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Solène

Pour Solène, le souvenir de la mort de maman était lié à un son : l’appel au secours de David, hurlement déchirant dans le silence d’une nuit paisible. Terrifiée, elle avait bondi de son lit et s’était ruée dans le couloir où les lumières s’allumaient, où les portes s’ouvraient les unes après les autres. La Casa était tirée de son sommeil comme elle ne l’avait jamais été. Elle s’éveillait au beau milieu d’un atroce cauchemar.

Solène s’était précipitée jusqu’à la chambre parentale où elle avait découvert une scène qui la traumatiserait pour le restant de ses jours. David, à genoux sur le lit, prodiguait un massage cardiaque à sa mère inconsciente. Philippe, présent lui aussi, tournait comme un lion en cage. Les mains sur les joues, il secouait la tête en scandant une flopée incontrôlable de « non, non, non ». Solène s’était approchée de lui et, bêtement, lui avait demandé si tout allait bien. En état de choc, il avait ouvert son poing gauche et un pilulier vide avait glissé de sa paume pour atterrir sur le parquet dans un claquement sec. À cet instant, Garance était apparue dans l’encadrement de la porte. Le visage impassible, elle s’était figée sur le palier. Comprenait-elle le drame qui se jouait devant elle ?

Le dernier à les rejoindre avait été Mathieu. En caleçon, les cheveux ébouriffés, il avait bousculé Garance pour se jeter sur le lit, stoppant momentanément les efforts de David pour ranimer maman. Fou de rage, Mathieu jurait et frappait la poitrine de sa mère. Philippe était parvenu à le maîtriser et à le mettre à l’écart pour que David puisse reprendre ses gestes de premiers secours.

Thérèse, Marion et Patricia, alertées par les cris, avaient à leur tour rejoint la chambre. Toutes les trois s’étaient mises à pleurer.

Un ouragan émotionnel déferlait sur la Casa.

Reprenant ses esprits, Solène s’était emparée du téléphone fixe sur la table de nuit et avait composé le 15. L’ambulance était arrivée vingt minutes plus tard. Le décès de Mme Belasko avait été prononcé sur place.

Le flash-back se dissipa et Solène reprit pied avec la réalité. À présent, dans cette maison, ne restait plus que cinq frères et sœurs, et chacun cherchait dans ses souvenirs une preuve pour confirmer les soupçons avancés dans la lettre de leur père et identifier l’assassin.

Soudain, Mathieu s’agita sur sa chaise et, à la stupeur générale, relança le débat.

— Si je suis votre raisonnement, maman ne se serait pas suicidée mais on aurait empoisonné sa nourriture ?

— Exactement, répondit Philippe.

— Et d’après toi, Alice serait à l’origine de cet empoisonnement ?

— Pourquoi pas ?

— Comment aurait-elle fait ? Elle ne travaillait plus à la Casa !

Garance s’immisça dans la conversation.

— Thérèse s’en serait chargée pour elle…

— Thérèse ? répéta Mathieu en éclatant de rire. Personne n’est plus loyal qu’elle. C’est ridicule ! Tu délires, ma pauvre Garance ! Ou alors tu as trop bu.

— Trop bu ? Vous entendez ça ? L’alcoolo de service qui me reproche d’avoir trop bu ! Je rêve…

— J’ai peut-être bu, mais je ne tiens pas Thérèse pour responsable de la mort de notre mère ! Les jugements que vous portez sur elle sont graves ! Et surtout infondés !

— Voilà pourquoi il faut partager nos doutes avec des gens compétents, insista David. Une enquête doit être ouverte.

— Une enquête ? Durant laquelle les témoins seront interrogés ? Durant laquelle nous serons interrogés ? Que direz-vous ? Que vous avez des soupçons quant à la culpabilité de deux cuisinières qui n’ont rien à se reprocher ?

— Comment peux-tu en être aussi sûr, Mat ? On dirait que tu les protèges !

