constitue le fondement de la croyance. Pour les Lumières, ce fondement devient pareillement savoir contingent de données contingentes. Mais le fondement du savoir, c’est l’Universel qui sait, et dans sa vérité, c’est l’esprit absolu qui, dans la conscience pure abstraite, ou encore, dans la pensée en tant que telle, n’est qu’essence absolue, mais qui, en tant que conscience de soi, est le savoir de soi. L’intelligence pure pose pareillement cet universel qui sait, le simple esprit qui se sait soi-même, comme un négatif de la conscience de soi. Elle est certes elle-même la pure pensée intermédiée, c’est-à-dire s’intermédiant elle-même avec elle-même, elle est le pur savoir ; mais en étant intelligence pure, pur savoir, qui ne se sait pas encore lui-même, c’est-à-dire pour qui il n’est pas encore qu’elle soit ce pur mouvement de médiation, ce mouvement, comme tout ce qu’elle est elle-même, lui apparaît comme autre chose. Conçue, donc, dans son effectivation, elle développe ce moment essentiel qui est le sien, | 503 | mais il lui apparaît comme ressortissant lui-même à la croyance, lui apparaît être dans sa déterminité quelque chose d’extérieur à elle, comme un savoir contingent d’histoires effectives de ce genre, tout à fait ordinaires. Elle invente donc pour la croyance religieuse cette fiction que sa certitude se fonderait sur quelques témoignages historiques singuliers, lesquels, considérés comme des témoignages historiques, n’ont certes pas quant à leur contenu le degré de certitude que les informations des gazettes nous donnent sur le premier événement venu ; que par ailleurs sa certitude reposerait sur le hasard contingent qui fait que ces témoignages ont été conservés — conservés par le papier, d’une part, et d’autre part, par l’habileté et l’honnêteté de la transposition d’un papier à un autre — enfin qu’elle reposerait sur l’appréhension exacte du sens de mots et de lettres mortes. Mais en fait, il ne vient pas à l’esprit de la croyance d’attacher sa certitude à des témoignages et à des contingences de ce genre ; dans sa certitude, la croyance est rapport spontané à son objet absolu, elle est un pur savoir de celui-ci, qui ne mêle pas la lettre, le papier et les copistes à sa conscience de l’essence absolue, et ne s’intermédie pas avec elle par la médiation de ce genre de choses ; cette conscience est, au contraire, le fondement auto-intermédié de son savoir ; c’est l’esprit lui-même qui est à ses propres yeux le témoignage de soi-même, aussi bien à l’intérieur de la conscience singulière que par la présence universelle de la croyance de tous en lui. Quand la croyance veut se donner aussi, à partir de la réalité historique, cette manière de fonder son contenu, | 504 | ou à tout le moins de le confirmer, dont parlent les Lumières, quand elle estime sérieusement, et agit en conséquence, que c’est cela qui est important, c’est qu’elle s’est déjà laissé séduire par les Lumières ; et les efforts qu’elle déploie pour se fonder ou s’affermir de la sorte ne sont que des témoignages qu’elle fournit de ce qu’elle a été atteinte par la contagion.
Reste encore le troisième côté, la relation de la conscience à l’essence absolue en tant qu’activité. Cet activité est l’abolition de la particularité de l’individu ou de la modalité naturelle de son être pour soi, d’où procède pour lui la certitude d’être pure conscience de soi, de ne faire qu’un, par sa propre activité, c’est-à-dire, en tant que conscience singulière qui est pour soi, avec l’essence. — Dès lors que chez l’activité l’adéquation à la fin et la fin elle-même se distinguent, et que, pareillement, l’intelligence pure se comporte de façon négative à l’égard de cette activité, et se renie elle-même comme dans les autres moments, il faut qu’en regard de l’adéquation à la fin elle se présente comme défaut d’entendement, dès lors que l’intelligence liée à l’intention, la concordance de la fin et du moyen, lui apparaît comme quelque chose d’autre, et même comme le contraire — tandis qu’en regard de la fin visée elle doit prendre pour fin le Mal, la jouissance et la possession, et faire ainsi la preuve qu’elle est la plus impure des intentions, dès lors que l’intention pure est tout aussi bien, en tant qu’autre, intention impure.
En conséquence de quoi, pour ce qui regarde la finalité, nous voyons les Lumières trouver déraisonnable que l’individu croyant se donne la conscience supérieure de ne pas être enchaîné | 505 | à la jouissance et aux plaisirs naturels, en s’interdisant effectivement la jouissance et le plaisir naturels, et démontre en acte que son mépris pour celles-ci n’est pas mensonger, mais vrai. — De la même façon, elle trouve déraisonnable que l’individu s’absolve de sa déterminité d’être absolument singulier, excluant tous les autres et propriétaire d’un bien, en se détachant de sa propriété elle-même ; ce par quoi il montre, en vérité, qu’il ne prend pas son isolement au sérieux, mais au contraire qu’il est très haut au-dessus de la nécessité naturelle de se singulariser, et dans cette singularisation absolue de l’être pour soi, de nier les autres en ce qu’ils sont la même chose que soi-même. — L’intelligence pure trouve l’un et l’autre aussi bien inadéquat à sa fin, qu’injuste. Inadéquat pour se montrer affranchi du plaisir et de la possession, de s’interdire le plaisir et d’abandonner une possession ; ainsi, elle déclarera au contraire insensé celui qui pour manger prend le moyen de manger effectivement. — Elle trouve aussi injuste de s’interdire un repas et de ne pas abandonner le beurre, les œufs contre de l’argent, ou inversement de l’argent contre du beurre ou des œufs, mais de s’en défaire comme cela, sans rien recevoir en échange. Elle déclare comme fin en soi un repas ou la possession de choses de ce genre, et ce faisant se déclare elle-même être une très impure intention pour qui ce genre de jouissance et de possession importe tout à fait essentiellement. Certes elle affirme ainsi de nouveau, en tant qu’intention pure, la nécessité de l’élévation | 506 | au-dessus de l’existence naturelle et de l’avidité quant aux moyens de celle-ci ; simplement, elle trouve injuste et insensé que cette élévation doive être démontrée par les actes, ou encore : cette intention pure est en vérité une tromperie, qui exhibe une prétendue élévation intérieure et exige cette dernière, mais déclare superflu, insensé, et même injuste de la prendre au sérieux, de la mettre effectivement en œuvre et d’avérer sa vérité. — Elle se dénie donc elle-même, à la fois en tant qu’intelligence pure, puisqu’elle dénie l’action immédiatement adéquate, et en tant qu’intention pure, puisqu’elle dénie l’intention de manifester son affranchissement des fins visées par la singularité.
C’est ainsi que les Lumières se proposent à l’expérience de la croyance. Elles entrent en scène sous cette mauvaise apparence parce que précisément, par le rapport à un autre, elles se donnent une réalité négative, ou encore se présentent comme le contraire d’elles-mêmes ; mais l’intelligence et l’intention pures ne peuvent pas ne pas se donner ce rapport, car il est leur effectivation. — Celle-ci apparaissait d’abord comme réalité négative. Peut-être sa réalité positive estelle mieux faite ; voyons un peu comment elle se comporte. — Quand tout préjugé et toute superstition ont été bannis, la question qui se pose est : qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Quelle est donc la vérité que les Lumières ont répandue à leur place ? — Elles ont déjà énoncé ce contenu positif dans leur éradication de l’erreur, car cet étrangement d’elles-mêmes est tout aussi bien leur réalité positive. Elles appréhendent chez cela même qui pour la croyance est | 507 | l’esprit absolu, ce qu’elles y découvrent en matière de détermination, bois, pierre, etc., comme autant de choses effectives singulières ; en concevant de cette manière toute déterminité en général, c’est-à-dire tout contenu et accomplissement de cet esprit, comme une finitude, comme essence humaine et représentation, l’essence absolue devient pour elles un vide auquel ne peuvent être accouplées aucunes déterminations, aucuns prédicats. Un tel accouplement serait en soi punissable, et c’est bien ce genre de copulation qui a accouché des monstres de la superstition. La raison, l’intelligence pure n’est certes, elle-même, pas vide, dès lors que le négatif d’elle-même est pour elle et est son contenu, elle est au contraire riche, mais seulement de singularité et de limite. Ne rien accoupler, ni rien laisser échoir, de ce genre, à l’essence absolue, voilà son mode de vie plein d’intelligence ; elle sait mettre à leur place à la fois elle-même et sa richesse de finitude, et traiter dignement l’absolu.
