David ralentit devant l’entrée du domaine et regarda le tableau de bord. 19 h 30. Des embouteillages dans la vallée, des axes fermés et un contournement de plusieurs kilomètres l’avaient retardé. Pour lui qui aimait la ponctualité, c’était loupé. En râlant, il agita sa carte magnétique devant le capteur du portail. Les deux battants en fer forgé s’ouvrirent. Au loin, trois petits lapins prirent leurs pattes à leur cou pour se réfugier dans les fourrés.
David but une gorgée d’eau fraîche et enclencha la première. Il se sentait fébrile. Enfant, la route qui serpentait sur la colline lui donnait mal au cœur. Quarante ans plus tard, rien n’avait changé.
Il attrapa un mouchoir dans la boîte à gants et essuya la sueur sur son front. Dans le rétroviseur, son reflet lui renvoya l’image d’un fantôme. Teint livide, joues creusées, paupières cernées. S’il avait eu à fêter Halloween, il n’aurait pas eu besoin de se grimer.
Occupé à examiner sa mine fatiguée, David ne vit pas l’ombre bondir devant son pare-chocs. D’un coup sec, il enfonça la pédale de frein et étouffa un cri. La voiture s’arrêta juste à temps pour éviter le drame.
Tout en reprenant ses esprits, David chercha dans les feuillages celle qui avait causé sa frayeur. Une biche. Elle se tenait entre les pins, à quelques mètres seulement. Sa robe caramel luisait sous les rayons du soleil et ses magnifiques yeux rehaussés de noir ne quittaient pas David. Elle ne bougeait pas et restait sur ses gardes, consciente qu’elle devait se méfier des humains. Des êtres dangereux.
Les animaux sauvages peuplaient ces bois depuis toujours. En croiser un était une chance, l’approcher un luxe. Petit, David aurait tenté le coup. À pas feutrés, en veillant à ne pas écraser de branches mortes, il serait allé à la rencontre de la biche, aurait retenu son souffle jusqu’à ce qu’elle déguerpisse en secouant sa petite queue blanche. Cette époque était révolue.
Sourire aux lèvres, David se remit en route. Le domaine était inhabité depuis quatre jours et les bêtes avaient déjà repris possession des lieux. Elles allaient et venaient en toute liberté. Leur présence n’était pas à craindre : elles, au moins, respecteraient cet endroit et ne lui feraient aucun mal.
La maison apparut enfin et David soupira en la découvrant. Il avait hâte d’en finir. S’il l’avait pu, il se serait téléporté dans le futur. Six mois, un an, une décennie plus tard, qu’importe. Il voulait que la vie reprenne son cours. Depuis le début de l’année, la clepsydre se vidait à une lenteur insolente et la petite aiguille parvenait difficilement à rattraper la grande.
David se gara sous le pin de l’Himalaya, sa place habituelle. Cet automatisme le fit sourire et lui en évoqua un autre : les repas quotidiens autour de la table de la salle à manger durant lesquels les membres de la famille s’asseyaient systématiquement au même endroit. Papa et maman présidaient à chaque extrémité. Garance s’installait près de sa mère. Solène choisissait le centre de la table pour pouvoir participer à toutes les discussions. Philippe et Mathieu, inséparables, mangeaient côte à côte. David prenait place à droite de son père. Maintes fois, il avait récolté les moqueries de ses frères qui l’appelaient « Jésus », lui aussi assis à la droite de Dieu, le Père tout-puissant. Ce surnom agaçait le benjamin au plus haut point.
David descendit de voiture et jeta un œil à son téléphone portable : au sommet de cette colline, pas de réseau. Ce qui, par extension, signifiait : ni mails ni notifications. Ce week-end à la campagne serait l’occasion d’une pause avec Internet. Se contenter des choses simples, se dit-il en s’étirant. Ce mouvement lui arracha une grimace de douleur. Les deux heures au volant avaient été éprouvantes. Son dos le faisait souffrir. Les maux typiques de celui qui passe sa vie professionnelle assis derrière un écran.
Au loin, David aperçut ses deux frères, qui semblaient avoir un échange mouvementé. Avant de les saluer, il décida d’aller se dégourdir les jambes et emprunta le chemin entre les vignes. La terre battue souilla ses tennis blanches et macula le bas de son pantalon vert. Enfant, il adorait jouer ici, au grand désespoir de sa mère. Elle le lui interdisait et le punissait lorsqu’il revenait couvert de boue. II se fichait d’être privé de dessert. Il se délectait d’un plaisir bien plus coupable : défier l’autorité parentale.
