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Mathieu

Le plus grand souhait d’André Belasko était que l’un de ses fils prenne sa suite. Il avait proposé à Philippe de lui transmettre sa passion, mais l’aîné – au caractère bien trempé – avait refusé en bloc. Ce métier ne l’intéressait pas. Il voulait être architecte. Son père avait trouvé cette excuse recevable et s’était tourné vers son fils cadet, avec l’intention de faire de lui l’héritier du trône. Mathieu se souvenait de sa première journée d’initiation. Papa lui avait demandé de mettre une casquette, d’enfiler des vêtements confortables et des chaussures de marche, puis tous deux s’étaient rendus dans les vignes. La leçon avait débuté sous un soleil de plomb. Son père avait tout d’abord défini le métier de vigneron, à ne pas confondre, avait-il précisé, avec celui de viticulteur.

— Le vigneron prend soin de ses terres. Il cultive ses vignes avec amour. Il récolte le raisin avec soin, le transforme en vin qu’il élève et goûte pour produire l’élixir parfait, le met en bouteille et le commercialise. Aucune étape ne lui échappe. Le vin est son enfant. Il l’accompagne de sa naissance à sa vie d’adulte.

Son père lui avait ensuite donné une paire de ciseaux et s’était agenouillé pour lui montrer comment ramasser le raisin sans l’abîmer. Le geste acquis, Mathieu avait débuté la cueillette en chantant. Son père l’avait accompagné de ses sifflements. Mais bien vite, des douleurs s’étaient éveillées dans le dos du jeune garçon. Il les avait supportées. Jusqu’à ne plus pouvoir les endurer.

— Je veux faire une pause.

— Une pause ? Nous venons juste de commencer.

— Je suis fatigué.

— Un peu de courage, que diable ! On s’arrêtera quand je l’aurai décidé.

Résigné, Mathieu s’était accroupi et avait repris le travail. Autour de lui, les vignes s’étendaient à perte de vue et chaque pied était recouvert de grappes. L’ampleur de la tâche l’avait découragé. Il avait cessé de chanter et poursuivi sa cueillette dans le silence le plus total.

Trois heures plus tard, un bac était plein.

— On a fini, papa ? Je peux rentrer à la Casa ?

— Non. Je vais chercher le tracteur et déposer notre récolte dans la dépendance. Rejoins-moi là-bas. Nous avons encore du boulot, fiston ! Il faut trier et égrapper le raisin.

La journée s’était achevée à 20 heures. Mathieu, épuisé, s’était endormi à table, le nez dans son assiette, sous les moqueries de ses frères et sœurs. Après le dîner, il s’était traîné jusqu’à son lit pour s’y coucher tout habillé.

Vers 22 heures, une discussion houleuse entre ses parents l’avait réveillé. Sa mère semblait en colère, mais Mathieu n’avait pas compris pourquoi. Quelques minutes plus tard, la dispute avait cessé et les lumières de la maison s’étaient éteintes. Le jeune garçon avait entendu des pas dans le couloir et la silhouette de son père était apparue dans l’encadrement de la porte.

— Tu dors ?

— Non.

— Je peux entrer ?

— Oui.

Son père l’avait bordé et s’était assis sur le lit.

— Alors fiston ! Qu’as-tu pensé de cette initiation ?

Mathieu avait longuement hésité. Devait-il admettre avoir vécu la plus mauvaise journée de son existence et décevoir son père ? Ou devait-il mentir et risquer ainsi de passer le reste de sa vie dans les vignes ?

Papa, constatant sa gêne, avait brisé la glace.

— Ça ne t’a pas plu, n’est-ce pas ?

— Je…

— Tu peux me le dire.

Mathieu avait longuement réfléchi avant de se lancer :

— J’aimerais te poser une question.

— Je t’écoute.

— Je ne t’ai jamais vu ramasser le raisin. Ni le presser ou le mettre en bouteille. Lorsque tu es dans les vignes, tu goûtes les grains et donnes des ordres aux ouvriers.

— La question est ?

— Pourquoi m’apprends-tu à faire des choses que toi-même tu ne fais pas ?

