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Garance

— Tu me soupçonnes d’avoir volé de l’argent dans le putain de coffre de papa ?

— Oui. Et, comme par hasard, un mois plus tard, tu acquérais ton second restaurant à Lyon !

Garance secoua la tête. Comment réagir face à de telles accusations ? Devait-elle se défendre ? Elle élimina aussitôt cette option. Mathieu avait tenté de clamer son innocence. Pour quel résultat ? Consternée, elle se leva de table et toisa Solène.

— Je vais faire comme si je n’avais rien entendu et mettre cette calomnie sur le compte du chagrin et du traumatisme.

— Ça n’a rien à voir ! Les faits sont là ! Nos parents ont été cambriolés en 2015, lors de la veillée de Noël et papa a porté ses soupçons sur toi.

— Tu mens, Solène ! Comme d’habitude ! Papa n’aurait jamais imaginé une seule seconde que je puisse le voler.

— Si ! Il en parle d’ailleurs dans sa lettre. Je n’ai rien dit lorsque nous l’avons lue tout à l’heure, mais il faudrait être stupide pour ne pas comprendre !

Solène tendit le bras et attrapa le morceau de papier roulé en boule sur la table. Elle le défroissa et le parcourut rapidement. Ses yeux s’arrêtèrent sur ces mots qu’elle lut à haute voix :

« La neige tombait sur cette nuit où l’une de vous a franchi la plus abjecte des limites. »

— Cette phrase ne prouve en rien mon implication ! hurla Garance. Et puis pourquoi moi ? Je n’étais pas la seule femme présente à la Casa ce soir-là.

Avec frénésie, elle les énuméra sur ses doigts.

— Cinq, annonça-t-elle dans un rire nerveux. Et trois de plus, si je compte les domestiques ! Huit femmes au total et vous me désignez comme étant la coupable ? Sans la moindre preuve ? J’espère que tu ne seras jamais jurée dans un tribunal, Solène. Tu risquerais d’envoyer un paquet d’innocents derrière les barreaux !

— Si ce n’est pas toi, qui ?

— Thérèse. Ou Marion, la femme de ménage.

— Pourquoi notre père a-t-il écrit « l’une de vous » ?

— Il considérait ses domestiques comme des membres de la famille à part entière.

— Arrête, Garance ! Tes arguments ne tiennent pas la route.

— Et pourquoi pas l’un des enfants de David ? Liam était petit à l’époque. Il aura vu le coffre ouvert, se sera amusé avec les bijoux et…

Offusqué, David eut beaucoup de mal à contenir son irritation.

— Je rêve ou tu accuses mon fils ?

Solène fit signe à David de se calmer et s’adressa froidement à sa sœur :

— Qui t’a dit que le coffre contenait des bijoux ?

— Toi-même. À l’instant !

— Je n’ai évoqué que de l’argent liquide.

— Et tu as ajouté : « Entre autres » !

— « Entre autres » ne veut pas dire « bijoux », souligna David.

— Tu ne vas pas m’accuser toi aussi ?

— Ça ne t’a pas gênée d’accuser mon fils.

— Il était si petit… À cet âge-là, une bêtise est vite arrivée.

— Liam ne serait jamais allé dans la chambre de ses grands-parents pour jouer avec les bijoux d’un coffre-fort.

Garance haussa les épaules et se mordit la lèvre inférieure. Incriminer un enfant, elle devait le reconnaître, avait été maladroit.

— Mathieu aurait pu faire le coup !

Dans ses veines, Garance sentit couler la satisfaction. Mathieu qui cambriole ses parents pour honorer ses dettes liées à la drogue ? Oui, cette version était crédible. Mais une autre l’était plus encore.

— Et pourquoi le voleur ne serait-il pas ton petit ami de l’époque, Solène ?

— N’importe quoi !

— Comment s’appelait-il déjà ?

— Ne change pas de sujet…

— Je ne change pas de sujet. J’essaie de démasquer le vrai coupable et, par la même occasion, de m’innocenter. Laisse-moi réfléchir… Ah oui ! Thierry ! Journaliste au Midi libéré, quotidien fascinant pour qui porte un quelconque intérêt aux chats écrasés. Tu devrais lui parler de cette biche que tu as tuée. Il pourrait consacrer une pleine page à ce fait divers et serait sans doute fier de toi.

