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David

La lettre fut posée au centre de la table et les langues se délièrent enfin. Les voix tremblaient et oscillaient entre l’incompréhension, le chagrin, la colère. Elles se croisaient, se chevauchaient, prenaient des routes incertaines. Le ton monta et, dans la salle à manger, naquit la discorde. Le silence n’était plus. Un brouhaha insupportable l’avait remplacé. Chacun exprimait son opinion et exposait sa version des faits. Des thèses abracadabrantes étaient échafaudées. Les uns parlaient sans écouter les autres, rendant vaine cette discussion autour de la mort de maman. David avait l’impression d’être devant son téléviseur, sur une chaîne d’informations en continu, spectateur d’un débat politique stérile dans lequel personne n’est enclin à changer d’avis. Las, il décida de fermer les écoutilles. Plus que jamais, il avait besoin de tranquillité. Il se réfugia dans un monde parallèle empli de sérénité : le passé. Sans aucune difficulté, il retrouva la douceur de son enfance. Les jeux avec ses frères, les rires de ses sœurs, les dîners en famille autour de la table en chêne, les longues promenades dans les bois, les étés au bord de la piscine… Ses souvenirs le conduisirent jusqu’à ses dix-neuf ans, année au cours de laquelle il avait quitté le cocon familial pour s’installer à Marseille et intégrer une école de commerce. Le jour de son départ, son père l’avait pris dans ses bras et serré contre lui. Ce geste avait touché David qui n’était pas habitué à de telles marques d’affection.

Le jeune homme avait posé ses bagages dans un studio du centre-ville. Si la plupart de ses camarades se réjouissaient de leur indépendance fraîchement acquise, David était, lui, nostalgique. La Casa lui manquait. Sa famille encore plus. Pour lutter contre le spleen, il s’était consacré à ses études. Grâce à son travail et à son aisance naturelle avec les chiffres, il s’était imposé parmi les meilleurs dès la première année. Ses professeurs lui assuraient un avenir prometteur. Ils ne s’étaient pas trompés. Son cursus terminé, David s’était intéressé à la Bourse. Un choix payant. Son intuition – héritée de son père, celle responsable du succès des grands crus Belasko – l’avait conduit à faire des placements lucratifs. À trente ans, il était devenu propriétaire d’un loft à Antibes et d’un chalet à Courchevel. Cerise sur le gâteau : il s’était offert une Aston Martin de collection et avait ainsi réalisé un rêve de gosse.

David avait tout pour être heureux. L’argent. Et l’amour. Sur les bancs de son école, il avait rencontré Sophie, son épouse, puis associée. En affaires, ils formaient un duo de choc ; à la maison, un couple épanoui et comblé par deux superbes enfants.

Oui : ils avaient tout pour être heureux…

Malgré une vie bien remplie, David s’attachait à passer, une fois par mois, un week-end chez ses parents. Il voulait profiter de leur présence autant que possible et engranger un maximum de souvenirs avec eux. Dès qu’il franchissait la porte, sa mère accourait, des effluves de parfum à la vanille dans son sillage, pour l’étreindre. Son père le saluait en lui tapant sur l’épaule et l’entraînait dans les vignes pour une promenade au soleil couchant. David savourait la compagnie de ses parents, s’enivrait de la quiétude de la campagne tout en déplorant que la tranquillité ne s’achète pas. Son loft à Antibes n’avait rien d’un havre de paix et le tapage des bars, des voitures et des voisins l’empêchait souvent de dormir. A contrario, au sommet de la colline, il n’y avait jamais de bruit. Les nuits au domaine étaient toutes reposantes et réparatrices.

Toutes. Sauf une.

Il s’en souvenait parfaitement.

Il était là.

Ils étaient tous là.

Sous l’impulsion de David, la fratrie s’était rassemblée à la Casa. Une intention louable qu’il avait finalement regrettée. La tragédie aurait-elle eu lieu s’il n’avait pas réuni ses frères et sœurs ce jour-là ? Leur mère se serait-elle suicidée si elle n’avait été témoin de la haine que se vouaient ses enfants ?

Maman allait mal et tu pensais qu’être tous les cinq auprès d’elle lui ferait du bien. Tu t’es planté ! Tes bonnes intentions ne l’ont pas sauvée. Elles l’ont tuée !

Longtemps, David s’était senti responsable de la mort de sa mère. Pourtant, si c’était à refaire, il ne changerait rien. Un élément déclencheur l’avait poussé à agir : un appel reçu un jeudi de janvier. Au bout du fil, maman, hystérique, tenait des propos incohérents. À force de réconfort, elle s’était calmée et avait expliqué à David la raison de ses tourments. L’état de santé de papa était alarmant. Les cellules cancéreuses se développaient à une vitesse sidérante. Les médecins n’avaient jamais été aussi pessimistes. Ils avaient prononcé ces mots que maman avait répétés au téléphone en hurlant : « C’est fini ! »

Bouleversé, David avait appelé ses frères et sœurs pour leur apprendre la nouvelle. Il avait aussi partagé ses inquiétudes quant à la fragilité psychologique de leur mère et avait proposé de réunir la famille au domaine. Philippe et Solène avaient accepté sans hésiter. Mathieu s’était montré plus réticent. L’idée de revoir son frère aîné ne l’enchantait guère, mais, devant l’insistance de David, il avait cédé. La plus difficile à persuader avait été Garance. David n’avait rien oublié de leur conversation.

