La soirée précédant la mort de maman était présente dans toutes les mémoires.
À 19 heures, les enfants s’étaient réunis dans la salle à manger et chacun avait pris sa place habituelle autour de la table en chêne. Sur les sept chaises, une était restée inoccupée. Papa n’avait pas partagé ce repas avec les siens. Il n’en partagerait plus aucun.
Le dîner avait débuté dans le silence. L’état de santé déplorable de leur père avait plongé les enfants dans la morosité. Personne n’avait le cœur aux bavardages. Encore moins Garance. Si elle avait accepté de participer à ce week-end en famille, elle avait toutefois décidé de camper sur ses positions et de ne pas adresser la parole à sa mère. Depuis, les remords ne cessaient de la ronger. Souvent, dans ses rêves, elle la retrouvait à l’ombre du pin parasol et la serrait dans ses bras en implorant son pardon. Mais le songe se dissipait, et seul persistait l’âpre parfum des regrets. « La mort ne nous laisse pas le temps de réfléchir », avait dit David. Comme il avait raison.
Thérèse n’avait cessé d’aller et venir de la cuisine avec différents plateaux, de quoi satisfaire les préférences de chacun. Pour Solène, elle avait préparé des œufs mollets, pour Mathieu un foie gras maison, pour Philippe un saumon gravlax. Garance avait dénombré dix plats différents. Trois choses ne manquaient jamais chez les Belasko : l’argent et, plus important encore, la bonne chère et le bon vin. Un haut-le-cœur lui avait soulevé l’estomac. Bien que passionnée de cuisine, elle avait éprouvé du dégoût devant cette débauche de nourriture.
Les enfants s’étaient servis, avec parcimonie d’abord, mais les talents culinaires de Thérèse leur avaient ouvert l’appétit et la valse des plats avait repris. Mathieu avait débouché une bouteille. Le vin avait alors joué son rôle et désinhibé les esprits. L’épicurisme, comme toujours, était parvenu à effacer, l’espace d’un instant, le chagrin. Seule maman, le teint blafard et l’air absent, était restée en retrait, spectatrice – sans le savoir – de sa propre Cène.
Autour de la table, les ventres se remplissaient, les assiettes et les verres se vidaient. Contre toute attente, le repas devenait convivial. Le calme avant la tempête. Les discussions banales avaient rapidement tourné au vinaigre. Philippe et Mathieu avaient engagé les hostilités et chacune des phrases qu’ils prononçaient étaient entrecoupées de noms d’oiseaux. David avait essayé d’arbitrer leurs disputes. Sa réussite avait été toute relative. Les deux frères avaient mis de l’eau dans leur vin, mais leur querelle n’était qu’ajournée, comme en témoignaient les regards qu’ils se lançaient.
De son côté, Solène ne cessait de se plaindre du système social français. Le RSA n’avait pas connu l’augmentation promise par l’État et elle ne parvenait pas à obtenir de crédit bancaire pour s’acheter une nouvelle télévision. David avait proposé de lui prêter de l’argent. Elle avait accepté sans se faire prier, ce qui avait agacé Garance.
— Si, plutôt que d’emprunter de l’argent à droite et à gauche, tu bossais.
— Bosser ?
— Oui, tu sais, ce truc pour lequel on se lève tous les matins ?
— Je ne trouve pas de travail.
— Tu n’en trouves pas ou tu n’en cherches pas ?
— Je t’emmerde, Garance.
— Ah ça, oui ! Je te le confirme ! Chaque mois, j’ai des retenues sur mon salaire pour que madame puisse se prélasser dans sa baignoire !
— Ce n’est pas parce que t’es mal dans ta peau qu’il faut en vouloir à la terre entière !
— Pauvre fille !
— Tu t’es vue ? Jamais entendu quelqu’un d’aussi aigri. Au lieu de te casser les bras, les hommes qui t’ont agressée auraient dû te couper la langue.
— Et moi c’est ton cou que je vais tordre si tu ne fermes pas ta…
— Silence !
Stupéfaites, les filles s’étaient tues et tournées vers leur mère. Elle martelait la table en chêne du bout des ongles et semblait lutter pour réprimer sa colère. Sa lèvre inférieure tremblait, ses yeux étaient injectés de sang et son visage transpirait la consternation. Elle avait longuement fixé Garance avant de prononcer ces mots :
— Ne pense pas que tu vailles mieux que Solène. Ce n’est pas le cas.
Ce reproche, cuisant, était tombé sans prévenir. Garance avait hésité entre éclater en sanglots et hurler d’indignation. Elle s’était finalement levée, avait quitté la table sous les regards interdits et rejoint Thérèse en cuisine.
— Tu viens me prêter main forte, Garance ?
— Si tu as besoin de moi, c’est avec plaisir !
— Retourne auprès de ta famille.
— Je préfère mille fois être avec toi plutôt qu’avec eux.
— Allons, Garance !
