Il ne vit pas la bête s’approcher. Il ne devina pas sa présence dans son dos. Il ne l’entendit pas bondir derrière lui. Il sentit seulement son poids s’abattre sur ses épaules.
En moins de cinq secondes, Philippe fut saisi par le col de sa chemise et éjecté de sa chaise qui bascula et heurta le parquet dans un fracas sourd. Sur la table, les verres tintèrent et la bouteille de vin se renversa, auréolant la nappe blanche d’une tache purpurine. Garance et Solène, terrorisées par cette brutalité soudaine, se levèrent en criant. David marchait sur les traces de la bête, mais elle était plus rapide que lui. Elle empoigna Philippe et le plaqua contre une cloison. La violence du choc le fit tousser. Une douleur vive irradia l’arrière de son crâne. Quelque chose coula dans son cou. Au-dessus de sa tête, mille étoiles se lancèrent dans une valse endiablée. Il ouvrit lentement les yeux et la bête apparut devant lui, le visage déformé par la haine. Si personne ne l’arrêtait à temps, elle ne ferait qu’une bouchée de lui. Transpirante, haletante, elle le maintenait contre le mur avec une force colossale. Elle éructait en libérant une salve de postillons. L’écume de la rage moussait autour de ses lèvres.
— Je vais te tuer ! Tu m’entends ? Te tuer !
La bête exerça une pression en prononçant chacune de ces syllabes et souleva sa proie. Philippe comprit que ses pieds ne touchaient plus le sol. Il y eut une énième secousse, plus brutale que les autres. Un tableau sous cadre se décrocha et tomba. Le verre éclata en mille morceaux.
Les mains autour du cou de Philippe n’en finissaient plus de serrer et respirer convenablement devenait impossible. Bientôt, l’air lui manqua. Puisant dans ses dernières ressources, il hurla :
— Arrête !
Son injonction eut l’effet escompté. Ces quelques secondes de répit permirent à Philippe de gorger ses poumons d’oxygène. Il dévisagea la bête et, dans ce regard dur et froid, reconnut enfin son frère. Mathieu s’était métamorphosé. Des yeux rouges et exorbités, des narines dilatées et une bouche tordue par la colère. Il ressemblait à une caricature. Un personnage de dessin animé.
Philippe toussa et cracha sur son frère une giclée de sang. Mathieu leva le poing pour le lui coller dans la figure, mais David le neutralisa à temps et le força à reculer.
Débarrassé de son cadet, Philippe poussa un long soupir et rajusta sa chemise. Les filles n’en finissaient plus de hurler. Mathieu tentait d’échapper à David mais ce dernier ne ménageait pas ses efforts pour le retenir.
Constatant que la bête était domptée, Philippe osa une offensive verbale.
— Ça t’amuse d’attaquer les gens dans le dos ?
— Et toi ? Ça t’a amusé de faire un gamin à ma femme dans mon dos ?
Une vague de stupeur déferla sur la salle à manger. Mathieu, un sourire terrifiant sur les lèvres, se tourna vers David.
— À ta place, j’envisagerais des tests de paternité. Je suis prêt à parier que l’un de tes gamins n’est pas de toi, mais de cet abruti !
Garance, pâle, se posta devant Mathieu et, de sa voix la plus douce, essaya de l’apaiser.
— Calme-toi, Mat. Ce ne sont que… des spéculations. Comme celles que nous avons sur la mort de maman.
— Quand ce salaud de Philippe avouera, ce ne seront plus des spéculations.
— Je n’ai rien à avouer, Mathieu. Oui, j’ai eu une liaison avec Laurence. Oui, j’ai déconné. Mais nos rapports sexuels étaient protégés ! Tu crois vraiment que je lui aurais fait un gosse ? Et que nous t’aurions caché la vérité pendant vingt-deux ans ? Mais sur quelle planète vis-tu ?
La voix de Philippe se brisa sur cette phrase. Il mettait tout en œuvre pour faire transparaître son honnêteté, même si regagner la confiance de Mathieu lui semblait vain. Pourtant, contre toute attente, la bête cessa de se débattre et David décida de la libérer. Elle porta la main à son front pour essuyer la sueur qui y perlait et s’isola dans le salon.
Philippe profita de cette trêve pour reprendre définitivement ses esprits. Il se décolla du mur contre lequel on l’avait plaqué et fourra les mains dans ses poches à la recherche d’un mouchoir. Il épongea le sang qui coulait dans son cou et refusa que Solène appelle les secours. Du coin de l’œil, il surveillait Mathieu qui, pour l’instant, était hors d’état de nuire. Il se contentait de plier et plier encore la lettre et l’avait réduite à un petit carré. Philippe soupira, tiraillé entre le mépris et le désarroi. L’alcool avait des effets dévastateurs sur son frère ; un énorme bouton rouge capable d’activer sa violence. Si en plus la migraine s’invitait, il devenait ingérable.
— Il faut reconnaître que la phrase de papa est ambiguë.
Les mots de Solène firent l’effet d’une bombe. Philippe jeta à sa sœur un regard consterné. Mathieu avait été maîtrisé – non sans mal – et voilà qu’une idiote menaçait de relancer les hostilités.
Un silence équivoque suivit. Les mines se décomposèrent et personne n’osa rebondir sur les propos de Solène.
Le rouge monta aux joues de Mathieu et, une nouvelle fois, des spasmes lui secouèrent le corps. Ses hurlements fendirent l’air. La bête se réveillait.
Solène, consciente de sa maladresse, l’implora :
— Oublie ce que j’ai dit… Je… Je suis désolée.
Devant tant de lâcheté, la colère de Mathieu redoubla. Il se mit à souffler comme un bœuf et fit craquer ses phalanges avant de balancer son poing contre une cloison. Du sang gicla.
David, paniqué, agrippa le bras de son frère.
— Écoute-moi, Mat !
Mais la bête n’écouta pas. Elle se rua sur sa proie et la plaqua au sol. Le dos de Philippe heurta le parquet avec violence. Le choc lui coupa la respiration. Un premier coup de poing s’enfonça dans sa joue. D’autres déferlèrent, accompagnés d’une ribambelle de cris.
Philippe se sentit perdre connaissance. Un évanouissement qui, sans doute, minimiserait sa douleur, se dit-il. Mais, avant de sombrer, une nouvelle sommation le tira de sa torpeur. Les coups pleuvaient au-dessus de lui et il lui était impossible de les stopper. Lutter contre la bête était inutile. Elle était forte, entraînée, déchaînée, et bien décidée à finir ce qu’elle avait commencé vingt-trois ans auparavant. Rien ne l’arrêterait.
La douleur devint atroce. Insupportable.
Philippe étouffa. Un feu brûla son visage. Un goût de fer inonda sa bouche. Dans un ultime effort, il leva les paupières et devina le visage de Mathieu.
Puis celui de Mathéo.
Et le noir se fit.