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Mathieu

Après l’avoir lue une énième fois, Mathieu reposa la lettre. Parmi tous ces mots, un détail, qu’il ne parvenait pas à identifier, le perturbait, au point de faire apparaître les premiers symptômes d’une migraine.

Il se leva en grognant et alla chercher dans son sac une boîte d’Ibuprofène. Il décapsula deux comprimés et retourna dans la salle à manger où les bavardages avaient cessé. Il tendit le bras vers la bouteille de vin, remplit son verre et le vida d’un trait. Les médicaments glissèrent dans sa gorge et cette sensation lui apporta un peu de réconfort. Pour apaiser les maux de tête, l’idéal aurait été de s’isoler et de se plonger dans le noir. Impossible. Mathieu devait rester avec ses frères et sœurs et écouter cette conversation stupide au sujet de la mort de maman. Seule consolation : le silence régnait à nouveau autour de la table. Mais la trêve fut rompue par Philippe, qui décida de relancer le débat.

— Loin de moi l’idée de remettre en cause ses allégations, mais peut-on considérer, en toute objectivité, l’état de notre père ces derniers temps ? Il était assommé par la morphine et avait du mal à s’exprimer. Était-il lucide lorsqu’il a écrit cette lettre ? N’avait-il pas…

Mathieu fulminait devant l’air suffisant de son frère. Il ne supportait pas de le voir prendre les choses en main, ni le ton arrogant qu’il employait pour s’adresser à eux. Depuis toujours, Philippe était certain que son point de vue prévalait sur celui des autres. Papa avait, malgré lui, alimenté ce sentiment de supériorité en lui déléguant régulièrement son autorité. Philippe avait grandi en étant persuadé d’avoir la science infuse, ce qui agaçait ses frères et sœurs. Pourtant, ce soir, autour de la table, personne ne pipa mot. Tous étaient pendus aux lèvres de l’aîné et pas un ne semblait vouloir l’interrompre. Mathieu sentit un frisson lui parcourir l’échine. Il s’imaginait sur un ring, envoyer son abruti de frère dans les cordes et le faire taire à coups de poing dans la gueule. Se figurer cette scène lui procura une telle jouissance qu’il ne put s’empêcher de sourire. Il se demanda même si, pour son bien-être, il ne devait pas passer à l’acte. Mais Garance prit la parole, mettant un terme au long monologue de Philippe.

— Quelques mois après la mort de notre mère, papa allait mieux, paraît-il. D’après Solène, les médecins avaient diminué la dose de morphine. Il a pu écrire la lettre à ce moment-là. En pleine possession de ses moyens.

Philippe désapprouva.

— Non. Même lorsque la maladie perdait du terrain, notre père était shooté aux médocs. Je suis sûr qu’il délirait.

Garance fronça les sourcils et se recroquevilla sur sa chaise sans ajouter un mot. Mathieu réprima une envie de rire. Pensait-elle vraiment convaincre monsieur l’aîné ? Non. Rien ne pouvait le faire changer d’avis. Sauf un coup de boule.

— Philippe a raison, soutint Solène. J’ai vu papa une semaine avant sa mort et il n’était pas dans son état normal. Il m’a appelée « Garance ».

— Il se trompait toujours de prénom, releva sa sœur. Toute sa vie, il m’a appelée Solène.

— Oui, mais avec moi ça n’arrivait jamais.

Sur le visage de Garance, Mathieu devina l’agacement. Pourtant, elle ne riposta pas. Solène, profitant de l’attention qui lui était accordée, poursuivit :

— L’explication est peut-être ailleurs… Nos parents étaient très pieux… Et le suicide est un péché grave chez les catholiques. Ceux qui attentent à leurs jours n’ont pas leur place au paradis. Notre père aurait inventé cette thèse de l’assassinat pour racheter l’âme de son épouse.

Garance leva les yeux au ciel.

— Ça n’a pas de sens, Solène.

— Que proposes-tu ?

