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Philippe

André Belasko avait assuré que la meilleure façon de lui rendre un dernier hommage serait de déboucher un grand cru. Ce jour-là, Philippe avait ri. À présent, ces mots l’emplissaient de tristesse.

Il se dirigea vers l’armoire à vin dans la salle à manger et en ouvrit la porte. Les enfants avaient offert ce cadeau à leur père qui l’avait qualifié de « gadget ». Selon lui, le seul endroit permettant de conserver dignement du vin était une cave voûtée en pierres, à l’image de celle dont disposait la Casa. Longtemps, l’armoire était restée vide jusqu’à ce que maman, contrariée, intime à son époux de faire honneur à ce cadeau. Il s’était confondu en excuses. Au pas de course, il était descendu dans la vraie cave pour choisir une dizaine de bouteilles sans prétention. Au bout de quelques mois, il avait revu son jugement et reconnu les qualités du gadget : fiabilité et précision. Il en vantait même les mérites auprès de ses invités, ce qui amusait Philippe. Cette attitude démontrait que son père était têtu, mais qu’il savait reconnaître s’être trompé. L’humilité était l’une de ses qualités.

Philippe inspecta les bouteilles et, en un clin d’œil, identifia les Casa Belasko. Il en fit glisser une première, puis une seconde. Ses yeux brillèrent lorsqu’il trouva enfin le millésime le plus ancien, celui qu’ils allaient boire ce soir. Il déboucha le grand cru, le versa dans un verre ballon en cristal et le contempla avant de le porter à son nez. Ses sens s’éveillèrent et ravivèrent le souvenir de son père. Il lui avait appris à humer le vin, à le faire tournoyer, à le goûter. Il lui avait transmis sa passion. Aujourd’hui, par ces simples gestes, elle lui survivait. Savourer cet élixir constituait une ultime communion avec papa.

— Il est bon ?

Philippe sursauta. Dans sa main, le vin trembla et quelques gouttes jaillirent hors du verre. Cette réaction fit sourire Garance.

— Je ne voulais pas te faire peur, Phil.

— Ce n’est pas de ta faute. Je suis un peu…

— Tendu ?

— Exactement ! Mais pour répondre à ta question : oui, il est très bon.

— C’est un Belasko ?

— Évidemment.

— Quelle année ?

— 1982.

— Produit par notre père quelques années après notre arrivée.

— Exact ! Tu te rappelles lorsque nous avons emménagé ici ?

— Comme si c’était hier. J’étais folle de joie !

— Tu courais partout ! Et tu es tombée dans l’escalier. Mais ton excitation était telle que tu n’as même pas pleuré !

— Et toi, le râleur de service ! Tu as boudé toute la soirée parce que Mathieu avait choisi la chambre que tu voulais !

— Râleur, moi ? Jamais !

— Ah si !

— Non ! C’est faux !

Philippe tenta de se justifier mais sa sœur fit mine de ne pas l’entendre. Elle explosa de rire devant son air déconfit et se pencha à son oreille.

— Mais tu es mon râleur préféré !

Garance et Philippe s’adoraient. Lorsqu’ils étaient enfants, elle surnommait d’ailleurs son frère aîné « petit papa ». Il l’aidait à faire ses devoirs, lui donnait une partie de son argent de poche pour qu’elle s’achète des bonbons et lui avait appris à monter à vélo. En échange, elle lui préparait son goûter avec autant d’amour que d’imagination. Philippe adorait sa recette de crumble de bananes nappé d’une sauce au chocolat. Ce simple souvenir gustatif déclencha des gargouillis dans son ventre.

— Alors, madame la cheffe étoilée : que nous cuisines-tu pour le dîner ?

— Je ne suis plus étoilée, Phil.

— Pour moi, tu le seras toujours.

— C’est gentil, mais il ne reste rien de ma réputation sinon des rumeurs et des critiques négatives sur Tripadvisor.

— C’est une mauvaise passe. Tu vas retomber sur tes pattes, j’en suis sûr !

— Si seulement tu avais raison.

— J’ai raison. À toi de te battre pour nous le prouver.

Garance leva le sourcil gauche. Philippe connaissait bien la signification de ce tic : sa sœur était vexée.

— Excuse-moi si…

— Pas grave.

Pour mettre un terme à cette conversation embarrassante, Garance frappa dans ses mains et s’écria :

— Qu’est-ce qu’on mange ? J’imagine que Thérèse nous a mijoté un bon petit plat…

Solène fit claquer la porte d’un placard, puis se tourna vers sa sœur en croisant les bras sur la poitrine.

— Thérèse ne venait plus depuis que papa était sous perfusion.

— Pardon ?

— Tu ne le savais pas ?

— Si. Enfin… Non…

Solène adressa un regard assassin à Garance et haussa les épaules :

— Pardonne-moi : j’avais oublié que tu n’adressais plus la parole à notre père.

— Ça t’amuse de me balancer ce genre de reproche la veille de son enterrement ?