— J’insiste.
Thérèse l’avait observée puis, gênée, avait changé de sujet.
— Te rappelles-tu quand tu étais petite ?
— Oh oui !
— Nous préparions de bons petits plats ensemble.
— Si je suis devenue cuisinière, c’est grâce à toi ! Tu m’as transmis ta passion, Thérèse.
— Tu n’es pas cuisinière, Garance ! Tu es cheffe ! Et une cheffe étoilée !
— Je ne le suis plus.
— Tu le redeviendras un jour.
— Peut-être.
— Philippe m’a dit que tu avais trouvé un poste dans un restaurant.
— Un restaurant ? Pas vraiment ! Plutôt une cantine fréquentée par des ouvriers affamés ! Pâtés en conserve, steaks et légumes surgelés. La créativité n’a pas sa place. Seules exigences : se fournir à moindre coût et servir à tour de bras. Je subis mon métier plus que je ne l’exerce.
— Et avec ton patron ? Il paraît que c’est compliqué…
— Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi lunatique. Et, s’il a bu la veille, c’est encore pire.
— Tu ne seras jamais épanouie dans ce genre d’établissement. Tu es une femme indépendante qui doit mener sa propre affaire. Ta créativité culinaire doit pouvoir s’exprimer, Garance ! Tu es si talentueuse. Pourquoi ne pas essayer de rouvrir un restaurant ?
— Je n’en ai pas les moyens, Thérèse. Il me faudrait plusieurs centaines de milliers d’euros et je suis sur la paille. J’ai encore des dettes que j’éponge avec peine. Non… C’est impossible. Je vais devoir me contenter du statut de sous-fifre et éplucher les patates pendant un long moment encore.
Garance s’était mordu la langue. Trop tard. Sous ses yeux, Thérèse était en train de couper des pommes de terre et de disposer les rondelles dans un plat rectangulaire.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, Thérèse. J’ai beaucoup de respect pour ce que tu fais.
— Ne t’inquiète pas ! Aide-moi plutôt au dressage.
Elles avaient rempli six petits bols de ragoût de haricots et les avaient déposés sur les assiettes, à côté d’un morceau d’agneau.
— Des nouvelles d’Alice ? avait demandé Garance pour rompre le malaise ambiant.
— Oui. Je l’ai vue la semaine dernière.
— Elle a trouvé du travail ?
— Non. C’est un peu… compliqué…
— Pourquoi ?
— Mme Belasko lui a taillé une sacrée réputation dans la vallée.
Une mauvaise réputation avait, aussi, ruiné la carrière de Garance. Elle savait à quel point il était difficile de se tirer d’une telle situation. Était-ce seulement possible ? Non. Quand le mal était fait, il était irréparable.
Tout en se lavant les mains, Thérèse avait poursuivi.
— Tu sais, Garance, personne n’a envie d’embaucher une domestique qui a tenté de tuer son employeur.
— Tuer ?
Sous le choc de cette révélation, Garance avait laissé échapper la cuillère en bois. Thérèse avait rougi avant de bégayer :
— Oui… Enfin… c’est ce que ta mère a crié sur tous les toits. Elle exagère toujours un peu…
Cet argument n’avait pas convaincu Garance, mais avait piqué sa curiosité.
— Pourquoi papa a-t-il licencié Alice ?
— Elle était maladroite. Et tu connais ta mère. Une seule erreur et pouf ! Tu prends la porte. Oublie ce que je viens de te dire, veux-tu ? Apporte-moi les champignons, s’il te plaît.
Garance n’en avait pas su plus. Pensive, elle s’était dirigée vers le piano où une casserole remplie de morilles à la crème mijotait. Elle avait été estomaquée par la quantité préparée par Thérèse.
— Tu en as fait pour un régiment !
— Vous aimez tellement ça. Il n’y en a jamais assez !
— N’en mets pas trop dans les assiettes. En grande quantité, la morille est toxique.
Thérèse avait levé sur Garance un regard dubitatif.
— Tu en es sûre ?
— Sûre et certaine !
Malgré cette mise en garde, Thérèse avait commencé à recouvrir généreusement de morilles les pièces d’agneau. Garance avait dû la stopper.
— Assez ! Nous mangerons le reste demain.
— C’est moins bon réchauffé.
— Ça suffit, Thérèse.
La cuisinière n’avait pas pu cacher sa contrariété. Haussant les épaules, elle avait finalement placé quatre assiettes sur un plateau et s’était tournée vers Garance.
— Prends la tienne et celle de ta mère.
L’air pincé, Thérèse avait quitté la pièce.
Garance était restée seule quelques minutes. Elle avait imaginé la seconde de cuisine humiliée puis remerciée pour une maladresse. Un étrange sentiment avait alors submergé Garance, si malsain qu’elle s’était sentie honteuse. Oui, elle comprenait qu’Alice, humiliée, ait pu haïr Mme Belasko au point de vouloir la tuer.