Une sonnerie retentit dans la chambre de l’hôpital. Jouvry sursauta. N’avait-il pas mis son téléphone sur silencieux ?
Quelques minutes plus tôt, il se serait réjoui de ce coup de fil et de la possibilité d’une pause. Mais à présent, absorbé par la tragédie des Belasko, il préféra ne pas prendre l’appel.
La sonnerie cessa. Mais reprit aussitôt. À deux reprises.
Agacé, le capitaine se leva.
— Excusez-moi, dit-il en se raclant la gorge. Je vais devoir répondre.
— Nous poursuivrons après ?
Une moue de déception accompagna cette question et suscita, chez Jouvry, de la pitié. Il ne fallait surtout pas qu’il se laisse amadouer. L’empathie altère le jugement et, trop souvent, le fausse. Il se contenta donc de hocher la tête. Puis il quitta la pièce, ferma la porte derrière lui et décrocha.
— Allô ?
— C’est Florence ! On vous cherche partout, capitaine !
— Je suis toujours à l’hôpital.
— Encore !
— L’histoire des Belasko est longue et compliquée, mais je pense pouvoir comprendre le drame qui s’est joué.
— Comprendre ?
— Oui.
— Si vous le dites !
— Tu ne sembles pas convaincue.
— Désolée mais, selon moi, une seule explication est valable : les Belasko ont un grain. Parlez d’eux à n’importe qui dans la vallée : tout le monde vous donnera le même son de cloche.
Le capitaine se mit à arpenter le couloir. La tournure de la conversation l’irritait. Il décida de changer de sujet.
— Où en êtes-vous de vos recherches ?
— Nous avons fini de visionner les enregistrements de vidéosurveillance. De l’arrivée de Philippe Belasko, hier soir à 19 heures, jusqu’au déverrouillage des issues, ce matin à 7 heures.
— En deux mots.
— Deux mots ? Ce n’est pas suffisant, capitaine. On pourrait écrire un roman sur cette histoire.
— Je sais. Je suis en train de l’écouter.
Florence se lança dans un récit chronologique, mais succinct, des événements. En découvrant cette version captée par les caméras de surveillance du salon et de la salle à manger – et malgré la chaleur écrasante qui régnait à l’hôpital – Jouvry frissonna. Il avait espéré que le témoignage recueilli était le produit d’un choc, d’un traumatisme qui aurait altéré la réalité. Ce n’était pas le cas. Tout concordait. Heure après heure, les faits s’enchaînaient.
Lorsque Florence acheva son résumé, le capitaine ne manifesta aucune réaction. Il était abasourdi. Fallait-il poursuivre les investigations ou boucler le dossier ? Tout semblait clair mais trop de zones d’ombre subsistaient : le téléphone fixe qui n’émet plus aucune tonalité, l’abonnement avec Stela résilié, les cartes magnétiques désactivées, les codes des tableaux de commande modifiés… Sans oublier la mort de Mme Belasko, le principal mystère à éclaircir.
— J’aimerais que tu mates les enregistrements du vendredi 18 janvier 2019, dit-il enfin à sa collègue. Ce soir-là, Mme Belasko a mis fin à ses jours, mais son époux affirme, dans une lettre destinée à ses enfants, qu’il s’agissait d’un assassinat.
— Où se serait-elle suicidée ?
— Dans la chambre parentale.
— Au premier ?
— Oui.
— C’est mort ! Pas de vidéosurveillance à cet étage. Seulement au rez-de-chaussée.
— Alors vérifie tous les autres enregistrements ! Si un intrus s’est introduit dans la maison, il n’aura pas échappé à la vigilance des caméras à l’extérieur du domaine ni à celles du hall d’entrée et des pièces de réception.
— C’est noté !
— Et la ligne téléphonique ? Du nouveau ?
— Coupée. Physiquement…
— Voilà pourquoi les Belasko n’ont pas pu prévenir les secours. Quand la ligne a-t-elle été vandalisée ?
— Nous avons visionné les vidéos des jours qui suivent la mort d’André Belasko. Mardi, à 23 heures, une ombre se faufile dans le domaine, pénètre dans la Casa, ouvre le boîtier Télécom et sectionne le câble avec une pince.
— Merde ! Une idée de son identité ?
— Aucune ! Une silhouette frêle, de petite taille, vêtue de noir. Nous n’arrivons même pas à définir s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Tout était calculé. La ligne directe entre la Casa et Stela, le service de sécurité privé, a été suspendue jeudi. Heureusement pour nous, la société n’avait pas encore envoyé d’équipe pour désinstaller les caméras de surveillance.
— Qui a résilié ce contrat ?
— Un certain Paul Martin.
Jouvry ne put cacher sa stupeur et réfléchit à haute voix :
— Pour sectionner la ligne Télécom, il fallait s’introduire dans le domaine avec un passe. Paul en détient forcément un. Il a pu, aussi, opérer des changements sur les tableaux de commande des portes et baies vitrées.