En face de cette essence vide, il y a, deuxième moment de la vérité positive des Lumières, la singularité en général exclue d’une essence absolue, celle de la conscience et de tout être, comme être en soi et pour soi absolu. La conscience, qui dans sa toute première effectivité est certitude sensible et opinion intime, y revient depuis tout l’itinéraire de son expérience, et elle est de nouveau un savoir de pur négatif d’elle-même, ou un savoir de choses sensibles, c’est-à-dire de choses qui sont, qui se tiennent avec indifférence face à son être pour soi. Mais ici, elle | 508 | n’est pas conscience naturelle immédiate, elle est devenue à ses yeux cela. D’abord livrée et abandonnée à toute la complication dans laquelle elle est plongée par son déploiement, et maintenant ramenée à sa première figure par l’intelligence pure, son expérience lui a fait découvrir cette première figure comme le résultat. Fondée sur l’intelligence de la nullité de toutes les autres figures de la conscience, et, partant, de tout au-delà de la certitude sensible, cette certitude sensible là n’est plus opinion intime, mais elle est au contraire la vérité absolue. Certes, cette nullité de tout ce qui va au-delà de la certitude sensible n’est qu’une preuve négative de cette vérité, mais elle n’est pas capable d’en délivrer d’autre, car la vérité positive de la certitude sensible, à même celle-ci, est précisément l’être pour soi non intermédié du concept même comme objet, et ce dans la forme de l’être-autre, savoir, qu’il est tout simplement certain pour toute conscience qu’elle est, et que d’autres choses effectives sont, en dehors d’elle, et que, tout comme ces choses, elle est, dans son être naturel, en soi et pour soi, ou encore : qu’elle est absolue.
Le troisième moment de la vérité des Lumières, enfin, est le rapport des essences singulières à l’essence absolue, la relation des deux premiers moments. L’intelligence, comme intelligence pure de l’identique ou de l’illimité, passe aussi au-delà du non-identique, savoir de l’effectivité finie, ou par-delà soi-même comme simple être autre. Comme au-delà de cet être-autre elle a le vide, auquel elle | 509 | réfère donc l’effectivité sensible. Les deux côtés n’entrent pas comme contenu dans la détermination de ce rapport, étant donné que l’un d’eux est le vide, et qu’il n’y a donc de contenu que par l’autre côté, l’effectivité sensible. Mais la forme de la relation, à la détermination de laquelle le côté de l’en soi collabore, peut être faite comme on veut ; car la forme est le négatif en soi, et pour cette raison, l’opposé à soi. Être aussi bien que Néant ; En soi, tout comme le contraire, ou, ce qui est la même chose, la référence de l’effectivité à de l’En soi, en tant qu’au-delà, est tout aussi bien dénégation que position de cette effectivité. L’effectivité finie peut donc, à proprement parler, être prise exactement comme on a besoin d’elle. Le sensible est donc maintenant référé positivement à l’absolu en tant qu’en soi, et l’effectivité sensible est elle-même en soi. C’est l’absolu qui la fait et qui s’occupe bien d’elle. Quant à elle, à son tour, elle est aussi référée à lui comme à son contraire, comme à son non-être ; et selon ce rapport-ci elle n’est pas en soi, mais seulement pour autre chose. Si, dans la figure précédente de la conscience, les concepts de l’opposition se définissaient comme bien et comme mal, ils deviennent en revanche pour l’intelligence pure les abstractions plus pures de l’être en soi et de l’être pour autre chose.
L’une et l’autre façon de considérer les choses, celle de la relation positive, comme celle de la relation négative du fini à l’En soi, sont pourtant en fait également nécessaires, et tout, donc, est autant en soi que pour autre chose ; ou encore, tout est | 510 | utile. — Tout s’abandonne à d’autres choses, se laisse utiliser par d’autres, et est pour ces autres. Et puis voilà que, comme on dit, tout se redresse sur ses ergots, se raidit face à l’autre chose, est pour soi et se met à son tour à utiliser l’autre de son côté. — Pour l’homme, en tant qu’il est la chose consciente de cette relation, c’est de là que résultent son essence et sa position. L’homme, tel qu’il est immédiatement, est, en tant que conscience naturelle en soi, bon, en tant que conscience singulière, absolu, et ce qu’il y a d’autre est pour lui. Et de fait, étant donné que pour lui, en tant qu’animal conscient de soi, les moments ont la signification de l’universalité, tout est pour son contentement et sa réjouissance, et tel qu’il est sorti de la main de Dieu, il va dans le monde comme en un jardin planté pour lui. — Il faut aussi qu’il ait cueilli à l’arbre de la connaissance du bien et du mal ; il détient là une utilité qui le distingue de tous les autres, car le hasard a voulu que sa nature, qui est bonne en soi, soit aussi faite de telle manière que l’excès de réjouissance lui crée du dommage, ou plus exactement, sa singularité a aussi chez elle-même son au-delà, peut sortir au-delà d’elle-même et se détruire. En contrepartie, la raison est pour lui un moyen utile de limiter comme il convient ce dépassement, ou plus exactement, de se conserver soi-même dans la sortie au-delà du déterminé ; c’est là en effet la force de la conscience. La jouissance de l’essence consciente universelle en soi doit elle-même, pour ce qui est de la variété et de la durée, être non pas quelque chose de déterminé, mais être universelle ; c’est pourquoi la mesure a pour détermination et destination d’empêcher | 511 | que le plaisir soit interrompu dans sa variété et sa durée ; c’est-à-dire que la détermination et destination de la mesure est la démesure. — De même que tout est utile à l’homme, il l’est lui-même à son tour, et sa détermination le destine tout aussi bien à faire de soi le membre d’une troupe, utile à la communauté et utilisable de manière universelle. Il doit se dépenser pour les autres exactement autant qu’il se soucie de lui-même, et dans la mesure même où il se dépense, il s’occupe tout autant de lui-même, une main lave l’autre. Mais où qu’il se trouve, il est bien à propos, il est utile aux autres et est utilisé.
Autre chose sera, d’une autre manière encore, utile à quelque chose et réciproquement ; mais toutes les choses ont, par leur essence même, cette mutualité utile, qui consiste à être référées à l’absolu de la double manière suivante : la positive, qui fait qu’elles sont en soi et pour soi-même — et la négative, qui fait qu’elles sont pour d’autres. C’est pourquoi la référence à l’essence absolue, ou la religion, est entre toutes les utilités la plus universellement utile ; car elle est l’utilitépure même, elle est cette pérexistence de toutes choses, ou encore, leur être en soi et pour soi, et elle est la chute de toutes choses, ou encore, leur être pour autre chose.
Pour la croyance, à dire vrai, ce résultat positif des Lumières est tout autant une abomination que leur attitude négative à son égard. Cette intelligence qui voit au cœur de l’essence absolue et ne voit rien en celle-ci que précisément l’essence absolue, l’Être suprême*, ou le vide — cette intention que tout dans son existence immédiate soit en soi, ou encore, bon, | 512 | et qu’en fin de compte la référence de l’être conscient singulier à l’essence absolue, la religion, soit exprimée et épuisée par le concept d’utilité, tout cela pour la croyance est une chose purement et simplement révulsante. Cette sagesse propre des Lumières lui apparaît nécessairement en même temps comme la platitude même, et comme l’aveu de la platitude ; car elle consiste à ne rien savoir de l’essence absolue, ou, ce qui est la même chose, à ne savoir d’elle que cette vérité toute plate qu’elle n’est précisément que l’essence absolue, et à n’avoir de savoir, en revanche, que de la finitude, c’est-à-dire de la savoir comme le vrai et de savoir comme la chose suprême ce même savoir de la finitude comme du vrai.
La croyance, face aux Lumières, a le droit divin, le droit de l’absolue identité à soi-même, ou encore de la pensée pure, et les Lumières lui causent absolument un tort injuste ; elles la tordent, en effet, en tous ses moments, en font autre chose que ce que ces moments sont en elle. Mais les Lumières n’ont pour leur part, face à la croyance, et pour vérité, qu’un droit humain ; le tort qu’elles commettent, en effet, ce non-droit, est le droit de la non-identité, et n’est qu’inversion et altération, c’est un droit qui ressortit à la nature de la conscience de soi dans l’opposition à l’essence simple, ou à la pensée. Mais dès lors que ce droit qui est le leur est le droit de la conscience de soi, non seulement elles conserveront aussi leur droit, en sorte que deux droits égaux de l’esprit demeureront face à face, sans que l’un puisse satisfaire l’autre, mais elles revendiqueront même le droit absolu, car la conscience de soi est la négativité | 513 | du concept, qui n’est pas seulement pour soi, mais s’étend aussi à son contraire et gagne sur lui ; et la croyance elle-même, parce qu’elle est conscience, ne pourra pas leur refuser leur droit.
