Les relents de désinfectant soulevèrent l’estomac du capitaine Jouvry. Il avait beau fréquenter souvent les hôpitaux, il ne parvenait pas à s’habituer à leur odeur.
Il traversa le hall d’accueil à grandes enjambées en regardant l’heure sur son téléphone portable. 16 heures. Un détour par le distributeur s’imposait. Le capitaine n’avait rien mangé depuis le petit-déjeuner et il commençait à se sentir faible. Ce n’était pas le moment de flancher.
Après avoir englouti une barre chocolatée, il s’élança dans les escaliers et grimpa jusqu’au quatrième étage. Pensif, il arpenta le long couloir, salua une infirmière avant de s’arrêter devant la chambre 428. Il essuya la sueur sur son front, puis frappa à la porte. Une voix lointaine l’invita à entrer.
Dans un océan de draps blancs reposait une silhouette allongée sur le dos, bras et jambes tendus, les yeux rivés au plafond. Cette scène submergea le capitaine de tristesse. Elle le renvoyait à son propre passé, et le souvenir de sa mère, rongée par un cancer revint le hanter.
Pour chasser son émoi, Jouvry se mordit la lèvre et inspira. Il s’approcha ensuite de la silhouette qui pencha lentement la tête vers lui et le fixa d’un regard vide. Sa bouche s’entrouvrit – dans ce qui semblait être un effort incommensurable – mais aucun son n’en sortit. Le capitaine afficha son sourire le plus rassurant et prit la parole.
— Vous souvenez-vous de moi ?
— Oui. Nous nous sommes vus au commissariat.
— Exact. Je suis le capitaine Jouvry. Lorsque nous nous sommes quittés ce matin, vous étiez en état de choc. Comment vous sentez-vous à présent ?
L’absence de réponse fit prendre conscience au capitaine de l’ineptie de sa question. Il se rappela sa famille et ses amis qui, le jour de l’enterrement de sa mère, avaient laissé échapper un « tu tiens le coup ? » en l’étreignant. Dans certaines situations où les banalités n’ont plus leur place, mieux vaut s’abstenir de tout commentaire.
Jouvry posa son téléphone portable sur la table de chevet, s’assit sur une chaise près du lit et, après s’être raclé la gorge, enchaîna.
— J’aimerais que nous parlions de cette nuit.
En entendant ces mots, la silhouette s’agita.
— Oh, mon Dieu ! Cette nuit… d’horreur…
Le capitaine, conscient du trouble que suscitait ce souvenir, demanda de sa voix la plus douce :
— C’est ainsi que vous la définiriez ?
— Un enfer. Un cauchemar. Non… Aucun de ces mots ne convient. Pas un ne peut décrire ce que j’ai vécu. Ce que nous avons vécu. Comment aller de l’avant après un tel traumatisme ?
— Les médecins vous aideront.
— Leurs médicaments m’assomment. Vous devriez leur dire de diminuer les doses, sinon mon cerveau va exploser.
— Il faut leur faire confiance.
Une moue résignée. Une larme qui glisse lentement sur la joue pour s’échouer sur les draps. Puis un silence embarrassant que le capitaine s’empressa de rompre.
— Êtes-vous capable de me raconter ce qui s’est passé ?
— Je peux essayer, mais j’espère que vous n’êtes pas pressé : c’est une longue histoire.
— J’ai tout mon temps. Nous ferons une pause dès que vous en éprouverez le besoin.
La silhouette se redressa et ne put dissimuler son anxiété.
— Allez-vous me mettre en examen ?
— Pourquoi cette question ?
— N’envisagez-vous pas ma culpabilité ?
Jouvry laissa s’écouler quelques secondes avant de répondre :
— Les premiers éléments de l’enquête prouvent clairement votre innocence. Si je suis venu vous rendre visite, ce n’est pas pour vous envoyer derrière les barreaux, mais pour comprendre.
— Me croirez-vous ?
— Démêler le vrai du faux ? Ne vous inquiétez pas : c’est mon métier !
Sceptique, la silhouette haussa les épaules. Le capitaine insista :
— Racontez-moi votre histoire en toute simplicité.
— Par où commencer ?
— Le début. Que faisaient cinq frères et sœurs dans cette maison ?
— Notre père, André Belasko, voulait que nous nous réunissions dans la demeure familiale, la veille de ses obsèques, pour prendre connaissance de son testament. Son enterrement ayant lieu aujourd’hui, nous nous sommes donc donné rendez-vous hier soir à la Casa.
— À quelle heure ?
— 19 heures.
— Étiez-vous heureux de vous retrouver ?
— Non.
La franchise de cette réponse surprit le capitaine.
— Pourquoi ?
— Les tensions entre nous étaient nombreuses. Je savais que la question de l’héritage n’allait rien arranger. La soirée promettait d’être houleuse. Mais ce déferlement de haine et de violence… Qui aurait pu deviner que nous en arriverions là ?