— Tais-toi, Garance !

— Pourquoi ? Ah oui, pardon ! Vous n’êtes plus ensemble. Il t’a plaquée. Comme tous les autres.

— Si tu veux qu’on règle nos comptes dans les journaux, pas de problème ! Dès que nous serons sortis de cette maudite baraque, j’appellerai Thierry pour lui raconter comment une femme a osé voler ses propres parents. Ça fera un très bel article !

— Tes menaces ne m’impressionnent pas. De toutes façons, le journal de ce pauvre type n’intéresse personne !

— Il confiera le sujet à l’un de ses confrères. Il connaît du monde, tu sais. Je vois déjà le gros titre : « La cheffe Garance Villiez-Belasko cambriole la maison familiale. » La vérité se répandra comme une traînée de poudre et détruira ce qui reste de ta réputation.

Stupéfaite, Garance ne quitta plus sa sœur des yeux.

— Une traînée de poudre ? Comme celle répandue par Les Étoiles ?

Un an plus tôt, un article assassin sur un site Web influent – Les Étoiles – avait brisé la carrière de Garance. Le journaliste déplorait le manque d’hygiène de La Table d’Œdipe, émettait des doutes quant à la traçabilité des matières premières et, surtout, livrait le témoignage glaçant d’un ancien commis de cuisine. Xavier, dix-huit ans, décrivait les conditions déplorables dans lesquelles il avait exercé son métier. Il dépeignait de la cheffe Villiez-Belasko un portrait ignoble. Mais le pire était les accusations qu’il lui portait. Il affirmait que sa patronne l’avait giflé à plusieurs reprises, mais qu’un chantage abject l’avait empêché de la dénoncer.

Après ces révélations, la chute des notes sur les sites spécialisés ne s’était pas fait attendre. Avaient suivi les critiques virulentes sur Internet, la lapidation sur les réseaux sociaux et la baisse des réservations.

Cette tempête médiatique avait dynamité la réputation de Garance.

— C’était donc toi, Solène, à l’origine de cet article !

— Pas du tout !

— Tu as demandé à Thierry de le rédiger. Puis il l’a adressé au site Les Étoiles grâce à ses relations Avez-vous, aussi, soudoyé le commis de cuisine pour obtenir de fausses déclarations ?

— Quoi ?

— Quel était ton but ? Tu voulais ma perte, c’est ça ?

Solène, décontenancée, ne put articuler un mot pour assurer sa défense.

Garance vit ses belles années défiler devant elle. Ce métier qu’elle aimait tant. La considération de ses pairs dont elle avait tant rêvé. Ce succès qui était sien.

Elle avait tout perdu à cause de quelques lignes dictées par sa sœur.

Cette femme avait ruiné sa carrière.

Elle avait été capable du pire.

« La neige tombait sur cette nuit où l’une de vous a franchi la plus abjecte des limites. »

Garance se figea. Et si cette phrase ne sous-entendait pas le vol mais un autre événement ?

Tandis que les pièces du puzzle s’assemblaient peu à peu, une scène se rejoua dans sa mémoire, une nuit cauchemardesque durant laquelle la neige avait recouvert les rues de Lyon. Cet épisode avait été le point de départ d’une longue descente aux enfers.

Oui. Solène avait été capable du pire.

Par pure jalousie.

Garance contourna la table, s’approcha de sa sœur et la gifla.

Solène resta interdite. Une marque rouge enflamma sa joue.

Son air apitoyé fit perdre à Garance son sang-froid. Elle agrippa sa sœur par les cheveux et la plaqua violemment au sol. Solène essaya de se débattre. En vain. Elle ne pouvait lutter contre la colère qui déferlait sur elle.

Garance rassembla ses mains autour du cou de sa sœur. Elle serra, doucement d’abord, puis plus fort, sans tenir compte des supplications de sa victime. Par ce geste, ce n’est pas Solène qu’elle voulait faire taire, mais les voix dans sa tête qui lui rappelaient sans cesse son échec.

Elle resserra encore son étreinte.

Sa respiration se bloqua.

Sa vue se brouilla et la gueule broyée de la biche dansa devant elle.

Le courage de tuer, elle l’avait eu une fois.

Alors pourquoi pas deux ?