Les Lumières, en effet, ne se comportent pas à l’égard de la conscience croyante avec des principes qui leur seraient propres, mais avec des principes que celle-ci a elle-même chez elle. Elles ne font que lui rassembler ses propres pensées qui s’étaient dissociées en elle sans qu’elle en ait conscience ; que lui rappeler, à l’occasion de l’une de ses modalités, toutes les autres qu’elle a aussi, mais dont elle oublie chacune quand elle est chez l’autre. Elles se manifestent face à la croyance comme l’intelligence pure précisément en ce qu’à propos d’un moment déterminé elles ont l’intelligence du tout, c’est-à-dire sollicitent et convoquent chez ce moment le moment opposé qui se réfère à lui, et renversant l’un dans l’autre font surgir l’essence négative des deux pensées, le concept. Si elles apparaissent à la croyance comme torsion des choses et mensonge, c’est parce qu’elles mettent en évidence l’être-autre de ses moments ; elles lui semblent faire immédiatement par là même de ceux-ci autre chose que ce qu’ils sont dans leur singularité ; or cet Autre est tout aussi essentiel, et il est présent en vérité dans la conscience croyante elle-même, à ceci près que celle-ci n’y pense pas, mais l’a comme ça, quelque part ; si bien qu’il ne lui est pas étranger, ni ne peut être renié par elle.
Mais ces mêmes Lumières qui rappellent à la croyance l’opposé de ses moments | 514 | dissociés ont tout aussi peu de lumières sur elles-mêmes. Elles ont une attitude purement négative vis-à-vis de la croyance, dans la mesure où elles excluent leur contenu de leur pureté et le prennent pour le négatif d’elles-mêmes. C’est pourquoi elles ne se reconnaissent pas elles-mêmes dans ce négatif, dans le contenu de la croyance, non plus qu’elles ne rassemblent, pour cette raison, les deux pensées, celle qu’elles amènent, et celle contre laquelle elles l’amènent. En ne reconnaissant pas que ce qu’elles vilipendent chez la croyance est immédiatement leur propre pensée, elles sont elles-mêmes dans l’antagonisme des deux moments, dont elles ne font que reconnaître l’un, savoir, chaque fois, celui qui est opposé à la croyance, tandis qu’elles en séparent l’autre, exactement comme fait la croyance. C’est pourquoi ce n’est pas elles qui produisent l’unité de l’un et de l’autre en tant qu’unité de ceux-ci, c’est-à-dire le concept, mais c’est le concept qui naît pour soi face à elles, ou encore : elles le trouvent uniquement comme quelque chose de déjà là. En soi, en effet, la réalisation de l’intelligence pure est précisément que celle-ci, dont l’essence est le concept, devienne d’abord à ses propres yeux comme quelque chose d’absolument autre et se dénie — car l’opposition du concept est l’opposition absolue — puis revienne de cet être-autre à soi-même, ou encore, parvienne à son concept. — Mais les Lumières sont seulement ce mouvement, elles sont l’activité encore sans conscience du concept pur, activité qui certes parvient à soi comme objet, mais prend cet objet pour quelque chose d’autre, et ne connaît pas non plus la nature du concept, savoir, que c’est le non-différencié qui se sépare absolument. — Face à la croyance, donc, l’intelligence | 515 | est la puissance du concept en ce qu’elle est le mouvement et la corrélation des moments épars dans sa conscience, corrélation dans laquelle leur contradiction est mise en évidence. C’est en cela que réside le droit absolu de la violence qu’elle exerce sur la croyance ; mais l’effectivité à laquelle mène cette violence réside précisément en ce que c’est la conscience croyante elle-même qui est le concept, et qui donc accorde elle-même sa reconnaissance à l’opposé que l’intelligence lui amène. Celle-ci continue d’avoir raison face à la croyance, parce que c’est elle qui fait valoir chez la croyance ce qui lui est nécessaire et ce qu’elle a chez elle-même.
Les Lumières revendiquent d’abord fortement le moment du concept selon lequel celui-ci est une activité de la conscience. Elles affirment face à la croyance que l’essence absolue de celle-ci est essence de sa conscience en tant qu’elle est un Soi-même, ou encore qu’elle est produite par la conscience. Aux yeux de la conscience croyante son essence absolue, de même qu’elle est à ses yeux un En soi, n’est pas en même temps comme une chose étrangère qui s’y tiendrait venue on ne sait trop d’où ni comment, mais sa confiance consiste précisément en ce qu’elle se trouve là comme telle conscience personnelle, son obéissance et son service consistant à la produire par son activité comme son essence absolue. Les Lumières ne rappellent à vrai dire cela à la croyance que lorsqu’elle énonce purement l’en soi de l’essence absolue au-delà de l’activité de la conscience. — Mais dès lors que, tout en apportant, il est vrai, à l’unilatéralité de la croyance | 516 | le moment opposé de son activité face à l’être, auquel celle-ci pense ici uniquement, elles ne conjoignent pas pareillement leurs propres pensées, elles isolent alors le pur moment de l’activité et affirment de l’en soi de la croyance qu’il n’est qu’une production de la conscience. Or, l’activité isolée opposée à l’en soi est une activité contingente, et en tant que pratique de représentation, elle est un engendrement de fictions — de représentations qui ne sont pas en soi — et c’est ainsi qu’elles considèrent le contenu de la croyance. — Mais à l’inverse, l’intelligence pure dit tout aussi bien le contraire. En affirmant le moment de l’être-autre, que le concept a chez lui, elle énonce l’essence de la croyance comme une essence qui ne concernerait en rien la conscience, qui serait au-delà de celle-ci, étrangère, non reconnue par elle. Aux yeux de la croyance, l’essence est, exactement comme elle-même, d’un côté bien connue d’elle, et elle y a la certitude de soi-même, et d’un autre côté insondable dans ses voies, et inaccessible dans son être.
Les Lumières affirment par ailleurs, face à la conscience croyante, un droit que celle-ci concède elle-même, quand elles considèrent l’objet de sa vénération comme de la pierre et du bois, ou comme une quelconque déterminité anthropomorphique finie. Étant donné, en effet, qu’elle est cette conscience scindée en deux, qui consiste à avoir un au-delà de l’effectivité et un pur en deçà de cet au-delà, il y a aussi de fait en elle ce point de vue de la chose sensible, | 517 | selon lequel cette chose sensible vaut en soi et pour soi. Mais la conscience croyante ne rassemble pas ces deux pensées de ce qui est en soi et pour soi, et qui est pour elle tantôt l’essence pure, tantôt une chose sensible ordinaire. — Même sa conscience pure est affectée par ce dernier point de vue ; étant donné en effet qu’elle est privée du concept, les différences de son règne suprasensible sont une série de figures autonomes, tandis que leur mouvement est un advenir, c’est-à-dire que ces figures ne sont que dans la représentation et ont chez elles-mêmes la modalité de l’être sensible. — Quant aux Lumières, de leur côté, elles isolent pareillement l’effectivité comme une essence abandonnée par l’esprit, la déterminité comme une finitude inébranlée qui ne serait pas un moment dans le mouvement spirituel de l’essence elle-même, qui ne serait ni Rien, ni non plus un quelque chose qui fût en soi et pour soi, mais quelque chose qui disparaît.
Il est clair que le cas est le même s’agissant du fondement du savoir. La conscience croyante reconnaît même un savoir contingent, car elle a un rapport à des contingences, et l’essence absolue elle-même est pour elle dans la forme d’une effectivité commune représentée ; en sorte que la conscience croyante est aussi une certitude qui n’a pas la vérité chez elle-même, et elle confesse qu’elle est bien une conscience inessentielle de ce genre, en deçà de l’esprit qui s’assure et s’avère lui-même. — Mais elle oublie ce moment dans son savoir immédiat spirituel de l’essence absolue | 518 |. Tandis que les Lumières, qui le lui rappellent, pensent de nouveau uniquement au savoir contingent et oublient l’autre — ne pensent qu’à la médiation qui intervient par l’intermédiaire d’un tiers étranger, et non à celle dans laquelle l’immédiat est à soi-même le tiers par lequel il s’intermédie avec l’autre, savoir, en l’espèce, avec soi-même.
Enfin, dans leur point de vue sur l’activité de la croyance, elles trouvent injuste et inadéquat qu’on jette ainsi aux orties la jouissance et la possession de biens. — Pour ce qui est de l’injuste, elles obtiennent l’accord de la conscience croyante, en ce que cette dernière reconnaît elle-même cette effectivité de la possession, de la conservation et de la jouissance d’un bien dont on est propriétaire ; dans la revendication de la propriété, la conscience croyante se conduit de façon d’autant plus obstinée et isolée, et s’abandonne de façon d’autant plus fruste à sa jouissance, que son activité religieuse — d’abandon de la possession et de la jouissance — tombe au-delà de cette effectivité et lui achète la liberté pour ce côté. Opposition qui fait que ce culte du sacrifice des vacations naturelles et de la jouissance n’a en fait aucune vérité. La conservation a lieu à côté du sacrifice. Ce dernier n’est qu’un signe, qui n’accomplit le sacrifice effectif qu’en une petite partie, et ne fait en réalité que le représenter.