— Je ne propose rien. Je sais juste, comme vous, que papa était paranoïaque. Des serrures à chaque porte, des passes et des codes à tour de bras ! Des secrets, des cachotteries ! Sans oublier cette pièce secrète à la cave dont il refusait de parler ! Je me souviens encore de sa colère lorsque nous avions défié son interdiction.

Mathieu s’en rappelait aussi. Quelques jours après la découverte du quatrième soupirail, Philippe avait convaincu ses frères et sœurs de percer, ensemble, le mystère de la pièce fantôme. Ils avaient attendu d’être seuls pour emprunter le chemin à flanc de falaise. Mais leur père était rentré plus tôt que prévu. Inquiet de trouver la Casa déserte, il était parti à leur recherche et les avait surpris autour du soupirail. Ses cris avaient résonné jusque dans la vallée. Fou de rage, il avait conduit ses enfants dans leur chambre et les avait contraints d’y rester jusqu’à nouvel ordre. Pendant deux jours, Thérèse avait apporté à chacun un plateau-repas et de l’eau. Papa avait finalement levé la punition et réuni sa progéniture dans le salon.

— Je ne veux plus jamais vous voir sur ce chemin, avait-il dit avec fermeté.

Philippe, honteux d’avoir fait punir les siens, s’était défendu.

— Nous voulions savoir ce qui se cachait derrière le soupirail.

Papa avait gardé le silence avant de rire nerveusement.

— Vous voulez vraiment le savoir ?

Tous avaient remué la tête en signe d’approbation.

— Alors je vais vous le dire : derrière cette ouverture se cache l’antichambre du démon. Il a élu domicile sous notre maison il y a très longtemps et, malgré mes prières, je ne suis jamais parvenu à le déloger. Nous n’avons pas d’autre choix que de cohabiter avec lui. Si vous le laissez tranquille, il ne vous fera aucun mal. Mais si vous l’importunez et pénétrez dans ses appartements, vous n’en ressortirez pas vivants !

Philippe et Mathieu n’avaient pu masquer leur stupeur. Solène et David s’étaient mis à pleurer.

— Cette histoire m’avait terrifiée, ajouta Garance. J’imaginais les flammes de l’enfer, là, juste sous nos pieds. Je n’ai pas pu dormir pendant une semaine.

Mathieu dévisagea sa sœur avec dédain.

— Papa a eu ce qu’il voulait : il nous a terrorisés pour qu’on lui fiche la paix avec nos questions ! Antichambre du démon… N’importe quoi ! Notre père était fou ! Fallait pas qu’il s’étonne de ne plus avoir d’amis.

— À la fin, c’est vrai, il détestait les gens et était persuadé que la terre entière lui en voulait, précisa Garance. La paranoïa de notre père ne connaissait aucune limite. À l’heure qu’il est, il doit tanner saint Pierre pour équiper le paradis de caméras.

Cette remarque arracha un rire à Mathieu.

— Saint Pierre, le paradis, l’enfer… Vous n’avez jamais cessé de croire à toutes ces conneries qu’on nous a collées dans le crâne étant gamins…

— Ces conneries ? Comme croire en Dieu ? Tu devrais en prendre de la graine, Mathieu. Un peu de foi te ferait le plus grand bien.

— T’es mal placée pour donner des leçons !

Garance s’apprêta à contre-attaquer, mais Philippe l’en empêcha en posant une main amicale sur son épaule.

— Discuter avec Mathieu lorsqu’il a bu ne sert à rien. Il ne supporte pas l’alcool.

L’offensive de Mathieu ne se fit pas attendre.

— Ce sont les cons comme toi que je ne supporte pas.

Solène tapa sur la table pour les calmer, mais son geste n’eut pas l’effet escompté et Philippe continua de souffler sur les braises.

— J’ai l’impression, Mathieu, que tu te fiches des soupçons de papa concernant la mort de notre mère. Peut-être sais-tu des choses que nous ne savons pas.

— Tu insinues quoi ? Que je l’ai tuée ?

— Pourquoi pas ?