Son père avait gardé le silence. Puis, caressant le front de son fils avec douceur, avait répondu :

— Quand j’ai démarré mon activité, il y a quelques années, je travaillais seul. Je n’avais pas de saisonniers pour les vendanges, pas d’ouvriers pour le foulage, le pressurage. Et j’étais mal équipé ! J’avais acheté du matériel d’occasion et me débattais avec le peu de moyens dont je disposais. J’ai trimé jour et nuit sans gagner un centime. Ces années ont été les plus dures, mais aussi les plus belles de ma vie. Tu sais pourquoi ?

— Non.

— Parce que j’ai appris.

La voix de son père était empreinte de mélancolie.

— Tu aimais ce que tu faisais ?

— Bien sûr. C’était la raison pour laquelle je me levais chaque matin. Ça l’est encore.

— Moi je n’ai pas aimé.

Son père s’était figé. Une grimace de déception avait point sur son visage.

— Nous en reparlerons demain, d’accord ?

— D’accord.

— Bonne nuit, mon poussin.

Papa l’avait embrassé avant de quitter la chambre. Après cet épisode, il n’avait plus jamais emmené son fils cadet dans les vignes.

Le regard perdu sur le domaine, Mathieu sentit son cœur se serrer. Ils allaient devoir vendre ce que leur père avait mis tant d’années à construire. Qu’allaient devenir ces terres ? Les vignes continueraient-elles d’être exploitées ? Si tel était le cas, le vin produit serait-il digne des grands crus Belasko ? Et la maison ? Serait-elle rasée puis remplacée par un lotissement ?

Pour la première fois depuis son initiation dans les vignes, Mathieu éprouva des regrets. Si seulement il avait fait preuve de courage, lui et les siens ne seraient pas contraints, aujourd’hui, de vendre ce coin de paradis. Ils allaient devoir vider la maison, se répartir les meubles, contacter des agents immobiliers. Et tourner la page. Une chose apportait pourtant du réconfort à Mathieu : une fois ces affaires réglées, il n’aurait plus à croiser la route de son frère. Leurs parents étaient le dernier lien qui les unissait.

Malgré la chaleur qui frappait son dos, Mathieu frissonna. Philippe : cet homme qu’il avait tant aimé et qu’il haïssait à présent. Son frère aîné avait eu une attitude impardonnable que Mathieu n’était pas près d’oublier. D’ailleurs, chaque fois qu’il fermait les yeux et pensait à Philippe, le même souvenir se matérialisait dans sa mémoire.

1996. Mariage de Garance. Comme toutes les grandes occasions, les festivités s’étaient tenues à la Casa Belasko. Une centaine d’invités, du champagne et un repas divin préparé par un chef renommé.

23 heures. Les convives avaient envahi la piste de danse. Mathieu s’était isolé. Une migraine irradiait son crâne. Il avait bu beaucoup d’alcool et le regrettait. Il avait quitté la salle de réception et s’était mis en quête d’aspirine. Il avait cherché dans l’armoire à pharmacie, dans la table de nuit de ses parents… Rien. Soudain, des bruits étranges en provenance de la chambre d’amis avaient éveillé sa curiosité. Sur la pointe des pieds, Mathieu s’était dirigé vers les gémissements qui l’avaient conduit devant une porte entrouverte. Il avait glissé un regard dans l’entrebâillement et souri en découvrant deux silhouettes allongées sur le lit. La pénombre ne lui avait pas permis de les identifier. Il avait alors tendu l’oreille et reconnu, en quelques secondes, les voix des deux amants.

Il aurait aimé hurler, pleurer, fuir, mais la stupeur l’en avait empêché.

Les pieds rivés au plancher, il était resté là, tétanisé, spectateur de l’ignoble comédie qui se jouait devant lui.

Les murmures de plaisir s’étaient intensifiés. De plus en plus forts, de plus en plus saccadés. L’un d’eux, cri de jouissance ultime, avait tiré Mathieu de sa torpeur. Retrouvant l’usage de ses jambes, il avait tourné les talons et s’était précipité dans le salon. David et Solène, qui s’en donnaient à cœur joie sur la piste, l’avaient intercepté pour l’entraîner dans une danse endiablée. Il s’était dégagé de leur étreinte.