Pour ce qui est de l’adéquation à la fin visée, les Lumières trouvent malhabile qu’on rejette un bien qu’on possède, pour se savoir et se montrer libéré de la possession d’un bien, ou qu’on s’interdise | 519 | une jouissance, pour se savoir et se montrer libéré de la jouissance. La conscience croyante elle-même comprend l’activité absolue comme une activité universelle ; il n’y a pas que l’action de son essence absolue, en tant qu’elle est son objet, qui est à ses yeux quelque chose d’universel, mais la conscience singulière doit aussi montrer qu’elle est complètement et universellement libérée de son essence sensible. Mais le fait de jeter un bien singulier ou de renoncer à une jouissance singulière n’est pas cette action universelle ; et dès lors que, dans l’action, la fin visée, qui est une fin universelle, et la réalisation, qui est une réalisation singulière, devraient essentiellement se trouver devant la conscience dans leur inadéquation, cette action se montre comme un agissement auquel la conscience n’a pas part, et du coup cet agissement se montre trop naïf pour être une action ; il est trop naïf de jeûner pour s’être libéré du plaisir du repas, trop naïf, de faire comme Origène, d’éliminer tout autre plaisir du corps, pour montrer qu’on en est débarrassé. L’action elle-même montre qu’elle est une activité extérieure et singulière ; or le désir est enraciné intérieurement et est un universel ; son plaisir ne disparaît pas, ni avec la disparition de l’instrument30, ni par le moyen de la privation individuelle.
Mais les Lumières, pour leur part, isolent ici l’ineffectif, l’intérieur face à l’effectivité, de même que face à l’intériorité de la croyance dans sa contemplation et sa ferveur, elles s’en tenaient fermement à l’extériorité | 520 | de la chosité. Elles situent l’essentiel dans l’intention, dans la simple idée, et font ainsi l’économie de l’accomplissement effectif de l’affranchissement des fins naturelles ; c’est même au contraire cette intériorité elle-même qui est l’élément formel qui a son accomplissement dans les pulsions naturelles, lesquelles sont justifiées précisément par le fait qu’elles sont internes, qu’elles appartiennent à l’être universel, à la nature.
Les Lumières exercent donc sur la croyance un irrésistible pouvoir par le fait que les moments qu’elles font valoir se trouvent dans la conscience même de celle-ci. Si l’on examine de plus près l’effet de cette force, il semble que leur comportement à l’égard de la croyance déchire la belle unité de la confiance et de la certitude immédiate, souille sa conscience spirituelle par de basses pensées de l’effectivité sensible, et détruise l’état d’esprit rassuré et sûr, qui est le sien dans sa soumission, par la vanité de l’entendement, de la volonté propre et de l’accomplissement de sa propre visée. Mais, en fait, cette force induit au contraire l’abolition de la séparation sans pensée, ou plus exactement sans concept, qui est présente dans la croyance. La conscience croyante a deux poids et deux mesures, deux sortes d’yeux, deux sortes d’oreilles, deux sortes de langue et de langage, elle a toutes les représentations deux fois, sans jamais faire la comparaison qui apparierait ce double sens. Ou encore, la croyance vit dans deux sortes de perceptions, l’une qui est la perception de la conscience endormie vivant purement dans des pensées | 521 | sans concept, l’autre qui est celle de la conscience vigile, vivant purement dans l’effectivité sensible, et dans chacune d’elles, elle a une gestion propre des choses. Les Lumières éclairent ce monde céleste avec les représentations du monde sensible, et lui ont mis en évidence cette finitude que la croyance ne peut pas nier, puisqu’elle est elle-même conscience de soi, et, par là même, l’unité à laquelle appartiennent les deux modes de représentation, et dans laquelle ils ne se désagrègent pas, car ils appartiennent au même Soi-même indissociable et simple dans lequel elle est passée.
La croyance a ainsi perdu le contenu qui remplissait son élément, elle s’enfonce tout entière dans une espèce de sourd tissage de l’esprit au sein de lui-même. Elle est chassée de son royaume, ou encore, ce royaume a été pillé, dès lors que la conscience vigile en a tiré à soi toute différenciation et extension, a réclamé à la fois toutes ses parties pour la terre et les lui a rendues comme sa propriété. Mais elle n’est pas satisfaite pour autant, car cet éclairage n’a fait que faire naître partout de l’essence singulière, en sorte que l’esprit n’est interpellé que par de l’effectivité inessentielle et par une finitude qu’il a abandonnée. — Dès lors qu’elle est sans contenu et ne peut demeurer dans ce vide, ou encore, que, dépassant le fini qui est le seul contenu, elle ne trouve que le vide, elle est pure désirance incessante ; sa vérité est un au-delà vide auquel on ne peut plus trouver de contenu idoine, | 522 | car tout est apparenté autrement. — En fait, la croyance est devenue ainsi la même chose que les Lumières, c’est-à-dire, la conscience de la relation du fini en soi à l’absolu sans prédicat, non connu et non reconnu ; à ceci près que celles-ci sont les Lumières satisfaites, tandis que la croyance est les Lumières insatisfaites. On verra cependant chez les Lumières elles-mêmes si elles peuvent demeurer dans leur satisfaction ; car cette désirance incessante de l’esprit rembruni, en deuil d’avoir perdu son monde spirituel, demeure en embuscade. Elles ont elles-mêmes chez elles cette tare de la désirance insatisfaite : comme pur objet à même leur essence absolue vide — comme activité et mouvement, à même le dépassement de leur essence singulière vers l’au-delà non rempli — comme objet empli de son contenu à même l’absence de Soi-même, le désintéressement, de l’utile. Elles aboliront cette tare ; il ressortira d’un examen plus rapproché du résultat positif qui à leurs yeux est la vérité, que cette tare y est, en soi, déjà abolie.
b. La vérité des Lumières
Ce sourd tissage de l’esprit qui ne différencie plus rien en lui est donc passé en lui-même au-delà de la conscience, laquelle, par contre, est devenue claire à elle-même. — Le premier moment de cette clarté est déterminé dans sa nécessité et son | 523 | conditionnement par le fait que l’intelligence pure, ou l’intelligence qui en soi est concept, s’effective ; elle fait cela en posant chez elle l’être-autre ou la déterminité. De cette manière elle est intelligence pure négative, c’est-à-dire négation du concept ; cette négation est également pure ; et ainsi est advenue et devenue la pure chose, l’essence absolue, qui n’a aucune autre détermination par ailleurs. Si nous déterminons cela plus précisément, elle est, comme concept absolu, une différenciation de différences qui n’en sont plus, d’abstractions ou de purs concepts qui ne se portent plus eux-mêmes, mais n’ont de contenance et de différenciation que par le tout du mouvement. Cette différenciation du non-différencié consiste précisément en ceci que le concept absolu fait de soi-même son objet, et se pose face à ce mouvement comme l’essence. Il manque par conséquent à celle-ci le côté dans lequel les abstractions ou les différences sont tenues disjointes les unes des autres, et elle devient donc la pure pensée en tant que pure chose. — C’est donc là précisément ce sourd tissage sans conscience de l’esprit en lui-même, en lequel la croyance se dégradait en perdant le contenu différencié. — C’est en même temps ce mouvement de la pure conscience de soi par rapport auquel celle-ci est censée être l’au-delà absolument étranger. Étant donné, en effet, que cette pure conscience de soi est le mouvement dans de purs concepts, dans des différences qui n’en sont pas, elle sombre en fait dans le tissage inconscient, c’est-à-dire dans le pur sentir ou dans la pure chosité. | 524 | — Mais le concept étrangé à lui-même — car celui-ci se trouve encore au niveau de cet étrangement — ne reconnaît pas cette essence identique des deux côtés, celui du mouvement de la conscience de soi et celui de son essence absolue — ne reconnaît pas leur identique essence, qui est en fait leur substance et pérexistence. Dès lors qu’il ne reconnaît pas cette unité, l’essence ne vaut à ses yeux que dans la forme de l’au-delà objectal, tandis que la conscience différenciante, qui de cette manière a l’en soi hors d’elle, vaut comme conscience finie.
À propos de cette essence absolue, les Lumières entrent avec elles-mêmes dans le conflit qu’elles avaient antérieurement avec la croyance et se partagent en deux partis. Un parti ne fait la preuve qu’il est le parti vainqueur qu’en se décomposant en deux partis ; il montre en effet en cela qu’il possède chez lui-même le principe qu’il combattait, et qu’il a aboli par là même l’unilatéralité dans laquelle il entrait en scène antérieurement. L’intérêt qui se partageait entre lui et l’autre parti lui échoit désormais entièrement et ne se souvient plus de l’autre, puisqu’il trouve en lui-même l’opposition qui l’occupe. Mais en même temps, cette opposition a été élevée dans l’élément supérieur victorieux au sein duquel elle se présente purifiée. En sorte, donc, que la discorde qui survient au sein d’un parti et semble être un malheur est au contraire la preuve de son bonheur.
