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Mathieu

Ces spéculations et ces bavardages lui devenaient insupportables. Mathieu avait été patient, mais, à présent, écouter ses frères et sœurs relevait du calvaire. Les hypothèses des uns, les supputations des autres l’exaspéraient. Sa migraine n’en était que plus douloureuse. Exténué, il arracha la lettre des mains de Philippe, prit son verre de vin, se leva et quitta la salle à manger. Dans le salon, il s’effondra sur le canapé Le Corbusier et tendit les jambes sur la table basse. Il sourit en imaginant son père le sermonner pour une telle attitude. À ton âge, on ne fait plus ça !

Mathieu regarda l’heure sur son téléphone portable et constata sans surprise qu’il n’y avait pas de réseau. Il aurait tant aimé appeler Laurence, son épouse. Se confier à elle lui aurait procuré du réconfort. Mais il était tard. Il balança son mobile sur un coussin et jeta un regard furtif en direction de ses frères et sœurs.

Ils avaient cessé toute discussion. Mathieu savoura ce silence tant espéré. Oui, comme prévu, les querelles s’étaient invitées au repas de ce soir, mais l’héritage n’en avait pas été la cause. Partie remise. Bientôt, le testament serait lu et la fratrie se déchirerait pour un morceau de rideau.

Mathieu détailla le salon et la salle à manger, une seule grande pièce en enfilade, avec l’intime conviction que vendre cette maison ne poserait aucun problème. Son architecture – une belle leçon de modernité alliée à de l’ancien – séduirait sans doute un richissime homme d’affaires. Son originalité constituait aussi un atout : la Casa était unique et ne ressemblait en rien aux demeures construites en France au début du XXe siècle. Preuve la plus probante : elle ne disposait d’aucune fenêtre, mais comptait de nombreuses baies vitrées qui offraient un panorama à couper le souffle sur la vallée. Toute frontière entre l’intérieur et l’extérieur semblait abolie. La Casa n’était que grandeur et majesté. Mathieu, locataire d’une maison de cent mètres carrés, enviait la superficie des lieux, mais aussi le goût avec lequel ils avaient été conçus. L’usage de matériaux naturels – pierres du Gard, poutres et parquets en chêne massif – apportait une douce chaleur à l’ensemble de la pièce. Les teintes – du beige, du gris et du blanc – sélectionnées par papa lors des travaux de réhabilitation, conféraient à l’ensemble une atmosphère reposante. La décoration, épurée et minimaliste, avait été choisie par maman. Elle avait passé des heures chez les brocanteurs de la région pour meubler la Casa avec des pièces uniquement dessinées par des designers de renom : Charles Eames, Ludwig Mies van der Rohe ou encore Raymond Loewy. Aux murs, cette amatrice d’art avait accroché les peintures de ses artistes favoris. On pouvait identifier, entre autres, un Frank Stella dans le hall d’entrée et un monochrome blanc signé Robert Ryman dans le salon.

Après avoir admiré toutes ces œuvres à la valeur inestimable, Mathieu se tourna vers la cheminée massive et lut, sur le fronton, les mots suivants : Truth is life. Good friend, around these hearth-stones speak no evil word of any creature. Il y a longtemps, papa avait fait graver cette citation empruntée à l’architecte américain Frank Llyod Wright. Mathieu n’en connaissait pas le sens précis, mais se rappelait seulement son essence : ne jamais se montrer médisant. L’ironie de la situation le fit sourire. Médire ? Voilà un domaine dans lequel sa famille excellait.

Une nouvelle fois, il déplia la lettre de son père et la relut. Quelque chose le tourmentait. Un détail.

