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Garance

— Si. Ils m’ont donné de l’argent.

Garance en eut le souffle coupé. Comment leurs parents, aussi intransigeants que conservateurs, avaient-ils accepté d’apporter leur soutien financier à un fils toxicomane ?

Elle formula sa question à haute voix sous le regard désolé de David. Mathieu, le corps secoué de tremblements, répondit :

— Ils culpabilisaient. Pour eux, mon overdose était un appel au secours. Un geste suicidaire. Ils étaient persuadés de m’avoir encouragé, malgré eux, à commettre l’irréparable. C’était faux, bien entendu. Le désespoir était le seul responsable. Nos parents n’avaient rien à se reprocher.

— Quand t’ont-ils prêté de l’argent ?

— L’année dernière. Au mois d’avril.

Estomaquée par les révélations de son frère, Garance ne parvint pas à exprimer ce qu’elle avait sur le cœur. Incompréhension. Colère. Injustice.

Elle se laissa choir sur une chaise. Sa douleur était grande, sa jalousie plus encore. Mathieu avait beau avoir été en danger, elle ne tolérait pas que ses parents aient choisi de l’aider. Pourquoi lui plutôt qu’elle ? Car oui, l’année dernière, au mois d’avril, Garance avait eu, elle aussi, besoin de ses parents pour sauver son restaurant. Mais ils ne lui avaient rien proposé. Avait-elle commis une faute qui les aurait poussés à lui refuser un soutien financier ? Une idée lui effleura l’esprit, mais elle la rejeta. Non, ils ne savaient pas que… Impossible : c’était son secret. Et, mis à part ce détail, Garance n’avait rien à se reprocher. Elle en était certaine. Petite fille modèle, elle avait pris soin de Solène et de David, secondé Thérèse en cuisine. Adolescente, ses résultats scolaires et son comportement avaient été exemplaires. À dix-huit ans, elle avait suivi son apprentissage auprès d’un chef renommé de la Côte d’Azur, qui lui avait transmis son savoir-faire. À trente ans, elle avait acheté un restaurant dans le quartier de la Croix-Rousse, à Lyon. Son père avait salué son courage et son envie d’entreprendre.

Oui, du courage, Garance en avait eu besoin. Le local qu’elle avait acquis était dans un piteux état. L’ancien propriétaire avait cessé son activité sur ordre des services sanitaires et Garance avait dû entreprendre de gros travaux pour remettre les lieux aux normes. Une amie architecte s’était occupée de la décoration intérieure et de l’aménagement du patio à l’abandon. Un an plus tard, La Table d’Antigone ouvrait ses portes. Au fil du temps, elle s’était imposée comme l’une des meilleures adresses de la ville : une cuisine raffinée, des matières premières nobles, un service de qualité, un cadre agréable. Garance avait obtenu une étoile et s’était retrouvée référencée dans tous les guides culinaires. Les touristes affluaient de la France entière pour découvrir la cuisine d’Antigone et le calendrier des réservations était complet six mois à l’avance.

Pendant dix ans, Garance avait géré son entreprise de main de maître et rien ne semblait pouvoir entraver sa réussite. Mais son ambition était grande et l’envie d’investir dans un autre établissement s’était peu à peu muée en obsession. Elle s’était donc mise à la recherche d’un lieu atypique pour développer une seconde activité de restauration. Une annonce pour un bâtiment du Moyen-Âge dans le vieux Lyon avait retenu son attention. Coup de cœur. Le compromis de vente, signé en janvier 2016, marquait le début d’une nouvelle aventure. Six mois plus tard, La Table d’Œdipe était inaugurée sous le feu des projecteurs. Cette nouvelle adresse était, sans conteste, réservée à une élite. Garance voulait repousser les limites de son art et proposer une cuisine divine, somptueuse, unique. À des prix exorbitants. Seconds, serveurs et sommeliers s’étaient relayés autour d’elle pour partir à la conquête des étoiles, mais le succès s’était fait attendre. La clientèle ne se pressait pas et rares étaient les services affichant complet.

Un an après l’ouverture, le bilan était inquiétant : les résultats n’étaient pas à la hauteur des espérances de Garance. Elle n’avait pourtant pas le droit à l’erreur. La Table d’Œdipe avait demandé plusieurs dizaines de milliers d’euros d’investissement. Si l’activité ne décollait pas rapidement, tout risquait de s’effondrer.

Comme si cela ne suffisait pas, une nuit, après avoir quitté le restaurant à une heure tardive, Garance avait été agressée dans la rue. Elle s’était sortie de ce drame avec de multiples fractures, dont une sévère au bras droit qui l’avait empêchée de reprendre son activité. Durant un mois, elle avait confié la gestion des cuisines à son second et les problèmes s’étaient enchaînés. Clouée sur son lit d’hôpital, spectatrice impuissante du naufrage de son affaire, Garance avait sombré dans la dépression. La nouvelle s’était propagée dans les médias. Un journaliste avait ensuite affirmé qu’Œdipe et Antigone étaient au bord de la faillite, un autre avait porté le coup de grâce en dressant un portrait peu glorieux de la cheffe Garance Villiez-Belasko.

