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Mathieu

Le jeune Philippe, assis sur son lit, sursauta lorsque Mathieu entra en trombe dans sa chambre. Il posa la bande dessinée qu’il était en train de lire et lança à son frère un regard noir :

— On ne t’a pas appris à frapper aux portes ?

— Je m’ennuie, Phil.

— Tu entends ce que je dis ?

— Ça va ! J’ai compris !

— Tu as fini tes devoirs de vacances avec Emma ?

— Oui !

— Alors va faire du vélo !

— Tu m’accompagnes ?

— Pourquoi ? Tu as besoin que je te tienne la main ?

— Maman ne veut plus que je fasse du vélo tout seul.

— Faux. Elle te demande seulement de ne pas t’éloigner du domaine. Maintenant laisse-moi tranquille !

Mathieu bascula d’avant en arrière en marmonnant. Les yeux humides, il fronça les sourcils et observa longuement son aîné. Ce regard de chien battu – qu’il maîtrisait à la perfection – pouvait attendrir n’importe qui.

— Je veux jouer avec toi, murmura-t-il.

La réponse de Philippe se fit attendre. Mathieu se jeta à plat ventre sur le lit, joignit les mains en signe de prière et supplia son frère :

— S’il te plaît !

— Bon, d’accord !

Un large sourire illumina le visage de Mathieu, qui se mit à cavaler dans la chambre en imitant le gorille.

— À quoi veux-tu jouer, Mat ?

— À la boxe !

— Sûrement pas !

— Allez !

— Pourquoi veux-tu toujours te battre ?

— Parce que c’est trop cool !

— Cool pour toi. Pas pour celui qui se fait défigurer.

— Je ferai attention cette fois. Promis !

Se battre n’enchantait guère Philippe. La dernière fois, Mathieu lui avait – par mégarde – cassé une dent. La colère de leur mère avait été fulgurante. Elle les avait sévèrement punis et leur avait interdit de se bagarrer. Si, pour Mathieu, l’amour de la boxe était plus fort que toutes les punitions, pour Philippe, désobéir à l’autorité parentale était inconcevable. Aussi, le convaincre s’avérait de plus en plus difficile. Une seule option s’offrit à Mathieu : le chantage.

— Je n’ai rien dit à papa pour le soupirail. Tu me dois bien ça.

En entendant ces mots, Philippe frémit. Ses frères et sœurs avaient promis de garder le secret, mais, si l’un d’eux révélait qu’il était l’instigateur de l’expédition sur le chemin à flanc de falaise, la sentence de papa serait terrible.

— Bon d’accord, soupira-t-il. Je veux bien jouer à la boxe. Mais dix minutes, pas plus !

Mathieu, fou de joie, entraîna son frère dehors.

— Pas de coups bas, exigea Philippe en lui tendant la main.

Mathieu la serra vigoureusement et en profita pour faire tomber son frère. Les deux garçons chutèrent sur la terre battue et des nuages de poussière s’élevèrent autour d’eux.

En quelques secondes, Mathieu prit le dessus et une intense satisfaction infiltra chaque parcelle de son être. Voir Philippe au sol, soumis et apeuré, lui procurait un plaisir coupable. La boxe annihilait toute hiérarchie. Et, sans leurs parents pour défendre le chouchou, les deux frères étaient sur un pied d’égalité.

Les premiers coups déferlèrent sur Philippe qui hoqueta. Il essaya de se défendre. Sans succès. Très vite, il ne pensa plus qu’à protéger son visage. Mathieu éclata de rire devant tant de résignation. Oui, sa force était supérieure à celle de son aîné de trois ans. Sa détermination aussi. Il la sentait battre dans ses muscles, dans ses veines, dans son cœur. Seule sa technique du combat était perfectible, mais son père refusait de l’inscrire dans un club de boxe. « Un sport de sauvages », assurait-il avec mépris. Le jeune garçon rêvait d’atteindre sa majorité pour enfin prendre des cours avec un professionnel. En attendant ce jour, il travaillait ses uppercuts grâce aux revues spécialisées qu’il volait à la maison de la presse et aux retransmissions télévisées qu’il regardait en cachette.

Mathieu, déchaîné, n’en finissait plus de frapper un adversaire toujours plus soumis. La chaleur brûlait son visage, la sueur coulait dans son dos, les articulations de ses doigts devenaient douloureuses, mais il s’en fichait. Se battre enrayait toute fatigue, toute souffrance, et lui offrait une jouissance totale. Un sentiment de liberté.

Soudain, une ombre gigantesque assombrit les terres du domaine. Mathieu leva le nez. Le soleil avait disparu et de gros nuages noirs, lancés dans une course folle, s’accumulaient dans le ciel. La lumière déclina peu à peu jusqu’à plonger les deux garçons dans l’obscurité. À tâtons, Mathieu chercha Philippe et devina son corps sous ses mains. Il caressa le front et les joues de son frère et tenta de distinguer les contours de son visage dans la pénombre.

Une explosion suivit.

Mathieu fut ébloui.

Instinctivement, il ferma les yeux.

Lorsqu’il les rouvrit – doucement pour leur laisser le temps de s’accoutumer –, Philippe apparut devant lui. Mais il avait changé. Des pattes d’oie creusaient des sillons autour de ses yeux, une barbe couvrait ses joues, des rides striaient son front. Il n’était plus un gamin.

Mathieu tendit les mains devant lui. Elles étaient couvertes de sang. Des fourmis lui chatouillaient les doigts et son majeur gauche le faisait atrocement souffrir. Il l’examina et comprit qu’il était tordu. Sans réfléchir une seconde, il le remit dans le bon axe. L’os craqua et une électrocution se propagea dans le bras de Mathieu. Effroyable. Il allait perdre connaissance, mais des cris l’en empêchèrent. Il se retourna et vit David, prostré contre un mur, ses sœurs blotties contre lui. Tous les trois étaient tétanisés. Mathieu baissa les yeux et découvrit qu’il était assis à cheval sur un corps. Qui était cet homme ?

Il tressaillit.

Sous ce masque terrifiant se cachait Philippe. Des hématomes gonflaient ses pommettes. Ses joues étaient striées d’entailles d’où le sang jaillissait abondamment. Sa lèvre supérieure était fendue. Sa langue, enflée, pendait mollement sur le côté. Un œil était révulsé, l’autre avait triplé de volume. Deux dents sanguinolentes avaient bondi hors de la mâchoire ; une molaire était fossilisée dans la joue gauche. Mais le pire était ce trou en lieu et place du nez. Sous le poids des coups, le cartilage s’était enfoncé. Philippe était méconnaissable derrière ce visage tuméfié.

Prenant la mesure de l’acte qu’il venait de commettre, Mathieu glissa sur le parquet, se coucha sur le côté et rassembla ses genoux sur sa poitrine. Les douleurs qu’il éprouvait étaient innombrables.

Dormir.

Voilà ce qu’il lui fallait.

Il pourrait alors se réveiller de cet atroce cauchemar et retrouver Philippe et leurs jeux d’enfants.

Comme avant.