Un café au lait, une tarte aux pommes, un cigare cubain et la quiétude du domaine. Ce moment aurait pu être merveilleux. Il ne l’était pas. Car sur cette table, à côté du café au lait, de la tarte aux pommes et du cigare cubain, reposait un énorme dossier rouge. Une porte vers l’enfer.
— Tu me montres ces papiers, fiston ?
Papa était apparu sur la terrasse. Un an plus tard, Philippe se souvenait parfaitement de la démarche de son père rendue claudicante par une hanche capricieuse, de son dos voûté par le labeur, de ses traits tirés par le surmenage, de sa peau burinée par le soleil. Papa lui avait donné une tape dans le dos puis s’était mis à tousser. La violence de cette quinte avait inquiété Philippe. En ce mois de juin, le cancer des poumons n’avait pas encore été diagnostiqué et son père, par fierté, minimisait des symptômes pourtant alarmants. Il avait fallu que son mouchoir soit taché de sang pour qu’il consultât enfin un médecin.
— Rentrons, papa. Tu grelottes. Je ne veux pas que tu prennes froid. Allons dans le salon.
Philippe s’était emparé du gros dossier rouge et avait conduit son père à l’intérieur de la Casa. En refermant la baie vitrée, il avait admiré le domaine qui s’étendait à perte de vue. Un sourire avait fendu son visage. Lui était revenue en mémoire une scène d’un dessin animé que sa fille visionnait en boucle lorsqu’elle était gamine. « Cette immensité baignée de lumière est notre royaume. Le temps que passe un roi à gouverner dépend de la course du soleil. Un jour viendra, le soleil éteindra sur moi sa lumière et se lèvera pour faire de toi le nouveau roi. Et tout cela t’appartiendra. »
Oui. Un jour, le domaine lui appartiendrait. Le domaine leur appartiendrait. Et l’argent ne serait plus un problème.
— Tu viens, Philippe ?
— J’arrive !
Les deux hommes s’étaient effondrés dans des fauteuils Breuer en cuir noir et, à l’unisson, avaient allumé leur cigare. Papa avait interpellé la seconde de cuisine.
— Alice !
— Oui, monsieur ?
— Le plateau de mon fils est resté dehors. Ramenez-le-lui.
Elle s’était exécutée sur-le-champ.
Ce matin-là, la Casa avait des airs de fourmilière. Patricia allait et venait les bras chargés de draps, Marion s’activait dans le hall avec son plumeau, Thérèse préparait le repas dans la cuisine et Paul taillait les cyprès de Provence devant la maison. Cinq domestiques pour deux personnes. Philippe avait trouvé cette proportion ironique. Lui n’avait même pas une femme de ménage à son service, personne pour laver son linge ou lui préparer ses repas. Il s’était mis à sourire. Être divorcé et célibataire présentait des inconvénients. Avoir une épouse se révélait pratique pour celui qui n’avait pas les moyens d’embaucher du personnel.
De retour dans le salon, Alice avait déposé le plateau sur la table basse. Philippe l’avait remerciée en lui adressant un clin d’œil. La seconde de cuisine avait rougi. Cette petite blonde aux formes généreuses et au tempérament bien trempé ne le laissait pas indifférent. Il lui avait tendu de nombreuses perches, mais son charme semblait n’avoir aucune prise sur la jolie cuisinière. Dommage, s’était-il dit en la regardant s’éloigner.
— Tu m’écoutes, Phil ?
— Oui, papa. Pardon.
— C’est ça ton dossier ?
— Je t’ai amené tous les papiers que j’ai reçus.
— À ce niveau-là de paperasse, ce ne sont plus les modalités d’un divorce. C’est le code civil !
— Je te l’ai dit : Isabelle s’est dégoté un sacré avocat. J’imagine qu’elle couche avec lui en échange de ses prestations.
— Ne parle pas comme ça, Philippe !
— Désolé…
— Surtout qu’à ce sujet tu ne laisses pas ta part au chat !
Le poids de ce reproche avait écrasé Philippe. Oui, il était un homme à femmes, un éternel coureur de jupons. Isabelle, son épouse depuis presque vingt ans, demandait le divorce pour cette seule et unique raison. Trompée maintes fois sans qu’elle ait le moindre soupçon, elle était aujourd’hui bien décidée à lui faire payer son infidélité. Dans tous les sens du terme.
— Ton attitude me déçoit, Philippe. Je pensais que le scandale avec Mathieu et ton divorce avec Sandrine auraient remis les pendules à l’heure. Que tu te serais assagi. Mais non ! C’est de pire en pire ! Qui t’a appris à traiter les femmes de la sorte ? Pas moi, me semble-t-il. Je n’ai aimé que ta mère. Dans les bons comme dans les mauvais moments.