La pure essence n’a pas elle-même de différence chez elle, et c’est pourquoi cette différence lui vient, ou bien, en ce que deux pures essences de ce genre s’imposent pour la conscience, | 525 | ou en ce que s’impose une conscience double de la pure essence. — La pure essence absolue n’est que dans la pensée pure, ou plus exactement, elle est la pensée pure elle-même, elle est donc purement et simplement au-delà du fini, au-delà de la conscience de soi, et n’est que l’essence négative. Mais de cette manière elle est précisément l’être, le négatif de la conscience de soi. Et comme négatif de celle-ci, elle lui est aussi référée ; elle est l’être extérieur qui, référé à la conscience de soi dans laquelle tombent les différences et les déterminations, reçoit chez lui-même les différences, savoir, être goûté, vu, etc. ; et le rapport est celui de la certitude sensible et de la perception.
Si l’on part de cet être sensible en lequel cet au-delà négatif passe nécessairement, mais en faisant abstraction de ces modalités déterminées de relation de la conscience, il reste alors la pure matière comme sourd tissage et mouvement en soi-même. Il est donc essentiel en l’espèce de bien observer que la pure matière n’est que ce qui reste quand nous faisons abstraction de la vue, du toucher, du goût, etc., c’est-à-dire qu’elle n’est pas la matière qui est vue, goûtée, touchée, etc., mais la couleur, une pierre, un sel, etc. ; elle est au contraire l’abstraction pure ; et on se trouve ici alors en présence de la pure essence de la pensée, ou de la pure pensée elle-même, comme l’absolu non différencié en soi, non déterminé, sans prédicat. | 526 |
L’un des camps des Lumières nomme essence absolue cet absolu sans prédicat qui est au-delà de la conscience effective dans la pensée dont nous sommes partis ; l’autre camp l’appelle matière. Si on les distinguait comme nature et comme esprit, ou comme Dieu, il manquerait au tissage inconscient en soi-même, pour être nature, la richesse de la vie déployée — il manquerait à l’esprit ou à Dieu la conscience qui se différencie en elle-même. Tous deux, comme nous l’avons vu, sont tout simplement le même concept ; la différence ne réside pas dans l’affaire en cause, mais purement et uniquement dans la différence de points de départ des deux cultures, et en ce que chacune en reste à un point propre dans le mouvement de la pensée. Si ces deux camps passaient outre cela, ils se rencontreraient et reconnaîtraient comme une seule et même chose ce qui pour l’un d’entre eux, est, à l’en croire, une abomination, et pour l’autre une folie. Pour l’un des camps des Lumières, en effet, l’essence absolue est dans sa propre pensée pure ou immédiatement pour la pure conscience, en dehors de la conscience finie, elle est l’au-delà négatif de celle-ci. S’il voulait bien réfléchir au fait que, d’une part, cette immédiateté simple de la pensée n’est pas autre chose que l’être pur, et que d’autre part ce qui est négatif pour la conscience se réfère en même temps au fait que, dans le jugement négatif, le est (copula) maintient tout aussi bien ensemble les deux choses séparées — alors, la relation de cet au-delà avec la conscience se manifesterait dans la détermination d’un étant extérieur, | 527 | et partant, comme la même chose que ce qu’on appelle la pure matière ; on aurait gagné le moment manquant du présent. — Les autres Lumières partent de l’être sensible, puis font abstraction de la relation sensible de goût, de vision, etc., et en font le pur en soi, la matière absolue, le non-touché, le non-goûté, etc. Cet être est, de la sorte, devenu le simple sans prédicat, devenu essence de la pure conscience ; il est le pur concept comme étant en soi, ou encore, la pure pensée en soi-même. Cette intelligence ne fait pas dans sa conscience le pas inverse qui va de ce qui est, de ce qui est purement étant, à ce qui est pensé, qui est la même chose que ce qui est purement, ou encore, elle ne passe pas du pur négatif au pur positif. Ceci alors que, pourtant, le positif n’est purement et simplement que par la négation ; tandis que le purement négatif, en tant que pur, est en soi-même identique à lui-même, et en cela, précisément, positif. Ou encore, l’un et l’autre camp des Lumières ne sont pas parvenus au concept de la métaphysique cartésienne, selon lequel, en soi, Être et pensée sont la même chose, ne sont pas parvenus à l’idée que l’Être, le pur être, n’est pas une réalité effective concrète, mais la pure abstraction ; et qu’inversement la pensée pure, l’identité à soi-même, ou encore, l’essence, est en partie le négatif de la conscience de soi, et donc être, et d’autre part, en tant que simplicité immédiate, n’est pareillement rien d’autre qu’être ; la pensée est chosité, ou la chosité est pensée. | 528 |
L’essence n’a ici tout d’abord la scission chez elle-même qu’en appartenant à deux espèces de façons de voir ; d’une part, l’essence doit avoir la différence chez elle-même, d’autre part, les deux façons de voir s’y fondent, précisément en cela, en une seule. En effet, les moments abstraits de l’être pur et du négatif par lesquels ces deux façons de voir se distinguent sont alors réunis dans leur objet. — L’universel qu’elles ont en commun est l’abstraction du pur frémissement en soi-même, ou de la pure pensée de soi-même. Ce mouvement simple qui tourne sur son axe doit éclater, car il n’est lui-même mouvement que dès lors qu’il différencie ses moments. Cette différenciation des moments laisse derrière soi l’immobile comme la cosse vide de l’être pur qui n’est plus en lui-même une pensée effective, une vie ; car en tant qu’elle est la différence, elle est tout contenu. Mais elle, qui se pose en dehors de cette unité, est par là même l’alternance qui ne retourne pas en soi des moments, de l’être en soi et de l’être pour autre chose et de l’être pour soi — elle est l’effectivité, telle qu’elle est objet pour la conscience effective de l’intelligence pure : l’utilité.
Si mauvaise qu’elle puisse sembler à la croyance, ou à la sentimentalité, ou encore à l’abstraction, autobaptisée spéculation, qui se fixe l’en soi, c’est bien en elle, l’utilité, que l’intelligence pure accomplit sa réalisation et qu’elle est à soi-même son propre objet, | 529 | qu’elle ne renie plus désormais, et qui n’a pas non plus pour elle la valeur du vide ou du pur au-delà. Car, comme nous l’avons vu, l’intelligence pure est le concept même qui est, ou encore la personnalité pure identique à soi-même, qui se différencie elle-même en soi de telle sorte que chacun des éléments différenciés soit lui-même pur concept, c’est-à-dire immédiatement non différencié ; elle est simple pure conscience de soi qui, tant pour soi qu’en soi, est dans une unité immédiate. Dont l’être en soi, par conséquent, n’est pas un être qui demeure, mais cesse immédiatement d’être quelque chose dans sa différence ; or, un tel être qui immédiatement n’a pas de consistance, n’est pas en soi, mais est essentiellement pour autre chose, qui est la puissance qui l’absorbe. Mais ce second moment opposé au premier, à l’être en soi, disparaît tout aussi immédiatement que le premier, ou plus exactement, en tant qu’être uniquement pour autre chose, il est la disparition même, et ce qui est posé, c’est l’être retourné en soi-même, l’être pour soi. Mais ce simple être pour soi, en tant qu’il est l’identité à soi-même, est au contraire un être, ou encore, il est par là pour autre chose. — Ce qui exprime cette nature de l’intelligence pure dans le déploiement de ses moments, ou encore cette même intelligence en tant qu’objet, c’est l’utile. L’utile est quelque chose qui pérexiste en soi, ou encore, il est une chose, cet être en soi n’est en même temps que pur moment ; il est, partant, absolument pour autre chose, mais il est tout autant uniquement pour autre chose qu’il est en soi. Ces moments opposés sont revenus dans l’unité indissociable de l’être pour soi. | 530 | Toutefois, si l’utile exprime certes le concept de l’intelligence pure, il n’est pas celle-ci, cependant, en tant que telle, mais comme représentation, ou encore comme objet de l’intelligence. Il n’est que l’incessante alternance des moments dont l’un, certes, est l’être retourné en soi-même, mais uniquement comme être pour soi, c’est-à-dire comme moment abstrait qui vient se mettre sur le côté face aux autres. L’utile proprement dit n’est pas l’essence négative qui consiste à avoir ces moments dans leur opposition et en même temps non séparés, dans une seule et même perspective, ou encore, à les avoir comme une pensée en soi, comme ils sont en tant qu’intelligence pure ; il y a certes bien chez l’utile le moment de l’être pour soi, mais non pas de telle manière qu’il gagne sur les autres moments, l’En soi et l’être pour autre chose, ce qui en ferait le Soi-même. L’intelligence pure a donc pour objet en l’utile son propre concept en ses purs moments ; elle est la conscience de cette métaphysique, mais pas encore la saisie conceptuelle de celle-ci ; la conscience n’est pas encore parvenue à l’unité de l’être et du concept lui-même. Comme l’utile a encore la forme d’un objet pour l’intelligence pure, celle-ci a un monde, qui certes n’est plus en soi et pour soi, mais qui néanmoins est un monde qu’elle distingue d’elle-même. Simplement, dès lors que les oppositions sont sorties à la pointe du concept, la prochaine étape sera leur effondrement et la découverte par les Lumières des fruits de leurs actions. | 531 |
