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Garance

Le tableau qui s’offrait à Garance était traumatisant. Philippe, inconscient, baignait dans une flaque de sang. Mathieu, recroquevillé, gémissait. Solène, effondrée sur le parquet de la salle à manger, était paralysée par la peur. Quant à David, il se démenait comme un diable, bondissant de pièce en pièce pour trouver une issue vers l’extérieur. Mais ses efforts demeuraient vains.

La détresse qui s’abattait sur la Casa était digne d’un cauchemar.

Tout ceci n’était qu’un mauvais rêve dont Garance allait se réveiller, elle en était persuadée. Quelqu’un allait la tirer de son sommeil d’une seconde à l’autre et elle rejoindrait enfin la réalité.

Mais ce moment n’arriva pas.

Combien de temps leur restait-il pour venir en aide à Philippe ? Leur frère mourrait-il ici, cette nuit ?

Prise de panique, elle retourna dans le hall d’entrée, frotta vigoureusement sa carte magnétique sur son jean et l’agita une énième fois devant le capteur. Sans effet.

Elle allait réessayer lorsque David posa une main sur son épaule.

— C’est inutile, Garance. Nos passes ne fonctionnent plus.

— Mais pourquoi ? Une défaillance système ?

Son frère fronça les sourcils et hésita avant de formuler ses doutes :

— Non. Une reprogrammation des panneaux de commande.

— Quelqu’un aurait modifié les accès sans mettre à jour nos cartes et sans nous informer des changements de codes ?

— Oui.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— Que nous sommes retenus prisonniers dans cette maison.

— Il existe forcément un moyen de sortir ! Ne pourrait-on pas briser une vitre ?

— Les verres sont incassables, Garance. Papa nous a suffisamment soûlé avec cette technologie anti-effraction. Et même si nous parvenions à fracasser une baie vitrée, les volets roulants nous empêcheraient de sortir.

— Ça ne coûte rien d’essayer.

Une masse ou une hache auraient été les bienvenues, mais les outils étaient entreposés dans la cave, et la maison ne disposait pas d’un accès intérieur pour s’y rendre.

David jeta son dévolu sur le tas de bois stocké sous la cheminée. Il choisit la plus grosse bûche et frappa une vitre de toutes ses forces. Elle trembla sous le choc, se déforma, mais ne se fissura pas.

Tout en observant son frère livrer cette bataille sans merci, Garance plongea la main dans la poche de son pantalon et palpa sa carte magnétique. Pourquoi les badges n’étaient-ils plus reconnus par les tableaux de commande ? Pourquoi les codes de secours avaient-ils été changés ? Qui était l’auteur de ces modifications ? La même personne qui avait suspendu la ligne téléphonique ?

Soudain, Garance étouffa un cri de satisfaction et se précipita vers la desserte en marbre où trônait le téléphone rouge. Cette ligne directe entre la Casa et le service de sécurité privé pouvait apporter la solution à tous leurs problèmes. Elle s’empara du combiné et son design lui arracha un sourire : un vrai jouet pour enfant aux formes simples et arrondies. L’appareil ne disposait que de deux touches : l’une avec une flèche rouge, l’autre avec une flèche verte. De l’index, Garance enfonça cette dernière et attendit.

Pas de tonalité.

Elle appuya une nouvelle fois sur la flèche verte. Toujours rien.

En jurant, elle écrasa de ses pouces les deux boutons et se figea lorsqu’un message se fit entendre.

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Furieuse, Garance lança le téléphone à travers la pièce et se rua dans le hall où David s’escrimait à démonter le tableau de commande de la porte.

— Le téléphone rouge, dit-elle à bout de souffle.

Son frère ne lui laissa pas le temps de poursuivre :

— Tu nous sauves la vie, Garance !

— Non ! Désolée pour cette fausse joie ! L’abonnement a été suspendu.

— Quand ?

— Jeudi. Deux jours après la mort de papa.

— Qui a fait ça ?

— Je n’en ai aucune idée, David. Mais je suis sûre d’une chose : celui ou celle qui s’en est chargé voulait nous retenir prisonniers, ici, et nous couper du monde extérieur.

Impuissante, Garance alla s’asseoir près de Philippe et, d’une main tremblante, lui caressa le front. Durant quelques secondes, l’image de la biche et de son museau broyé revint la hanter. Elle chassa ce souvenir et posa la tête contre le torse de son frère. Les timides mouvements de sa cage thoracique la bercèrent. L’aîné de la fratrie s’accrochait à la vie avec courage.

L’idée de le perdre terrorisait Garance et éveilla en elle un insupportable sentiment d’injustice. Il lui fallait un coupable.

Qui ?

Mathieu ?

Oui ! Mais, il n’était pas le seul…

Quelqu’un d’autre avait sa part de responsabilité.

Garance pivota vers David qui s’agenouillait près d’elle.

— Si nous sommes piégés ici, c’est à cause de notre père. Et si notre frère succombe à ses blessures, ce sera aussi par sa faute. S’il n’avait pas été aussi paranoïaque, nous n’aurions pas eu à agiter une stupide carte devant un capteur ou à taper un putain de code sur un clavier. Nous aurions tourné une clé dans la serrure et aurions été libres de nos mouvements !

Une voix s’éleva. David et Garance se retournèrent. Mathieu se tenait debout, derrière eux, le teint blême. Il semblait avoir vieilli de plusieurs années. Il se pencha, effleura la joue de Philippe du bout des doigts et prononça quelques mots, quasiment inaudibles, que David lui demanda de répéter.

— Si notre frère succombe à ses blessures, ce sera entièrement ma faute, dit-il en haussant la voix. Ne blâme pas notre père, Garance. Il n’a rien à se reprocher.

Puis il baissa les yeux avant d’ajouter :

— Au contraire. Il aura tout fait pour éviter ça.