De la musique s’élevait dans la vallée et il était possible de reconnaître certaines des chansons interprétées – parfois massacrées – par les musiciens amateurs. De nombreux badauds flânaient dans les rues, s’apprêtant à ingurgiter des hectolitres de bière et des tonnes de kebab dans une atmosphère bon enfant. L’insouciance allait rythmer les festivités de ce 21 juin.
Philippe se préparait, pour sa part, à vivre une soirée digne d’une mauvaise série télévisée. Le scénario se résumait à quelques mots : deux frères qui se détestent se retrouvent pour lire le testament de leur père. Philippe comparait aussi sa relation avec Mathieu à celle de Guignol et du Gendarme, coups de bâton compris. Il redoutait chacune des retrouvailles avec son cadet. Depuis quatre jours, il avait perdu l’appétit et ne dormait plus. Mathieu était capable de tout. Il pouvait se fâcher pour un rien ou en venir aux mains pour une remarque jugée déplacée. Cet imbécile pouvait aussi lui casser le nez lors de la cérémonie funéraire du lendemain. Il avait déjà fait pire.
Avec une carte magnétique, Philippe déverrouilla le portail noir et roula au pas sur le chemin menant à la Casa. Il se gara à l’ombre d’un pin et sortit de sa voiture. Il était à l’heure et, hélas pour lui, Guignol l’était aussi. Appuyé contre sa vieille Peugeot, tourné vers la vallée côté ouest, Mathieu ignora l’arrivée de son frère. Philippe, comme d’habitude, allait devoir faire le premier pas. Pour reculer l’échéance, il admira le panorama côté est. Instantanément, les sensations de son enfance refirent surface : les odeurs de lavande, de sève de pin, le chant des cigales, le frou-frou du mistral dans les feuillus et les teintes uniques du ciel – aquarelle composée de rose, de parme, d’orange.
La mélancolie gagna Philippe. Chaque fois qu’il foulait ces terres, il se retrouvait projeté dans le passé, une époque où tout était plus simple, plus pur, plus beau.
Un éclat scintilla près de lui. Le soleil frappait de ses rayons les lettres « Casa Belasko » au-dessus de la porte d’entrée. Lorsque la famille s’était installée au domaine, papa avait insisté pour donner un nom à la maison. Selon lui, c’était une marque d’affection, une preuve d’amour. Parents et enfants s’étaient rassemblés dans le salon, autour de la cheminée en pierre, et les idées de chacun avaient été notées sur une feuille. « Casa Belasko » avait remporté tous les suffrages. Sans attendre, papa avait contacté un ferronnier. L’artisan, meilleur ouvrier de France, avait découpé d’imposantes lettres dans du métal puis les avait fixées sur la façade. Un baptême avait été organisé avec invités, champagne et petits fours. Chez les Belasko, on ne faisait jamais les choses à moitié.
La Casa : une référence aux origines espagnoles de la famille, mais aussi à Barcelone où Mme Belasko et les enfants s’étaient rendus lors de vacances estivales. Tous les six avaient été subjugués par l’originalité de la Casa Milà, édifice du célèbre architecte Gaudí. Mise à part cette anecdote, la Casa ne partageait aucun point commun ni avec le modernisme catalan ni avec l’esthétique naturaliste chère à Gaudí. Elle évoquait plutôt le style Prairie School, un mouvement ayant sévi au même moment aux États-Unis : des lignes horizontales, une construction basse, des toits débordants, des terrasses en encorbellements, la combinaison de matériaux traditionnels comme la pierre et le bois avec d’autres plus novateurs tels le béton et l’acier, et de larges baies vitrées permettant une communion avec la nature. « Une Prairie doit être parfaitement intégrée au paysage », avait précisé Frank Lloyd Wright, fer de lance de ce courant architectural. S’il avait vu la Casa, il aurait sans conteste adoré cette belle américaine en plein cœur de la Provence, décor idéal d’un film hollywoodien.
Adolescent, Philippe avait d’ailleurs été troublé par la ressemblance entre leur maison et celle de La Mort aux trousses. Après avoir visionné ce chef-d’œuvre d’Alfred Hitchcock, il avait reproduit maintes et maintes fois les scènes interprétées par Cary Grant. Il s’imaginait fuir les sbires de Vandamm, échapper à leur biplan, escalader les parois rocheuses du mont Rushmore et embrasser Eva Marie Saint avec fougue – sa scène préférée.
Avant la naissance de David, André Belasko, admirateur du travail de Wright, avait envisagé de faire construire une bâtisse inspirée du style Prairie. Il s’était procuré un livre sur le sujet et avait croqué la maison de ses rêves. Puis il avait remisé son projet en héritant de la Casa qui remplissait en tout point son cahier des charges.