Si l’on examine l’objet que nous avons atteint en relation à toute cette sphère, on constate que le monde effectif de la culture s’était résumé dans la vanité de la conscience de soi — dans l’être pour soi qui a encore comme contenu la confusion même de ce monde, et qui est encore le concept singulier, n’est pas encore le concept universel pour soi. Mais une fois revenu en soi, ce concept est l’intelligence pure — la conscience pure en tant que le pur Soi-même, ou encore, la négativité, de même que la croyance est précisément la même chose que la pure pensée ou la positivité. La croyance a dans ce Soi-même le moment qui la complète ; mais en périssant par ce processus même de complémentation, c’est maintenant chez l’intelligence pure que nous voyons les deux moments, comme l’essence absolue, le purement pensé ou le négatif d’une part, et d’autre part comme matière, qui est le ce qui est positif. Il manque encore à cette complétude l’effectivité de la conscience de soi qui appartient à la conscience vaine — le monde depuis lequel la pensée s’est élevée jusqu’à soi. Cet élément manquant est atteint dans l’utilité dès lors que l’intelligence pure y est parvenue à l’objectalité positive ; ce qui en fait une conscience effective, satisfaite en soi-même. Cette objectalité constitue maintenant son monde ; elle est devenue la vérité du monde précédent tout entier, tant du monde idéel que du monde réel. Le premier monde de l’esprit est le royaume amplement étalé de son existence qui se disperse et de la certitude singularisée de soi-même ; comme on dirait que la nature disperse sa vie dans | 532 | des figures infiniment variées, sans que soit présent le genre de celles-ci. Le second monde contient le genre, et est le royaume de l’être en soi, ou de la vérité, opposé à cette certitude. Tandis que le troisième royaume, l’utile, est la vérité qui est tout aussi bien la certitude de soi-même. Au royaume de la vérité de la croyance il manque le principe de l’effectivité ou de la certitude de soi comme étant telle individualité singulière. Mais à l’effectivité ou à la certitude de soi comme étant telle individualité singulière, il manque l’En soi. Dans l’objet de l’intelligence pure, les deux mondes sont réunis. L’utile est l’objet dans la mesure où la conscience de soi voit jusqu’au fond de lui et a en lui la certitude singulière de soi-même, sa jouissance, (son être pour soi) ; de cette manière, elle en a l’intelligence intime, et cette intelligence contient l’essence vraie de l’objet (qui est d’être ainsi vu jusqu’au tréfonds ou d’être pour quelque chose d’autre). Elle est donc elle-même savoir vrai, et la conscience de soi a de façon tout aussi immédiate la certitude universelle de soi-même, sa conscience pure dans ce rapport où sont donc réunis tout à la fois vérité, présent et effectivité. Les deux mondes sont réconciliés, et le ciel a été descendu et transplanté sur la terre. | 533 |
III
La liberté absolue et la terreur
La conscience a trouvé son concept dans l’utilité. Mais celui-ci est pour une part encore objet, et pour une autre part, à cause de cela, précisément, encore une fin en la possession de laquelle elle ne se trouve pas encore immédiatement. L’utilité est encore un prédicat de l’objet, n’est pas elle-même sujet, ou encore, n’est pas effectivité immédiate et unique du sujet. On a ici la même chose que ce qui était apparu précédemment, savoir, que l’être pour soi ne se serait pas encore avéré à soi-même comme la substance des autres moments, par quoi l’utile ne serait immédiatement rien d’autre que le Soi-même de la conscience, qui ainsi aurait ce Soi-même en sa possession. — Mais ce retrait de la forme de l’objectalité de l’utile s’est déjà produit en soi, et de ce renversement intérieur procède le renversement effectif de l’effectivité, la nouvelle figure de la conscience, la liberté absolue.
On n’a guère plus en effet, en réalité, qu’une apparence vide d’objectalité, qui sépare | 534 | la conscience de soi de la possession. Car, d’une part, toute espèce de pérexistence et valeur des membres déterminés de l’organisation du monde effectif et du monde de la croyance est revenue dans cette détermination simple comme en son fondement et son esprit ; tandis que, d’autre part, cette dernière n’a plus rien de propre pour soi, elle est au contraire pure métaphysique, pur concept, ou savoir de la conscience de soi. De l’être en soi et pour soi de l’utile en tant qu’objet, la conscience reconnaît précisément que son être en soi est essentiellement être pour autre chose ; l’être en soi en tant que ce qui n’a pas de Soi-même est en vérité l’être en soi passif, ou encore, ce qui est pour un autre Soi-même. Or l’objet est pour la conscience dans cette forme abstraite du pur être en soi, car la conscience est pure intellection dont les différences sont dans la forme pure des concepts. — Mais l’être pour soi dans lequel revient l’être pour autre chose, le Soi-même, n’est pas un Soi-même propre de ce qu’on appelle objet, distinct du Je ; la conscience en effet, en tant qu’intelligence pure n’est pas un Soi-même singulier face auquel l’objet se tiendrait pareillement comme un Soi-même propre, mais elle est le concept pur, la vision du Soi-même dans le Soi-même, l’absolue vue double de soi-même ; la certitude de soi est le sujet universel et le concept qui sait que ce sujet universel est l’essence de toute effectivité. Si donc l’utile n’était que l’alternance de moments qui ne rentre pas dans sa propre unité, et donc était encore un objet pour le savoir, cet objet cesse maintenant d’être cela, car le savoir | 535 | est lui-même le mouvement de ces moments abstraits, il est le Soi-même universel, le Soi-même tout aussi bien de soi-même que de l’objet, et en tant qu’universel, l’unité, retournant en soi, de ce mouvement.
L’esprit est donc ainsi présent comme liberté absolue ; il est la conscience de soi qui se saisit, de telle manière que sa certitude de soi-même est l’essence de toutes les masses spirituelles, tant du monde réel que du monde suprasensible, ou inversement, que l’essence et l’effectivité sont le savoir que la conscience a de soi. — Celle-ci est consciente de sa pure personnalité, et en cela, de toute réalité spirituelle, et toute réalité est uniquement spiritualité ; le monde, à ses yeux, est purement et simplement sa volonté, et celle-ci est volonté universelle. C’est-à-dire que celle-ci n’est pas l’idée vide de la volonté posée dans un consentement silencieux ou déléguée à des représentants, mais elle est volonté réellement générale, volonté universelle de tous les individus singuliers en tant que tels. La volonté, en effet, est en soi la conscience de la personnalité ou de tout un chacun, et c’est en tant que cette volonté effective véritable qu’elle doit être, comme essence consciente de soi de tous et de chaque personnalité, en sorte que chacun fasse toujours tout de manière indivise, et que ce qui entre en scène comme activité du tout soit l’activité immédiate et consciente de tout un chacun.
Cette substance indivise de la liberté absolue s’élève sur le trône du monde sans qu’une quelconque puissance soit en mesure de lui opposer une résistance. Dès lors, en effet, qu’en vérité la conscience seule est l’élément dans lequel les essences ou les puissances spirituelles | 536 | ont leur substance, tout leur système, qui s’organisait et se maintenait par la division en masses, s’est effondré, après que la conscience singulière a appréhendé l’objet de telle manière qu’il n’a plus d’autre essence que la conscience de soi elle-même, ou encore, qu’il est absolument le concept. Ce qui faisait du concept un objet qui est, c’était sa différenciation en masses pérexistantes disjointes les unes des autres ; mais dès lors que l’objet devient concept, il n’y a plus rien chez lui qui pérexiste encore ; la négativité a pénétré tous ses moments. Il accède à l’existence de telle manière que chaque conscience singulière se soulève de la sphère à laquelle elle était impartie, ne trouve plus son œuvre et son essence dans telle masse particularisée, mais appréhende son Soi-même comme le concept de la volonté, toutes les masses appréhendées comme des essences de cette volonté, et ne peut donc du coup s’effectiver que dans un travail qui soit travail global. C’est pourquoi, dans cette liberté absolue, sont anéantis tous les états de la société, qui sont les essences spirituelles en lesquelles le tout s’articule ; la conscience singulière qui ressortissait à un membre de cette articulation, qui voulait et œuvrait à des accomplissements en lui, a aboli sa limite : la fin qu’elle vise est la fin universelle, son langage est la loi universelle, son œuvre est l’œuvre universelle.
