Une odeur nauséabonde s’éleva dans la salle à manger. Était-ce celle du vin ? Ou celle du sang ? David ne put se prononcer. Ses sens venaient de se mettre sur pause.
Alarmé par la réaction de Garance, il s’était précipité auprès de Philippe et lui avait saisi le poignet. Il avait espéré une pulsation. Un battement. En vain. Le sang n’affluait plus dans ses veines. La vie avait définitivement quitté ce corps.
David ferma les paupières.
Ne plus le voir.
Ne plus les voir.
Et, surtout, ne plus voir la mort.
Mais c’était impossible. Car dans cette maison, elle était ici. Là. Partout. Et il avait beau fuir le regard perçant de la dame en noir, il le recroisait aussitôt.
David rouvrit les yeux.
La scène dont il était spectateur était traumatisante. Irréelle.
Couchée sur la poitrine de Philippe, Garance hoquetait.
Dans le salon, Solène s’était blottie contre Mathieu, l’avait enlacé de ses bras, de ses jambes, et le serrait de toutes ses forces.
Les deux femmes n’essayaient même pas d’étouffer leurs cris de chagrin, ce qui amplifiait l’horreur de la situation.
David plaqua les mains sur ses oreilles pour ne plus entendre ces lamentations. Sans effet. Le désespoir des filles était puissant, assourdissant. Plus tard, dans la quiétude d’une soirée d’hiver, cette symphonie retentirait dans sa mémoire, identique à celle de janvier qui, depuis, ne cessait de le hanter. Il se souvenait des gémissements de ses frères et des sanglots de ses sœurs face à leur mère inconsciente. Être témoin de leur infinie tristesse l’avait marqué à tout jamais.
Il regarda sa montre. Le temps ne s’était jamais étiré aussi lentement. David compta les heures qui les séparaient de l’ouverture de la Casa. Mais que pouvait-il attendre de cette libération ? Deux hommes étaient morts. Le mal était fait.
David se redressa et vacilla. Une crampe lui chatouillait les pieds. Il tituba jusqu’à la table de la salle à manger où il s’effondra sur une chaise.
Autour de lui, les cris cessèrent pour se muer en gémissements, discrets. L’un d’eux se rapprocha. David se redressa. Garance, les lèvres sèches et les yeux gonflés, s’assit face à lui. Dans cette mine blanche et décomposée, il imagina son propre reflet.
— Comment en sommes-nous arrivés là, David ?
Il entrouvrit la bouche mais sa sœur ne le laissa pas répondre.
— La maison est-elle maudite ?
— Non, Garance ! Bien sûr que non ! Ce ne sont que des rumeurs, tu le sais.
En prononçant ces mots, David aurait aimé la persuader, mais il ne parvenait même pas à se convaincre lui-même. Maudite ? Oui. Il avait vu les murs bouger, entendu le cœur de la bâtisse battre et senti la maison prête à les engloutir.
— La Casa n’est pas maudite, murmura Solène.
David pivota. Sa sœur se tenait derrière eux, immobile.
— Nous avons été heureux ici, poursuivit-elle. Pourquoi n’en serait-il plus ainsi ?
Garance posa sur Solène un regard consterné.
— Heureux par le passé, certes. Mais à présent, je ne pourrai plus jamais fouler le parquet de cette maison sans penser à la mort.
— Il faudra aller de l’avant et…
— Non, Solène ! Lundi, nous contacterons un agent immobilier et nous mettrons en vente cette maudite baraque !
— Pitié, Garance ! Ne parle pas de vendre la Casa !
— Ne pas la vendre ? Et nous y donner rendez-vous les premiers samedis de chaque mois pour faire la fête ? Et se souvenir sans cesse de cette nuit d’horreur ? De Philippe et Mathieu qui s’entretuent ? De notre mère qui se suicide ? De notre père sur son lit de mort ? Non. Nous ne garderons pas cette maison, Solène. Trop de drames s’y sont déroulés.
— Et les bons moments ?
— Ils seront toujours écrasés par les pires, répliqua Garance.
— À nous d’inverser la tendance !
— Même si nous le voulions, nous ne pourrions pas devenir propriétaires de la Casa. Il nous faudrait pour cela racheter les parts de Mathieu et de Philippe… Toi et moi n’en avons pas les moyens. Non… C’est impossible.
— J’ai des projets pour la Casa, marmonna Solène.
— Vraiment ?
— Oui.
— Je peux savoir lesquels ?
— Poursuivre l’activité viticole de notre père.
Garance leva les yeux au ciel et se força à rire.
— Rassure-moi : c’est une plaisanterie ! Pour détendre l’atmosphère ?
— Pas du tout !
— C’est un défi titanesque, Solène. Qui demande des connaissances et du courage ! Tu n’as aucune notion de viticulture et tu es incapable de travailler. Pardonne ma franchise, mais cette idée est stupide !
Vexée, Solène détourna le regard et chercha dans sa poche son téléphone portable. Elle l’alluma et sembla parcourir des notes. Des arguments pour les convaincre, comprit David.
— Je vais garder les ouvriers de papa, annonça-t-elle. Ils continueront à récolter et à produire le vin et me formeront au métier.
— Comment les paieras-tu ?
— Avec l’argent de l’héritage.
— Et le domaine ?
— Vous pourriez m’en faire crédit en attendant que l’activité trouve son rythme de croisière. D’après mes estimations, l’affaire sera rentable dans deux ans et, dans dix ans, j’aurai suffisamment économisé pour être entièrement propriétaire du domaine.
David resta silencieux. Accorder un crédit à Solène était envisageable, mais lui confier les clés d’une exploitation viticole le laissait dubitatif. Autant donner un couteau à une poule.
— Je m’opposerai à ce que tu poursuives l’activité de notre père, asséna Garance. Non seulement tu te mettrais en danger financièrement mais, en plus, tu salirais notre nom ! Ce projet est voué à l’échec. Aie au moins l’honnêteté de l’admettre !
— N’as-tu pas échoué toi aussi ? Deux fois de suite ?
Le visage de Garance s’empourpra de colère, mais aussi de honte.
— Oui, je l’avoue : j’ai commis des erreurs. Mais j’ai déployé tous les moyens pour éviter le fiasco.
— Les moyens que tu as déployés ? souligna Solène sarcastique. Ou l’argent que tu as volé ?