— Je suis désolé.
— Cesse d’être désolé, bordel ! Change une bonne fois pour toutes ! Et arrête de tromper celles que tu aimes avec tout ce qui bouge !
— Pas avec « tout ce qui bouge », papa.
— Une secrétaire, une stagiaire, une serveuse… Pour moi c’est « tout ce qui bouge ». Je ne suis pas fier de toi, Philippe. Vraiment pas. Et que ça te plaise ou non, sache que tu as bien mérité ce divorce !
En prononçant ces mots, son père avait planté un index menaçant sur le dossier rouge. Bouche ouverte, sourcils froncés, il ne quittait plus son fils des yeux. Philippe avait courbé l’échine. Il venait de fêter ses cinquante-trois ans, son adolescence était loin derrière lui, pourtant, l’autorité de son père le ramenait toujours à l’époque où il n’osait le contredire.
Froissé, Philippe avait écrasé son cigare dans le cendrier et haussé les épaules.
— Si tu ne veux pas m’aider, je comprends. Mais par pitié : ne me fais pas la morale ! Isabelle s’en charge déjà !
Il s’était levé et avait attrapé le dossier rouge sur la table basse. Papa lui avait saisi le bras pour le retenir.
— Assieds-toi, grand nigaud !
Sans un sourire, Philippe avait obéi et mis sa fierté de côté. Seul son père pouvait le conseiller sur ce maudit divorce. Il avait suivi des études de droit lorsqu’il était jeune et sa bibliothèque regorgeait d’ouvrages sur le sujet. Le Dalloz était d’ailleurs l’un de ses livres de chevet.
— Isabelle me réclame cent mille euros.
Une nouvelle quinte de toux avait secoué la poitrine de son père. Reprenant peu à peu son souffle, il avait chaussé ses lunettes et répété :
— Cent mille euros ? Tu en es sûr ?
— C’est écrit ici. Regarde.
— Elle est dingue !
— Non. Elle est vexée. Mais tu l’as dit toi-même : j’ai ce que je mérite.
Son père, déjà plongé dans les documents, n’avait pas répondu. Il les balayait du regard à toute vitesse. Parfois, il levait le nez en l’air, murmurait des choses incompréhensibles, puis reprenait sa lecture. Philippe trépignait d’impatience.
Après une attente interminable, le verdict était enfin tombé.
— T’es dans la merde, fiston.
— Quoi ?
— Tu as raison. Son avocat est bon. T’es mal barré !
— Et les cent mille balles ?
— Tu vas devoir payer.
— De quel droit ?
Son père l’avait longuement observé avant d’extraire du dossier une liasse de feuilles.
— Comment s’appelle ce truc ?
— Un contrat de mariage.
— Exact. Le mariage est un contrat. Qui te lie à ton épouse. Vous avez, l’un envers l’autre, des droits et des devoirs. En forniquant à droite et à gauche, tu as fait une entorse à ce contrat.
— Mais…
— Je suis désolé, fiston, mais ce dossier est en béton. Tu n’as pas le choix : sortir ton chéquier et assumer tes actes.
Le monde s’était écroulé autour de Philippe. Il était persuadé que son père trouverait une faille, mais elle n’existait pas.
Une question cruciale se posait à présent : comment allait-il réunir la somme exigée par Isabelle ?
— Dis-moi, papa. Pourrais-tu me prêter…
Un cri avait interrompu Philippe.
Papa avait bondi de son fauteuil en maugréant et s’était précipité en direction des hurlements. Dans la cuisine, Mme Belasko, rouge de colère, mains sur les hanches, sermonnait Alice. Cette dernière tremblait de tout son être. Derrière elle, Thérèse assistait, impuissante, à la scène. Au sol, plusieurs morceaux de porcelaine donnaient un aperçu du problème. Si Alice était une cuisinière talentueuse et dévouée, elle était aussi fort maladroite.
M. Belasko avait essayé de raisonner son épouse.
— Calme-toi, chérie.
— Me calmer ? Cette idiote a cassé le plateau de tante Édith !
— Ce n’est rien.
— Rien ? Tu plaisantes, André ?
— Je vais demander à Marion de balayer.
— Et qui va remplacer ce qui a été cassé ? Qui ?
