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David

Il est trop tard !

Plus rien ne sauvera Mathieu !

Il mourra dans tes bras !

Comme maman !

Rejetant cet atroce pressentiment, David poursuivit son massage cardiaque. Il fallait garder espoir. Cette soirée ne trouverait pas la mort pour issue. C’était inconcevable.

Un, deux, trois… trente compressions.

Deux insufflations.

Essoufflé, le teint écarlate, David ne ménageait pas ses efforts. La sueur perlait sur son front et ses tempes. Une goutte dévala l’arête de son nez, s’échoua sur ses lèvres et laissa dans sa bouche un goût amer.

À chaque compression, il priait pour que Mathieu reprenne ses esprits et se redresse brusquement en éclatant de rire. Mais son frère demeurait inconscient, ses yeux fixant le plafond. Ce regard vide et glacial rappela à David celui de sa défunte mère. D’autres souvenirs sensoriels vinrent compléter ce tableau macabre : la douceur de la chemise de nuit en soie de maman ; la pâleur de son teint ; la froideur de sa peau.

David devait se ressaisir. Le passé ne pouvait, en aucun cas, ralentir la cadence de son massage.

Il continua à plaquer ses mains sur la poitrine de son frère et se remit à compter.

Ranimer le cœur affaibli de Mathieu malgré la peur et l’épuisement.

Un, deux, trois… trente compressions.

Deux insufflations.

Le paradis existait-il vraiment ? Si oui, David imaginait alors ses parents assister, de là-haut, à ce triste spectacle. Étaient-ils surpris ?

Non. Papa avait toujours soutenu que, lorsqu’il ne serait plus de ce monde, la fratrie imploserait. Il avait raison. André Belasko était le capitaine du bateau familial. Sans lui pour tenir la barre, le voyage était voué au naufrage.

Ces sombres pensées détournèrent David de son objectif. Il fallait les bannir. Il se recentra sur son massage cardiaque, avec la ferme intention que plus rien ne l’en distrairait.

Un, deux, trois… trente compressions.

Deux insufflations.

Jusqu’à ce que deux mains s’abattent sur ses épaules.

Il sursauta.

Se retourna.

Personne.

Garance et Solène se tenaient toujours derrière lui, à quelques mètres. Impossible que l’une d’elles l’ait touché.

Stupéfait, David balaya la pièce du regard et se liquéfia : autour de lui, les murs du salon bougeaient.

Étaient-ce la fatigue et le stress qui lui jouaient des tours ?

Il ferma les paupières, inspira et expira calmement. Lorsqu’il se sentit apaisé, il rouvrit les yeux et constata, avec effroi, que les murs continuaient de se déplacer. La cloison à droite glissait dans un mouvement fluide et rapide ; celle à gauche semblait la rejoindre. Quant au plafond, il s’était lancé dans une course endiablée en direction du plancher.

La maison respirait.

Elle vivait.

En écoutant avec attention, on entendait son cœur battre et son estomac crier famine. Son appétit semblait insatiable et son but terrifiant : engloutir la fratrie.

Pour David, aucun doute : la Casa était possédée. Les rumeurs dans la vallée disaient vrai. Depuis toujours, la maison obligeait ses habitants à commettre le pire et ce soir elle avait jeté son dévolu sur cinq personnes. Une à une, elle allait les faire sombrer dans la folie et prendre leur vie pour s’en nourrir. Combien de temps restait-il aux survivants avant qu’elle ne les dévore ?

Haletant, David reprit son massage cardiaque. Il fallait ranimer Mathieu et quitter cet endroit au plus vite.

Un, deux, trois… trente compressions.

Deux insufflations.

Mais les murs, menaçants, n’en finissaient plus de se rapprocher de lui.

— Qu’attends-tu de moi ? hurla David à l’attention de la Casa.

À sa grande surprise, on lui répondit.

— Que tu appuies sur cette cage thoracique ! Que tu sauves ton frère !

Qui parlait ? Était-ce la maison ? Pourquoi pas ? Si elle respirait, ne pouvait-elle pas, aussi, être douée de parole ?

— Plus fort, mon enfant ! Plus fort ! Ou il va mourir !

Cette voix était aussi envoûtante que le chant d’une sirène. David, pauvre pêcheur, ne put résister. Charmé, docile, il suivit malgré lui les directives de la Casa et appuya de toutes ses forces sur la poitrine de Mathieu.

Un, deux, trois…

Un craquement suivit.

David s’interrompit.

Un liquide visqueux coula entre ses doigts. Il baissa les yeux et découvrit avec horreur que ses mains s’étaient enfoncées dans le torse de son frère. Les côtes étaient broyées, la peau déchirée. Un trou béant de chair et de sang. Sous ses paumes, David devina une texture spongieuse. Les poumons.

Ses cris s’élevèrent dans la maison et firent trembler les murs qui, toutefois, ne stoppèrent pas leur course folle.

Couché sur Mathieu, David se boucha les oreilles pour ne plus entendre la voix, mais elle résonnait inlassablement dans son crâne. Pourquoi la Casa se montrait-elle si cruelle ? Elle venait de lui transmettre le plus morbide des ordres, tuer son frère, et David avait obéi sans ciller. Maman avait-elle été manipulée de la même façon ? Était-ce la maison qui l’avait convaincue de se suicider ?

David gémit. S’il avait eu le choix, il aurait pris la place de Mathieu, sans hésiter la moindre seconde. Sa mort en échange d’un meurtre. Tout de suite. Maintenant.

Prostré, il laissa éclater son chagrin lorsqu’une main fraternelle caressa son dos.

— Tu m’entends ? C’est moi ! Garance.

David se redressa grâce à l’aide de sa sœur et se frotta les yeux. Les murs étaient dans leur position initiale. Il inspecta ses mains : pas de sang. Il se pencha sur Mathieu : pas de trou, pas de blessure. La poitrine de son frère était intacte.

Que s’était-il passé ? Comment lui, David, d’habitude si calme et raisonné, avait-il pu perdre l’esprit ? Et, surtout, depuis combien de temps avait-il interrompu son massage cardiaque ?

La réponse le terrifia : trop longtemps.

En tremblant, il chercha le pouls de Mathieu. Quelques minutes s’écoulèrent. Une éternité. David, l’air accablé, se tourna ensuite vers ses sœurs. Les trois syllabes qu’il prononça alors lui demandèrent un effort surhumain :

— C’est fini.