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Mathieu

Philippe, inanimé, le visage tuméfié : voilà une scène que Mathieu avait imaginée dans ses rêves les plus fous, espérant secrètement qu’elle devienne réalité.

Ce jour venait d’arriver et, pourtant, il n’en tirait aucune jouissance. Seuls les regrets le rongeaient et cette question, qui ne cessait de l’obséder : comment avait-il pu céder à une telle colère ? La réponse se trouvait dans les blessures de Philippe, mélange visqueux de chair, d’os et de sang : Mathieu avait détesté son frère au point de vouloir le tuer. Durant vingt-trois ans, il avait réprimé cette envie. Il avait accepté les excuses de son épouse et évité Philippe comme le plus contagieux des virus. Maintenir sa rancune en cage avait été un combat de chaque instant. Mais aujourd’hui, elle s’était échappée. Libérée, survoltée, elle avait choisi de satisfaire les plus basses pulsions de Mathieu, et il n’avait pas pu la retenir.

La rancune est la plus dévastatrice des tempêtes, disait papa. Elle désunit les frères et les sœurs. Elle détruit les familles.

Certes.

Mais elle n’était pas l’unique responsable du chaos qui, ce soir, avait fait rage, Mathieu le savait bien. D’autres facteurs étaient entrés en jeu. Et ils étaient nombreux.

Anéanti, écrasé par le poids des remords, il bascula en arrière et s’assit en tailleur sur le parquet.

— Papa avait raison, murmura-t-il.

— Pourquoi prends-tu sa défense ? s’insurgea Garance. Tu le détestais !

— Lui et moi avions des différends, c’est indiscutable. Mais ça ne m’empêche pas de reconnaître qu’il a tout fait pour nous aider.

— Nous aider ? S’il n’avait pas été aussi paranoïaque, nous n’en serions pas là. Nous aurions pu contacter les secours et sortir facilement de cette baraque !

— Je ne peux pas te laisser dire du mal de notre père, Garance. Il n’était pas parfait, il avait ses défauts, mais c’était un homme bon. Si je l’avais écouté…

— À quel sujet ?

Mathieu, embarrassé, hésita avant de répondre :

— Au sujet d’une cure.

David et Garance ne purent cacher leur stupeur.

— Une cure de désintoxication ? se risqua David.

— Oui.

— Pour l’alcool ?

— Et la cocaïne. Bien qu’on ne puisse pas parler de dépendance pour cette dernière. Mais elle procure un tel sentiment de puissance qu’une fois connu, il est impossible de s’en passer.

Oui : la drogue lui permettait de se sentir mieux. Mais elle n’était pas exempte de dommages collatéraux. Mathieu en avait eu la preuve cinq ans auparavant, lorsque son épouse avait menacé de le quitter. Et en se rappelant ce triste épisode, il sentit les convulsions dans sa poitrine reprendre de plus belle.

Ce matin-là, il s’était réveillé aux aurores. Il avait bu son café debout, dans la cuisine, en regardant le soleil se lever, puis s’était rendu dans la salle de bains. Persuadé qu’à cette heure matinale toute la famille était encore endormie, Mathieu avait commis une erreur : il n’avait pas mis le verrou et s’était contenté de refermer la porte derrière lui. Sur la pointe des pieds, il s’était dirigé vers le meuble sous le lavabo. Première étape : le vider. Avec délicatesse, Mathieu avait déposé les flacons sur le carrelage en se demandant si, à l’avenir, il ne devrait pas choisir une planque plus accessible.

Une fois le placard débarrassé de ses produits inutiles, Mathieu avait tendu le bras à l’intérieur jusqu’à atteindre une planche en mélaminé. Du bout des doigts, il l’avait fait osciller de gauche à droite pour qu’elle bascule sur le côté et libère l’accès à un interstice de quelques centimètres entre le meuble et la cloison. Mathieu y avait glissé la main et trouvé une petite boîte d’allumettes. Au comble de l’excitation, il s’en était emparé et l’avait ouverte. Elle contenait sept petits sachets.

Fébrile, il en avait descellé un. Sur le rebord de la baignoire, il avait déposé un peu de poudre blanche, l’avait hachée à l’aide d’une lame de rasoir, avant de former une ligne fine et régulière. Il l’avait admirée, grisé par l’euphorie qui se profilait. Puis, après avoir pris une profonde inspiration, il s’était penché au-dessus du rail et l’avait inspiré avec la narine gauche tout en maintenant son index sur la droite.

Des picotements avaient chatouillé sa cloison nasale et une brûlure avait enflammé ses yeux. Son rythme cardiaque s’était emballé. Mathieu avait retenu un hurlement de satisfaction et s’était redressé en bombant le torse. Le risque d’infarctus était maximal, mais le plaisir trop grand pour se soucier d’un quelconque accident cardiaque. La drogue réglait tous les problèmes. Grâce à elle, Mathieu oubliait les railleries au boulot, les difficultés scolaires de sa fille, l’infidélité de son épouse, la trahison de son frère. La cocaïne était le meilleur des remèdes contre les autres. Et contre la laideur de la société.

Une puissante tornade avait ensuite déferlé sur Mathieu. Il s’était senti inébranlable. Invulnérable. Immortel. Il avait admiré son reflet dans le miroir. L’homme en face de lui était beau, fort, intelligent. Un alter ego indispensable.