— Nos parents ont besoin de nous !

— Où étaient-ils lorsque j’avais besoin d’eux ?

— Il faut que tu mettes ta rancœur de côté.

— Facile à dire.

— Tu n’auras peut-être pas l’occasion de revoir notre père vivant, Garance.

— Je…

— Fais un effort, bon sang ! Tout le monde sera là.

— Mathieu aussi ?

— Oui. Pourtant, le convaincre de passer deux jours sous le même toit que Philippe n’a pas été facile. S’il est capable de concessions, toi aussi tu le peux.

— Laisse-moi réfléchir, David.

— Si tu veux. Mais n’oublie pas que la mort ne nous laisse pas le temps de réfléchir.

Garance avait finalement accepté de se joindre à eux.

Le lendemain, à 17 heures, les cinq frères et sœurs s’étaient retrouvés dans le hall d’entrée de la Casa. Être réunis au domaine ne leur était plus arrivé depuis le mariage de Garance, vingt-trois ans plus tôt. Maman, folle de joie, les avait tour à tour serrés dans ses bras.

Les enfants s’étaient ensuite rendus dans la chambre de leur père où une scène éprouvante les attendait. Dans son lit médicalisé, André Belasko, amaigri et affaibli, le teint jaunâtre, ressemblait plus à un mort qu’à un vivant. Son nez pincé, ses joues creusées et ses orbites enfoncées lui donnaient des allures de cadavre et on pouvait facilement deviner la forme de son crâne sous la peau. Philippe lui avait caressé la joue ; Mathieu avait pris sa main ; Solène l’avait embrassé ; David l’avait délicatement bordé ; Garance était restée en retrait. Le chef de famille s’était efforcé de prendre des nouvelles de chacun. Sa voix tremblait et il éprouvait des difficultés à s’exprimer. Voir cet homme jadis si vigoureux, courageux et combatif, dans cet état, avait plongé les enfants dans une profonde tristesse. Oui, la fin était proche et aucun d’eux se semblait prêt à l’affronter.

Le cœur meurtri, David avait quitté la chambre de son père et était retourné dans le salon où un autre spectacle, tout aussi traumatisant, se jouait. Maman déambulait dans la Casa, hagarde, les doigts entortillés autour d’un mouchoir. Vêtue de sa chemise de nuit en dentelles, elle ondoyait comme un spectre. Sa longue chevelure blanche, agitée par une force inconnue, ondulait autour de ses épaules. Son regard était vide. Absent. En prêtant attention, David l’avait entendue fredonner une comptine. Il avait tressailli. Sa mère détestait chanter.

À 19 heures, les enfants s’étaient assis autour de la table de la salle à manger pour dîner. Papa n’avait pas pu se joindre à eux.

L’heure de se coucher venue, David avait souhaité une bonne nuit à son père, puis était monté à l’étage pour embrasser sa mère. Assise dans le lit conjugal, ses petites lunettes vertes sur le nez, elle tenait entre ses mains un livre qu’elle ne lisait pas. Elle n’avait manifesté aucune réaction lorsque son fils était entré. La bouche entrouverte, le teint pâle, elle semblait fixer une silhouette invisible. David avait déposé un baiser sur son front avant de regagner sa chambre en frissonnant. Il s’était glissé sous les draps en espérant s’endormir rapidement, mais des dizaines de questions l’en avaient empêché. Avait-il suffisamment profité de la présence de ses parents ? Les avait-il suffisamment aimés ? Que serait la vie sans cet homme et cette femme qui lui avaient tout appris ? Était-il prêt à les laisser partir ? La réponse était claire. Non, il en était incapable. Côtoyer la mort le pétrifiait.

Nerveux, il s’était levé, avait erré dans les couloirs et constaté ne pas être le seul à souffrir d’insomnie : un rayon de lumière filtrait sous la porte de Mathieu.

Devant la chambre de sa mère, un pressentiment s’était emparé de David et l’avait conduit à jeter un œil dans l’entrebâillement. La lampe de chevet éclairait une scène étrange. Maman était encore assise dans son lit, les yeux écarquillés. Sa tête reposait lourdement sur sa poitrine et ses bras étaient collés le long de son corps, les paumes tournées vers le plafond. Son livre gisait sur le sol. À côté d’elle, sur la table de nuit, boîtes de médicaments et piluliers étaient empilés. David s’était précipité dans la chambre et avait saisi sa mère par les épaules. Il l’avait secouée, elle n’avait pas réagi. Il l’avait appelée en hurlant, elle n’avait pas répondu.

Son pire cauchemar prenait vie.

Et la mort, qu’il avait tant redoutée, avait bel et bien frappé ce soir-là, mais elle s’était méprise sur la personne à faucher.

« Votre mère ne s’est pas suicidée :

on l’a assassinée. »

Si papa disait vrai, que s’était-il réellement passé cette nuit-là ?

Le scénario, auquel tous avaient cru jusqu’à présent, était en train de s’effriter et, peu à peu, David envisageait une autre version de l’histoire.

Plus sombre. Plus violente. Plus vicieuse.

Que personne n’aurait osé imaginer.