Les clients s’étaient mis à bouder l’adresse du vieux Lyon et, plus grave encore, celle de la Croix-Rousse, qui jouissait jusqu’à présent d’une bonne santé financière. Garance avait dû licencier un salarié. Puis deux. La chute de l’empire était annoncée. Ce n’était qu’une question de temps.

Au pied du mur, Garance s’était précipitée chez ses parents pour leur faire part de ses difficultés. Son père n’avait pas réussi à cacher son irritation :

— Je t’avais dit que c’était inconscient.

— Inconscient ?

— La Table d’Œdipe. Ce bail dans le vieux Lyon t’a coûté les yeux de la tête ! Et tous ces salariés !

— Ne me reproche pas d’avoir été ambitieuse. Tu l’étais toi aussi…

— Ambitieux, oui. Inconscient, non.

— J’avais les financements, la motivation et l’équipe. Ça pouvait marcher !

— Mais ça n’a pas été le cas !

Le ton de papa avait été cassant. Garance, piquée à vif, s’était jetée sur la première excuse à sa disposition.

— C’est à cause de mon agression ! Et de cette foutue critique !

— Tu n’allais déjà pas bien ! Solène m’a dit que, chaque fois qu’elle allait te voir au boulot, tu n’y étais pas.

— Des hauts et des bas. Comme tout le monde.

— Lorsque tu es à ton compte, tu n’as pas le droit d’avoir des hauts et des bas, Garance. Il ne faut jamais se démoraliser, jamais baisser la garde. L’entrepreneur est un battant, qui jamais ne se relâche. Il ne peut pas se le permettre.

— Les premières années sont toujours difficiles. La situation allait s’améliorer pour La Table d’Œdipe. Ces abrutis de journalistes ne m’en ont pas laissé le temps.

— J’ai lu les articles. C’est quoi cette rumeur concernant l’un de tes salariés ?

— Je ne tiens pas à en parler.

En repensant à cette conversation, Garance eut envie de pleurer. Ce jour-là, quelque chose s’était brisé entre elle et ses parents. Leur attitude l’avait blessée et elle avait décidé de ne plus leur adresser la parole. Et puis il y avait eu le suicide de maman. Depuis cette tragédie, Garance éprouvait rancune et regrets. Mais aujourd’hui, le premier de ces deux sentiments prédominait. Pourquoi papa avait-il préféré prêter de l’argent à son drogué de frère plutôt qu’à elle ?

Elle froissa la lettre et se posta devant Mathieu.

— Combien t’ont-ils filé ? demanda-t-elle d’un ton autoritaire.

David s’interposa.

— Ce n’est pas le moment, Garance.

— Oh que si ! Alors ? Combien ?

Mathieu baissa les yeux puis fixa ses pieds avant de murmurer :

— Vingt.

— Vingt quoi ?

— Vingt mille.

— Vingt mille euros ?

— Oui.

— Papa et maman t’ont filé vingt mille balles pour rembourser tes dettes de cocaïnomane ?

— Oui.

Les joues de Garance devinrent écarlates. Un an plus tôt, cette somme lui aurait permis d’éviter le naufrage d’Antigone. Mais ses parents avaient favorisé Mathieu et cette injustice emplissait Garance de colère. Elle, la travailleuse, la battante, la courageuse, avait été laissée sur le carreau. Lui, le toxico, l’orgueilleux, le bagarreur, s’en était sorti. Le constat était ahurissant. Elle en voulait à son frère et s’apprêta à le lui dire lorsqu’une voix s’éleva dans la salle à manger. Solène, mains sur les hanches, avait choisi, elle aussi, l’offensive.

— Tu réussis toujours à embrouiller les gens, Mat.

David s’interposa.

— Foutez-lui la paix, les filles ! La situation est déjà assez critique.

— La situation ? Tu parles des blessures de Philippe ou de ces milliers d’euros qu’ont donnés nos parents à cet abruti de camé ?

Mathieu regarda Solène avec dédain mais garda le silence. Elle repartit de plus belle :

— Dis-moi, Mat : que penses-tu de la situation ? Est-elle assez critique ? Ou pourrait-elle empirer ?

— Tais-toi, Solène !

— Me taire ? Certainement pas. Au contraire. Moi aussi j’ai des trucs à raconter pour contrebalancer ton récit larmoyant. Laurence qui t’aime et qui croit en toi. Nos vieux qui signent des chèques à tour de bras pour t’aider. Tes problèmes d’addiction et tes cures de désintoxication. Tu nous ferais presque pleurer !

Les muscles de la mâchoire de Mathieu se contractèrent.

— Je n’ai pas envie de vous apitoyer sur mon sort. Je ne dis que la vérité.

— Vraiment ? Non, Mathieu. C’est faux ! Ce n’est pas la vérité. Et puisque tu refuses de la révéler, alors je vais m’en charger.