L’objet et la différence ont perdu ici la signification d’utilité, qui était le prédicat de tout être réel ; la conscience ne commence pas son mouvement chez lui comme chez un objet étranger, partant duquel elle reviendrait seulement en elle-même | 537 |, mais c’est l’objet qui est pour elle la conscience elle-même ; l’opposition consiste donc uniquement dans la différence de la conscience singulière et de la conscience universelle ; toutefois, la conscience singulière est à ses propres yeux immédiatement elle-même ce qui n’avait que l’apparence de l’opposition, elle est conscience universelle et volonté générale. L’au-delà de cette effectivité qui est la sienne plane au-dessus du cadavre de l’autonomie disparue de l’être réel ou cru, mais c’est uniquement comme l’émanation fétide d’un gaz fade, de l’Êtresuprême* vide.
Il n’y a donc plus, après l’abolition des masses spirituelles différenciées et de la vie bornée des individus, ainsi que des deux mondes de cette vie, que le mouvement en soi-même de la conscience de soi universelle, comme interaction mutuelle de celle-ci dans la forme de l’universalité et dans la forme de la conscience personnelle ; la volonté générale rentre en soi, et est volonté singulière, face à laquelle se dressent la loi et l’œuvre universelles. Mais cette conscience singulière est tout aussi immédiatement consciente de soi-même comme volonté générale ; elle est bien consciente que son objet est une loi donnée par cette volonté générale et une œuvre accomplie par elle ; en entrant en activité et en créant de l’objectalité, elle ne fait donc rien de singulier, mais uniquement des lois et des actions d’État.
Ce mouvement, par là même, est l’interaction de la conscience avec elle-même, dans laquelle elle ne libère rien qui prenne la figure d’un objet | 538 | libre venant lui faire face. Il s’ensuit qu’elle ne peut parvenir à aucune œuvre positive, ni à des œuvres universelles du langage, ni à celles de l’effectivité, ni à des lois et institutions universelles de la liberté consciente, ni à des actes et à des œuvres de la liberté voulante. — L’œuvre que pourrait faire de soi la liberté se donnant conscience consisterait en ceci qu’en tant que substance universelle elle se fasse objet et être perdurable. Cet être-autre serait chez elle la différence selon laquelle elle se partagerait en masses spirituelles pérexistantes et en membres articulés de divers pouvoirs ; de telle sorte que ces masses seraient en partie les simples choses de pensée d’un pouvoir législatif, judiciaire et exécutif disjoint ; mais qu’elles seraient, d’autre part et aussi, les essences réelles, qui se sont données dans le monde réel de la culture, et, dès lors qu’on observerait de plus près le contenu de l’activité universelle, seraient les masses particulière du travail, qui sont différenciées plus avant en états ou ordres sociaux plus spécifiques. — La liberté universelle qui se serait partagée de cette manière en ses membres, et par là même précisément se serait faite substance qui est, serait par là même libre de l’individualité singulière et répartirait la foule des individus entre ses divers membres. Mais ceci aurait pour effet de réduire l’activité et l’être de la personnalité à une seule branche du tout, à une espèce d’être et d’activité. Posée dans l’élément de l’être elle aurait la signification d’une personnalité déterminée ; cesserait d’être en vérité conscience de soi universelle. Celle-ci en l’espèce ne se | 539 | laisse abuser quant à l’effectivité ni par la représentation imaginaire de l’obéissance sous des lois auto-délivrées qui lui impartiraient une partie, ni par sa représentation dans la production législative et l’activité universelle — elle ne se laisse pas déposséder de l’effectivité qui consiste à donner elle-même les lois et à accomplir elle-même non pas une œuvre singulière, mais l’œuvre universelle elle-même ; partout, en effet, où le Soi-même est seulement représenté par une instance autre et figuré dans une représentation, il n’est pas effectif ; là où il a un représentant, il n’est pas.
De même que la conscience de soi singulière ne se trouve pas dans cette œuvre universelle de la liberté absolue en tant que substance existante, elle ne se trouve pas davantage dans des actes proprement dits et des actions individuelles de la volonté de celle-ci. Pour que l’universel en vienne à un acte, il faut qu’il se ramasse tout entier dans l’unicité de l’individualité et mette au sommet une conscience de soi singulière ; la volonté générale en effet n’est volonté effective que dans un Soi-même qui est Un. Mais ceci a pour conséquence que toutes les autres individualités singulières sont exclues du tout de cet acte et n’y ont qu’une part limitée, en sorte que cet acte ne serait pas l’acte de la conscience de soi universelle effective. — La liberté universelle ne peut ainsi produire aucune œuvre ni aucun acte positifs ; il ne lui reste que l’activité négative ; elle n’est que la furie du disparaître.
Mais l’effectivité la plus haute et la plus opposée à la liberté universelle, ou plus exactement, l’unique objet qui devient encore pour elle, c’est la liberté et | 540 | la singularité de la conscience de soi effective elle-même. Cette même universalité, en effet, qui ne se laisse pas parvenir à la réalité de l’articulation organique, et qui vise à se conserver dans la continuité indivise, se différencie en même temps en elle-même tout simplement parce qu’elle est mouvement ou conscience. Et c’est en vertu de sa propre abstraction qu’elle se sépare en extrêmes précisément aussi abstraits, en la froide et inflexible universalité simple, ainsi qu’en la raideur cassante, discrète, absolue et la ponctualité entêtée de la conscience de soi effective. Une fois qu’elle en a fini avec l’anéantissement de l’organisation réelle et qu’elle pérexiste désormais pour soi, c’est là son unique objet — objet qui n’a plus d’autre contenu, possession, existence et extension extérieure, mais qui n’est plus que ce savoir de lui-même comme Soi-même singulier absolument pur et libre. Ce à même quoi il peut être appréhendé, n’est que son existence abstraite en général. Le rapport entre ces deux termes, étant donné qu’ils sont indivisiblement et absolument pour soi, et ne peuvent donc déléguer aucune partie dans quelque élément médian que ce soit qui les rattacherait l’un à l’autre, est donc la pure négation entièrement dépourvue de médiation ; savoir, la négation du singulier en tant que ce qui, dans l’universel, est. L’unique œuvre et l’unique exploit de la liberté universelle est donc la mort, une mort qui n’embrasse rien et n’est remplie intérieurement par rien, car ce qui est nié, c’est le point non rempli d’un contenu du Soi-même absolument libre ; c’est donc la mort | 541 | la plus froide, la plus triviale, qui n’a pas plus d’importance que l’étêtage d’un chou ou qu’une gorgée d’eau.
Toute la sagesse du gouvernement, tout l’entendement de la volonté universelle de s’accomplir, tient dans la platitude de cette syllabe. Le gouvernement n’est lui-même rien d’autre que le point qui s’installe fixement ou l’individualité de la volonté universelle. Lui, qui est un vouloir et un exécuteur procédant d’un point, veut et exécute en même temps un ordonnancement et un agissement déterminés. D’un côté, par conséquent, il exclut de son acte tous les autres individus, et d’autre part, il se constitue par là même en un gouvernement qui est une volonté déterminée, et par là même est opposé à la volonté universelle ; c’est pourquoi il ne peut tout bonnement pas faire autrement que se présenter comme une faction. Seule la faction triomphante s’appelle gouvernement, et c’est précisément en ce qu’il est une faction que réside immédiatement la nécessité qu’il périsse ; et c’est d’être gouvernement qui à l’inverse en fait une faction et le rend coupable. Si la volonté générale peut bien, quant à l’action effective du gouvernement, s’en tenir au crime qu’il commet contre elle, celui-ci n’a en revanche rien de déterminé et d’extérieur par quoi la faute de la volonté qui lui est opposée pourrait se présenter visiblement. Ne fait face, en effet, au gouvernement comme volonté générale effective que la pure volonté ineffective, l’intention. Devenir suspect vient donc prendre la place, ou encore, a la signification et l’effet | 542 | d’être coupable, et la réaction extérieure à cette effectivité qui réside dans l’intérieur simple de l’intention consiste en l’anéantissement sec et brutal de ce Soi-même qui est, et auquel on ne peut rien prendre, hormis son être même.
