Prologue

Certains jours sont restés gravés dans ma mémoire.

Celui où les Belasko franchirent mon seuil en est un.

Avant leur arrivée, j’étais seule, salie, meurtrie. Le lierre m’étouffait, mes murs se fissuraient, mon toit laissait entrer la pluie. Abandonnée des humains, j’avais perdu toute ma splendeur. Pourtant, sous mes haillons, un homme discerna ma beauté. Dès lors, il n’eut plus qu’un objectif : me rendre ma superbe.

Durant plusieurs mois, les artisans se relayèrent pour me rénover. Sous leurs mains, je ressuscitai. Grâce à eux, mon cœur se remit à battre et un souffle nouveau m’anima. Mon avenir s’annonçait radieux.

Les travaux s’achevèrent et les Belasko s’installèrent. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour retourner dans le passé, quarante ans plus tôt, lorsque les membres de la famille posèrent leurs bagages dans le hall de mon entrée. Ils étaient sept : le père, la mère et leurs cinq enfants. L’un d’eux n’était qu’un bébé dans un couffin. Les autres, deux petites filles et deux jeunes garçons, foulaient mon parquet en hurlant d’excitation. Fous de joie, ils couraient, riaient, s’embrassaient et étreignaient leurs parents. Je surpris leur père essuyer une larme. Son émotion me toucha. Ces instants étaient uniques, précieux. Jamais je n’avais été aussi heureuse.

Pendant des années, j’eus le bonheur de voir grandir les enfants. Je partageai leurs joies et leurs peines. Je m’attendris lorsque Philippe présenta sa petite amie ; je frémis lorsque Mathieu rentra de discothèque ivre mort ; je me réjouis lorsque Garance intégra une école hôtelière ; je pleurai lorsque Solène apprit qu’elle était diabétique ; je frissonnai lorsque David entreprit d’escalader le chêne centenaire.

En mon sein, la tribu se forgeait des souvenirs et unissait son histoire à la mienne. Son amour pour moi était si fort qu’elle me baptisa d’un nom : « Casa Belasko. » En me donnant son patronyme, elle fit de moi un membre de la famille à part entière. Notre communion était totale.

Hélas, toutes les belles choses ont une fin et, les uns après les autres, les oisillons quittèrent le nid. Un premier. Puis un deuxième. Jusqu’au dernier. Les époux restèrent et, malgré l’amour qu’ils me portaient, la nostalgie me gagna. Les enfants me manquaient. Bien sûr, ils me rendaient visite, mais ils avaient changé. Je ne retrouvais plus cette simplicité qui avait fait notre quotidien. Je regrettais l’innocence perdue. Avec amertume, je constatais leurs différends. Les rancœurs avaient pris la place des chamailleries. Ce n’était plus des histoires de jouet volé ou de dessin gribouillé. C’était plus dur, plus violent. Les enfants étaient devenus des adultes. Jaloux. Vénaux. Méchants.

Ma vie bascula lorsque la mort emporta Mme Belasko. Un souvenir atroce que j’aurais aimé effacer de ma mémoire. Et quand, quelques mois plus tard, son époux me quitta à son tour, mon cœur se brisa.

Mélancolique, j’admirai les feuilles des vignes bercées par le mistral. Je gorgeai mes poumons de l’odeur des lavandes et me laissai entraîner dans la valse des abeilles qui les butinent. Je m’émerveillai devant la beauté du soleil se couchant sur l’amphithéâtre naturel de roches dorées. Mais les volets roulants se rabattirent sur mes baies vitrées et empêchèrent la lumière d’entrer. Les paupières fermées, je plongeai dans l’obscurité. J’essayai de garder la tête haute mais, au plus profond de mon être, j’étais anéantie. Qu’allais-je devenir ?

Ma solitude ne dura pas.

Quatre jours après le décès de M. Belasko, les enfants décidèrent de se réunir, une dernière fois, entre mes murs.

Cette première nuit de l’été, la plus courte de l’année, fut la plus longue de mon existence. Je savais ce qui m’attendait. Je savais que les cinq frères et sœurs hausseraient le ton et que j’assisterais, impuissante, à leurs querelles. Mais jamais je n’aurais imaginé être témoin d’une telle tragédie.