— Toi, tu me reproches de t’adresser un reproche ? Ah oui ! Pardon ! J’avais oublié que tu en avais le monopole.

— Ça suffit, les filles !

Philippe avait haussé le ton. Élever la voix n’était pas dans ses habitudes, mais là c’était un mal nécessaire. Il n’avait pas envie d’être témoin d’une nouvelle querelle.

Surprises par cette réaction inhabituelle, les deux femmes cessèrent de se disputer. Seul le cliquetis des couverts posés par David sur la table en chêne vint perturber le calme qui s’était installé. Durant de longues minutes, plus un mot ne fut prononcé dans la salle à manger et chacun s’affaira pour ne pas avoir à rompre ce silence gênant.

Avec un torchon, Philippe essuya quatre verres en cristal et les remplit de vin ; Mathieu disposa sur un plateau les fromages qu’il avait apportés ; David trancha le pain acheté en route ; Garance éplucha des pommes de terre et les étala sur la plaque du four. Solène, avachie sur une chaise, attendait, pour sa part, que le repas soit prêt.

— Qui est allé voir papa à la chambre funéraire ? lança-t-elle à la cantonade.

Les réactions se firent attendre.

— Pas moi, répondit enfin Mathieu.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’ai pas voulu faire cinq heures de route deux fois dans la semaine. Cet argument satisfait-il madame la juge ?

Solène dressa son majeur à l’intention de son frère. Garance prit, à son tour, la parole.

— Je voulais venir mercredi, mais impossible. J’avais trop de travail.

— Phil ?

— J’ai eu une semaine chargée. J’ai enchaîné les rendez-vous sans prendre le temps de souffler.

— J’y suis passé hier soir, déclara David. J’étais dans le coin pour le boulot.

— Quant à moi, j’y suis allée mercredi, conclut Solène, navrée. Contente de voir que nous sommes deux sur cinq à avoir rendu un dernier hommage à papa.

Mathieu, l’air circonspect, posa les mains sur la table et dévisagea Solène.

— Tu as fait quatre cents bornes mercredi pour venir jusqu’ici ?

— Oui.

— Et tu n’as écrasé personne en chemin ?

— Connard !

Mathieu éclata de rire mais retrouva aussitôt son sérieux sous le regard accusateur de David.

Sentant que les esprits s’échauffaient une nouvelle fois, Philippe proposa d’aller tous ensemble à la chambre funéraire, le lendemain, juste avant les obsèques de papa. Tout le monde approuva, sauf Solène qui secoua la tête de gauche à droite. Elle n’en avait pas fini.

— Franchement, je ne vous comprends pas. Ce n’était pourtant pas difficile de…

— On bosse, nous !

Le ton de Philippe traduisait l’envie de clore la discussion et, par la même occasion, d’envoyer une pique à Solène. Elle haussa les sourcils en guise de réponse et porta son verre à ses lèvres.

Philippe posa la bouteille presque vide au centre de la table et prit sa place habituelle. Ses frères et Garance s’assirent à leur tour. Les chaises de leurs parents restèrent tristement vides.

Les couverts commencèrent à tinter. La nourriture fut partagée, le vin bu, une seconde bouteille ouverte. À la demande générale, Garance enfourna un deuxième plat de pommes de terre. Les conversations devinrent plus légères. Des sourires illuminèrent les visages, des rires s’élevèrent. On évoqua les vacances d’été qui approchaient et les enfants qui grandissaient. Solène et Garance échangèrent leur avis autour d’un film qu’elles avaient adoré. Philippe et David évoquèrent le passé. Mathieu recycla ses vieux jeux de mots pour le plus grand plaisir de l’assemblée. Le bonheur et la simplicité s’invitèrent à table durant quelques instants.

Seul l’épicurisme rendait possible un tel miracle.

Philippe aurait aimé que ce moment dure une éternité.

Le plateau de fromages compléta le repas et Garance dévoila la tarte aux fraises qu’elle avait préparée la veille. Elle la coupa et disposa chaque part dans une assiette à dessert.

Mathieu proposa d’ouvrir une autre bouteille. Les filles acquiescèrent. Philippe s’y opposa mais personne ne lui prêta attention. Vexé, il se leva de table et alla chercher, sur le buffet, les documents laissés par leur père. L’heure était venue d’en prendre connaissance. Plus vite ils seraient lus, plus vite Philippe irait se coucher.

Il décacheta l’enveloppe et en sortit deux feuillets : un testament et une lettre. Après avoir constaté que tous les regards étaient braqués sur lui, il se lança dans la lecture solennelle de l’ultime message d’un père à ses enfants.

Lorsqu’il eut terminé, il observa ses frères et sœurs. La même expression transparaissait sur les visages : tous les cinq étaient abasourdis par ce qu’ils venaient d’entendre. Chacun aurait pu être interpellé par l’une ou l’autre phrase de cette lettre. Non. Tous n’en avaient retenu qu’une. La plus dure. La plus terrible. La plus choquante.

« Votre mère ne s’est pas suicidée :

on l’a assassinée. »