— Dans quel but ?
— Pour que personne ne puisse sortir de la maison. Il savait que les enfants se réuniraient hier soir à la Casa, et il voulait que ces cinq-là se retrouvent coupés du monde.
— Ce type aurait…
— Appelle le notaire des Belasko, Flo, et essaie d’en savoir plus sur la répartition des biens.
— Vous pensez à une histoire d’héritage ?
— Pourquoi pas…
— Supposons que ce type ait piégé les gamins pour une histoire d’argent, ça n’explique pas le bain de sang. Personnellement, je peux rester enfermée toute une nuit dans une pièce de dix mètres carrés avec ma sœur sans vouloir sa mort. Pourtant, je peux vous assurer qu’elle est chiante !
Le capitaine ne releva pas la remarque.
— Convoque Paul Martin et interroge-le. Je te rejoins dès que j’ai fini.
— Entendu !
— Rencarde-toi aussi sur les domestiques qui travaillaient à la Casa. Les femmes de ménage, les cuisinières, les jardiniers… Et sur les infirmières et médecins qui se relayaient au chevet d’André Belasko. Tous ces gens doivent être auditionnés.
Jouvry allait raccrocher lorsque Flo poursuivit.
— Attendez, capitaine ! Une dernière chose ! Ça peut paraître futile, mais j’ai effectué quelques recherches sur la Casa. André Belasko a hérité du domaine en 1978 et s’y est installé avec sa famille après de gros travaux de réhabilitation.
— La maison était à l’abandon…
— Affirmatif ! Elle était la résidence d’Eduardo Belasko, le père d’André, vigneron lui aussi. Il avait délaissé la Casa au début des années 1970 à cause d’une grave maladie et avait confié la gestion des vignes à ses employés. Si on remonte l’arbre généalogique, on trouve Fernando Belasko, l’arrière-grand-père d’André. C’est lui qui a fait construire la bâtisse en 1905, d’après des plans dessinés par ses soins. Dans nos archives, je suis tombée sur une affaire surprenante. En 1928, Paula, la fille de Fernando et Gabriela, est morte dans un incendie qui s’est déclenché à la Casa. Le dossier – qui me semble anormalement mince – évoque un accident. J’en ai parlé au chef. Il m’a appris qu’au début du siècle le commissaire n’était autre qu’un certain Louis Belasko…
— Un aïeul d’André ?
— Son grand-oncle. Le frère de Fernando. À l’époque, il aurait étouffé la piste de l’incendie criminel et orienté l’enquête vers un accident.
Le capitaine bougonna. Un père. Un arrière-grand-père. Un grand-oncle. Jusqu’où allait-il devoir remonter l’arbre généalogique des Belasko pour comprendre l’horreur vécue quelques heures plus tôt ?
Il attendit que sa collègue ait terminé, la salua et raccrocha.
La liste des points à éclaircir n’en finissait plus de s’allonger : l’incendie de la Casa au début du XXe siècle, la mort de Mme Belasko au mois de janvier, l’implication de Paul Martin dans les événements tragiques survenus cette nuit. Cette maison ne serait-elle pas maudite comme le soutenaient les rumeurs dans la vallée ? Non. Jouvry ne devait pas céder à ce genre de facilités. Il fallait poursuivre l’interrogatoire de manière objective et s’en tenir aux faits.
Le capitaine coupa la sonnerie de son portable pour ne plus être importuné. Il essuya la sueur sur son front et entra dans la chambre sans frapper. La silhouette, surprise, se redressa brusquement dans le lit. L’inquiétude se lisait sur son visage.
— Tout va bien ?
Jouvry ne répondit pas. L’espace d’un instant, il fut saisi d’un doute. La personne en face de lui était-elle en pleine possession de ses moyens ? Disait-elle la vérité ? Oui. Sans conteste. Son histoire était authentique. Florence avait vu les enregistrements de vidéosurveillance, et ils confirmaient ce que le capitaine avait déjà entendu. Et allait sans doute entendre.
Les questions se bousculèrent dans sa tête. Il aurait aimé toutes les poser, pourtant, voilà ce qu’il se contenta de demander :
— Comment en êtes-vous arrivés là ?
Un silence. Puis un rire nerveux.
— Impossible de vous répondre, capitaine. Ou peut-être en citant Sigmund Freud.
— Je vous écoute.
La silhouette se tourna vers la fenêtre. Ses lèvres remuèrent sans produire de son, comme si elles cherchaient les mots exacts d’une phrase vaguement oubliée. Ils furent enfin retrouvés et prononcés d’une voix claire et distincte :
— Les émotions non exprimées ne meurent jamais. Elles sont enterrées vivantes et libérées plus tard de façon plus laide. Oui. Cette citation résume parfaitement comment nous en sommes arrivés là.