Lorsqu’il l’identifia enfin, Mathieu porta la main à sa poitrine et se promit de rester calme : maltraiter son cœur lui était déconseillé. Il avait d’ailleurs dû arrêter la boxe pour cette raison. Les médecins avaient été formels : s’il voulait profiter de sa retraite le jour venu, il devait changer de sport. Le cardiologue l’avait orienté vers la natation, recommandation qui avait beaucoup amusé Mathieu. Quel plaisir pouvait prendre un combattant comme lui à batifoler dans l’eau, un bonnet de bain ridicule sur la tête ? Aucun. Rien ne rivalisait avec la jouissance éprouvée sur un ring.

Incapable de raccrocher les gants, Mathieu se contentait donc de taper dans un sac, sans retrouver toutefois l’adrénaline procurée par le combat.

L’alcool – et d’autres travers auxquels il préférait ne pas penser – représentait aussi une menace pour son cœur fragile. Il avait appris à vivre avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Mais chaque fois que son rythme cardiaque s’emballait, Mathieu craignait le pire. C’était le cas à présent et il se sentit blêmir.

— Ça va, frangin ?

Mathieu releva la tête. Devant lui se tenait David, soucieux.

— Oui !

— Tu as mauvaise mine.

— Juste une migraine.

David hésita avant de tendre son index en direction du verre de vin vide posé sur l’accoudoir.

— Tu ne devrais pas boire. C’est mauvais pour ton cœur.

— Si je ne bois pas, je vais péter un câble.

David prit place sur le canapé. À son tour, il tendit les jambes sur la table basse et les deux frères échangèrent un sourire complice. Mathieu croisa les bras et, le regard dans le vague, demanda :

— Thérèse qui assassine notre mère ! On aura tout entendu ! Tu y crois, toi, à ces histoires ?

— Notre père avait des soupçons. Nous ne devons pas les sous-estimer.

— Tout le monde ne parle que de ce prétendu meurtre. Au point de ne plus voir le reste.

— Le reste ?

— Ça !

David lut les quelques lignes désignées par Mathieu sur la lettre.

« Ah mes chers enfants ! Comme je vous ai aimés !

Et j’ai aimé chacun des petits-enfants que vous m’avez donnés. Tous ! Sans exception ! Même Mathéo. »

— Quel est le problème ?

— N’y vois-tu pas d’ambiguïté ?

— Non.

— Pourquoi papa a-t-il précisé « Même Mathéo » ?

Une moue se dessina sur le visage de David. Lorsqu’il voulut prendre la parole, Mathieu l’en empêcha.

— Depuis la naissance de Mathéo, j’ai un pressentiment. Je l’ai toujours refoulé, mais il revient souvent me hanter. Et je crois que, ce soir, il va me falloir l’affronter.

Mathieu se força à rire avant de continuer :

— Mathéo a eu vingt-deux ans, reprit-il, mais je me souviens de sa venue au monde comme si c’était hier. J’avais roulé jusqu’à l’hôpital comme un fou. Flashé deux fois ! Lorsque je suis arrivé à la maternité, Mathéo était dans les bras de sa mère. Un vrai poupon. En voyant son minois, je me suis dit que ce bout de chou allait régler tous mes travers et qu’il ferait de moi un homme meilleur… J’aurais donné ma vie pour lui.

Les larmes se mirent à couler sur les joues de Mathieu. La vérité lui explosait à la figure. Elle était si cruelle qu’un court instant, il crut ne pas pouvoir la surmonter.

David, bouleversé par l’émoi de son frère, cherchait les mots pour le consoler.

— Ressaisis-toi, frangin !

Entre deux sanglots, Mathieu parvint enfin à formuler ce sentiment qui le torturait.

— Ce gosse, David. Ce n’est pas le mien.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Mathéo te ressemble ! C’est ton fils !

Bien vite, la tristesse de Mathieu se transforma en colère. Puis en rage. Dans sa mémoire, dansa le souvenir du corps de son épouse contre celui de son frère. Vingt-trois ans auparavant.

— Non, David, dit-il en tendant l’index vers la salle à manger. Pour moi, l’homme dont il est le portrait craché : c’est lui !