Dans cette œuvre qui est proprement la sienne, la liberté absolue devient pour elle-même un objet, et la conscience de soi découvre et apprend ce qu’elle est. En soi, elle est précisément cette conscience de soi abstraite qui anéantit en soi toute différence et toute pérexistence de la différence. C’est en tant que telle qu’elle est à ses yeux l’objet ; la terreur de la mort est la contemplation de cette essence négative qui est la sienne. Mais la conscience de soi absolument libre trouve cette réalité qui est la sienne toute différente de ce qu’était le concept que cette réalité avait d’elle-même, savoir, que la volonté générale n’est que l’essence positive de la personnalité, et que cette dernière ne se sait dans la volonté générale que positivement ou comme y étant conservée. Au contraire ici, pour la conscience de soi, qui en tant qu’intelligence pure sépare son essence positive et son essence négative — qui de manière générale sépare l’absolu sans prédicat en pure pensée et en pure matière —, le passage absolu de l’une dans l’autre est présent dans son effectivité. — La volonté générale, en tant que conscience de soi effective absolument positive, parce qu’elle est cette effectivité consciente de soi poussée jusqu’à la pensée pure ou jusqu’à la matière abstraite, se renverse en l’essence négative, et se manifeste tout aussi bien comme abolition de la pensée de soi-même ou de la conscience de soi. | 543 |
La liberté absolue, en tant que pure identité à soi-même de la volonté générale, a donc chez elle la négation, mais par là même aussi, tout simplement, la différence, et développe celle-ci à son tour comme une différence effective. La négativité pure a, en effet, dans la volonté universelle identique à soi l’élément de la pérexistence, ou encore la substance dans laquelle ses moments se réalisent ; elle a la matière qu’elle peut convertir en sa déterminité ; et dans la mesure où cette substance s’est montrée comme le négatif pour la conscience singulière, se redéveloppe alors l’organisation des masses spirituelles auxquelles la foule des consciences individuelles est impartie. Celles-ci ont éprouvé le sentiment de la crainte devant leur maître absolu, la mort, et n’ont de nouveau plus aucune réticence à l’égard de la négation et des différences, se subordonnent sous ces masses et retournent à une œuvre divisée et limitée, mais aussi, ce faisant, à leur effectivité substantielle.
L’esprit aurait été renvoyé brusquement de ce tumulte à son point de départ, c’est-à-dire au monde éthique et réel de la culture, lequel aurait été simplement rafraîchi et rajeuni par la peur du maître revenue dans les esprits. L’esprit devrait de nouveau parcourir et répéter sans cesse tout ce circuit de la nécessité, pour peu que le résultat fût l’interpénétration parfaite de la conscience de soi et de la substance — interpénétration dans laquelle la conscience de soi, qui aurait découvert | 544 | la force négative, par rapport à elle, de son essence universelle, voudrait se savoir et se trouver, non pas comme telle entité particulière, mais uniquement comme quelque chose d’universel, et pourrait par conséquent aussi supporter l’effectivité objectale de l’esprit universel, qui l’exclut en tant qu’entité particulière. — Mais dans la liberté absolue, ni la conscience, qui est enfoncée dans une existence multiple, ou qui se fixe certaines fins et pensées bien déterminées, ni un monde extérieur reconnu, que ce soit celui de l’effectivité ou celui de la pensée, n’étaient en interaction mutuelle ; ce qui était en interaction, c’était le monde tout simplement, dans la forme de la conscience, comme volonté générale, et d’autre part, pareillement, la conscience de soi extraite de toute existence étendue, ou de toute fin et jugement multiple, et concentrée dans le Soi-même simple. C’est pourquoi la culture à laquelle elle parvient dans son interaction avec cette essence est la plus sublime et atteint ce point ultime où elle voit son effectivité simple et pure disparaître immédiatement et passer dans le Néant vide. Dans le monde de la culture proprement dite, la conscience de soi ne parvient pas à contempler sa négation ou son étrangement dans cette forme de la pure abstraction ; sa négation est au contraire la négation remplie d’un contenu ; elle est soit l’honneur, soit la richesse, qu’elle gagne tous deux à la place du Soi-même dont elle s’est étrangée ; ou encore, le langage de l’esprit et de l’intelligence auquel la conscience déchirée parvient ; ou bien, elle est le ciel de la croyance, ou l’utile des Lumières. Toutes ces déterminations sont perdues dans la perte que connaît le Soi-même dans la liberté absolue | 545 | ; sa négation est la mort sans signification, la pure terreur du négatif qui n’a en lui rien de positif, rien de remplissant. — Mais en même temps, cette négation, dans son effectivité, n’est pas quelque chose d’étranger, elle n’est ni la nécessité universelle qui réside dans l’au-delà, en laquelle le monde éthique périt, ni la contingence singulière de la possession personnelle ou de l’humeur du possédant dont la conscience déchirée se voit dépendante, mais elle est la volonté générale, la volonté universelle qui, dans cette ultime abstraction qui est la sienne, n’a rien de positif, et ne peut donc rien rendre en échange du sacrifice — mais c’est précisément pour cela que, de manière non intermédiée, elle ne fait qu’un avec la conscience de soi, ou encore : elle est le pur positif parce qu’elle est le pur négatif ; et la mort sans signification, la négativité du Soi-même, inassouvie par la plénitude d’un contenu, se renverse dans le concept intérieur en positivité absolue. Pour la conscience, l’unité immédiate de soi avec la volonté générale, sa revendication de se savoir comme tel point déterminé dans la volonté générale, se transforme en l’expérience tout simplement contraire. Ce qui y disparaît pour elle, c’est l’être abstrait, ou l’immédiateté du point sans substance, et cette immédiateté disparue est la volonté générale elle-même, comme laquelle elle se sait maintenant, dans la mesure où elle est immédiateté abolie, où elle est pur savoir ou pure volonté. La conscience par là même sait la volonté comme ce qu’elle est soi-même, et se sait elle-même comme essence, mais | 546 | pas comme l’essence qui est immédiatement, elle ne sait ni la volonté comme le gouvernement révolutionnaire, ou comme l’anarchie s’efforçant de constituer et instituer l’anarchie, ni ne se sait soi-même comme centre de telle faction, ou de la faction qui lui est opposée, mais c’est la volonté générale qui est son pur savoir et vouloir, et la conscience est volonté universelle, en tant qu’elle est tel pur savoir et vouloir. Elle ne s’y perd pas elle-même, car le pur savoir et vouloir est au contraire bien plus elle-même, la conscience, que le point atome de la conscience. Elle est donc l’interaction du pur savoir avec soi-même ; le pur savoir, en tant qu’essence, est la volonté générale ; mais cette essence n’est tout simplement que le pur savoir. La conscience de soi est donc le pur savoir de l’essence en tant que pur savoir. En outre, en tant que Soi-même singulier, elle est uniquement la forme du sujet ou de l’activité effective, et cette forme est sue par elle en tant que forme ; de la même façon, pour elle, l’effectivité objectale, l’être, est tout bonnement une forme dépourvue de Soi-même ; cette effectivité serait en effet le non-su ; or, ce savoir sait le savoir comme l’essence.
La liberté absolue a donc rajusté avec soi-même, neutralisé l’opposition de la volonté générale et de la volonté singulière ; l’esprit étrangé à soi, poussé à l’extrémité de son opposition, en laquelle le pur vouloir et la pure instance voulante sont encore distingués, rabaisse cette opposition au rang de forme transparente, et s’y trouve lui-même. — De même que le royaume du monde effectif passe dans celui de la croyance et de l’intelligence, la liberté absolue sort de son effectivité autodestructrice | 547 | et passe en un autre pays de l’esprit conscient de soi, où dans cette ineffectivité même elle est tenue pour le vrai, à la pensée duquel l’esprit se repaît dans la mesure exacte où il y est et demeure pensée, et sait cet être ainsi enfermé dans la conscience de soi comme l’essence parachevée et parfaite. Une nouvelle figure de l’esprit est née, celle de l’esprit moral. | 548 |
21 Eine Art.
22 Citation extraite du Neveu de Rameau de Diderot. Ici comme plus loin, Hegel cite, de mémoire, la traduction de Goethe (Rameaus’Neffe, ein Dialog von Diderot, aus dem Manuskript übersetzt und mit Anmerkungen begleitet, Leipzig, 1805, p. 286).
23 In seiner Art gut sein. L’expression peut aussi se lire comme : « Bon dans son espèce. »
24 Citation du Neveu de Rameau de Denis Diderot (trad. Goethe, op. cit., p. 286).
25 Neveu de Rameau (trad. Goethe, ibid., p. 77). Texte fortement modifié dans la traduction de Hegel.
26 Die Absicht, qui fait écho à « l’intelligence », die Einsicht.
27 Der Aberglauben. Le terme allemand se présente plus explicitement comme une perversion de la croyance.
28 Citation du Neveu de Rameau (trad. Goethe, op. cit., p. 290).
29 Psaume 115 ; v. 4 et suiv.
30 Origène s’est châtré. Le désir (ici : die Begierde) est connoté sexuellement.