Philippe avait souvent feuilleté cet ouvrage sur Wright. Une photo – légendée « Le domaine maudit de l’architecte » – et le récit qui l’accompagnait l’avaient marqué. En y repensant, il fut saisi d’un frisson. D’après les on-dit, la Casa était, elle aussi, maudite. Dans la vallée, on certifiait qu’elle était hantée, que le raisin des vignes était empoisonné et que quiconque en buvait le vin perdait la tête. Mais André Belasko était resté indifférent à ces superstitions.
Philippe leva un regard aussi nostalgique qu’amusé sur la Casa. Hantée ? Certainement pas. Avec le temps, les enfants avaient appris à tourner ces histoires en dérision. Rien ne les amusait plus que s’affubler de draps blancs et déambuler dans les couloirs en poussant des « hou-hou » effrayants.
Si cet endroit n’inspirait que tranquillité et sécurité, la rumeur, pourtant, courait et assurait qu’un drame avait eu lieu autrefois entre ces murs. Malgré l’insistance des enfants, M. Belasko refusait d’aborder le sujet. Philippe, pour satisfaire sa curiosité, avait interrogé ses camarades de lycée. Leur réponse : la Casa avait été le théâtre d’une tragédie, mais, chez eux aussi, la question était tabou. Philippe avait alors décidé de mener l’enquête par ses propres moyens. Au cours d’une longue journée d’hiver, il avait exploré chaque pièce à la recherche d’indices. Trois heures durant, il avait fouillé placards et tiroirs sans succès. Il avait ensuite enfourché sa bicyclette et fait le tour du domaine. Les vignes, les bois en contrebas… Pas un hectare n’avait échappé à sa vigilance. Une pluie fine s’était soudain mise à tomber, sans toutefois détourner Philippe de son objectif. Il avait emprunté le chemin sinueux à flanc de falaise – dont ses parents interdisaient l’accès – mais les roues de son vélo s’étaient embourbées et le jeune homme avait dû abandonner sa monture. Après avoir parcouru quelques mètres à pieds, il s’était résigné : s’aventurer plus loin était trop dangereux. Philippe s’était apprêté à faire demi-tour, lorsqu’un détail avait attiré son attention. Prenant appui contre le sous-bassement en pierre, il avait progressé le long de la maison jusqu’à un soupirail. Il avait collé son front contre le verre martelé sans parvenir à distinguer l’intérieur de cette pièce mystérieuse. La pluie battante l’avait finalement contraint à suspendre définitivement ses investigations.
Une dernière fois, il avait inspecté la façade de la Casa et dénombré quatre soupiraux. Il s’était ensuite rendu dans la cave, et n’en avait compté que trois.
À quoi correspondait cette quatrième ouverture ? Une pièce secrète ? Mais comment y pénétrer ? Il n’y avait aucune porte… Philippe aurait pu questionner son père à ce sujet, mais un pressentiment l’en avait empêché. En revanche, il avait partagé sa découverte avec ses frères et sœurs. Toute la soirée, ils avaient tenté d’imaginer ce qui se cachait derrière ce soupirail. Des histoires terrifiantes avaient été inventées à la lueur d’une lampe de poche et le petit David, apeuré, s’était mis à pleurer.
Philippe regarda sa montre et constata avec surprise qu’il admirait le paysage depuis dix minutes et qu’il n’avait toujours pas salué son frère. S’armant de courage, il se dirigea vers Mathieu qui lui tournait toujours le dos. Accepterait-il de lui dire bonjour ? Pourquoi refuserait-il en pareilles circonstances ? Ne pouvait-il pas laisser ses rancœurs au vestiaire ? Au moins pour une soirée ?
Main droite tendue devant lui, Philippe se posta derrière son frère qui pivota enfin. Il observa, avec dédain, la poigne qui lui faisait face et la serra à en briser les phalanges. Philippe le dévisagea en grimaçant. Toute la famille s’accordait à dire que les deux hommes se ressemblaient. C’était vrai. Bruns aux yeux noirs, le teint mat, la mâchoire carrée et les pommettes hautes. Mais, depuis une vingtaine d’années, un détail les différenciait : Mathieu portait une barbe. « Pour qu’on ne me confonde plus avec mon abruti de frère », avait-il dit.
— Ça va, Mat ?
— Je n’ai rien à te dire. Et la mort de notre père ne changera rien au mépris que tu m’inspires.
Philippe lâcha la main de son frère avec empressement. Il ne s’attendait pas à un tel affront. Du moins, pas tout de suite. En quelques secondes, il s’était retrouvé dans les cordes, sonné, face à un poids lourd de cent kilos prêt à lui décocher un nouvel uppercut. Trois adjectifs suffisaient pour décrire cet adversaire : violent, rancunier, sarcastique. Philippe venait d’avoir un échantillon de chaque en un temps record.
— Mettons un peu d’eau dans notre vin, d’accord ? Un week-end ensemble, Mat, ce n’est pas la mer à boire.
— Tu espères encore que je pardonne ta traîtrise ?
— Je pensais qu’avec la mort de notre père…
— Eh bien non !
— Mais…
— Je n’ai qu’une chose à te dire, Philippe : regarde-moi bien, car c’est la dernière fois que tu me vois.