Maman était aussi intransigeante avec son personnel qu’avec ses enfants. Philippe se souvenait de colères mémorables pour un pantalon taché de boue, de fessées déculottées pour une glace au chocolat tombée par terre, de redoutables punitions pour une course-poursuite dans les escaliers. Mais le pire était ses sautes d’humeur. Ce qui l’agaçait un jour, l’indifférait le lendemain. Elle savait être aussi douce que dure. Un loup déguisé en agneau. Ou l’inverse…
Alice avait lancé à Philippe un regard empli de détresse. Elle l’appelait à l’aide. Le désarroi de la cuisinière lui avait brisé le cœur. Pourtant, il ne pouvait se résoudre à agir. S’opposer à l’autorité de sa mère était inconcevable.
La jeune femme, comprenant qu’elle ne disposait d’aucun allié, avait alors rétorqué avec aplomb :
— C’est sûr que quand on ne fait rien, on ne casse rien.
Un silence avait suivi la remarque d’Alice et il ne présageait rien de bon. Philippe s’était mis à frissonner. On ne tenait pas tête à Mme Belasko. S’y risquer vous exposait à une cinglante répartie. Celle-ci s’était d’ailleurs abattue sur Alice sous la forme d’une gifle. La seconde de cuisine, surprise par une telle riposte, avait porté la main à sa joue où quatre doigts venaient de laisser une empreinte écarlate. Son visage était passé de la stupéfaction à la fureur. La jeune femme s’était tournée vers le piano de cuisson pour s’emparer d’une casserole et, d’un geste brusque, en avait jeté le contenu frémissant sur Mme Belasko. La sauce tomate brûlante s’était déversée sur la longue chevelure blanche de maman. Grotesque poupée de sang, les yeux écarquillés, l’air pincé, elle avait fixé l’assemblée sans dire un mot. Sa respiration était devenue saccadée. Et ses hurlements avaient suivi. Alice s’était ruée sur elle et, de ses petits poings, l’avait frappée en hurlant. Philippe s’était précipité pour séparer les deux femmes.
— Elle me le paiera, la garce !
— Va brûler en enfer !
Les secours, prévenus par Thérèse, étaient arrivés et maman avait été transportée à l’hôpital en urgence. André Belasko avait licencié Alice sur-le-champ et, en bas de son ultime fiche de paie, avait inscrit le chiffre « 0 ». Le plateau en porcelaine avait été retenu sur son salaire.
Papa avait interdit à Philippe de rapporter cette altercation à ses frères et sœurs. Pourquoi ? Avait-il eu honte de la réaction disproportionnée de son épouse ? Avait-elle déjà levé la main sur l’un de ses domestiques ? Philippe aurait aimé poser ces questions mais il s’était abstenu et avait juré de garder le secret. Et ce soir, un an après les événements, il avait brisé cette promesse.
— Je n’ai jamais vu les brûlures de notre mère, s’étonna Solène.
— Elle les cachait. Avec un foulard, un col roulé ou un chemisier boutonné jusqu’au menton.
— Elle a dû souffrir.
— Oui. Heureusement, seule sa poitrine a été brûlée. Maman n’aurait jamais supporté d’être défigurée.
— À l’époque, notre père n’a pas voulu nous dire pourquoi il avait licencié Alice, remarqua Garance. J’en comprends la raison maintenant.
Absorbés par leurs pensées, tous semblaient se figurer la scène, ces quelques minutes atroces auxquelles Philippe avait, lui, assisté. Un banal accident qui tourne au drame. Et pourquoi pas une histoire de domestique renvoyé qui vire au cauchemar ? Comme chez Frank Lloyd Wright, l’architecte américain qu’André Belasko admirait tant. Philippe se souvenait d’une anecdote sanglante qu’il avait lue dans le livre de papa. En 1911, dans le Wisconsin, Wright avait fondé une communauté unitarienne. Sur un terrain offert par sa mère, il avait construit des bâtiments communautaires où il s’était installé avec Mamah, sa maîtresse. Mais, en 1914, un employé récemment licencié avait incendié les lieux et assassiné sept résidents à coups de hache. Wright avait été épargné. Pas Mamah.
Sous les yeux de Philippe dansait la photographie qui accompagnait l’anecdote. Elle montrait les lieux du crime mais ne donnait aucune indication sur l’horreur perpétrée. Philippe s’était donc attaché à imaginer la scène. Sept corps broyés par une hache. Les crânes fendus sous le poids de la lame. Les os qui percent à travers la peau. Les chairs projetées contre les murs. Les visages déformés par la terreur et les convulsions.
Le sang qui coule en rivières indomptables.
La couleur rouge qui se déverse sur les épaules et la poitrine de sa mère.
Le geste d’Alice avait été d’une telle violence… Traduisait-il une envie réprimée depuis longtemps ?
La vengeance est un plat qui se mange froid. Là, il était brûlant. Et qui mieux qu’une cuisinière humiliée pour le préparer ?