— T’es pas drôle, Mat !

Pouvait-il mettre des mots sur ce qu’il ressentait ? Oui. Dégoût. Colère. Déception. Trahison. Un séisme secouait son être ; son corps n’était qu’une coquille vide, son cœur un magma de chairs broyées.

Mathieu avait interpellé un serveur et exigé une bouteille de champagne. On la lui avait apportée. Il s’était effondré sur une chaise et avait bu au goulot sous les regards accusateurs des invités. Sa mère, affligée, avait essayé de le raisonner. Mathieu l’avait repoussée. L’alcool devait empoisonner son sang. Il voulait s’évanouir pour ne plus avoir à penser. Pour ne plus souffrir. Pire : il avait même espéré mourir.

Ses maux de tête avaient redoublé de violence. Sa vue s’était troublée. Dans ce brouillard, il avait toutefois deviné deux silhouettes apparaître au fond du salon.

Ils étaient de retour.

Philippe s’était faufilé jusqu’à la piste de danse. Il semblait ivre, pourtant, il ne l’était pas. Laurence avait repris, quant à elle, sa place à côté de Mathieu. Elle avait mangé une dragée et s’était tourné vers son époux en riant, les pommettes roses, les pupilles dilatées.

— Tu viens avec moi, chéri ? J’ai envie de me déhancher !

Cette femme l’aidait à vaincre ses démons. Jamais son amour n’avait flanché, même dans les pires moments. Elle avait toujours cru en lui. S’il était encore en vie, c’était grâce à elle. Pourquoi l’avait-elle trahi ? Pourquoi l’avait-elle humilié ? Et, surtout, depuis combien de temps menait-elle cette double vie ? Et son frère… Comment Philippe avait-il pu lui faire une chose pareille ? Cet abruti était un tombeur né, certes, mais n’avait-il pas d’autres femmes à convoiter que sa propre belle-sœur ?

Les questions se bousculaient dans le cerveau de Mathieu. Il fallait y mettre un terme sinon son crâne allait exploser.

Il devait agir. Pour son honneur. Pour sa fierté.

Posant la bouteille de champagne vide sur un guéridon, il s’était levé et dirigé vers son aîné. Philippe, loin d’imaginer son secret découvert, avait attrapé Mathieu par le cou pour l’embrasser avec fougue.

— Ça c’est mon frangin d’amour !

Des fourmis chatouillaient les mains de Mathieu. Un spasme comprimait sa poitrine. Ses nerfs étaient tendus. La boxe – qu’il pratiquait depuis des années – lui avait appris à canaliser sa colère. Mais ça n’avait pas suffi. Il avait serré le poing, reculé d’un pas, et boum ! Philippe avait vacillé avant de s’écrouler, le nez en sang. Les cris de Solène s’étaient élevés, suivis de près par ceux des autres invités. Le temps s’était mis à défiler à toute vitesse autour de Mathieu.

Son père, furieux que la fête ait été gâchée, s’était planté devant lui et l’avait giflé.

— Imbécile ! Il faut toujours que tu te fasses remarquer !

Mathieu avait alors subi sa deuxième humiliation de la soirée. Les regards s’étaient tournés vers lui. La consternation se lisait sur tous les visages.

Ivre et honteux, il avait quitté la Casa pour s’enfuir dans les vignes. Laurence s’était élancée derrière lui.

— Ce n’est pas ce que tu crois !

Il avait couru à perdre haleine jusqu’à disparaître dans la nuit étoilée. Enfin seul, il s’était effondré sur la terre battue et avait laissé ses larmes couler.

Des heures de thérapie et une ribambelle de médicaments avaient été nécessaires avant que Mathieu accepte de pardonner à Laurence.

Malgré les intercessions de ses parents, il avait refusé ce pardon à Philippe.

Vingt-trois ans plus tard, le souvenir de cette trahison était intact.

Ce n’est pas ce que tu crois ! lui avait assuré Laurence.

Non. Ce n’était pas ce qu’il croyait.

C’était pire.