Mais dans ce reflet, Mathieu avait aussi deviné une présence. Une ombre. Une silhouette. Le temps qu’il se retourne, elle s’était évanouie. L’avait-on surpris pendant qu’il sniffait sa ligne ?

Paniqué, il s’était rué dans le couloir.

Personne.

Il avait tendu l’oreille et lui étaient parvenus, de la chambre parentale, des chuchotements étouffés. Mathieu s’était approché et avait découvert, dans l’encadrement de la porte, les visages terrifiés de Laurence et Lucas.

— Tu as recommencé ? avait demandé son épouse d’une voix tremblante.

Mathieu pouvait-il mentir ? Non : impossible de nier. Son fils de onze ans venait de le prendre la main dans le sac.

— C’était la dernière fois, Laurence.

— La dernière fois ? Tu n’as que ces mots à la bouche ! Tu promets d’arrêter, mais tu recommences. Toujours !

— Ce n’était qu’un rail.

— Qu’un rail ?

— Oui. Un seul. Il n’y a rien de mal à ça. J’ai une réunion importante aujourd’hui. Je serai plus à l’aise. Plus performant. Après, c’est terminé. Ne t’inquiète pas.

Face à l’inconscience de son époux, Laurence avait perdu son calme et s’était mise à hurler. Derrière elle, Lucas, la mâchoire crispée et les muscles tendus, semblait se tenir prêt à bondir sur son père.

— Tu m’avais promis d’arrêter !

— J’avais besoin d’un coup de fouet.

— Cette merde est dévastatrice, Mat. Dévastatrice ! Elle te met en danger. Elle nous met en danger !

Mathieu, déconfit, avait attiré son épouse contre lui, mais elle l’avait repoussé avant de quitter la chambre en pleurs. Dans le salon, elle s’était jetée sur son téléphone portable.

— Que fais-tu, Laurence ?

— Je préviens les flics !

Mathieu lui avait saisi le poignet.

— Je te l’interdis !

— Vraiment ? Alors je m’en vais et j’emmène les enfants. Je refuse qu’ils voient leur père sniffer de la coke sur le rebord de la baignoire à 6 heures du matin. Je t’ai donné de multiples chances de te racheter. J’ai cru en toi. En nous. C’est fini à présent ! Terminé !

Après des heures de palabres, Mathieu avait réussi à convaincre Laurence de rester. Il s’était engagé à ne plus se droguer. Avait-il honoré ses promesses ? Oui et non. Depuis cette dispute, sa relation avec la cocaïne s’apparentait au mouvement d’un yoyo : il tenait bon quelques jours et, au premier coup dur, replongeait. Ce qui était d’ailleurs arrivé cette semaine. Mathieu, lourdement affecté par la mort de son père, avait ressorti ses sachets de poudre blanche.

— Nos parents étaient-ils au courant de tes problèmes d’addiction ? demanda David ébranlé par ces révélations.

— Ils l’ont su l’année dernière. À cette époque, ma consommation de coke était telle que je me suis endetté. Nos économies sont parties en fumée et Laurence a de nouveau menacé de me quitter. J’étais persuadé qu’elle changerait d’avis. Comme d’habitude. Mais quand j’ai reçu la lettre de son avocat, j’ai compris que c’était la fin ! J’ai supplié mon épouse et elle m’a assuré que, si je parvenais à rembourser nos dettes, elle retirerait sa demande de divorce. J’ai appelé papa pour l’informer de la situation. Je vous laisse imaginer le savon qu’il m’a passé. J’ai sollicité son aide, mais il a refusé et m’a raccroché au nez.

David se décomposa.

— Tu aurais dû me parler de tes problèmes d’argent. Nous aurions trouvé une solution…

— Je n’ai pas osé, David. Ce soir-là, je me suis senti seul. Abandonné. Tellement désespéré que j’ai sniffé l’intégralité du dernier sachet de coke dont je disposais. Overdose. Infarctus. J’ai failli ne jamais me réveiller. Quelques heures après mon admission aux urgences, nos parents sont venus me rendre visite. Laurence les avait prévenus. Ils sont restés toute la nuit à mon chevet. Le lendemain, lorsque j’ai repris connaissance, ils m’ont serré dans leurs bras. Je n’oublierai jamais ce moment. Ils ont accepté mes excuses en échange d’une cure de désintoxication. Je l’ai effectuée. Je pensais que tout ceci était derrière moi, mais cette année, en janvier, après la mort de notre mère, j’ai replongé.

Si David buvait les paroles de son frère, Garance peinait, pour sa part, à contenir son agacement. Quant à Solène, elle était sortie de sa torpeur et s’était approchée du petit groupe, en silence. Ses mains trituraient la lettre de papa. Elle la déplia d’un geste vif et, avec un sourire narquois, lut les mots suivants : « Ne m’en voulez pas d’avoir aidé Mathieu. Je pensais pouvoir le sauver. Mais l’argent n’achète pas tout. »

Elle fusilla son frère du regard et, d’un air dédaigneux, lui balança :

— Ne me dis pas que nos parents ont épongé tes dettes de drogué. Je crois que ça me rendrait folle.