Réseau indisponible.
Une nouvelle fois, Garance tenta d’envoyer un texto, mais le même message d’erreur s’afficha à l’écran. Comment son père avait-il pu vivre dans une telle grotte au XXIe siècle ? Et comment était-il parvenu à maintenir son affaire à flot ?
Agacée, Garance éteignit son téléphone portable et se laissa choir dans le gros fauteuil club. Sur le bureau, un objet attira son attention : une petite clé dorée. Une ficelle la reliait à une étiquette rigide sur laquelle était inscrit : « Coffre-fort bureau. » Garance sourit.
Des clés, des codes, des coffres.
Des portes et des baies vitrées qui se déverrouillent grâce à des cartes magnétiques.
Des verres incassables.
Des volets roulants.
Des caméras de vidéosurveillance.
Une ligne téléphonique directe entre la Casa et Stela, un service de sécurité privé.
Voilà l’environnement dans lequel vivait son père.
Paranoïaque, André Belasko l’était depuis toujours. Mais en vieillissant, sa peur des autres s’était aggravée. Ces derniers temps, elle était devenue maladive. D’après les frères et sœurs, ce changement s’était opéré lorsque leur père était tombé malade. Mais, d’après Garance, il avait eu lieu juste avant, au retour d’un pèlerinage en Espagne. Un an auparavant, au mois de mai, papa était parti seul, sac sur le dos, fouler la terre de ses ancêtres. Durant deux semaines, il n’avait donné aucun signe de vie. Au terme de son périple, il avait envoyé une carte postale à chacun de ses enfants. Au dos d’un paysage de Catalogne, ils avaient lu les mots suivants :
« Sous le soleil catalan, tout s’éclaire. »
Oui. La métamorphose avait eu lieu à son retour d’Espagne. André Belasko, cet homme jovial et bienveillant, était devenu pessimiste et taciturne. Pour couronner le tout, deux mois plus tard, il apprenait qu’un cancer lui rongeait les poumons. Il s’était effondré et avait refusé les médicaments, traitements et opérations. Son épouse et ses enfants avaient été sidérés. Pourquoi cet homme, éternel battant, abdiquait-il si facilement ? Anéantis, ils s’étaient réunis autour de lui et avaient tout mis en œuvre pour le convaincre de se faire soigner. Ils avaient réussi. Papa était retourné voir l’oncologue avec l’intention de s’en sortir. Six mois plus tard, 95 % des cellules cancéreuses étaient éradiquées. Les spécialistes avaient invoqué un miracle. M. Belasko s’était vexé. Selon lui, son courage était seul responsable de sa rémission. Mais le mal était revenu et l’avait cloué au lit. Refusant de mourir à l’hôpital, il avait décidé de médicaliser une chambre de la Casa. Une armada de médecins et d’infirmières s’étaient relayés à son chevet. Les soins curatifs étaient devenus palliatifs. Les jours d’André Belasko étaient comptés.
— Ça va ?
Garance sursauta. Derrière elle, Mathieu, l’air grave, se tenait droit comme un i, les mains dans les poches.
— Oui.
— Et ton bras ?
— Douloureux mais supportable.
— Tu as toujours ces cauchemars ?
— Toujours. Les fractures se soignent. Pas les traumatismes. Je n’oublierai jamais ces deux types qui…
Mathieu enlaça Garance et lui caressa les cheveux.
— N’en parlons pas, d’accord ?
— Tu as raison.
Ils restèrent ainsi, silencieux.
Garance se libéra de l’étreinte de son frère et balaya la pièce du regard.
— J’ai hâte d’en finir avec tout ça.
Elle insista sur ce dernier mot et l’accompagna d’un geste en direction du bureau. Cette soirée entre frères et sœurs, l’enterrement de papa, l’héritage, la maison à vendre… Oui. Elle avait hâte d’en finir avec tout ça.
Mathieu s’appuya contre le bureau et croisa les bras.
— Je suis pressé aussi.
— Comment ça se passe avec Philippe ?
— Aussi bien qu’entre Solène et toi.
— Ça n’a rien à voir ! Philippe et toi, vous vous haïssez. Solène et moi, nous nous détestons. Ce n’est pas pareil.
Mathieu haussa les épaules.
— Ah, Dame Solène ! dit-il en soupirant.
— Elle est à fleur de peau.
— Comme nous tous. Quelle année ! La mort de maman en janvier. Celle de papa cette semaine En six mois, nous sommes devenus orphelins. Et tu sais à quel point Solène comptait sur nos parents.
— Sur eux ? Ou sur leur argent ?
À l’unisson, Garance et Mathieu éclatèrent de rire et se tournèrent vers un coffre-fort lové dans une niche en bois.
— J’espère que papa n’a pas oublié de lister dans son testament tous les codes de la maison, murmura Garance.
Mathieu s’esclaffa :
— Si tel est le cas, je m’engage personnellement à défoncer chacun de ces coffres à coups de hache. En attendant, on va essayer de manger quelque chose. Quand le cœur est vide, il faut que le ventre soit plein ! Tu viens ?
— Je te rejoins.
Mathieu déposa un baiser sur le front de sa sœur et quitta le bureau.
Après avoir attendu un instant, Garance plongea la main dans la poche de son jean et en sortit la petite clé dorée. Elle se dirigea vers le coffre-fort et glissa son sésame dans la serrure. Un clic. La porte se déverrouilla, entraînant avec elle une étrange impression de déjà-vu. Garance frissonna. Ne devait-elle pas attendre ses frères et sa sœur pour découvrir le contenu de cette cachette ? Certainement. Mais sa curiosité était la plus forte. Elle s’assura que personne ne pouvait la voir et ouvrit le coffre. À l’intérieur ne reposait ni billets, ni bijoux, ni lingots, mais un carnet en cuir rouge. Ses pages, jaunies par le temps, étaient recouvertes d’une écriture manuscrite à l’encre noire. Garance parcourut rapidement ces lignes rédigées en espagnol, langue qu’elle maîtrisait à la perfection. Elles relataient l’histoire d’un couple et ses trois enfants.
Un nom et une date parachevaient le texte : Alejandro Belasko. 1861.
— On t’attend, Garance !
Elle remit le carnet à sa place, fourra la petite clé dorée dans sa poche et, chamboulée, rejoignit les siens dans la salle à manger.
Cette nuit, lorsque tout le monde dormirait, elle viendrait lire ce journal intime. Des mots captés à droite et à gauche l’avaient intriguée. Et, surtout, une question l’obsédait : pourquoi son père gardait-il ce carnet dans le coffre de son bureau ?