Le brouhaha reprit de plus belle. Mathieu sentit ses muscles se contracter. Il se leva brusquement de sa chaise et se pencha sur Philippe.

— Répète un peu ce que tu viens de dire.

Mais son frère ne répéta pas. Au contraire : il se liquéfia. Mathieu s’esclaffa puis, reprenant son sérieux, s’adressa à l’assemblée. Debout, face à eux, il se crut, l’espace d’un instant, sur le banc des accusés.

— Qu’on ait assassiné notre mère ou qu’on l’ait envoyée sur Neptune m’est égal. Ça change quoi sinon foutre la merde ? La vérité ne nous ramènera pas nos parents. Ils sont morts et il va falloir vous faire à cette idée.

Sur ces mots, il se tourna vers David.

— Et toi, on ne t’entend pas ? Qu’en penses-tu ?

David baissa la tête et s’accorda un temps de réflexion avant de répondre :

— Depuis dix minutes je vous écoute vous chamailler. Pourtant, vous êtes d’accord sur un point : notre père ment dans cette lettre. Philippe affirme qu’il délirait, Solène pense qu’il était trop pieux pour assumer le suicide de son épouse, Garance accuse la paranoïa. Et si, tout simplement, papa ne mentait pas ? Si notre mère avait bel et bien été assassinée ?

Exaspéré, Mathieu jura. Il pensait que David se rangerait à ses côtés et mettrait un terme aux discussions. Au lieu de cela, il jetait de l’huile sur le feu.

— S’il soupçonnait un meurtre, pourquoi n’en a-t-il pas parlé à la police ? demanda sèchement Mathieu.

— Il n’en avait pas la force.

— Dans ce cas, accorder du crédit à ce que racontait un homme assommé par les médicaments est inutile.

Philippe se redressa et lança à Mathieu un regard moqueur.

— Je vois que, pour une fois, nous sommes d’accord.

Mathieu aurait préféré mourir plutôt que de l’admettre. Toutefois, il devait reconnaître partager l’avis de son frère.

En comprenant qu’il était seul contre tous, David se décomposa. Philippe, affecté par le désarroi du benjamin, se radoucit :

— Supposons que papa ait raison. Comment expliques-tu les causes de la mort de maman ? Le légiste a certifié qu’elle s’était intoxiquée aux barbituriques. Difficile à contester, non ?

Garance opina du chef.

— Oui. Et nous n’avons rien vu ou entendu cette nuit-là…

— Le domaine est surveillé, compléta Solène. Une voiture ou un intrus n’aurait pas pu échapper à la vigilance du service de sécurité.

— Ce qui veut dire que l’assassin était présent à la Casa. Et qu’il était des nôtres.

L’hypothèse de David sema le doute et, pendant quelques secondes, plus personne n’osa parler.

— Qui était là ? murmura enfin Solène.

Philippe se mit à compter sur ses doigts.

— La femme de ménage, la femme de chambre, la cuisinière. Maman m’a dit que Paul Martin était passé à 17 heures pour vérifier la chaudière. Ajoutons à cela les infirmières et les aides-soignantes qui se sont relayées au cours de la journée.

David attendit que son frère ait terminé son énumération puis, joignant les mains devant lui, formula ses interrogations à haute voix.

— Et si l’une de ces personnes avait empoisonné la nourriture de notre mère ?

Un frisson parcourut l’assemblée. Solène secoua la tête énergiquement.

— Maman était sévère, intransigeante. Les domestiques pouvaient lui en vouloir, mais pas au point de l’assassiner !

Philippe hésita avant de répondre :

— Je n’en suis pas si sûr.

Mathieu posa un regard rempli de haine sur son frère. Encore une fois, il avait trouvé le moyen d’attirer l’attention.

— Vous n’imaginez pas combien elle était dure avec le personnel. J’ai assisté à une dispute entre elle et Alice, la seconde de cuisine. D’une telle violence… C’est simple : ce jour-là, je n’ai pas reconnu notre mère.