David s’agenouilla et prit une feuille de vigne entre ses doigts.
Quarante ans auparavant, André Belasko avait hérité de la fortune de ses parents, du domaine viticole perché sur cette colline et de la bâtisse. Il aurait pu revendre ce bien, mais en était tombé amoureux et avait tout mis en œuvre pour le réhabiliter. Cet endroit était devenu le nid des Belasko. Leur forteresse. Leur fierté. Gamin, David aimait inviter ses amis chez lui dans l’unique but de susciter leur jalousie. Le lendemain, dans la cour de l’école, il épiait leurs conversations et exultait en entendant les mots choisis pour qualifier sa maison. Solène se servait, elle, de la Casa comme d’une redoutable arme de séduction. Chaque garçon qui franchissait la porte d’entrée devenait son « petit ami ».
Dans la vallée, on jalousait cette magnifique demeure et on enviait la réussite d’André Belasko. Pourtant, cet homme n’avait pas volé sa notoriété. Vigneron était sa vocation. Il maîtrisait son métier sur le bout des doigts et connaissait ses terres. Il disposait d’un palais remarquable et savait déterminer le moment opportun pour faire les vendanges. Quant à son intuition, elle était sans faille. Il fallait ajouter à tout cela sa vaillance et sa persévérance et vous obteniez le meilleur producteur de vin rouge de la région. Les chefs étoilés s’arrachaient ses cuvées spéciales et le marché chinois représentait plus de 40 % de son chiffre d’affaires.
Une triste réalité brisa soudain le cœur de David : la mort de son père entraînait celle des grands crus Belasko.
Une existence pour bâtir un empire. Quelques secondes pour le réduire à néant.
David sentit sa gorge se nouer. Depuis son plus jeune âge, la mort le terrorisait. Pas la sienne. Celle des autres. Craindre pour la vie de ses frères et sœurs était devenu une obsession qui lui provoquait cauchemars et nuits blanches. Ses parents avaient tenté de le rassurer mais leurs efforts étaient restés vains. Désemparés, ils l’avaient emmené chez un psychologue. Son diagnostic avait été sans appel : « syndrome de la mère poule. » Il avait suggéré un traitement pour calmer ces peurs irraisonnées. Mme Belasko avait refusé. On ne donne pas des médicaments à un gamin de sept ans. Aussi David n’avait-il pas eu d’autre choix que de cohabiter avec ses démons. Pour apaiser ses angoisses, il surprotégeait les siens et les dissuadait de prendre des risques. Rien n’y faisait. Ses sœurs riaient lorsqu’il refusait de grimper à l’arbre pour les rejoindre dans la cabane. Ses frères se moquaient de lui lorsqu’il hésitait à enfourcher son vélo pour dévaler la colline. Il passait pour le trouillard de service, mais il s’en fichait.
Je n’avais pas peur pour moi.
J’avais peur pour vous.
Un cri tira David de ses pensées.
Il se redressa. Malgré le soleil éblouissant, il distingua ses deux frères qui s’élançaient à sa rencontre. Philippe, fou de joie, se jeta dans ses bras, puis ce fut au tour de Mathieu de l’étreindre.
— Content de te voir, David !
— Moi aussi, les gars !
— Les filles ne sont pas encore là ?
— Non. Solène devait retrouver Garance à Lyon mais tu la connais : toujours en retard ! Elles ont dû se mettre en route il y a une heure…
— On ouvre la Casa ou on les attend ?
Mathieu eut un mouvement de recul.
— Allez-y. Je vais faire un tour dans les vignes.
Sans attendre, Philippe agrippa David et l’entraîna vers l’entrée. Il semblait ravi d’être momentanément débarrassé de son frère. En sifflotant, il agita sa carte magnétique devant la porte pour la déverrouiller. David posa sur lui un regard embarrassé et demanda :
— Mathieu a-t-il accepté de te dire « bonjour » ?
— Oui ! Mais il ne m’a pas épargné quelques horreurs…
— Depuis quand ne vous étiez-vous pas vus ?
— Janvier. La mort de maman.
— Et depuis, rien ?
— Que dalle ! Pas un appel, pas un mail.
— Merde !
— Laisse tomber ! Mathieu me déteste.
— J’aimerais tellement que les choses s’arrangent entre vous.
Philippe se tourna vers David. Un large sourire illuminait son visage, pourtant, ses yeux trahissaient une infinie tristesse.
— Tu sais, David, quand on est con, c’est comme quand on est mort : c’est à jamais.