— Non. J’essaie juste de ne pas conduire deux innocentes devant les tribunaux à cause d’une putain de lettre rédigée par un légume paranoïaque ! Les heures passent, nous nous querellons sans relâche mais aucun de nous n’a d’arguments solides !

— Si ! Moi.

Tous les visages se tournèrent vers Solène.

Une preuve que leur mère ne s’était pas suicidée ? Oui, elle en avait une. Ce soir-là, elle avait eu une brève discussion avec son père et, avant aujourd’hui, n’avait pas prêté de sens à ce qu’ils s’étaient dit.

— Papa m’a parlé d’une promesse faite par maman. Et je peux vous assurer qu’elle ne reflétait pas l’état d’esprit d’une femme suicidaire.

Le silence s’abattit autour de la table. Tous attendaient la suite. Solène, non sans fierté, reprit son récit. Le soir du drame, à la fin du repas, elle était allée en cuisine et avait demandé à Thérèse de préparer un plateau. La cuisinière s’était exécutée. Solène s’était rendue dans la chambre de son père, avait frappé deux petits coups et était entrée. Lorsqu’il l’avait vue, il s’était redressé dans son lit avec difficulté.

— Solène !

— C’est l’heure du dîner !

— Je n’ai pas faim.

— Il faut te forcer.

— L’odeur de la nourriture me soulève l’estomac.

— Tu dois reprendre des forces. Ne baisse pas les bras, papa. Ce n’est pas ton genre.

Solène avait déposé le plateau sur la tablette de lit devant son père et s’était assise. Il avait détaillé l’assiette en grimaçant avant de planter sa fourchette dans un morceau de viande. Sans plaisir apparent, il l’avait portée à ses lèvres et s’était mis à mastiquer bruyamment. Solène, agacée par ces simagrées, s’était alors employée à lui donner la becquée. Malgré son dégoût, papa s’était laissé faire. Ce moment de simplicité et d’intimité avait ému Solène.

— Ce n’est pas mauvais, avait-il concédé.

— Ah ! Tu vois !

— On a l’air malins. Toi dans le rôle de la maman et moi dans le rôle du bébé. Tu n’as pas honte de ton père ? Un vieux cep flétri ?

— Avoir honte de toi ? Jamais !

Un sourire avait illuminé leur visage. Solène avait profité de ce tête-à-tête pour confier à papa ses inquiétudes au sujet de maman.

— Je me fais beaucoup de souci pour elle. Elle n’a que la peau sur les os et agit bizarrement. Comme si elle n’était pas avec nous. J’ai peur que…

— Elle est plus forte que tu le penses.

— Certes, mais n’oublie pas qu’elle est dépressive. Si tu avais vu le nombre de cachets qu’elle a avalé au cours du repas.

— Ça l’aide à maintenir le cap. Je la connais par cœur, Solène. Je sais quand elle va bien et quand elle va mal. Elle ne fera pas de bêtise, si c’est ce que tu crains.

Sceptique, Solène avait pourtant acquiescé. Papa, conscient de la perplexité de sa fille, avait tenu à la rassurer encore une fois :

— Ta mère a juré de m’accompagner jusqu’à la fin. Et crois-moi : elle tient toujours ses promesses.

Six mois plus tard, Solène se souvenait encore mot pour mot de cette conversation, mais aussi de ce qui était arrivé par la suite.

Elle regarda ses frères et sœurs qui l’écoutaient attentivement et poursuivit :

— Je m’inquiétais vraiment pour notre mère. Ce soir-là, lorsque je suis allée lui souhaiter une bonne nuit, je lui ai parlé de la promesse faite à papa. Je voulais m’assurer qu’elle était vraie. Elle l’était. Notre mère était terrorisée à l’idée de perdre l’homme qu’elle aimait. Elle m’a certifié que jamais elle ne l’abandonnerait. Qu’elle prendrait soin de lui jusqu’à son dernier soupir. Alors pourquoi ? Pourquoi, quelques heures plus tard, aurait-elle décidé de mettre fin à ses jours ?