Le sang coulait sans discontinuer du visage de Philippe. À l’arrière de son crâne, un flux régulier alimentait une petite flaque rouge. Des ruisseaux pourpres y prenaient naissance, qui cascadaient ensuite entre les lattes du parquet. L’hémorragie était fougueuse. Indomptable.
À genoux, penché au-dessus de son frère, David se demandait quels soins d’urgence lui apporter. En quoi la formation de secouriste reçue dix ans plus tôt pouvait-elle bien lui servir ? Basculer le corps sur le côté ? Exercer une pression sur les plaies béantes ? Prodiguer un massage cardiaque ? Incapable de prendre une décision, David sentit la détresse l’envahir. Il se contenta de poser les mains sur le torse de son frère et espéra un sursaut de vie, aussi imperceptible fût-il. À sa grande surprise, il y en eut un. Troublé, David chercha le pouls de Philippe, ne quitta plus des yeux sa montre et se mit à compter. Les pulsations du cœur étaient encore là. Lentes, timides, lointaines.
Il fallait agir. Vite.
David se redressa et sollicita l’aide des siens. Garance et Solène, dans les bras l’une de l’autre, ne quittaient pas Mathieu du regard. Leur priorité : surveiller les faits et gestes de cette brute. La bête avait attaqué une fois. Elle pouvait recommencer à tout moment. Pourtant, couché sur le parquet, recroquevillé sur lui-même, Mathieu semblait plus vulnérable que jamais. Sa respiration était saccadée et de petits soubresauts agitaient sa poitrine.
Le désespoir gagna David. Il était seul face au corps inanimé de Philippe. Autour de lui, les murs tanguèrent et les lumières virevoltèrent. Respirer devint difficile. Céder à la panique était tentant, mais il le refusa. Il fallait se ressaisir. S’il n’agissait pas pour sauver Philippe, personne ne s’en chargerait.
David plongea la main dans la poche de son pantalon et en tira son téléphone portable. Avec fièvre, il composa le 15, mais seul le silence lui répondit. Il regarda l’écran et comprit que, dans la précipitation, il avait oublié qu’aucun réseau ne couvrait le domaine. Fou de rage, il jeta son mobile – qui explosa sous le choc – et s’élança dans le salon. Sur le buffet reposait le téléphone fixe. David appuya sur les chiffres 1 et 5 et, combiné contre l’oreille, retourna auprès de Philippe. Avec dégoût, il plongea dans l’horreur de ce visage défiguré par la violence. Il n’avait jamais rien vu de tel. Une nausée lui souleva l’estomac. La transpiration coulait sur ses tempes. L’ambulance arriverait-elle à temps pour sauver Philippe ?
Reprenant ses esprits, David réalisa qu’aucune tonalité ne se faisait entendre. Interdit, il raccrocha et recomposa le numéro. Toujours rien. Il essaya le 18. Aucun de ses appels n’aboutissait. Il s’interrogea. La ligne fixe avait-elle été suspendue ? Paul avait-il résilié l’abonnement Télécom ? Si oui, pourquoi s’en était-il occupé aussi rapidement ?
Une nouvelle fois, David s’agenouilla et prit le pouls de son frère. Le rythme cardiaque était devenu plus lent et la rivière de sang sous le crâne de Philippe n’en finissait plus de s’étendre.
David jura. Son impuissance le rendait fou.
Il pivota vers Mathieu qui eut un mouvement de recul et rampa comme un animal apeuré. David lui ordonna de se calmer et le força à se relever en le tenant par les épaules.
— J’ai besoin de toi, Mat. La ligne a été suspendue. Impossible de contacter les secours. Prends ta voiture et descends dans la vallée demander de l’aide. Je reste au chevet de Philippe. Si nous n’agissons pas rapidement, il risque de succomber à ses blessures. Tu comprends ?
— Oui, David.
Docile mais hagard, Mathieu tituba jusqu’à son sac et chercha ses clés de voiture. Il les trouva enfin, les brandit au-dessus de sa tête, mais sa main tremblait tellement qu’elles lui échappèrent. Il se baissa pour les ramasser et perdit l’équilibre. Face à cette scène d’un pathétique déconcertant, Garance – comme réveillée de son aphasie – bondit derrière lui et s’exclama :
— Tu n’es pas en état de conduire jusqu’à la vallée. J’y vais !
Mathieu ne riposta pas. David acquiesça et emboîta le pas de sa sœur qui se hâtait déjà dans le hall d’entrée. Elle allait sortir lorsqu’il l’attira contre lui et la serra de toutes ses forces.
— Sois prudente !
Il l’embrassa tendrement et la libéra de son étreinte. Sa sœur lui adressa un sourire timide, puis agita sa carte magnétique devant le tableau de commande. Mais la porte ne se déverrouilla pas. Garance réessaya plusieurs fois, en orientant son passe différemment, sans plus de succès. Elle ouvrit alors le boîtier et tapa le code de secours sur le clavier. Le voyant resta désespérément rouge.
Circonspecte, elle regarda son frère plonger la main dans la poche de son pantalon pour en extraire son propre passe. Sans conviction, il l’agita devant le capteur mais rien ne se produisit. David se précipita alors vers la porte de derrière pour la déverrouiller. Bloquée. Il composa les codes de secours sur les tableaux de commande des baies vitrées, mais elles restèrent, elles aussi, fermées. Il s’élança au premier étage mais, là non plus, il n’identifia aucune issue possible. Il dévala l’escalier et, terrifié, balaya la pièce de réception du regard.
Était-il possible de sortir de cette maison ?
Non.
La Casa était devenue une forteresse. Dans laquelle personne ne pouvait entrer. De laquelle personne ne pouvait sortir.